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La Galilée (Loti)/La Mosquée verte

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 213-248).

LA MOSQUÉE VERTE

À Monsieur Paul Cambon,
ambassadeur de France

I

Brousse, 29 mai 1894.

Les Imans de la Mosquée Verte, assis à l’ombre matinale, commençaient le rêve du jour. Les premières heures du soleil nouveau venaient de les réunir dans leur lieu familier, au bord de la sainte terrasse, sous des platanes centenaires. La mosquée, derrière eux, élevait sa façade de marbre. Et, à leurs pieds, devant leurs yeux contemplateurs, la ville de Brousse, toute noyée de verdure, dévalait doucement dans l’abîme lointain des plaines.

Ils rêvaient à l’ombre, les Imans de la Mosquée Verte. Les feuilles neuves des platanes étendaient un dôme très frais au-dessus de leurs turbans immobiles. Peu de bruits troublaient leurs flottantes pensées : des chants d’oiseaux, des musiques d’eaux vives, et, entendues de loin, des voix gaies de petits enfants ; la ville d’en dessous, à demi cachée dans les arbres, leur envoyait à peine le murmure de sa vie tranquille, assourdie sous tant de feuillages.

La terrasse où les Imans rêvaient était, devant la mosquée, comme un péristyle déjà religieux ; elle formait sanctuaire au dehors. Elle s’entourait d’un mur bas tapissé de fleurettes de mai, et on y accédait par un portail ouvert à tous venants. En plus de ces platanes vénérables, sous lesquels les Imans s’abritaient, on y trouvait aussi un grand cyprès sombre et un kiosque blanc, aux arceaux légers, d’où jaillissait une fontaine…


Quand, avec mon compagnon de voyage, je pénétrai pour la première fois dans ce lieu de continuelle paix, nous n’étions à Brousse que depuis la veille au soir, amenés par l’ambassadeur de France.

La maison où notre ambassadeur nous avait offert l’hospitalité charmante était située à mi-hauteur de montagne, en dehors de la ville, presque dans les champs, entre Brousse et le village de Tchékirgué. — Une maison orientale toute neuve, presque inachevée, ayant encore ses plafonds et ses portes de bois blanc ; en bas, un vestibule pavé de faïence ; en haut, nos chambres regardant des lointains infinis — et un grand salon aux murs blanchis de chaux fraîche, sur lesquels on avait cloué à la hâte de longues broderies de soie et d’or en forme de portes de mosquée.

Arrivés en voiture, très tard, pendant une nuit sans lune, nous n’avions rien pu deviner hier de la vieille ville délicieuse. Et, ce matin, nos fenêtres ouvertes au clair soleil, nous nous étions d’abord émerveillés de voir tout apparaître ; l’impression nous était venue de plonger aux temps anciens de l’Islam, d’assister à un printemps d’autrefois, dans un éden de tranquillité et de verdure. Puis nous étions sortis dans la lumineuse campagne, et, pressés de connaître cette Mosquée Verte, nous avions loué une quelconque de ces petites carrioles turques, qui stationnent aux carrefours des chemins, sous les grands arbres. D’une forme bizarre de nacelle, peinturlurée de toutes sortes de dessins et de fleurs, elle était mal suspendue, basse avec une toiture courbe ornée de cuivres brillants et de broderies de perles ; le cocher portait veste rouge soutachée d’or ; le cheval blanc, bariolé de henneh, avait des colliers, des pendeloques et des clochettes : tout un Orient archaïque, naïf, un peu enfantin encore, s’ébattant dans la joie des nuances vives.

En route, nous avions croisé quantité de petits équipages pareils, qui détalaient gaîment, éclatants de peinturlures, au milieu des verts printaniers, sous les voûtes de feuilles nouvelles, le long des talus de hautes herbes piquées de coquelicots rouges. Et, dans ces carrioles, c’était une continuelle diversité de costumes : des hommes en veste brodée et rebrodée, des femmes qui se drapaient dans de longs voiles de soie lamée d’or et ne laissaient voir de leur visage que les beaux yeux peints. Sous nos pieds s’étendait l’immense plaine, où des arbres moutonnaient à l’infini comme la frisure d’un tapis de laine verte. Et Brousse était devant nous, accrochée au flanc du mont Olympe qui dominait toutes choses de sa cime encore zébrée de neiges ; ville presque enfouie dans les branchages enchevêtrés, et plutôt devinée qu’aperçue ; sorte de grand bois d’une teinte de printemps, d’où émergeaient çà et là les dômes des mosquées, les minarets blancs et les cyprès noirs. — Nous dépassions aussi des charrettes lentes, que traînaient des buffles gris, coiffés de perles bleues, ou des bœufs blancs au front rougi de henneh. Et des groupes de paysans encombraient le chemin, apportant d’extravagantes charges de branches de mûrier, pour ces vers à soie qui depuis des siècles travaillent inconsciemment à filer les célèbres étoffes de Brousse.

