La Gazette infâme

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La Gazette infâme
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 514-548).
LA
GAZETTE INFÂME

Depuis la guerre et pour les besoins de « sa guerre, » le gouvernement allemand a créé une presse spéciale dans les régions envahies de France et de Belgique. Des journaux ainsi fondés sous l’inspiration directe du Grand Quartier Général allemand, le plus connu est cette Gazette des Ardennes qui est arrivée à une sorte de notoriété infamante. On ignore généralement de quelle manière elle est organisée et comment fonctionne l’instrument créé par nos ennemis pour ébranler notre volonté, affaiblir nos forces et corrompre notre patriotisme. Nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs les documents et les renseignements que nous avons recueillis sur cette organisation. En parcourant avec nous la collection du journal pour lequel le militarisme allemand n’a reculé devant aucune dépense, on comprendra mieux le sens et la portée des campagnes menées par une équipe à la solde de l’ennemi et dont il a fallu s’occuper jusque dans nos prétoires.


I

Le premier numéro de la Gazette des Ardennes porte la date du 1er novembre 1914. Quelques numéros d’essai ont d’abord été imprimés à Sedan, à Rethel et à Péronne. On ignore s’il s’agit là de tâtonnements, d’hésitations dont la cause ne nous apparaît pas, ou de changements brusques ayant pour but de dépister la curiosité. En tout cas, la Gazette des Ardennes ne tardait pas à s’installer à Charleville. Cette installation s’est faite dans les conditions suivantes : le matériel d’imprimerie a été volé à M. Didier, qui l’avait acheté en juillet 1914 pour son journal l’Usine ; le tirage s’est fait moitié sur les rotatives du Réveil du Nord, volées à Lille, puis amenées à Charleville, et moitié sur celles du Petit Ardennais, volées à M. Corneau, le président bien connu de l’Association de la Presse départementale. D’abord logée dans un immeuble appartenant à M. Anciaux, la Gazette ne tardait pas à déménager pour se loger plus grandement dans les locaux du Petit Ardennais, où elle trouvait un complément d’outillage appréciable. Quant aux bureaux de rédaction, ils occupaient, avenue de la Gare, les anciens locaux de la Société Nancéenne. On sait que ce brillant exemple a été suivi par le Kaiser qui n’a pas dédaigné d’utiliser, pour son usage personnel, l’immeuble où M. Corneau avait son domicile particulier. Ainsi l’histoire de la Gazette des Ardennes commence par le vol et le pillage.

Son rédacteur en chef est un nommé Prévost, Français indigne, originaire, selon toutes probabilités, du département de l’Aisne, et qui s’est fait naturaliser Allemand en 1913. Ce misérable a collaboré pendant dix-huit ans à des journaux de l’Est, où il se spécialisait dans les campagnes contre l’Angleterre. Depuis, il a vécu quelque temps à Saint-Quentin. Il s’est vanté d’avoir été plus tard, à Berlin, correspondant de divers journaux parisiens. Une chose demeure hors de doute : un an après sa naturalisation, au mois d’août 1914, il était officiellement attaché au G. Q. G. allemand, dont il avait commencé beaucoup plus tôt par être le plumitif à tout faire. C’est un raté du journalisme, pourvu de cette facilité médiocre qui distingue les aventuriers de presse, et d’un goût marqué pour l’argutie et le sophisme. Le seul sentiment qui paraisse sincère en lui est précisément abominable : c’est la haine de son pays d’origine, haine qu’il n’a jamais cachée dans ses propos, mais qu’il a été parfois contraint, par ordre, de dissimuler dans ses articles. En réalité, il n’est point le véritable rédacteur en chef de la Gazette des Ardennes, où on ne le tolère que parce qu’il écrit le français avec une correction suffisante, condition indispensable pour atteindre le public visé. Mais il a les plus incommodes collaborateurs qui soient, choisis parmi les officiers d’état-major, et un codirecteur qui est un maître, en la personne du nommé Schmilzer qui, avant la guerre, était marchand de cuirs à Leipzig. Telle est l’équipe chargée de rédiger ces « Correspondances des pays envahis, » ces « Lettres ouvertes, » ces « Réflexions d’un évacué, » émanant de prétendus habitants des régions occupées, et qui sont, avec leurs phrases hérissées de germanismes, d’incroyables monuments de révoltante bêtise.

Pendant un mois, la Gazette des Ardennes a été seulement hebdomadaire. Dès le mois de décembre 1914, le Grand Quartier allemand soignait sa diffusion et la faisait paraître deux fois par semaine. On imposait des abonnements aux communes, proportionnellement à leur nombre d’habitants ; on obligeait des vieillards, des femmes et des enfants à se faire « camelots » et à crier la Gazette dans chaque bourgade. Mais ces moyens ne suffisent pas. La feuille allemande ne tire pas à plus de 4 000. Brusquement, à la fin de mars 1915, la Gazette annonce que son tirage atteint 38 000 exemplaires. Il est certain qu’on avait trouvé le moyen de la faire vendre, même et surtout au public français des zones envahies, en publiant les listes de nos soldats prisonniers en Allemagne, avec l’indication des camps où ils étaient internés. A partir de ce moment, la Gazette des Ardennes est « lancée. »

Sa direction en profite pour rendre le journal plus intéressant. La Gazette publie des feuilletons ! Elle les choisit avec une sorte d’éclectisme apparent qui cache une méthode sournoise. D’avril 1915 à octobre 1916, la série est particulièrement pittoresque. Le G. Q. G. allemand offre aux habitants des départements envahis la lecture de : La Guerre qui tuent, de F. Delaisi ; Une histoire de Parisien, d’Alfred Capus ; Les Prisonniers, de Maupassant ; Un scandale à la Chambre, de Jean Drault ; Marions Jean ! de Colette Yver ; Le Crime de la rue Morgue, d’Edgar Poe ; Piège à baigneur, de Masson-Forestier ; des extraits de l’Énigme allemande, de Georges Bourdon ; la Guerre fatale, du capitaine Danrit (le portrait de l’auteur, le colonel Driant, député de Meurthe-et-Moselle, tombé au bois des Caurières, paraît dans la Gazette du 14 avril 1916) ; La Victoire, de Paul Acker ; Le sous-marin « Le Vengeur, » de Pierre Maël.

Mais ce cambriolage littéraire, impudemment exercé, ne permet pas encore d’atteindre le but souhaité, car la Gazette des Ardennes se met, un peu plus tard, à démarquer les journaux spéciaux publiés à Paris et en province par les réfugiés. Elle y prend tous les renseignements d’ordre personnel qui peuvent intéresser les Français restés en territoire occupe. Sous le prétexte de venir moralement en aide aux familles des soldats prisonniers et aux « envahis » restés sans nouvelles de ceux qui avaient pu fuir à temps l’invasion, la Gazette poursuivait sa campagne de calomnies systématiques, de fausses nouvelles destinées à provoquer chez nos malheureux compatriotes le découragement le plus profond. Par exemple, les bombardements par avions de Compiègne et de Paris étaient présentés de façon à laisser croire à une avance considérable des armées allemandes. Les informations étaient toujours exactes en ce qui concernait les événements d’ordre privé, toujours mensongères quant aux grands incidents de guerre. Mais d’instinct, les Français ont vu clair dans le jeu de l’ennemi et déjoué ses calculs en gardant leur foi intacte.

Le 6 octobre 1915, la Gazette des Ardennes annonce qu’elle va paraître trois fois par semaine. Elle fait éditer à Charleville une brochure contenant les « meilleurs » articles qu’elle ait publiés. L’effet sur les populations est nul : il est temps de trouver autre chose. Le 5 décembre suivant, une rubrique nouvelle est introduite : c’est la gazette régionale, rédigée, annonce-t-on, par les abonnés et les lecteurs eux-mêmes et dont l’ensemble constituera un tableau réduit des principaux événements survenus dans chaque localité. Une pression toute prussienne s’exerce sur les maires des communes, sur les notables des bourgades les plus importantes pour qu’ils consentent à une collaboration effective. On leur fait comprendre clairement ce qu’on attend d’eux : ils devront envoyer à la Gazette des Ardennes des comptes rendus tendancieux et répéter sans relâche que les populations envahies acceptent avec reconnaissance les bienfaits de la domination allemande.

Le 22 mars 1916, une autre rubrique est créée. Elle s’appelle : le Coin du cultivateur, et le pédantisme allemand s’y donne libre carrière. Il est bien évident que nos paysans ne savent pas cultiver la terre ; aussi la Gazette des Ardennes va-t-elle leur enseigner l’art d’utiliser les déchets de ménage comme engrais, et la bruyère comme fourrage.

Quinze jours après cette dernière innovation, le 5 avril 1916, la Gazette annonce qu’elle paraîtra désormais quatre fois par semaine. Près de cent mille exemplaires sont distribués dans les régions envahies, en Suisse, en Hollande et jusqu’en Danemark et en Espagne. Mais le journal allemand n’a pas encore pris sa physionomie définitive ; quelques perfectionnements sont nécessaires pour lui enlever cet aspect de libelle qu’il garde malgré tout et lui donner l’apparence d’une feuille d’informations, impartiale et bien renseignée. Le 3 septembre 1916, la rubrique : Dernière heure, apparaît en quatrième page. Le Grand Quartier allemand espère bien qu’elle sera lue avec avidité par les habitants des zones occupées, et que la perfide sélection de nouvelles, quelquefois en partie exactes, produira dans l’esprit du lecteur l’ébranlement voulu.

Entre temps, pour démontrer la supériorité du goût allemand, la Gazette a créé, dès la fin d’octobre 1915, une rubrique de la Mode.

Désormais, le cadre du journal est fixé. A la date du 29 octobre 1916, la Gazette des Ardennes annonce orgueilleusement en manchette sa deuxième année d’existence, son 287e numéro, et son tirage de 130 000 exemplaires. Elle s’intitule « Journal des pays occupés, paraissant quatre fois par semaine » et prévient le public qu’on s’abonne dans tous les bureaux de poste. Elle publie régulièrement en première page : un article de tête rédigé par Prévost ; le texte des communiqués de tous les belligérants ; la reproduction d’un article pris dans un journal de Paris. En deuxième page se trouvent des « Nouvelles politiques » commentées ; des filets de polémique. La troisième page comprend les rubriques d’information : « Guerre navale ; guerre aérienne ; nouvelles diverses ; » et les « Echos d’Angleterre et d’ailleurs. » La quatrième page est copieusement bourrée avec la Bourse de Paris et les Informations financières, la « Gazette régionale » ; les « Petites nouvelles » (anecdotes parisiennes) ; le « Collier des sottises » (citations extraites des journaux parisiens) ; le « Calendrier de la guerre ; » le « Miroir de la Presse Française ; » la Dernière Heure.