Dans la ville enfin, nous avions commencé à rouler bruyamment sur les pavés durs. De chaque côté des rues, les maisonnettes en bois se suivaient sans s’aligner ; les étages supérieurs, très débordants, étaient soutenus par des volutes, des consoles, et en général posés de travers sur les étages d’en dessous, suivant des fantaisies imprévues — pour orienter mieux vers le beau paysage, vers l’infini des plaines, quelque fenêtre grillée par où regardent les femmes. Il y avait des petites boutiques naïvement ornées ; des petits métiers bizarres qui s’exerçaient sans hâte par des procédés d’autrefois. On prenait de plus en plus conscience d’un recul dans ces bons temps passés, qui étaient moins durs aux artisans et aux pauvres. On sentait combien ici la vie était demeurée simple et contemplative : d’innombrables rêveurs étaient assis, à l’ombre des arbres, aux portes des cafedjis ou des barbiers, devant un narguilé, une microscopique tasse de café, ou seulement un verre d’eau claire rafraîchie d’un peu de neige de l’Olympe. Des arbres, des arbres partout, et des rues entièrement voûtées de treilles centenaires, aux pampres tout neufs. Çà et là, aux carrefours, apparaissaient des petits lointains baignés de pénombre verte, comme des lointains de dessous bois, et la bigarrure charmante des costumes éclatait mieux dans le gai feuillage, la bigarrure des vieux costumes turcs, nullement gâtés comme à Stamboul par nos modes tristes. Beaucoup de mosquées, s’abritant toutes sous des platanes géants, sous des platanes sans âge, aux troncs monstrueux, encore admirablement verts dans leur vieillesse extrême. Et tant de fontaines jaillissantes, descendant, en minces filets ou en belles gerbes pures, des neiges d’en haut ! Toute cette ville ombreuse était entièrement pénétrée par les eaux vives, qui tombaient ensuite et se réunissaient dans les plaines d’en bas. Et tant de sépultures partout ! Le long des rues et sur les places, des morts mêlés aux vivants ; des kiosques funéraires, des tombeaux, verdis à l’obscurité de leurs grands cyprès… Mais cela était sans horreur et sans effroi, au milieu de ce peuple de croyants ; il semblait que ces invisibles couchés sous terre ne faisaient là que poursuivre le tranquille rêve de leur vie, le même rêve, avec un peu plus de mystère seulement, un peu plus de silence encore et plus de nuit…

Brousse avait continué de défiler vite sous nos yeux, tandis que nous passions dans notre petite voiture peinte. Après une demi-heure de route, nous étions arrivés à un large et profond ravin, dans lequel courait un torrent sous un fouillis d’arbres ; des ponts l’enjambaient, des ponts antiques et massifs, d’énormes arceaux byzantins, — et, comme ces ponts étaient d’une inutile largeur, les Turcs avaient bâti dessus, tout le long des parapets, des maisonnettes suspendues, pour y jouir du site étrange : c’étaient des ponts habités. Contrairement aux villes arabes, où les impénétrables demeures, ensevelies de chaux blanche, n’ont jamais de fenêtres, les villes en bois peint de la Turquie regardent de tous côtés par des milliers d’ouvertures, que masquent seulement, pour l’observance musulmane, des grillages légers.

La ville enfin traversée, notre attelage s’était arrêté près de la Mosquée Verte, sous des platanes, et, à pied, déjà charmés, même un peu recueillis, nous avions franchi le petit portail pour pénétrer dans le saint préau. Les Imans alors nous étaient apparus, assis tout au rebord de leur terrasse et découpés en silhouette sur les lointains profonds qu’ils contemplaient. Leurs turbans, blancs ou verts, s’étaient à peine tournés vers nous, et puis ils avaient repris leur rêve, nous laissant contempler aussi.

La mosquée nous surplombait, toute blanche et tranquille. Ses parois de marbre, un peu déjetées par les siècles, par les tremblements de terre, donnaient, dès l’abord, malgré leur blancheur, immaculée, l’impression des temps lointains. L’herbe y poussait çà et là, formant bordure verte entre les assises, et des colombes affairées, qui faisaient leur nid dans les trous du mur, allaient et venaient alentour. La haute porte, d’un dessin mystérieux, avait pour couronnement quelque chose comme une multiple retombée de stalactites de grotte, et les fenêtres s’encadraient de fines dentelles d’Alhambra. Mais, malgré cette extrême complication de détails, l’ensemble, les grandes lignes, tout demeurait reposant et simple. Il était vraiment un grand maître du rêve, celui qui l’a conçue, il y a cinq siècles, la Mosquée Verte et qui l’a édifiée ici, devant ces perspectives profondes, en balcon avancé sur ce pays d’arbres.

Les marches de marbre blanc, envahies d’herbes qu’on ne dérange jamais, étaient aujourd’hui toutes semées de coquelicots rouges : les Turcs sentent le charme des ruines, des fleurs sauvages reprenant leurs droits sur les plus splendides choses humaines — et, d’ailleurs, s’ils ne réparent jamais rien, c’est pour ne pas contrarier la volonté d’Allah, qui est que tout tombe et finisse…


Les Imans, assis à l’ombre, ayant compris notre désir d’entrer dans le sanctuaire, nous avaient envoyé un jeune homme qui rêvait là, étendu à leurs côtés.

C’était un garçon pauvre, qui avait métier de louer des babouches aux visiteurs de ce lieu saint. Humblement il était venu nous chausser et ouvrir devant nous les portes de la mosquée sereine.

D’abord, nous n’avions perçu qu’une impression de fraîcheur, de pénombre délicieuse, de suprême paix ; puis, lentement, le charme spécial de ce lieu nous avait imprégnés.

Au centre, une fontaine jaillissait d’une vasque toute blanche. Sur les murailles, des faïences rares — de celles dont le procédé de coloration est depuis trois cents ans perdu — alternaient avec la blancheur des marbres. Au-dessus de la porte d’entrée, apparaissait très haut la grande loggia en faïence des sultans d’autrefois, et de chaque côté, au niveau des dalles, des loges pareilles s’ouvraient, pour les Imans ; les précieux carreaux qui les tapissaient, représentant d’inimaginables fleurs, avaient des encadrements et des bordures de tous les bleus turquoise — depuis la fraîche turquoise couleur de ciel clair jusqu’à la turquoise mourante s’éteignant dans les verts étranges.

Au fond de la mosquée, resplendissait le Mihrab (qui est, comme chacun sait, le portique très saint, orienté dans la direction de la Mecque, vers lequel se tournent les fidèles en priant) ; chef-d’œuvre d’art ancien, très haut et majestueux, il était entièrement en faïence ; ses fleurs, ses arabesques, ses inscriptions en relief, avaient des contournements infinis ; son ogive, à mille brisures, était surchargée de stalactites, rappelait les lentes cristallisations aux voûtes des cavernes ; et, au-dessus de tout, couronnant ces complications amoncelées, une série de grands trèfles polychromes se découpaient sur le marbre blanc des murs.

Et toujours, ici comme dehors, dans son prodigieux entassement de détails, la mosquée demeurait simple en elle-même, conçue avec un art supérieur, pour être, malgré tout, reposante à voir. Le calme qui s’en dégageait devait provenir peut-être de l’absence de toute forme vivante : rien de ces images douloureuses, souvent superbes, mais toujours trop humaines, qui décorent nos églises. Les fleurs même ayant je ne sais quoi de rigide qui les change ; partout la régularité géométrique, l’impersonnel, l’abstrait, l’inexistant ; l’arrangement des choses et leur dessin-pur, sentant déjà l’approche et l’apaisement d’une sorte d’au-delà inorganique, immatériel, — éternel…


Nous avions voulu visiter ensuite le tombeau du sultan Mehemed Ier, fondateur de cette mosquée. Il était dans le voisinage, sur une esplanade un peu plus haute, et nous avions dû repasser sous les vieux platanes, monter encore quelques marches de pierre.

C’est ce tombeau qui est la véritable Mosquée Verte, nom qui cependant va si bien à tout l’ensemble de ce lieu saint, à cause de l’admirable verdure des alentours, à cause de la verte pénombre que les platanes entretiennent ici au-dessus des marbres.

Un kiosque funéraire de forme octogonale, surmonté d’un dôme et orné au dehors d’un revêtement en petits carreaux couleur vert-de-gris, imitant les écailles des lézards.

Au dedans, un enchantement, dans des nuances de mer et d’émeraude. Des faïences semblables à celles de l’extérieur, mais brodées de fines arabesques d’or, et, au milieu de chacune des faces de l’octogone vert, une rosace polychrome, — une de ces rosaces à la fois si compliquées et si simples, d’un dessin de châle persan, qui s’effilent en une pointe élancée et que termine une sorte de fleur de lis. Des petits vitraux, haut perchés, tout près du dôme, et travaillés autant que des pièces de bijouterie, laissant descendre une lumière changeante, comme filtrée au travers de pierres précieuses. Par terre, l’épaisseur des tapis anciens, sur lesquels on marche sans bruit, en babouches. Et au centre du kiosque, le catafalque, le monumental catafalque incliné, en forme de cercueil, coiffé du turban de jadis et recouvert d’un voile de la Mecque, en soie groseille pâle avec inscriptions d’argent mat. Une merveille d’art oriental, cette grande triste chose rose, chamarrée d’argent, qui se dresse devant ces fonds couleur d’eau marine…


Ensuite, le loueur de babouches nous avait ramenés dans la première cour, près des Imans silencieux, nous proposant de nous asseoir aussi au rebord de la terrasse, pour jouir de la vue incomparable des lointains.

Les Imans, à notre approche, avaient porté leur main droite à leurs lèvres, puis à leur front, en geste de salutation amicale, nous invitant à prendre place près d’eux sur un tapis rouge. Et, alors, notre connaissance et notre sympathie avaient commencé.


Le lieu d’élection des Imans est une modeste et très vieille estrade en planches, qui s’appuie au tronc du grand cyprès et où l’on monte par trois marches fendillées au soleil. Le plancher en est très vermoulu ; tout au bord de la terrasse, il affleure le sommet du petit mur d’enceinte, pour permettre, même aux personnes assises, de ne rien perdre du merveilleux panorama d’en-dessous.

Quand nous sommes là, on fait venir du café, des narguilés, et le petit loueur de babouches s’assied aussi en cercle avec nous, car, si pauvre qu’il soit, les Imans l’admettent dans leur compagnie : d’abord, les gens du peuple sont ici tous plus ou moins affinés par la prière ; et puis, la Turquie est le vrai pays de l’égalité, — égalité devant la contemplation et devant le rêve. Ils ont pourtant une foi, les Turcs, un clergé puissant, une théocratie et un khalife ; mais cela n’empêche pas les riches et les pauvres, les laboureurs et les plus savants derviches, de se tendre la main, de s’asseoir côte à côte, devant les plus humbles petits cafés, pour causer ensemble. Et nous ignorons complètement la fraternité qu’ils pratiquent, nous, les promoteurs des belles théories égalitaires qui aboutissent à la marmite explosible, après nous avoir fait passer par la duperie honteuse et bête d’une aristocratie d’argent.