Les feuilletons sont au rez-de-chaussée de la troisième page. De temps en temps, des suppléments sont intercalés : liste des prisonniers français internés en Allemagne ; liste des soldats français morts et enterrés en pays occupés ; appel aux aviateurs français, etc. Il est évident que l’administration de la Gazette des Ardennes ne s’est jamais préoccupée de la crise du papier : le Grand Quartier ne la laissera manquer de rien, tant qu’il croira à l’utilité de sa propagande.

On lui a permis, dès le milieu de l’année 1915, de publier un supplément illustré de huit pages, sur papier de luxe, et d’une exécution typographique très soignée. Mais depuis le 1er février 1918, on a fait mieux encore : la Gazette des Ardennes est devenue un journal quotidien. À cette époque, le tirage effectif était probablement de 100 000 exemplaires. Les Allemands ne manquent pas de voir dans ce chiffre une preuve indiscutable de succès. Les apparences semblent leur donner raison : un journal qui monte, en quarante mois, de 4 000 à 100 000, a dû, semble-t-il, voir ses abonnements et sa vente au numéro croître dans la même proportion de un à vingt-cinq… Seulement, un tout petit détail nous permet de mettre les choses au point : la Gazette des Ardennes, feuille de propagande imposée par la force et dont toutes les dépenses sont payées par le gouvernement allemand, a si peu d’abonnés et de lecteurs volontaires qu’elle n’a jamais inséré une ligne de publicité commerciale. Ce journal sans annonces ni réclames n’a donc aucune espèce d’autorité. S’il en avait une, les Allemands, toujours à l’affût de ce qui peut favoriser leur expansion économique, n’auraient pas manqué d’établir, dans les colonnes de la Gazette, ce qu’ils appellent une « ligne de pénétration commerciale et industrielle. » L’absence de toute tentative à cet égard est absolument significative.


II

Il suffit de feuilleter la Gazette des Ardennes pour s’apercevoir que le gouvernement du Kaiser l’a fondée en vue d’un double but : l’un secondaire, qui est d’agir sur les populations envahies, l’autre principal qui est la justification de l’Allemagne devant le monde civilisé.

Nos ennemis ne se tiendront pas pour battus, même s’ils subissent une défaite écrasante. Les Teutons ont dans le cerveau de mystérieuses tranchées de quatrième ou de cinquième ligne, toutes remplies des sophismes offensifs qu’ils découvriront brusquement au Congrès de la Paix. Vaincus sur le terrain militaire, ils se croiront assurés d’une revanche suffisante sur le terrain diplomatique. Les arguments sont prêts, les équivoques établies, les chantages agencés. Le plaidoyer du Germanisme abattu sera bourré de faits, de documents, de chiffres, de témoignages présentés comme des preuves, d’excuses faussement embarrassées, afin de créer une atmosphère de bienveillance relative, et d’accusations dont la folle audace ébranlera peut-être certains esprits timorés. Examinons un par un les principaux arguments du plaidoyer.


LES RESPONSABILITÉS DE LA GUERRE

La Gazette des Ardennes consacre à cette redoutable question un très grand nombre d’articles, et il est facile d’imaginer que la série n’est point close. Voici, résumée en quelques lignes, la thèse soufflée par le grand État-major impérial au naturalisé allemand Prévost (15 février 1915) :


Le soir du 31 juillet, le gouvernement français ignorait encore que la Russie avait ordonné la mobilisation générale dans la nuit du 30 au 31. L’ambassadeur français à Saint-Pétersbourg n’en avait donc, — si incroyable que cela puisse paraître ! — pas avisé son gouvernement, de sorte que la contre-mobilisation allemande a été connue plus tôt à Paris et put être ainsi présentée au public français comme une menace allemande. Il y a là, de toute évidence, des complicités inavouées que l’Histoire établira.


Cet exposé perfide a pu tromper les neutres et déconcerter un instant les Français retenus dans les régions envahies. Mais il est parfaitement insoutenable. Dès le 30 juillet, les Parisiens connaissaient par les journaux l’oukase du Tsar appelant sous les drapeaux les réservistes de 23 gouvernements entiers et de 71 districts de 14 autres gouvernements. Le même jour, on savait à Paris que le Lokal Anzeiger était l’objet d’une comédie de saisie, pour avoir annoncé que le Kaiser venait de signer l’ordre de mobilisation générale. Enfin, le 31 juillet, à cinq heures du soir, le Temps publiait un court résumé des principaux signes observés en Allemagne, touchant la préparation des hostilités. On avait donc eu, en France, la nouvelle de la mobilisation partielle russe avant celle de la mobilisation générale allemande. D’ailleurs, le public continuait à croire naïvement à des mesures de précaution exagérées de la part du Kaiser, mesures auxquelles l’occupation de Briey, réalisée dès le 2 août, devait donner, avant la déclaration de guerre, leur véritable signification.

Les avocats de l’Allemagne, sentant la fragilité des arguments d’ordre historique, ont complété cette partie de leur plaidoyer par une sorte d’acte d’accusation dressé par les neutres contre nous. Cet étrange échafaudage de mensonges, de calomnies et de sottises trouve sa plus fidèle expression dans la « Réponse à l’Appel des protestants français aux protestants des pays neutres, » due au pasteur suisse Adolphe Bolliger, de Zurich-Neumunster, et publiée dans la Gazette des Ardennes du 28 janvier 1916 :


Chers frères… vous vivez dans la croyance que la cause de la France et celle de ses alliés est une cause juste et sacrée, avec laquelle nous devrions faire acte de solidarité. Je me permets de juger votre appel et de vous répondre, moi seul.

… Chers frères, je proteste énergiquement contre votre manière d’exposer les faits. Certainement, la France et l’Angleterre ne voulaient pas la guerre le 1er août 1914. Elles voulaient pourtant la guerre et travaillaient de toute leur âme à la rendre inévitable. Preuves : la Triple Entente et tout ce qui a rapport avec elle. Mais il va de soi qu’elles voulaient la guerre au moment choisi par elles, peut-être en 1916 ou 1917, après avoir complètement achevé leurs armements. Et elles furent très irritées du fait que l’adversaire ne leur laissât pas le choix du moment. Tout ceci est clair et simple comme l’alphabet.

…L’Allemagne assuma courageusement la responsabilité de déclarer la guerre. D’après la forme, c’était une guerre offensive ; d’après les faits, une guerre défensive. C’était une guerre préventive en vue de la défensive ; en effet, celui qui veut vaincre un adversaire puissant doit prévenir son coup, au moment où il s’y attend le moins. Tout cela est dans l’ordre, conforme aux règles de la sagesse et de la morale… Si l’Allemagne a commis une faute, ce n’est pas d’avoir déchaîné la guerre en 1914, mais plutôt celle de n’avoir pas saisi plus tôt une occasion favorable de la déchaîner. Mais ne blâmons pas.

… Êtes-vous les seuls ignorants en Israël auxquels on ait tenu caché que l’Alsace et la Lorraine sont deux provinces d’origine absolument allemande, qui, aux jours de l’impuissance allemande, furent arrachées à la mère patrie et annexées par la France ? Êtes-vous les seuls à ne pas savoir que Louis XIV, en 1681, en pleine paix, fit attaquer et annexer Strasbourg par les armées de Louvois ? Qu’en pensez-vous ?

… Vos injustes paroles n’ont aucun écho chez nous… Comme nous savons que la France violera notre neutralité et devra la violer le jour où l’intérêt supérieur de l’État sera en jeu, et aussitôt qu’elle jugera notre résistance comme une quantité négligeable, nous tenons nos armes aiguisées et notre poudre sèche, et nous comptons un peu plus sur notre petite année, peu nombreuse, mais prête à la lutte, que sur un morceau de papier.

Chers frères ! Votre appel prouve que le malheur de votre pays et la passion ont troublé votre jugement. Vous souffrez vivement et allez au-devant de souffrances plus grandes encore, aussi est-ce avec indulgence que je vous juge.


Ainsi la pacifique Allemagne n’a déclaré la guerre que pour se défendre, et son seul tort est de ne pas avoir sorti plus tôt l’épée du fourreau ! L’envahissement de la Belgique est dans l’ordre, conforme aux règles de la sagesse et de la morale ! Pourquoi les soldats du Kaiser n’auraient-ils pas violé la neutralité de la Belgique, puisque la France devra violer un jour celle de la Suisse ? Et s’ils se trouvent sur ce point devancés par les Allemands, que pourra-t-on reprocher à ceux-ci, puisqu’ils ont offensivement déchaîne une guerre défensive ?

Le G. Q. G. allemand, plus intelligent que le pasteur Holliger, a compris que ce monument de mauvaise foi ne pouvait être utilisé que dans l’hypothèse d’une victoire complète. « Il faut d’abord réussir le mauvais coup, disait à peu près Frédéric II ; ensuite, on trouve toujours quelqu’un pour le justifier. » Or, si par hasard le Kaiser était vaincu ? S’il lui fallait, un jour, devant le tribunal des nations, se dérober à des responsabilités terribles ? Eh bien ! cela même est prévu ; les grandes lignes du plaidoyer sont établies pour sauver Guillaume II de la colère universelle. Le 19 juin 1916, sans qu’aucun événement politique justifiât la publication de cet article, la Gazette des Ardennes disait :


On se plaît à faire de l’Empereur allemand une espèce d’autocrate belliqueux, dans le but évident de mieux pouvoir rendre sa prétendue toute-puissance responsable de tous les maux de la guerre. On affirme que cette catastrophe mondiale est l’œuvre de sa volonté… C’est un infâme mensonge… Quelle est la place de l’Empereur dans l’organisation politique de l’Allemagne ? La Constitution précise ce point dans l’article 11 : La présidence de la Confédération appartient au roi de Prusse, lequel porte le titre « Empereur allemand. » Or, cette Confédération se compose de tous les États allemands représentés par leurs princes et de trois villes libres. L’Empereur n’est pas le « monarque » de cette Confédération ; les autres rois, grand-ducs, etc. ne sont ni ses sujets ni ses vassaux, mais ses « confédérés, » parmi lesquels il occupe la place d’honneur d’un président portant le titre « Empereur allemand, » et non pas « Empereur d’Allemagne, » comme on dit couramment en France.