Sur la terrasse des Imans, la causerie, qui amène pour nous l’oubli des heures, est très lente, très clairsemée dans du silence, composée surtout de formules aimables, sourires, gestes calmes pour indiquer les grands horizons développés sous nos pieds.

D’abord, à la même altitude que nous, sur le flanc du mont Olympe, s’éploie la ville de Brousse, berceau des Osmanlis. Très plongée, cette ville, presque noyée, disparue dans les ramures de tous ses arbres, dans les feuillages si frais de son beau mois de mai. Les Turcs l’appellent la Ville aux cinq cents mosquées ; et, en effet, ce qui surnage au-dessus du flot vert, ce sont surtout les saintes coupoles, les flèches blanches des minarets, — puis les grandes larmes noires des cyprès, disant qu’il y a partout des morts, que les Osmanlis d’autrefois sont là, endormis sous les pas de leurs fils pieux…

La ville ne descend point d’une plongée égale et régulière dans les plaines. Çà et là, des ressauts, des plans de terrain s’avancent comme des proues, supportant des mosquées plus émergées de la verdure, des maisons plus apparentes ; et, au bord de ces escarpements, toujours s’étendent des terrasses, des lieux de contemplation où d’autres rêveurs comme nous sont assis devant les lointains.

Les plaines d’en bas, toutes veloutées d’arbres, de peupliers, de mûriers, de chênes, s’en vont, s’en vont de plus en plus bleuâtres, jusqu’à une ceinture de montagnes très éloignées, d’une teinte claire d’iris, qui confinent avec le ciel pur. Et, derrière nous, cette mosquée aux grands murs de marbre, qui semble contempler aussi par ses fenêtres festonnées, épanche son calme mystique sur nos têtes…

Un groupe d’hommes est là, un peu à l’écart, dans le saint enclos. Assis ou étendus, accoudés au petit mur d’enceinte, silencieux tous, ils regardent au fond du gouffre vert : campagnards quelconques, brigands ou bergers. Grands et blonds, superbes, les yeux ombrés, la moustache détachée en clair sur le visage hâlé de soleil, ils portent des vestes bleues ou rouges, courtes de taille, laissant voir le large enroulement des ceintures de cachemire autour des reins souples. Leurs manches, taillées à la tartare, pendent librement de leurs épaules, un peu comme des ailes : leurs pantalons à mille plis s’arrêtent au-dessus du genou, découvrant, suivant la mode d’Anatolie, le haut du mollet nerveux au-dessus de la guêtre serrée. Types de guerriers songeurs, ils seront ou ils ont été de ces soldats croyants, admirables au feu, qui composent et rendent si fortes les armées de Turquie.

L’air est sec et suave, déjà d’une saine chaleur d’été. Le parfum des innombrables roses des jardins monte jusqu’à nous, mêlé à des senteurs balsamiques de cyprès…

— Est-ce qu’il y a dans ton pays beaucoup de points de vue aussi beaux que celui-ci ? demande en souriant l’un des turbans verts.

Et, au ton de sa question, on sent qu’il ne croit pas la chose possible…

Quelle conception haute et sage ils ont de la vie, ces gens-là ! — Considérer comme transitoires les choses d’ici-bas ; espérer en Dieu et prier ; se créer très peu de besoins, très peu d’agitations, et jouir le moins brièvement possible de ce qui est d’une vraie beauté sur terre : les printemps, les matins limpides et les soirs d’or.

Quand nous quittons les Imans de la Mosquée Verte, promettant de revenir les voir, leurs saluts sont gracieux et grands.

Et déjà, entre nous, une sympathie s’est nouée ; ils ont compris sans doute que nous sommes presque des Orientaux, nous dont les côtés tourmentés leur échappent…

Brousse, que nous traversons de nouveau pour rejoindre la maison de notre ambassadeur, sommeille doucement sous la chaleur de midi. Et beaucoup de gens sont à genoux, les mains jointes, la tête levée, faisant leur prière.

II

Parmi tant de lieux de paix et de rêve dont l’ensemble forme Brousse, il en est un autre particulièrement exquis : le bocage funéraire, autour de la mosquée Mouradieh. Là, sous des cyprès hauts comme des tours, sous des platanes centenaires grands comme des baobabs nubiens, sont ombragés des kiosques qui servent de dernière demeure à plusieurs sultans passés. Des rosiers, comme des lianes, courent d’un arbre à l’autre, fleurissent avec une étonnante profusion le long des sentiers envahis d’herbes folles. De l’eau jaillit partout des vieilles fontaines ; des oiseaux ont des nids dans toutes les branches. C’est le bocage de l’ombre et surtout le bocage des roses. Par exception, on n’y a pas de vue ; on y devine seulement, sans les voir, les plaines d’en dessous ; on y est enfermé sous une voûte verte, entre des murs verts qui y font la paix plus inviolable qu’ailleurs et plus attristée.

Et, de tous ces très vieux kiosques — que vient nous ouvrir les uns après les autres un Iman rêveur — le plus charmant est celui du prince Mustapha (1472).

L’intérieur en est revêtu des plus admirables faïences persanes. C’est, sur fond bleuâtre, un semis de fleurs imaginaires, d’un dessin archaïque et rare ; des fleurs de deux bleus, lapis et turquoise, alternant avec des fleurs de corail, émaillées en relief. Au-dessus de cette tapisserie féerique, court une frise également en faïence, à fond noir, avec inscriptions religieuses blanches traversées de gerbes de fleurs roses. — Et on recherche aujourd’hui le secret de ces colorations-là, qui est perdu depuis trois siècles.

Le prince ayant demandé que son tombeau fût semé de gazon et arrosé par l’eau du ciel, ses successeurs fidèles ont laissé, dans la voûte de ce kiosque sans prix, une ouverture par où les pluies tombent ; le catafalque de marbre blanc, en forme de grand cercueil ouvert, a été rempli d’un terreau rougeâtre où pousse à l’ombre, entre les merveilleuses murailles de faïence, une herbe pâle et maladive.

Le soir, une attirance nous ramène vers nos amis de la matinée, vers la belle Mosquée Verte.

En même temps que nous, y arrivait un petit cortège funéraire : un jeune homme, porté à l’épaule, sur un brancard, par d’autres jeunes hommes recueillis et graves. Le corps, à jamais rigide, était recouvert d’étoffes brodées qui en dessinaient la forme, et on ne voyait pas le visage, caché sous un voile. Rien de triste lugubrement, mais plutôt une mélancolie apaisée et douce, dans cette scène de mort, dans ce cortège si jeune, aux costumes de couleurs vives, défilant sous les platanes, par une soirée de printemps, avec toutes ces fleurs alentour…

Nous avions ralenti notre marche pour les laisser passer.

Ils déposèrent un instant la civière sur les marches de la mosquée. Les Imans alors, sans qu’on les appelât, se levèrent lentement, dans leurs robes de prêtres, et vinrent s’aligner autour du mort pour prier.

Puis, quand les prières furent dites et l’enterrement reparti, ils se tournèrent vers nous avec de bons sourires, nous invitant à venir reprendre place sur l’estrade, sur le tapis rouge, pour faire avec eux le rêve du soir.

Un cafedji du voisinage apporta comme ce matin des narguilés, du café, et de primitifs petits sorbets rafraîchis à la vraie neige d’en haut ; puis, voyant que nous désirions payer à notre tour cette dînette : «  Oh ! dirent-ils en plaisantant, vous êtes des mussafirs (des étrangers) ; votre argent ne passerait pas dans notre ville  », et le cafedji, d’entente avec eux, n’accepta point nos offres. Ils étaient presque pauvres cependant, et quelques pièces de monnaie comptaient encore pour eux ; mais leur refus avait tant de bonne grâce distinguée, que nous ne pouvions que nous soumettre et sourire aussi.

Vraiment, ceux qui n’ont rencontré les Turcs qu’à Constantinople, ou dans d’autres ports déjà déflorés par notre contact, ne les connaissent pas ; c’est dans les petites villes moins fréquentées de l’intérieur qu’il faut venir pour apprécier leur hospitalité ouverte, leur courtoisie parfaite, leur délicatesse — et leur scrupuleuse honnêteté.


— Où l’ont-ils emporté, le jeune homme mort ? demandai-je.

— Là haut, dirent-ils, souriant toujours, comme s’il n’y avait rien de définitif ni de sombre dans cet anéantissement-là ; il est allé dormir dans la montagne


Gardiens de vieux rites vénérables, dans le plus exquis des sanctuaires, les Imans n’avaient pas éprouvé le besoin de voyager beaucoup. Et l’un d’eux, qui ne connaissait même pas Stamboul, m’interrogea sur les aspects du Bosphore.

Le groupe des beaux guerriers fiers, aux moustaches blondes, se tenait, comme ce matin, à quelques pas de nous, immobile au bord de la terrasse.

— Qu’est-ce qu’ils font, ceux-ci ? dis-je. Qu’est-ce qu’ils attendent, à la même place, depuis tant d’heures ?

L’un des turbans verts sembla surpris, et, comme explication, me montra, de son geste large et noble, les vertes plaines fuyantes, la ville turque étendue au flanc de l’Olympe :

— Mais, répondit-il, ils regardent !

Ce motif de la longue immobilité de ces hommes lui semblait suffisant et naturel.


Ouvrant sans bruit le portail, quatre petites filles de six à huit ans, délicieusement jolies, entrèrent dans le préau. Leurs robes longues avaient des couleurs éclatantes de fleurs ; des petits voiles de mousseline blanche peinturlurée, posés sur leurs cheveux teints au henneh, les coiffaient drôlement. Elles tenaient des hannetons verts attachés par des fils ; elles avaient chacune au front une rose avec un brin de jasmin, et aux oreilles, des cerises accrochées. Dans leurs yeux noirs, déjà tout le mystère et tout le charme des femmes orientales.

Sur les dalles tristes, à côté des Imans graves, elles se déchaussèrent, firent un tas de leurs socques et de leurs babouches ; puis se mirent à sauter par-dessus, à cloche-pied, en chantant une chanson lente.

Et les Imans de la Mosquée Verte, détournant leurs yeux des contemplations d’infini, se plaisaient maintenant à regarder sauter les petites filles ; à l’ombre des vieux platanes, elles étaient aussi fraîches, sur le fond des marbres blancs de la mosquée, aussi éclatantes que les coquelicots ou les marguerites, — petites fleurs de Turquie, elles-mêmes…

C’était l’heure du tournoiement joyeux des martinets et de leurs grands cris dans l’air, l’heure plus dorée du soir. En bas, aux profondeurs de l’horizon, des vapeurs déjà orangées, déjà roses, se confondaient avec les plus lointaines cimes ; les montagnes avaient l’air de nuages délicats qui se seraient figés, et les nuages semblaient des montagnes un peu chimériques, dont les contours lentement se déformaient, dérangés par d’imperceptibles souffles.