Aussi, n’est-ce pas l’Empereur que la Constitution place en tête des organes fondamentaux de l’Empire, mais le Bundesrat, le Conseil fédéral, où tous les États allemands se trouvent représentés… Pour déclarer la guerre, l’Empereur a besoin du consentement du Conseil fédéral, à moins que le territoire de l’Empire n’ait été attaqué.


Ce système de défense, s’il disculpe vaguement Guillaume II, offre l’inconvénient de rejeter la plus grosse part de responsabilité sur les princes confédérés. Mais l’argutie teutonne n’est jamais prise de court. Les princes ne peuvent non plus être accusés d’avoir voulu la guerre, car le même article crue nous venons de citer affirme : « ils n’ont fait qu’obéir aux sentiments clairement exprimés par le peuple allemand. » Alors, c’est donc la nation tout entière qui mérite le châtiment ? Pas davantage. Ni le Kaiser, ni le Kronprinz, ni la caste des junkers, ni les masses profondes d’un peuple affolé par quarante-quatre ans de prédications sauvages, ne doivent encourir le plus léger reproche pour avoir déchaîné sur le monde une telle catastrophe. Les choses se sont ainsi passées « parce que Dieu l’a voulu. » Le rédacteur de la Gazette nous apprend que « c’est Dieu qui a armé le bras de l’Allemagne ; c’est Dieu qui a envoyé aux peuples corrompus l’épreuve salutaire de la guerre et qui- nous interdit de discuter sa volonté. »


L’INVASION DE LA BELGIQUE

Guillaume II, transformé en instrument irresponsable de la colère divine, ne se croit point, cependant, dispensé de chercher des arguments plus accessibles à l’entendement humain, pour justifier l’envahissement de la Belgique. Le rédacteur de la Gazette des Ardennes feint, sur ce point, de s’en rapporter non seulement au témoignage des neutres, mais même à celui d’un citoyen anglais. Il reproduit, le 29 juillet 1915, une interview accordée au sénateur américain Beveridge par l’auteur dramatique anglais Bernard Shaw, interview publiée par certains périodiques des États-Unis et d’Angleterre, tels que le Collier’s Weekly.

Le sénateur Beveridge fait observer qu’en Amérique, l’opinion admet que l’Angleterre ait été surprise, froissée, offensée, lorsque les armées allemandes franchirent la frontière belge. Et son interlocuteur lui répond :


Surprise… Pourquoi ? Depuis dix ans tout le monde savait qu’en cas de conflit franco-allemand, les Allemands traverseraient la Belgique. Le gouvernement anglais avait depuis longtemps prévu ce fait et agi en conséquence. Non seulement nos flottes avaient été stationnées d’après des plans établis en commun avec la France, mais notre gouvernement s’était également entendu avec la Belgique, de façon que les forces britanniques et françaises puissent faire face à l’offensive allemande en territoire belge même. Lorsque les Allemands ont occupé Bruxelles, ils ont découvert des documents qui ne laissent aucun doute à ce sujet et qui, à présent, sont connus de tous.


Il est piquant de voir le Kaiser s’abriter, à propos d’une question aussi grave, derrière la déclaration plus ou moins authentique, attribuée à un humoriste professionnel…

Après avoir prêté à un Anglais des paroles qui innocentent l’agression contre la Belgique, la Gazette des Ardennes demande aux Belges eux-mêmes de confirmer cette espèce de verdict d’acquittement. A cet effet, elle publie, le 30 septembre 1915, une information ignominieuse, dont elle laisse prudemment la paternité au journal allemand la Tægliche Rundschau. Ce qu’elle n’ose prendre à son compte, ce sont de prétendues déclarations faites par M. Maurice Maeterlinck à un « artiste hollandais » dont le nom reste inconnu :


Nous voyons notre pays aux mains des Allemands qui, pour dire la vérité, ne le tortionnent (sic) pas comme des conquérants, mais qui se considèrent plutôt comme les administrateurs d’un bien précieux confié à eux. L’Allemagne s’efforce dès maintenant de guérir les blessures infligées par la guerre : elle veut aplanir les difficultés, donner du travail aux chômeurs et restituer une certaine aisance de la population (sic). Çà et là, les anciennes et très vives relations commerciales entre maisons belges et maisons allemandes sont ressuscitées, et il y a même d’anciens germanophobes auxquels rien ne serait plus désagréable que si on pouvait chasser les Allemands de Belgique, parce qu’alors la Belgique serait le théâtre de combats sanglants. Aucune pierre ne resterait sur l’autre.

La perfidie boche atteint ici à la perfection. Dans les lignes que nous venons de citer, tout se trouve réuni : un mensonge éhonté, un chantage éventuel et une calomnie contre un écrivain célèbre, que l’on voudrait bien compromettre vis-à-vis de la France qu’il aime et de Paris qui l’a adopté. On y trouve même quelque chose de plus : l’éloge du militarisme allemand. C’est qu’il faut couvrir la plainte vengeresse des victimes de l’agression allemande. L’envahissement de la Belgique n’a pas été une simple promenade militaire : il y a eu les atrocités de Malines, de Louvain, de Liège, de Gand et d’Anvers, dont le récit a soulevé d’horreur la conscience universelle. Nier constamment est impossible. Se justifier est malaisé et d’ailleurs dangereux, puisque cela devient un aveu tacite du crime. Que font les avocats du Kaiser ? Ils accusent à leur tour. La Gazette des Ardennes ramasse, comme une guenille dans un égout, des extraits du « Journal de guerre » d’un prêtre belge, agent décrié de l’Allemagne, ce Domela Niewenhuys, qui pousse l’abjection jusqu’à invoquer le secret de la confession contre ses propres compatriotes. Le misérable ose écrire ceci, que la Gazette a publié le 10 novembre 1915 :


Si nous avions été, nous autres Flamands, renseignés raisonnablement (au moment de l’invasion de la Belgique) par les journaux sérieux, bien des malheurs eussent pu être évités. Mais la population a été continuellement exaspérée par des atrocités horribles qui n’avaient, le plus souvent, pas été commises, par des récits exagérés et tendancieux qui n’avaient qu’un but : faire détester les Allemands !

D’autre part, les journaux niaient tout simplement les continuels excès commis à l’égard des Allemands par le peuple excité. Il est, de toute façon, certain que, surtout dans le pays wallon, mais également dans la contrée d’Aerschot, et surtout à Louvain, de même que ci et là dans d’autres provinces, paysans et citadins ont fait le coup de feu contre les Allemands. Bien des fuyards me l’ont confessé.


Le 30 juin 1916, la Gazette des Ardennes revient sur le même sujet. Elle écrit avec désinvolture :


Qu’il y ait eu des excès en Belgique, surtout, où la population ne fut pas toujours tendre à l’envahisseur et se livra (cela semble dûment acquis à l’histoire) à de cruels sévices sur les blessés et les traînards, je veux bien le concéder, car le contraire serait, pardieu ! bien étonnant. Mais ces excès (je devrais dire ces représailles) ne furent que le fait d’une infime minorité… Oui, si les Allemands eurent parfois la main lourde, ce ne fut point parce qu’Allemands, mais parce que conquérants en butte à cette guérilla meurtrière qui, de tout temps et chez tous les peuples, eut le don d’exaspérer le soldat régulier… Certes, des pillages de maisons abandonnées, il y en avait eu, surtout dans les villages, alors que le populaire affolé fuyait précipitamment l’invasion. Mais ces pillages étaient le seul fait des mauvais garnements du pays.


LES VOLS ET LES PILLAGES

Cette dernière invention est un chef-d’œuvre. La Gazette des Ardennes trouve spirituel d’imputer aux malheureux dépouillés par les hordes allemandes la responsabilité des méfaits que celles-ci ont commis. Elle se venge ainsi des épithètes de « Boches » et de « Barbares » qui ont le don de plonger les officiers du Kaiser dans une rage singulière. Un dossier d’actions héroïques et généreuses est constitué pour sauver de l’opprobre les incendiaires de Louvain et de Senlis, les assassins de miss Cavell, les bandits qui, autour de Lille, fusillaient dans les ambulances les aumôniers et les médecins. Le 5 avril 1915, la Gazette des Ardennes éprouve le besoin de justifier les hobereaux et publie une lettre ouverte, adressée à M. Millerand, ministre de la Guerre, par « un Français qui fut professeur des officiers de l’armée allemande. » Ce personnage fictif décerne le certificat suivant aux officiers voleurs, aux tortionnaires de femmes et d’enfants :


Le corps des officiers allemands se recrute parmi les jeunes gens des meilleures familles de l’aristocratie et de la noblesse ; leur éducation soignée, les bons exemples qu’ils ont eus sous les yeux depuis leur tendre enfance, le sentiment du devoir et de l’honneur et le respect de la propriété d’autrui les met (sic) à l’abri de tout soupçon de pillage et de vol.

J’ai eu le loisir de juger, pendant sept années d’enseignement, la mentalité des officiers : courtoisie exquise, parfaite distinction, vif sentiment du devoir et de l’honneur, et surtout haute estime de la valeur de l’armée française et de ses officiers, — voilà en quelques mots les qualités que j’ai remarquées et que je remarque encore chez eux.


Mais les panégyriques intéressés et les mensonges ridicules ne suffisent pas à couvrir la formidable clameur des victimes. Des essais de justification impossible aboutissent à des demi-aveux. Le 26 novembre 1915, la Gazette publie ces lignes :


L’abbé Wetterlé, qui a trahi son pays, a écrit un article extrêmement haineux où il affirme qu’à Berlin on vend le butin de guerre ! Dans cet article, il est reproché à l’armée allemande de voler et de vendre ensuite publiquement les objets volés. L’enquête ouverte immédiatement sur cette affaire a donné le résultat suivant.