Nous prîmes congé des Imans de la Mosquée Verte et du loueur de babouches, — leur serrant à tous la main, cette fois, déjà comme à des amis, — pour monter, avant la tombée du jour, à un lieu appelé Bounar-Bachi (la Tête des Sources), dans des quartiers plus élevés, tout en haut de ce bois qui est une ville.

Et notre voiture se mit à gravir des pentes très raides, entre des maisons qui débordaient par leurs étages supérieurs sur les rues étroites. Il y avait le long du chemin quantité de vénérables petites mosquées, plus ou moins en ruines, beaucoup de cyprès et de tombeaux. Et, montant toujours au flanc de l’Olympe, nous avions des plongées de vue de plus en plus profondes sur les plaines d’en dessous.


Bounar-Bachi, un plateau ombreux, où l’herbe pousse très fine sous le couvert de saules antiques, aux branches énormes, aux troncs contournés comme des corps de monstres. Çà et là, de grands cyprès sous lesquels verdissent des tombes, et, naturellement, beaucoup de sources bruissantes, beaucoup d’eaux transparentes et froides, à peine échappées des sommets neigeux. C’est un lieu muré par les arbres, où l’on n’a pas de vue et qui porte au recueillement triste. Cependant des enfants y jouent, des enfants qui ont de beaux yeux pleins de la joie d’exister. Et des femmes s’y promènent, enveloppées dans des voiles qui sont teints d’adorables nuances de fleurs.

Nous nous arrêtons là, un moment, devant un petit café isolé. Des hommes silencieux y sont assis près de nous, dans l’éclat charmant du costume oriental ; ils écoutent bruire les sources fraîches ; ils regardent devant eux la prairie fermée et les tombes voisines, — sous lesquelles, sans doute, des morts continuent plus confusément, dans les racines des cyprès, un rêve pareil au leur.

Au crépuscule rose, nous redescendons, le long des murailles byzantines qui entourent la Brousse d’autrefois, débris encore imposants, de carrure presque cyclopéenne. Comme la vue est encore plus jolie, du haut de ces murailles, des maisonnettes de bois s’y sont perchées, — tout comme en bas, sur les parapets des vieux ponts.

De ce chemin qui descend, nous avons, au coucher du soleil, un aspect d’ensemble étrangement lumineux de la vieille ville turque, qui est comme éboulée, comme dégringolée en cascade sous la verdure ; quelques mosquées, qui posent sur des espèces de roches en promontoire, surgissent presque entières hors des branches et s’élancent très majestueuses. Là-bas, tout au loin, apparaissent en bleuâtre les forêts peuplées de cerfs ; sous nos pieds, les plaines de mûriers verts, et, au-dessus de nos têtes, l’antique Olympe aux neiges blanches, patrie de tous les gentils ours danseurs que des montagnards promènent dans les villes au son du tamtam, pour la joie des petits enfants de Turquie.

Par une belle nuit d’étoiles, les grillons chantant, les lucioles promenant leurs étincelles en l’air, nous nous endormons dans la maison de notre ambassadeur, dans nos chambrettes de bois neuf, entendant vaguement, au milieu du silence de la campagne, le bruit des eaux courantes et le chant perlé des rossignols.

III


Mercredi 30 mai.


 Les Imans de la Mosquée Verte, assis à l’ombre de leurs platanes, avaient repris dès le matin leur rêve d’hier.

Trois figures nouvelles aujourd’hui s’étaient jointes à eux. D’abord un vieil Iman comme il en apparaît dans les contes orientaux, si vieux, si vieux, que lorsqu’il était immobile, il semblait à peine vivre. Longue barbe blanche et longue robe blanche. Sur le tapis rouge, personnage tout blanc, il était assis à côté des autres, continuant un rêve commencé depuis près d’un siècle. Ensuite, un nègre à turban vert, qui revenait des villes saintes, et un Moghrabi, un Arabe d’Algérie.

À l’écart, le groupe des beaux guerriers blonds en veste brodée, et, sous les arceaux du kiosque blanc, les quatre petites filles aux boucles d’oreilles en cerises : au complet, tout notre tranquille entourage de la veille.

Plus amical encore ce matin, notre salut de revoir avec les Imans. De chaque côté du vieillard, pour plus d’honneur, ils nous firent prendre place, et lui nous tendit la main en nous souhaitant la bienvenue avec un sourire. La Mosquée Verte aussi nous parut plus charmante ; ses lignes, plus harmonieuses ; une paix toujours plus grande se dégageait pour nous de sa façade de marbre, de ses marches de marbre, envahies par les coquelicots rouges et les herbes des champs.

Le nègre nous apprit qu’il était du Soudan occidental, mais qu’il ne se rappelait plus sa patrie, ayant été amené tout petit à la Brousse. L’Algérien nous conta qu’il était venu ici à la suite d’un pèlerinage à la Mecque, — sans trop savoir pourquoi, par fantaisie de nomade, peut-être : mais à présent il regrettait son pays, quitté depuis deux années, et souhaitait d’y revenir. Il se trouva que mon compagnon de voyage, H. de V…, — qui jadis fut aussi mon compagnon au Maroc, — avait habité son village, connaissait sa tribu, son caïd, ce dont l’exilé fut touché jusqu’aux larmes. Alors une conversation en arabe s’engagea entre eux deux, tandis que je causais en turc avec les Imans et qu’on apportait les narguilés, le café, les petits sorbets. Une ombre délicieuse descendait des platanes, un vent exquis à respirer passait sur cette terrasse suspendue, qui domine de très vastes lointains ; la fontaine jaillissante, sous le kiosque blanc, rafraîchissait l’air : il semblait même qu’une fraîcheur sortait aussi du sanctuaire si proche, de tout cet amas de marbre et de faïence qui est la Mosquée Verte.