Lors de l’avance des armées allemandes en France, il fallut vider des centaines de wagons de marchandises qu’on trouva sur le réseau des chemins de fer du Nord de la France. Il en fut de même dans les grandes gares, dépôts de marchandises, etc. C’est ainsi que de grandes quantités de marchandises s’amassèrent, qui furent mises en sûreté par l’administration militaire, mais dont les propriétaires étaient souvent inconnus. Ces marchandises ne pouvant ni être conservées longtemps, ni être exposées aux péripéties de la guerre, elles furent vendues pour le compte des propriétaires ( ! ).Le produit de la vente reste à la disposition de ceux qui pourront, tôt ou tard, établir leurs droits sur les marchandises vendues.

Un intermédiaire qui, de cette manière, avait acheté du fil de coton français et l’avait revendu à la Société A. Wertheim, G. m. b. H., a collé, — probablement pour faire de la réclame, — sur les paquets des papiers portant l’inscription « butin de guerre. » Le coton a été ainsi vendu pendant plusieurs jours chez Wertheim. La direction en ayant eu connaissance, les papiers furent immédiatement enlevés.

La presse française aura-t-elle l’honnêteté de publier la présente mise au point ?


Autre document tout aussi explicite. Un soi-disant « Français habitant Saint-Quentin » adresse, le 9 janvier 1916, une « Correspondance » à la Gazette des Ardennes, et il explique :


Dans les usines inoccupées, le matériel a été réquisitionné et emporté où les besoins de l’armée allemande se faisaient sentir. On criera au pillage, mais reconnaissons que c’est là un droit du vainqueur et posons-nous une seule question : « Si nous étions entrés en Allemagne, qu’aurions-nous fait des usines ? » Que la réponse des grands journaux chauvins serait intéressante à connaître ! et gageons qu’elle serait en tous points semblable à celle des renards de la fable.


Mais voici une autre explication, plus hypocrite, plus embarrassée, et qui se trouve en contradiction avec la précédente (30 janvier 1916) :


Nous écrivions (dit le rédacteur de la Gazette) que « tous les habitants de la France et de la Belgique occupées savent fort bien que des énormes quantités d’objets et d’ustensiles de cuivre, — réserves amplement suffisantes pour couvrir pendant des années les besoins de l’armée, — rien n’a encore été confisqué par les autorités militaires allemandes. » Cette phrase doit être rectifiée dans le sens que, en dehors de la Belgique et de la région de Charleville, certains ustensiles de cuivre ont, en effet, été réquisitionnés (non pas confisqués). D’après les renseignements que nous avons pris, ces objets ont été, en général, achetés comptant, ou bien, surtout dans le cas où les propriétaires n’étaient pas présents, payés en bons de réquisition délivrés par l’intermédiaire des autorités civiles. Nous tenons à préciser cela, afin d’éviter tout malentendu.


Ici, on saisit sur le vif tous les détours de la cautèle allemande. Les envahisseurs avaient d’abord donné au pillage organisé le nom de « confiscation. » Ils se reprennent ensuite et ne parlent plus que de « réquisitions. » A peine si le droit du vainqueur est souligné au passage pour mieux faire ressortir l’admirable générosité de ces conquérants qui paient ce qu’ils dérobent avec des bons dont on peut dire que ce sont de dérisoires chiffons de papier. Nous sommes un peu loin des magasins de la Société Wertheim, où l’on vendait ouvertement le « butin de guerre… » Mais depuis que ces explications ont été fournies par la Gazette des Ardennes, le champ des « réquisitions » allemandes s’est agrandi. En octobre 1917, celui qui écrit ces lignes a pu constater qu’à Roye, par exemple, tout, absolument, avait été « réquisitionné » dans chaque maison de la malheureuse cité, y compris les portes et les fenêtres ; nous avons vu comment, à Nesle, avaient été déménagées jusqu’aux pédales des pianos, jusqu’aux charnières des couvercles des water-closet, afin, disaient les soldats du Kaiser, « que les officiers français, quand ils reviendraient, ne puissent avoir leurs aises ! » Ils ont également exercé leur sauvage méthode de « réquisition » sur les arbres fruitiers de la Somme et de l’Oise, allant jusqu’à scier, dans les jardins, des arbustes d’ornement, des glycines et des rosiers !

On aurait tort, d’ailleurs, de supposer que nos ennemis nous reconnaissent le droit de récriminer ou de nous plaindre. Ils cherchent, au contraire, à démontrer que nous leur devons une véritable reconnaissance. Le 18 février 1917, la Gazette des Ardennes insère cette déclaration d’un « Français des régions occupées » dont le masque mal attaché laisse voir le visage du drôle qui s’est fait naturaliser Allemand :


Quel « occupé », bourgeois, travailleur, évacué ou prisonnier, n’a profité des kantines, des paquets de guerre, voire de la ration ou de la bourse du soldat allemand ? Quelle « dent » peut garder l’occupé ? Celle que le dentiste allemand lui a soignée à l’œil, sans doute ?

Notre ennemi (c’est soi-disant un « Français » qui parle) a le respect de la femme et l’idolâtrie de l’enfant, et peut-être sont-ce là les plus puissantes assises, — et les seuls secrets, — de la puissance intérieure de l’Empire allemand.

En désespoir de cause, d’aucuns vous parleront de l’invraisemblable naïveté, de l’épaisse crédulité du soldat allemand.

Mais par où s’affirme surtout cette naïveté ? Par la facilité avec laquelle l’Allemand a acheté le fonds de boutique, les rossignols, l’infâme camelote dédaignée par deux générations. Il a payé largement, sans protester, sans marchander, presque en riant.

Est-il juste que le boutiquier, en comptant son argent, traite de bonne poire ce providentiel client ?


Il faut, on en conviendra, une rare audace et une suprême mauvaise foi pour transformer en providentiels clients des personnages tels que ce général Fleck, par exemple, qui « déménagea », en quittant Ham, tout le mobilier de la maison qu’il occupait en qualité de commandant du XVIIe corps d’armée. Hugo disait de l’Allemand de 1870 :


En attendant d’avoir la Lorraine et l’Alsace,
Il dérobe une montre au clou d’un horloger.


L’Allemand de 1917 est en progrès : il déclare superbement qu’il est le bienfaiteur de l’horloger.


L’ASSASSINAT DE MISS CAVELL

Les panégyristes de l’armée allemande, après avoir vanté la probité, la délicatesse, l’humanité de la horde déchaînée, éprouvent quelque embarras dès qu’on leur parle de la mort de miss Cavell. Là, le fait est patent ; la justification de l’assassinat semble impossible. Pourtant, les Allemands ont tenté cette gageure. C’est l’un des chefs-d’œuvre de la casuistique teutonne, puisque d’accusateurs elle nous transforme en accusés. A la date du 5 novembre 1915, la Gazette des Ardennes publie ces lignes effarantes que l’on croirait inspirées par le délire de la haine :


Peu de temps après le commencement des hostilités, deux femmes allemandes ont été condamnées à mort pour espionnage par les autorités françaises. Les deux femmes ont été exécutées quelques jours après. Dans le même pays où on a commis cet « assassinat, » pour parler comme les journaux parisiens, on mène aujourd’hui une campagne effrénée contre la brutalité allemande, parce qu’on aurait assassiné à Bruxelles une Anglaise, miss Cavell. Cette indignation sied plutôt mal à la France où la « disparition » de femmes a toujours été un événement très fréquent. Rappelons, d’ailleurs, la mort de Marie-Antoinette et des innombrables femmes guillotinées pendant la Révolution ; souvenons-nous des horreurs de la Saint-Barthélémy, etc. !

Il va sans dire que l’hypocrisie est encore beaucoup plus grande en Angleterre, où on a fait une grande collecte pour ériger un monument à l’espionne et où le peuple qui a brûlé Jeanne d’Arc a eu le triste courage de mêler la religion a cette affaire.


De pareils propos justifieraient l’hypothèse des psychologues qui voient dans les sentiments dont le peuple allemand était animé en 1914, l’indice d’un cas de folie collective. Nous y voyons plutôt les signes certains de cette sorte de dépravation crudité, alliée à un fonds naturel d’orgueilleuse balourdise et de duplicité qui caractérise la mentalité allemande.


LA CATHÉDHALE DE REIMS

Chose singulière, l’essai de justification des bombardements de la cathédrale de Reims semble avoir coûté aux Allemands plus d’efforts. Il a fallu, pour y arriver tant bien que mal, former un bataillon carré de casuistes. Voici d’abord le professeur Lœnz, « d’origine suisse, » et qui « enseigne la médecine à Amsterdam. » Il écrit dans la Gazette des Ardennes, le 24 juin 1915 :


Je suis persuadé que, sans nécessité militaire, pas une pierre d’une cathédrale française n’eût été détériorée. Les Français croient-ils donc vraiment que l’Allemagne ne combat pas pour la civilisation humaine ?… Ce n’est pas un hasard que ce soit précisément un savant allemand, le professeur Wilhelm Vœge, qui vient de faire un lumineux travail sur les sculptures de la cathédrale de Reims. J’espère que, la paix revenue, la grande œuvre de Vœge sera également terminée : ce sera un bel hommage à la civilisation française et un don précieux fait à tous ceux qui aiment les arts. Les Français seront alors responsables devant l’humanité de l’état où se trouvera la cathédrale.


Que de choses en peu de mots ! Reims est détruit ; la cathédrale est ruinée : les Français en sont responsables devant l’humanité. Mais ces démolitions et ces ruines n’ont pas d’importance, puisqu’il reste heureusement au monde, sur les décombres de la basilique, la « grande œuvre » du lumineux professeur Vœge ! D’ailleurs, nous autres Français, nous n’avons jamais rien compris ni à l’art en général, ni à la cathédrale de Reims en particulier. Nous l’avons bâtie, il est vrai, mais sans nous rendre compte de ce que nous faisions. Le professeur Lœnz ne nous l’envoie pas dire :


Loin de moi, ajoute-t-il, la pensée d’offenser les nombreux amis des arts auxquels je suis lié en France, en Russie, en Angleterre. Ces connaisseurs me concéderont bien plutôt sans jalousie les mérites de mes autres amis d’Allemagne : des Bode et Friedlaender à Berlin ; Swarzenski à Francfort ; Tschudi à Munich ; Bach à Darmstadt ; Gronau à Kassel ; Wichert à Mannheim ; Brinckmann à Hambourg, etc. ; et ils seront d’accord avec moi sur ce point que pas un des peuples belligérants ne possède au même degré et d’une façon aussi générale que le peuple allemand te respect et la compréhension des arts.


N’ayons donc plus l’outrecuidance de regretter la disparition, sous les obus du Kaiser, d’une pure merveille de notre pays. Le professeur Lænz nous ramène à plus de modestie : la cathédrale sacrée appartient aux Savants allemands.

Mais deux ans se passent et la thèse se modifie. On ne peut plus dire que la détérioration de la cathédrale est « heureusement légère. » Alors nos ennemis ont recours à leur procédé habituel. Ils accusent pour se défendre et rejettent sur l’armée française les conséquences de leur stupide vandalisme. La Gazette affirme, le 12 mai 1917 :


Les radiogrammes français ont affirmé de nouveau, à plusieurs reprises, que le bombardement de Reims serait une vengeance pour la « défaite de Verdun, » et que Reims payait l’insuccès de Douaumont. Les Français savent parfaitement que le bombardement de Reims n’est que la réplique aux bombardements par l’artillerie française de nombreuses villes et localités habitées, derrière le front allemand… Si les Français sont d’avis que la cathédrale de Reims représente un patrimoine précieux de l’humanité entière, alors ils commirent un grand forfait en utilisant, au début de la guerre, cette cathédrale pour des buts militaires… Il est un fait que, depuis qu’elle ne sert plus de poste d’observation, la cathédrale n’a plus été bombardée par les Allemands.


La doctrine est fixée et ne variera plus… Seulement, à l’époque même où la Gazette, annonçait que les Allemands ne bombardaient plus la cathédrale, celle-ci recevait, en deux jours, neuf obus de gros calibre.


LA QUESTION DES PRISONNIERS DE GUERRE

Ici une démonstration plus difficile encore et plus insolente : il s’agit de faire croire au monde qu’en France les camps de prisonniers sont un enfer, et que nos soldats tombés aux mains de l’ennemi mènent dans les camps allemands une vie charmante, exempte de soucis. Une « Chronique » de la Gazette des Ardennes (8 juillet 1915) reproduit des extraits de prétendues lettres de prisonniers français à leurs parents, fabriquées visiblement à Charleville, et où la mauvaise psychologie teutonne n’attribue aux soldats de chez nous qu’un seul souci : celui de la mangeaille qui anime précisément l’homme de la horde :


Nous avons tombé (dit un premier prisonnier fictif) dans une maison où il n’y a que des jeunes gens et qui vous considèrent très bien, aussi nous faisons tout notre possible pour leur être agréable. Nous mangeons à leur table et cinq fois par jour. On travaille avec courage et on est heureux.


Autre lettre, mais qui semble être, de la part d’un rédacteur sans imagination, une répétition littérale de la précédente :


Nous sommes nourris comme les patrons et on fait cinq repas par jour. C’est une vie heureuse que d’être ici.


Troisième lettre ; troisième répétition : On a de belles assiettes blanches pour manger ; on a aussi quatre plats à midi. Je suis très bien. On est heureux.


Et voilà : « nous mangeons bien ; on est heureux ! » C’est tout ce que le Boche trouve à mettre sous la plume d’un Français. Mais les nôtres, même les plus illettrés, savent s’exprimer d’un autre ton, quand ils se trouvent dans la douloureuse situation du prisonnier de guerre. La censure allemande est impuissante contre le don inné du Français qui sait faire tout deviner, en se servant des seules phrases banales autorisées par ses gardiens et qui, avant de faire allusion à des privations matérielles, aura toujours un mot pour crier la douleur de l’exil.


Poursuivant jusqu’à l’extrême limite leur campagne de fausses nouvelles, les Allemands annonceront aux neutres de plus en plus sceptiques, « qu’un traitement inqualifiable a été infligé à certains prisonniers allemands expédiés dans les Tropiques » (sic) et qu’ « un missionnaire a été haché à mort par des nègres anglophiles qui dévorèrent un sous-officier allemand avec quatre soldats indigènes. « (Gazette des Ardennes, février et mars 1916). Ces plaisanteries énormes, ce lourd humbug teuton est destiné à former antithèse avec le tableau suivant, brossé par un de ces « prisonniers français » comme on n’en trouve que dans les bureaux de rédaction des journaux du Kaiser. Ce « prisonnier » écrit, dans la Gazette du 7 juin 1916, une « Lettre familière » à son ami « Jean Chauvin » et cette lettre est publiée en article de tête :


Hé ! oui, mon ami, c’est moi, proprement moi, moi en chair et en os, — en os surtout, mais tout de même assez content !

— Quoi, vous exclamez-vous, « ils » ne vous ont donc point massacré ?

— Pas que je sache, ami Chauvin, pas que je sache, quoique, à vrai dire, « ils » l’avaient belle quand, après l’infernal marmitage dont les sinistres échos retentissaient si douloureusement au cœur de notre doulce France, « ils » s’amenèrent par vagues innombrables à l’assaut de cette pauvre..e° division en ruines dans ses tranchées ruinées ! Oui, « ils » l’avaient belle, d’autant que personne n’en aurait rien su chez nous, où l’on aurait tout naturellement attribué notre entière destruction aux meurtriers effets de ce bombardement colossal, — pardon « Kolossal !… »

— Allons, vous avouerez au moins qu’ « ils » vous ont bien quelque peu brutalisés, puisque vous étiez les plus faibles ?

— Pas même cela, cher ami, pas même, cela, non, en pure vérité ! « Ils » sont venus, rasés de frais, l’arme à la bretelle et le sourire aux lèvres (même qu’ils avaient joliment fait toilette pour cette petite visite « entre voisins ! ») nous tendre une main la plus amicale du monde, en nous disant : « Camarades… — pardon ! « Kamarades, » bonjour ; guerre finie pour vous ! » Et de nous donner des cigares, des cigarettes, des biscuits (fameux, leurs biscuits ! ) et encore des poignées de mains à tour de bras.

— Pas possible !

— Pure vérité, vous dis-je…

— Mais les civils, eux, n’ont pas dû manquer de vous accabler d’outrages au passage ?

— Hé bien, non, sur l’honneur ! Les civils, dans toutes les villes que nous avons traversées, n’ont que recueillement et respect à notre égard, et les seules manifestations que j’aie jamais pu sur prendre étaient les manifestations d’une sympathie et d’une pitié non douteuses. Jusques aux paysans qui, au passage du train, nous emmenant vers l’exil, agitaient leur mouchoir d’un geste amical.


Les Boches ont-ils espéré qu’un Français se laisserait jamais prendre à pareils mensonges ? Ont-ils cru que le tableau enchanteur des guerriers du Kronprinz rasés de frais et serrant à tour de bras les mains des prisonniers, donnerait à nos combattants l’abominable pensée de déserter leur poste ? La vérité sur la manière dont ils traitent les prisonniers est connue ; les casemates de Rastadt, les marais de la Prusse orientale et de Russie, les mines, les usines infernales, certains camps d’internement où la cruauté allemande a dépassé en horreur tout ce qu’on peut imaginer, ont laissé entendre à travers le monde les gémissements et les plaintes des torturés.


LE CHANTAGE ÉCONOMIQUE

L’éternel « Français » fictif, mis en avant par le rédacteur de la Gazette des Ardennes, paré pour la circonstance du titre « d’industriel, » écrit à la date du 14 janvier 1917 :


Croyez-vous que tel industriel de Lille ou de Roubaix qui, depuis des dizaines d’années, trouve intérêt à faire des affaires avec tel autre industriel ou banquier d’Allemagne, croyez-vous qu’un négociant en gros du Havre, dont la maison a toujours été en rapports étroits avec l’une ou l’autre maison de Hambourg, croyez-vous que les innombrables industriels et commerçants français qui sont dans cette situation laisseront imposer à leur liberté les restrictions qui pourront plaire aux politiciens de Paris ? Allons donc ! C’est de la folie cela !

Ce n’était pas de ma faute si, avant la guerre, les articles allemands, tout aussi bien confectionnés que les autres, étaient d’un prix beaucoup inférieur… Ce qui existait avant la guerre existera encore après. Supprimez la concurrence allemande et les chambres syndicales françaises nous mettront le couteau sur la gorge et nous forceront de passer par leurs conditions, puisqu’elles sauront que nous ne pouvons nous fournir ailleurs. Oui paiera, en fin de compte ?… Le consommateur.


Cette manœuvre sournoise qui consiste, d’abord, à compromettre la grande industrie et le haut commerce français, représentés comme inféodés à Berlin, à Hambourg ou à Francfort, et ensuite à susciter les pires malentendus entre les fabricants et les chambres syndicales, puis à étendre le conflit entre les commerçants et les consommateurs, cette manœuvre dangereuse entre toutes doit être signalée et déjouée partout où un Allemand ose la tenter, et où un inconscient, — sinon un suspect, — se fait le fidèle écho de la voix de l’ennemi. Nous avons déjà entendu, même en France, depuis la guerre, soutenir que les Alliés ne peuvent se passer de l’Allemagne. Rien n’est plus faux : l’Allemagne, au contraire, dépend économiquement des Alliés ; elle le sait, et son chantage audacieux doit fatalement se retourner contre elle. Tous les travailleurs alliés savent que la production allemande, le commerce allemand, les matières premières allemandes ne sont pas indispensables à la vie économique des nations. « L’industriel » imaginaire de la Gazette des Ardennes ajoute :


Mais sachez donc que, si l’Allemagne ne nous les fournissait pas, aucun ouvrier ne pourrait se payer un « vélo » bon marché ; pas une ménagère n’aurait la machine à coudre indispensable. Tout le monde sait ça, comme tout le monde sait à quels pays appartiennent les marques populaires. J’ai été un des premiers à importer les sièges en bois courbé bon marché : d’où venaient-ils ? Enfin, je ne dois tout de même pas vous réciter mon catalogue ! D’où viennent mes accordéons, mes instruments de musique, mes cages à oiseaux, mes meubles en tôle d’acier, mon appareillage électrique, mes panoplies d’outillage, ma lunetterie, ma coutellerie, mes batteries de cuisine ? Parlerai-je des jouets ? Et essayez donc de refiler à une femme du peuple une casserole ou un « fait-tout » qui ne soit pas en émaillé d’Autriche !