Nous les quittâmes comme hier, à l’heure chaude de midi, promettant de venir ce soir, — notre dernier soir, — leur faire une visite d’adieu.

Notre voiture, cette fois, pour traverser Brousse, prit par le long bazar ; il faisait plus frais dans ce lieu, dans la demi-obscurité de ces voûtes. Et nous regardions défiler les étalages, plus colorés au milieu de la pénombre, les tapis éclatants, les étoffes bariolées, — surtout les fameuses gazes de soie de Brousse, qui semblent des brouillards roses ou bleus, impalpables, sur lesquels on aurait tracé des raies en jetant des flocons de neige.

De distance en distance, de grands tableaux naïfs étaient peinturlurés à la voûte de ce bazar. Cela représentait de saintes villes idéales, toutes de mosquées et de tombeaux, où abordaient, sur une mer bleu faïence, des navires voiliers en forme de nefs antiques. Puis nous traversâmes le quartier des fabricants de buires en cuivre, de harnais brodés, de frappoirs pour les portes des maisons, de plateaux et de coffrets. Çà et là, au milieu des boutiques, les marchands de comestibles montraient leurs petites cuisines sobres et proprettes, ornées de fleurs. Très peu de viandes ; des bouillies, des laitages, des tranches roses de pastèques. Et les robustes portefaix, les hommes de peine venaient acheter, dans des assiettes à poupée, de petites parts de ces choses qui suffisaient à entretenir leurs muscles superbes, tant la sobriété est habituelle et héréditaire en pays turc. Aucun vin, bien entendu, aucune liqueur fermentée ; rien que des citronnades, tenues fraîches sous des blocs de neige de l’Olympe.

En passant, nous apercevions par échappées les rues transversales ; sous des treilles centenaires, sous des platanes géants, les petits cafés où les gens du peuple se reposent heureux, dans la griserie très douce des narguilés. Quelques heures de travail pour de minces salaires leur suffisent par journée, modérés qu’ils sont dans leurs besoins et leurs désirs. — On a toujours de quoi, n’est-ce pas, s’acheter une jolie veste brodée qui dure plusieurs saisons et payer sa place sur un banc, à l’ombre d’été ou au soleil d’hiver. Ensuite, quand décline la vie, la foi est là pour chasser la terreur de la mort…


Le soir, au soleil baissant, nous revînmes à la Mosquée Verte, faire notre visite d’adieu à nos amis.

Le vieil Iman à barbe de neige était, comme ce matin, assis près d’eux, dans les plis de sa robe blanche. Et la causerie recommença entre nous, — gens appartenant à des mondes si éloignés, et pour ainsi dire à des siècles différents.

Eux nous désignaient, parmi tant de dômes qui émergeaient de la verdure, les mosquées principales et nous nommaient leurs fondateurs, presque toujours ensevelis dans leur voisinage :

— C’est dans ce kiosque que dort le sultan Osman. — et dans cet autre, le sultan Mourad…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Y a-t-il, interrompit le vieillard tout blanc, y a-t-il des hommes aussi âgés que moi, dans ton pays ?

— Je ne sais pas, répondis-je ; combien d’années avez-vous, mon père ?

— Quatre-vingt-quinze ans, environ.

— Oh ! oui, alors, il y en a.

Un silence.

— Et y a-t-il des hommes qui atteignent cent années, dans ton pays ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une petite fumée apparut, dans le vert infini de la plaine, dans la mer d’arbres étendue à nos pieds, une petite fumée qui serpentait, rapide, s’approchant de nous. Le vieillard me la désigna de la main, d’un geste élargi par l’ampleur de sa robe blanche ; il ne prononça pas une parole, mais son clignement d’yeux, son sourire un peu narquois signifiaient : «  Tu connais ça ?… ça vient de chez toi ? »

Hélas, oui, je connaissais ça, et je me mis à sourire aussi de sa moquerie discrète. Le chemin de fer ! le petit chemin de fer à voie étroite qui, depuis une année, relie Brousse à l’un des ports de la mer de Marmara.

— Dans ton pays, si l’on était ainsi sur une hauteur, on en verrait passer beaucoup, je suppose ?

— Hélas, oui, mon père…

— Ici, nous n’en avons qu’un seul, oh ! un seulement !… Mais, ajoute-t-il, yetichir ! yetichir ! (Cela suffit ! cela suffit !)

Cela suffit, en effet. Je n’ose émettre cette idée devant lui, mais je trouve même que c’est trop…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous nous retournons, entendant ouvrir derrière nous le portail de la haute terrasse. C’est l’ambassadeur de France qui vient visiter la Mosquée Verte, précédé, comme l’étiquette d’Orient l’exige, par un beau janissaire tout brodé d’or.