Ainsi, avant la guerre, la France entière était tributaire de la production allemande. Aucun article solide et bon marche n’était d’origine française. La marque Made in Germany était populaire chez nous, et nous n’en voulions pas d’autre. Mais après la guerre ce sera mieux encore et la France ruinée ne pourra se remettre au travail qu’autant que l’Allemagne lui en fournira les moyens. Ici, la Gazette dévoile la pensée cachée des meneurs de l’Empire. Le prétendu correspondant français, combattant nos rêves de prospérité future, affirme :


Avant de songer aux affaires brillantes que nous réaliserons après la guerre, il faut se représenter les conditions qui seront faites à notre industrie, si on veut la remettre en activité. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que les dégâts causés dans une usine par le chômage prolongé sont toujours considérables, quand ils ne sont pas irréparables. Que de pièces rouillées, que de rouages délicats et de mécanismes de précision rendus inutilisables, malgré les précautions prises, et qu’il faudra remplacer ! Or, si nos gouvernants ne veulent pas donner le coup de grâce à nos usines déjà agonisantes, ils feront bien de ne déclarer la rupture des relations commerciales avec l’Allemagne que lorsque celle-ci, du moins pendant un temps, aura consenti à nous fournir ce qui nous sera indispensable, parce que 7ious ne pourrons nous le procurer ailleurs. Vous souriez ? Impossible de faire autrement, cependant, car, — et je connais la gravité de mes paroles, — mon établissement ne tournera à nouveau que si le moyen m’est donné de me procurer en Allemagne les pièces de rechange dont je ne pourrai me passer.

Songez que tous mes velours sont tissés sur des métiers achetés par moi à Crefeld. Mes cannetières, mes bobinoirs, mes métiers à ourdir viennent de Chemnitz ; mes machines à apprêter et à épailler, de Krimmitschau ; mes lames de tondeuses d’Aix-la-Chapelle ; mon teinturier ne connaît que les couleurs de Hœchst et d’EIberfeld… Comment faire pour remplacer tout cela d’un seul coup, par la simple vertu d’une loi ou d’un décret ? Un seul moyen : mettre tout le matériel des usines du Nord à la mitraille et improviser du jour au lendemain des métiers neufs et parfaits, de par cela même qu’ils seront français… ou anglais ? C’est de la folie !


Ce document éclaire d’une vive lumière la méthode de guerre des Allemands. En « déménageant » le matériel de nos usines, ils ont voulu nous obliger à leur en racheter un autre. Cette conception folle leur semble toute naturelle. Dans une petite ville de la Somme, à Nesle, la veille de leur fameux « repli stratégique » de mars 1917, ils brisaient toutes les presses d’un imprimeur, après les avoir utilisées pendant la période d’occupation. Et ils laissaient sur le bureau de celui qu’ils tentaient ainsi de ruiner, le catalogue illustré d’une maison de Cologne où il serait possible de retrouver tous les appareils détruits !


III

Quel a été l’effet de la propagande organisée par la Gazette des Ardennes dans les régions envahies ?

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les textes mêmes publiés par le journal allemand, pour constater que le résultat de tant d’efforts a été nul. Nous avons dit que les kommandanturs avaient exercé une pression sur les notables de chaque agglomération un peu importante, pour les décider à alimenter la « Gazette régionale » de la feuille de Charleville. Or, les Français ont refusé d’obéir à ces impérieux appels. La « Gazette régionale » ou plus simplement la « régionale » de la Gazette des Ardennes a été rédigée par des Allemands dans un lourd pathos que le directeur du journal, le renégat Prévost, n’avait pas toujours le droit de corriger et qui fourmille de germanismes. Ainsi, le 29 octobre 1916, le « correspondant » d’Hirson raconte qu’un « grand avocat » de Berlin, mobilisé et séjournant chez un fermier, aurait dit à celui-ci, en prenant congé : « Bien de mes respects à la madame ! » Et le fermier déclarait, tout ému, au « correspondant » : « Avez-vous remarqué combien pour l’habitant sont éminents les soldats qui le coudoient ? »

Un autre (10 avril 1916), rendant compte des changements survenus dans la situation de certains Lillois, déclare : « Ils sont tombés dans le paupérisme. » — Nous pourrions multiplier ces exemples : ils trahissent le véritable accent des correspondants casqués du renégat Prévost.

Ceux-ci cherchent d’abord à faire accepter leur présence. Un soi-disant pharmacien de Saint-Michel (Aisne) écrit, le 7 janvier 1916 : Je ne suis pas un journaliste, mais simplement un vieux pharmacien venu à Saint-Michel au début de la guerre. Qu’il me soit permis d’abord, mes chers compatriotes, de vous faire une remarque que vous avez certainement faite vous-mêmes. Depuis le commencement de la guerre, vous avez eu à loger des soldats allemands (officiers, sous-officiers et soldats). Eh bien ! avez-vous eu à vous plaindre quelquefois de la conduite de ces hommes à votre égard ? Votre réponse, je la connais à l’avance. Sans hésiter, vous me répondrez : « Non ! Les soldats allemands sont des hommes comme nous. Ce sont, pour la plupart, de bons pères de famille, de bons patriotes, qui ont fait à l’avance le sacrifice de leur vie, pour l’amour et la gloire de leur patrie. Duke et décorum est pro Patria mori ! »


M. Schmilzer, marchand de cuirs à Leipzig, ne prend pas garde que ce « pharmacien français » de Saint-Michel commence par dire qu’il n’est pas du pays et qu’il finit par un éloge de la patrie allemande.

Le 23 janvier 1916, d’une commune des Ardennes arrive le compte rendu d’une fête organisée par les autorités militaires. Le « discours » suivant aurait été lu par une fillette de dix ans :


Monsieur le commandant, quand nous aurons le bonheur de revoir nos chers absents, nous serons heureux de leur raconter qu’ici, comme sans doute partout, nous n’avons pas été malheureux avec les Allemands, mais qu’au contraire les enfants n’ont jamais reçu tant de petits cadeaux que pendant la guerre.


De Bethenyville (Marne), un autre correspondant assure que « ceux qui occupent le village sont des réservistes mariés, qu’ils aiment beaucoup les enfants et qu’ils leur donnent des friandises. » Le 6 février 1917, le « correspondant » de Camphin-en-Pévèle (Nord) publie un petit tableau de vie agreste :


Chaque matin, vers sept heures, heure allemande, les domestiques des fermiers ou ces derniers eux-mêmes vont au château de M. le comte de Brigodc où est installée la Commandanture… Depuis deux ans que nous vivons au milieu des soldats allemands, nous avons appris un peu leur langue… Il n’est pas rare de les voir partager avec les mioches chocolats, biscuits, etc. Aux grands, ils offrent des cigares, cigarettes, tabac : cela se passe comme si on était de vrais camarades.


A Conflans-en-Jarny (Meurthe-et-Moselle), on a célébré les fêtes de Noël 1916. Mais le compte rendu de ces fêtes n’est publié par la Gazette que le 10 février 1917. Le « correspondant » rattrape ce retard en assurant que la directrice de l’école a adressé ses compliments à M. le commandant, et que, pendant la distribution des cadeaux de Noël, faite par MM. les officiers, la gaieté la plus vive n’a cessé de régner.

Les centres importants ne sont pas oubliés par les infatigables « correspondants locaux » de la Gazette des Ardennes. Celui de Saint-Quentin, le 10 mai 1916, donne les détails suivants :


Jamais, depuis l’arrivée des Allemands à Saint-Quentin, le commerce ne fut si intense. Tout le monde est commerçant. C’est à qui inventera un produit nouveau. Au début de l’occupation, les gros commerçants qui avaient des réserves se sont empressés d’attendre la disette de ces denrées, et plus d’un s’est enrichi au détriment de la population.


Le 17 février 1917, presque un an plus tard, un « collaborateur français » de Tourcoing déclare, en s’adressant « aux braves Tourquennois qui sont de l’autre côté du front, » que « les relations commerciales avec l’Allemagne subsisteront par la force même des choses, quelles que soient les conditions de paix. » D’autres correspondances fictives retracent le calme des travaux des champs, les bénéfices réalisés par les agriculteurs, les égards dont les Français sont l’objet de la part des conquérants. Le 25 février 1916, la Gazette des Ardennes reproduit-les lignes suivantes, émanant de son « correspondant » de Thiaucourt (Meurthe-et-Moselle) :


La Commandanture (le mot est toujours francisé dans la Gazette) a bien voulu nous faire distribuer gratuitement 20 kilos de pommes de terre à chaque habitant, et, par sollicitude pour les enfants et les malades, il a été alloué du foin et des sons à un certain nombre de vaches laitières restées à Thiaucourt. En cela, M. le commandant s’est pénétré de ces paroles de Térence : Homo sum, et nihil humani a m alienum puto.


On conviendra que jamais le pédantisme boche ne s’est plus lourdement étalé que dans cette citation latine, à propos des sons alloués par M. le commandant à un certain nombre de vaches laitières… Mais il arrive que le ton change. M. Touron, sénateur de l’Aisne, ayant déclaré, en communion parfaite avec ses compatriotes, « que, dans les départements envahis, personne ne demande la paix, » une « Saint-Quentinoise, » dont le nom n’est pas révélé, — et pour cause, — répond, le 3 février 1917 :


J’ai été révoltée ! Cela est trop fort ! Tout le monde demande la paix à grands cris. La plus grande partie de la population a dû frémir d’indignation, en lisant la déclaration du sénateur de l’Aisne.


Ainsi la presse aux gages des kommandanturs mène inlassablement la propagande pacifiste dont nous avons pu voir à Paris même les premiers efforts, inspirant ces odieuses publications anonymes, ces tracts louches qu’on essayait de glisser dans la musette du soldat et dont le bon sens populaire a fait heureusement justice. Nous avons vu qu’à Saint-Quentin le journal de Prévost essayait d’exciter la population envahie contre les commerçants. Cet essai de division a été soigneusement poursuivi. Une propagande « parlée » complète la« Gazette régionale, » et nous savons, par des témoignages de rapatries civils, sur quoi elle portait. Les Allemands ont cherché à susciter l’envie, la jalousie et la haine entre habitants d’une même région. En Belgique, ils favorisaient ostensiblement les « envahis » français. Dans les régions françaises d’occupation, après avoir essayé de prouver aux habitants que leur intérêt était de ne pas fuir devant l’invasion, ils ajoutaient maladroitement : « Vos compatriotes qui ont fui devant nous et qui travaillent « en France », ils gagnent de l’argent ! Quand ils reviendront, ils seront riches, et ils prendront votre place ! » Rien n’a été négligé pour aggraver le conflit entre ceux que l’Allemagne avait également ruinés. Mais la raison de cette animosité contre tous les Français qui échappent à la domination de la horde, nous la trouvons dans un article singulier d’un « correspondant » de la Gazette des Ardennes, paru le 12 janvier 1916. Il s’agit des « évacués » que l’Allemagne affamée renvoie en France par la Suisse :


Ces évacués, savez-vous quelle est leur œuvre en France ? Oh ! elle est bien simple ! Ils trompent l’opinion publique ! Ici, ils conviennent que les Allemands sont des hommes comme d’autres, qui font leur devoir pour sauver leur pays (ce n’est que rationnel) mais qui, sortis de là et des opérations nécessitées par les besoins militaires, laissent la population bien tranquille et, qui mieux est, ne manquent jamais de faire tout leur possible pour améliorer la situation actuelle. C’est bien la vérité, je crois ?

Ce qui est aussi la vérité, c’est que la population retenue derrière cette barrière frontale en a assez de cette guerre et que tout le monde aspire à la paix.

Mais, malheureusement, le mal c’est qu’aussitôt en France, les évacués jettent les hauts cris, font maintes campagnes absurdes et surtout fourbes, où le thème ne varie jamais : Pillages, assassinats, viols, famine, mais population résignée. Est-ce exact, cela ? Non, n’est-ce pas ? mais s’ils agissaient autrement, qu’adviendrait-il ?… Le massacre en serait la conséquence inévitable. Je sais bien que le mot massacre est gros de conséquences, et pourtant nous en avons eu suffisamment d’exemples pendant la mobilisation.


Ce ne sera pas l’un des moindres étonnements des historiens futurs que cette accusation formulée contre le gouvernement français menaçant de faire massacrer par des patriotes exaltés les évacués qui s’obstinent dans l’éloge de la domination allemande ! On voit qu’aucune calomnie n’arrête nos ennemis. Mais on peut conclure, de l’impudence du mensonge, à l’embarras et au trouble du menteur. Ces insultes aux évacués sont un involontaire et magnifique hommage rendu aux vrais Français enfin délivrés du joug allemand. Elles sont aussi la preuve irréfutable que l’abominable propagande de la Gazette des Ardennes n’a point abouti.

Nous avons recueilli, à ce sujet, des témoignages précieux, en 1915, dans la Marne, la Meuse et Meurthe-et-Moselle ; en 1917, dans la Somme et dans l’Oise. Les populations des régions alors libérées donnaient sur l’occupation allemande de tels détails qu’il est impossible de supposer qu’un pareil régime puisse être accepté un seul jour par un vrai Français. En novembre 1916, les réquisitions de bétail et de produits du sol se font impitoyables ; les vêtements et la nourriture manquent ; les déportations commencent, aboutissant au travail forcé. Ou encourage la délation : on offre aux femmes de leur donner en cadeau les toilettes et les fourrures dont elles indiqueraient les cachettes ; on recherche fiévreusement les valeurs, les souvenirs, les provisions de toutes sortes dissimulées avec plus ou moins de bonheur par leurs propriétaires. Et les fausses nouvelles pleuvent. On raconte aux populations que la paix est proche, et que l’Angleterre vaincue paiera l’indemnité de guerre ; l’Allemagne, se contentant d’Ostende et d’Anvers, aura même ce geste imprévu d’offrir à la France l’Alsace-Lorraine, en même temps que son aide économique. Le désarroi de nos ennemis a été tel, à certaines périodes critiques, qu’ils ont tenu ces propos invraisemblables. Mais ils ajoutaient aussi : « Votre gouvernement ne s’occupe pas de vous autres, Français des pays occupés ! Voyez : il envoie des troupes à Salonique, il oublie les Ardennes ! »

Sans doute, après la guerre, les avocats du Kaiser prétendront qu’ils n’ont fondé aucun espoir réel sur la Gazette des Ardennes. Ils présenteront la création de cette feuille comme une tentative intéressant seulement quelques écrivains, professionnels du journalisme, et résolus à ne s’adresser en somme qu’aux éléments allemands, venus dans les régions envahies à la suite des armées d’invasion. Mais, en dehors des textes que nous venons de citer, d’autres faits montrent bien que le journal rédigé à Charleville a eu pour objet d’amener à l’Allemagne, non seulement les masses populaires, mais encore l’élite intellectuelle des pays occupés. Pour celle-ci, la Gazette des Ardennes avait des articles spéciaux où l’on s’occupait de Raspoutine, de G. d’Annunzio, et de l’histoire de Jeanne d’Arc. Le 12 mai 1916, 1e centenaire de Shakespeare fournissait une occasion imprévue d’établir en toutes choses la suprématie teutonne, sous prétexte d’intéresser les amis du « grand Will : »


A l’occasion du troisième centenaire de Shakespeare, deux télégrammes viennent d’être échangés entre M. Poincaré, président de la République française, et S. M. le roi d’Angleterre.

D’Allemagne, il n’est venu aucun télégramme. Mais le peuple allemand a la calme et profonde certitude d’avoir célébré la fête de Shakespeare avec un recueillement et une compréhension autrement sérieux qu’en France, voire qu’en Angleterre ! Il n’a pas attendu, pour le faire, cette occasion unique qui servit à M. Poincaré de prétexte pour envoyer un télégramme de dévotion à l’Allié.

Depuis des dizaines d’années, l’Allemagne intellectuelle ne cesse de fêter Shakespeare. Et le culte qu’elle a voué au grand génie dramatique contraste singulièrement avec la façon superficielle dont l’Angleterre, de nos jours, cultive le patrimoine de son plus grand poète.

En Allemagne, on l’a étudié, creusé, approfondi. Il y est devenu « poète national » au même titre que Gœthe et Schiller. On n’en a pas fait des éditions revues et abrégées pour « lecteurs pressés » comme certains en ont offert au public de langue anglaise ! Aux conceptions mélodramatiques du théâtre anglais, le théâtre allemand oppose, depuis de longues années, un Shakespeare vraiment vivant, humain, dans toute sa personnalité géante et multiple, dégagé des artifices extérieurs qui faussent sa pensée et offensent son génie, un Shakespeare vaste et imprévu comme la vie. Ce Shakespeare-là, qui n’a rien des allures de froide correction qui distinguent l’Anglais cultivé d’aujourd’hui, ce n’est que sur les scènes des grands théâtres de Berlin, de Munich, de Dresde, de Stuttgart, etc. qu’il est aujourd’hui bien vivant. Les très rares littérateurs français qui se sont sincèrement intéressés à l’œuvre « barbare » et grandiose du plus grand Anglo-Saxon, ne nous contrediront pas.

Que dire, hélas ! du Shakespeare interprété à la française ? En trois cents ans, la France n’a pas appris à mieux connaître celui que Voltaire appelait un aimable « Barbare, » un « fou » dont les œuvres pouvaient, tout au plus, plaire à des Indiens du Canada !… Les Français d’aujourd’hui ne méprisent plus Shakespeare. Ils l’ignorent, ce qui est pis.


Telle est cette annexion de l’œuvre shakespearienne à l’Empire allemand… Le journal de Charleville donne, avec un soin particulier, les nouvelles littéraires ou d’ordre scientifique de Paris et d’Europe. Le 4 février 1917, paraît cette information surprenante :


On mande de Constantinople : Sur la proposition du gouvernement ottoman, la Chambre (turque) a adopté le calendrier grégorien.


Le 9 février 1916, une « Variété littéraire » insérée dans la « régionale » étudie la communauté d’origine des patois du Nord et de l’allemand. Les mots patois tasse (poche), ecourche (tablier), rosse (cheval), chope (mesure pour les liquides) se disent en allemand : tasche, schürze, ross, schoppen. Cela suffit pour légitimer la conquête de la Belgique, des Flandres et de l’Artois.

Mais, en dehors des nouvelles de Paris, prises dans les journaux parisiens, le butin de l’équipe Prévost-Schmitzer est plutôt maigre, et la Gazette des Ardennes, repoussée par la masse et par les lettrés à la fois, essaie, avec sa rubrique de la Mode, d’atteindre la « clientèle féminine. » Dans le numéro du 31 octobre 1915, on a la surprise d’une « Chronique des modes » illustrée, — et de quelle façon ! — où il est affirmé :


De tout temps, la mode élégante eut un caractère international. Elle l’a conservé, même aux jours tragiques que nous vivons, alors que tout lien entre les grandes nations civilisées semble rompu. Un coup d’œil sur les grands journaux de modes des capitales d’Europe et d’Amérique permet de constater que le caractère mondial de l’évolution des modes subsiste. Les grandes lignes de l’élégance féminine sont les mêmes à Vienne et à Berlin qu’à Paris ou ù New-York.


Voilà des phrases bien tarabiscotées pour dire que les toilettes créées à Berlin et à Vienne valent celles de Paris. Quelques lignes plus loin, l’infortuné chroniqueur est obligé d’avouer qu’il « emprunte » à un journal parisien les éléments de sa causerie. (Chassez le naturel, il revient au galop.) On s’explique ainsi la persistance du caractère international des modes, car ce qu’on « emprunte » à Paris ne lui est jamais rendu, et la « ligne » à Berlin a de bonnes raisons pour ressembler à la « ligne » qu’on admire rue de la Paix. Le 31 mai 1916, dans l’article intitulé : va mode d’été, le chroniqueur casqué de la Gazette des Ardennes annonce :


Nous offrons à nos lectrices quelques modèles-types que nous empruntons au grand journal de mode Die Dame, qu’édite la maison Uelstein, de Berlin.


Les lectrices ne durent pas goûter beaucoup cette attention, car la rubrique de la mode n’est revenue que de loin en loin, et toujours avec un retard considérable sur « l’heure de Paris. » Aussi la Gazette des Ardennes, pour atteindre le foyer de famille de l’envahi, a-t-elle surtout compté sur son supplément illustré.