Nous lui avions parlé de nos modestes amis les Imans, et il se dirige vers notre petite estrade de contemplation, nullement surpris de nous trouver assis là. Les Imans se lèvent comme nous à son approche et nous faisons les présentations : « Nos amis, les Imans de la Mosquée Verte ! — Notre ambassadeur ! »

L’ambassadeur alors veut bien leur tendre la main, avec sa bonne grâce charmante, et eux la prennent tout simplement, sans obséquiosité ni gêne, ayant, eux aussi, comme tous les Orientaux, leur distinction et leur grandeur. Du reste, dans cette Turquie où les petits et les grands ont l’habitude de s’asseoir ensemble pour causer, rêver, boire à l’ombre les mêmes inoffensives choses, les puissants n’effarouchent pas les humbles.

Et, l’heure étant venue où le vieillard presque centenaire va redescendre à pas tremblants les marches de la petite estrade pour regagner sa maison, l’ambassadeur invite d’un signe le janissaire doré à le soutenir, — ce que celui-ci s’empresse de faire avec un visible respect.

Maintenant nous devons quitter, et peut-être pour jamais (nous retournons demain en Europe) ce lieu délicieux et unique qui est la Mosquée Verte.

Notre dernier coup d’œil, jeté au kiosque sépulcral du sultan Mehmed Ier, est inoubliable. Le soleil, très bas, au travers d’un vitrail qui semble en pierreries, envoie des gerbes de rayons colorés sur le catafalque rose et argent, et la grande chose funèbre se détache ainsi toute lumineuse sur la pénombre marine de ces fonds, revêtus de précieuses faïences vertes.


Brousse, que nous traversons pour la dernière fois, est déjà envahie par l’ombre du soir. Le crépuscule est commencé sous les platanes et sous la voûte touffue des treilles, dans les petites rues où toute la population est maintenant assise, après les paisibles travaux du jour, pour fumer les narguilés endormeurs : gens du peuple en veste courte, rouge ou bleue, les reins ceints de cachemire, la tête noble coiffée du tarbouch à gland noir qu’un mince turban de soie entoure ; gens lettrés, gens riches, en robe longue, avec volumineux turban en mousseline blanche ou verte ; tous causant ensemble et attendant le signal de la prière du Moghreb qu’ils feront en commun. La chaleur est tombée avec la lumière, et partout on entend le bruit frais des fontaines.


Avant de rentrer au logis, nous voulons pourtant voir encore une fois le bocage funéraire autour de la Mouradieh.

L’heure est déjà tout à fait crépusculaire et les chauves-souris s’éveillent quand nous entrons dans cet enclos. Nous foulons l’herbe haute, plus recueillis dans la demi-nuit des platanes géants ; leurs branches semblent des torses ou des trompes de monstres, et partout des buissons de roses les enlacent, — guirlandes de roses rouges et guirlandes de roses roses. Nous ne rencontrons personne, et les kiosques des sultans morts semblent tous fermés, devenus lugubres, à présent, dans cette obscurité.

Nous nous en allions. Mais voici que surgit, des fonds d’ombre verte, l’Iman qui nous avait reçus hier. Il vient à nous souriant, comme déjà ami :

— Oh ! mais pourquoi arrivez-vous si tard ? En effet, tout est fermé.

Et lui-même venait de préparer sur un banc de pierre, dans ce lieu si désolé le soir, son matelas, son tapis et son narguilé, pour se coucher et s’endormir.

À sa ceinture, il porte les grosses clefs des tombeaux et nous offre de les rouvrir. Nous le prions de nous montrer seulement celui du prince Mustapha, à cause des merveilles de faïence qu’il renferme.

Mais il fait trop sombre là dedans, sous le double couvert de la coupole et des arbres : on ne distingue plus les bleus lapis ni les rouges corail des fleurs émaillées ; le revêtement magnifique des murailles semble n’être plus qu’une tapisserie aux dessins démodés et tristes, en grisailles monotones ; le catafalque est inquiétant, avec sa coiffure humaine, et on croit sentir dans l’air une vague odeur de cadavre.

Allons-nous-en, décidément. Derrière nous, la vieille porte grince, refermée ; nous reprenons les sentiers pour sortir, sous le dôme épaissi des feuillages, entre les guirlandes de roses, dans cette herbe folle qui est spéciale aux cimetières.

Et comme nous voulions en cueillir, de ces roses : «  Attendez ! » dit l’Iman. — Il disparaît derrière les branches, puis revient bientôt nous en rapportant d’autres, d’absolument embaumées, de celles qui servent à composer l’exquise essence orientale.


La nuit close, la nuit sans lune, mais scintillante d’étoiles, me trouve à ma fenêtre, regardant encore le pays que je vais quitter demain matin, la plaine d’en-dessous, magnifiquement verdoyante au plein jour et intensément noire à cette heure.

Je me rappelle alors le vilain petit panache de fumée, qui était si empressé de courir au travers des bois et que l’Iman, bientôt centenaire, du haut de la terrasse délicieuse, m’avait signalé d’un geste, — et je crois entendre encore ce « Yetichir ! yetichir ! (Ça suffit ! ça suffit !) » répété deux ou trois fois, à la manière des vieillards d’Orient qui aiment à marteler leur pensée par des redites.

Oh ! oui, cela suffit, et même c’est trop, hélas ! — C’est par là que vont venir s’abattre, sur la vieille capitale des Osmanlis, les tristes agités d’Occident ; c’est par là aussi que tout s’en ira, vite, vite, comme un ruisseau qu’on ne peut plus retenir : tout, la paix, le rêve, la prière et la foi.

FIN