Ce supplément de huit pages est vendu quinze centimes. Si nous analysons, par exemple, le numéro du 1er septembre 1910, nous trouvons, en première page, une Vue de Péronne, et, au-dessous, le portrait « du plus jeune lieutenant de l’armée allemande, le prince Frédéric-Guillaume, entré dans l’armée à son 10e anniversaire. » En deuxième page, des « photographies » de permissionnaires français, se promenant, l’air mécontent, dans les rues de Paris ; puis un portrait de Metchnikoff. En troisième page, de nombreuses Vues de cimetières français, dans les régions occupées. En quatrième page : une « fantaisie : » la Lettre du poilu, avec les termes d’un argot conventionnel qui ne ressemble que de très loin à celui qui se parle dans les tranchées authentiques ; puis un Calendrier franco-anglais : revue des nombreuses batailles livrées à travers les siècles, par les Français contre les Anglais. En cinquième page, « photographies » de Prisonniers français et anglais en Allemagne. Cette légende est ironique : les types photographiés sont tous des Hindous ou des noirs. En sixième page, une analyse de Trois ans de guerre boer, par le général de Wet ; en septième page, la reproduction d’un dessin de M. Sabatier paru dans l’Illustration : deux « poilus, » avenue des Champs-Elysées, croisent un jeune homme trop bien habillé et une jeune fille trop coquette : « Tu vois bien, dit l’un des soldats, que c’est pas de chez nous ! » En huitième page, des paysages allemands, des Vues de Bad, Nauheim, Regensburg ou « Ratisbonne, » dit la légende. Un texte constituant une publicité commerciale non déguisée accompagne ces vues des principales villes « artistiques » dont l’Allemagne est fière.

Un autre numéro donne de méchants vers sur les Quatre fils Aymon dans la forêt des Ardennes. Une photographie abominablement truquée représente Les évacués de Lille aux champs, sous la garde d’un soldat de landsturm : les jeunes femmes, trop bien habillées, ont des attitudes affectées ; elles sourient, — et voilà une réplique péremptoire aux terribles accusations des rapatriés ! On nous montre ensuite des Vues de Constantinople, le Trésor du Vieux Sérail à Stamboul, des Groupes d’évacuées du Nord qui semblent aller à la kermesse ou à la ducasse, une Vue des ruines de la Somme (la légende explique que le canon français seul a fait ces ruines) ; un portrait du Général Fayolle au front, une Vue de la Deutsche Bücherei, à Leipzig, effroyable et colossal bâtiment où semblent accumulées toutes les géométriques laideurs de l’âme allemande. Puis, ce sont des caricatures où l’Angleterre est tournée en dérision ; des « photos » d’une représentation théâtrale donnée par des prisonniers français dans leur camp, et où les acteurs jouant des rôles féminins, en jupe et en corsage décolleté, ont posé devant l’objectif avec des expressions de physionomie équivoques. Il est visible que ces prétendus « prisonniers français » sont d’authentiques Allemandes.

Les autorités militaires allemandes se sont-elles fait illusion sur la portée réelle de cette propagande ? Malgré tout le développement qu’elles ont donné à la Gazette des Ardennes, nous ne le pensons pas. Il faut avouer, cependant, que l’immonde journal de Charleville a été spécialement favorisé par le G.Q. G. alllemand. Le Bruxellois (journal quotidien indépendant ( ! ), tirage 75 000 exemplaires par jour, rédigé à Bruxelles, 45, rue Henri-Maus) n’a jamais bénéficié des mêmes avantages. Le rédacteur en chef de cette autre feuille de propagande, qui signe Marc de Salm, spécialisé dans les attaques contre l’Angleterre, n’a point l’espèce de brio grossier qui permet à Prévost de prendre, auprès du Boche, des attitudes d’écrivain « bien parisien. » Le Bruxellois, dès 1915, commençait la publication, en feuilleton, des Mystères de Paris, et un choix aussi peu indiqué n’eût point été toléré à Charleville. A la Gazette des Ardennes, on a eu le souci constant de prendre, dans la littérature française, tantôt ce qui constitue un tableau de la prétendue « corruption » actuelle, de la décadence de nos mœurs ; tantôt ce qui montre des sentiments de méfiance à l’égard de l’Angleterre ; tantôt ce qui permet de croire qu’en France, l’Allemagne est jugée favorablement. Mais les romans d’Eugène Sue ! Nous savons que des officiers allemands cantonnés dans la Somme jugeaient que la reproduction des Mystères de Paris était « comme du temps perdu ! »

Qu’ils en prennent leur parti ! Ils ont également perdu leur temps en organisant, avec leur minutie habituelle, l’énorme diffusion de la Gazette des Ardennes. Nous pouvons affirmer qu’à aucun moment cet étrange journal « d’information, » consacré aux pays envahis, n’a exercé d’influence ni trompé le public qu’il était chargé d’atteindre. Les seules « nouvelles » publiées étaient résumées dans les communiqués allemands, et parfois dans les communiqués français, quand ils paraissaient contenir l’annonce d’échecs graves. Les lecteurs de la Gazette des Ardennes, qui n’ont entendu parler du Lusitania qu’en avril, mai et juin 1915, et lisaient, le 4 juin 1915, « qu’étant donnée la perfidie bien connue des méthodes anglaises, il n’est nullement impossible que les sous-marins anglais torpillent des bateaux neutres, pour dire ensuite que c’étaient les Allemands, » n’ont pu comprendre, évidemment, le revirement d’opinion qui s’est produit aux Etats-Unis et chez la plupart des neutres. De même nos compatriotes devaient ignorer que, dès le mois d’avril 1915, devant Ypres, les Allemands avaient fait usage de gaz asphyxiants. Mais la Gazette, en se gardant soigneusement de leur révéler ce nouveau crime, accusait, le 7 juin suivant, les États-Unis d’envoyer en France des munitions empoisonnées.

Les habitants des régions envahies, rapatriés en France, parlent avec horreur et dégoût de la Gazette des Ardennes. Ceux qui, dans la Somme, subirent la domination allemande jusqu’au 18 mars 1917, avant le « repli stratégique » dHindenburg, ont fait entendre depuis les mêmes énergiques déclarations. On les obligeait, à lire la feuille de mensonges et de chantage : ils la lisaient en effet, mais entre les lignes, cherchant la vérité à travers les méandres compliqués de la dissimulation boche, et découvrant souvent, avec une joie silencieuse, la colère ou le désappointement de l’ennemi. Chaque jour, ils pouvaient constater à quel point les correspondances de la « régionale » s’éloignaient scandaleusement de la réalité, et rien ne rehaussait mieux leur courage et leur foi que cette éternelle nécessité de mentir où l’Allemand se trouve empêtré. D’autre part, les louanges absurdes que prodiguait Prévost à la délicatesse, à la probité, à l’humanité des officiers allemands étaient immédiatement mises au point par une population plus clairvoyante que l’ennemi ne le soupçonnait, et qui était témoin de désordres et d’atrocités sans nom. Un fermier de la Somme a vu, un jour, un feldwebel contraindre un soldat de sa compagnie à courir, devant tous les hommes rassemblés, jusqu’à épuisement, et à se coucher ensuite tout de son long dans une flaque d’eau. Les Allemands regardaient sans surprise le spectacle de cette sinistre discipline, mais pour les Français, quelle révélation !

Nous avons dit que les nouvelles des revers français et des succès de nos ennemis, naturellement amplifiées par la Gazette des Ardennes et commentées avec perfidie, n’ont point découragé les victimes de l’invasion. Sans doute, nos compatriotes gardaient la méfiance instinctive d’une pareille source de renseignements. Mais il y a une autre cause à cette admirable sécurité morale que rien n’a pu entamer. C’est que, de temps en temps, une information précise et sûre traversait les lignes ennemies et arrivait mystérieusement dans les régions désolées. Nous ne pouvons encore donner aucun détail sur la manière dont certains événements ont été connus en pays envahi, dont certaines communications intermittentes ont été réalisées entre Français séparés par la dure muraille d’acier. Cela vaudrait une étude spéciale qui serait remplie de récits vrais d’aventures invraisemblables, attestant chez les nôtres les plus brillantes qualités d’imagination, d’ingéniosité et d’audace. Comment, par exemple, un beau matin du printemps de 1915, un numéro d’un journal parisien tomba-t-il entre les mains du maire d’Omiécourt ? Ah ! si les Boches l’avaient surpris, dissimulant ce carré de papier qui lui apportait des nouvelles de la patrie, son affaire était claire, et on l’eût fusillé sans relard ! Le maire réussit à descendre dans sa cave sans éveiller aucun soupçon, et là, à la lueur d’une bougie, il lut avec une joie indicible un article où il était question de notre première victoire de la Marne. Une victoire ! l’ennemi en déroute ! la France sauvée !… Cette radieuse nouvelle, il l’avait ignorée jusqu’alors ! L’écho de notre triomphe n’était point parvenu jusqu’à ceux qui, désormais, devaient se sentir rassurés !… Il relut l’article une fois encore, pour bien graver chaque mot dans sa mémoire, puis, après avoir brûlé le journal qui lui révélait un miracle, il souffla sa bougie, et seul dans l’obscurité, il pleura longuement, mais de bonheur, comme un fils au chevet de sa mère ressuscitée.


En feuilletant la collection de la Gazette infâme, nous avons, en quelque manière, surpris les ressorts secrets qui font mouvoir l’âme allemande. Tromper, trahir, ce sont pour elle jeux ordinaires et traditionnels. Nous devons prendre garde à toutes les manifestations de cet esprit de ruse patiente qui inspire nos éternels ennemis. Notre dessein n’a point été de rassembler des arguments de contre-partie pour d’éventuelles discussions. Il ne saurait y avoir, entre les Alliés et leurs déloyaux adversaires, de futurs assauts de dialectique et d’éloquence. Mais nous avons voulu montrer à l’œuvre les descendants de ceux dont un historien latin[1] disait déjà : « Au sein de l’extrême barbarie, ils sont astucieux au suprême degré. C’est une race née pour le mensonge. »


EUGENE THEBAULT.

  1. Velleius Paterculus.