La Gigue d’Ève

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Messageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine série 3, vol. 28, n°4) (p. 9-12).


La Gigue d’Ève




Dans les lupanars de Biskara et des grands Ksours du Beled-Djerid, j’ai vu, au milieu de nuages de kif et d’encens, comme des déesses de l’Olympe, danser demi-nues les belles filles des Ouled Nayl ; j’ai vu sous les tentes de poil des Fréchiches les sectateurs de je ne sais quel libidineux apôtre, le visage rasé et pâle comme les prêtres eunuques du temple de Tanit, et vêtus de robes de femmes comme les corybantes de Cybèle, se sourire dans d’immondes vis-à-vis ; j’ai vu les négresses soûles de tafia, se trémousser sur leurs hanches énormes et faire tressauter leurs longues mamelles dans des cabrioles dignes du Walpurgis ; et tout autour de ces chorégraphies lascives qu’excusent l’ardeur des fournaises tropicales et les brûlures du simoun, j’ai vu la luxure allumer les yeux des mâles et fouetter de ses cuisantes lanières leurs chairs frissonnantes de désirs ; mais il ne m’avait pas encore été donné d’assister au spectacle des étranges excitements de la boueuse débauche des ciels pâles.

La Gigue d’Ève ! ne la voit pas qui veut. Il faut aimer l’art pour l’art, pour se décider à suivre par les nuits brumeuses et froides, à travers les quartiers mal famés, le detective qui vous conduit.

On serait si bien au coin du feu, alors que le vent hurle à la porte et que la pluie fouette les vitres, à lire, saisi de délicieux frissons, le Mort de Camille Lemonnier, ou à s’égarer dans les chaudes plaines du Quercy avec les rustiques amoureux de Léon Cladel ! Mais non, la Gigue d’Ève ! la Gigue d’Ève ! et le revolver en poche j’errais dans les bouges de White-Chapel.

« C’est là, monsieur, le repaire de la débauche et du crime. — Un policeman en uniforme serait écharpé s’il passait seul ici, monsieur. — Voyez ce coin, monsieur, on l’appelle le coin des coups de couteaux. — Et cette maison, monsieur, c’est la maison des pendus. — Le public-house que vous voyez à notre droite, monsieur, était jadis fréquenté par les étrangleurs. Il a dégénéré, il n’est plus que le rendez-vous des voleurs et de quelques simples assassins. »

C’est ainsi que, vers onze heures du soir, le detective Thompson m’égayait le long du chemin.

Nous marchions depuis une demi-heure, tournant à droite, coupant à gauche, traversant une cour ici, suivant une allée là, clapotant dans la boue par les ruelles infectes et obscures, lorsque soudain le son d’un violon arriva jusqu’à nous.

— Nous y voici, me dit M. Thompson ; je ne voulais pas vous l’avouer, mais je craignais, en vérité, m’être perdu.

C’était un public-house ne différant en rien des autres du même quartier, et je serais bien empêché de le retrouver, perdu qu’il est dans un dédale de ruelles. Il me parut cependant étrangement louche et sinistre, en dépit de ses deux becs de gaz brillant comme des yeux de loups derrière des vitres dépolies. De temps à autre une ombre passait, la porte s’ouvrait et l’on entendait plus distinctement la ritournelle.

Cependant il semblait vide ; à part le crin-crin aigu, aucun bruit n’en sortait.

Nous poussâmes la porte. Quatre personnages en chapeau rond et en guenilles, accoudés sur le comptoir, fumaient silencieusement de longues pipes de clay à côté d’un pot de porter, et paraissaient s’amuser moult tristement, à la façon de leur pays.

— Ah ! voici M. Thompson, s’exclama un homme énorme, surgissant derrière le comptoir. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Rien, ce soir. Je viens avec ce gentleman. Est-ce commencé ?

— Pas encore. La femelle n’est pas arrivée. Mauvais temps. Les shillings et les six pence se refusent à sortir des poches. On fait le sac pour ripailler à Noël. Depuis une heure on racle, et les clients n’arrivent pas.

— J’ai entendu, du bout de la rue ; c’est le violon qui m’a fait reconnaître…

— Mauvaise enseigne, monsieur Thompson. Dire qu’il faut payer un orchestre pour attirer des gueux à un spectacle que tous les seigneurs de la Chambre haute et les messieurs de la Chambre basse payeraient une guinée par tête et feraient dix milles à pied pour en jouir.

— Et même plus.

— Eh ! Eh ! vous avez raison, et même plus. Entrez, gentlemen ; la femelle ne va pas tarder.

Et, soulevant le slab du comptoir, il nous livra passage.

Dans une salle ou plutôt une arrière-chambre, car la pièce ne pouvait guère contenir plus de vingt ou trente personnes, une dizaine de drôles, à face patibulaire buvaient, causaient et fumaient sans bruit, assis le long des murailles sur des bancs larges comme des tables et en face de tables étroites comme des bancs. Les dos de plusieurs générations de voleurs avaient maculé le mur de grandes taches graisseuses. Le papier éraillé, déchiré, moisi, pendait en longues déchirures, laissant voir les lèpres du crépi. Sur les tables poissées de bière et de gin, des pots, des mesures d’étain, des paquets éventrés de bird’s eye, des cigares et des pipes neuves. Au milieu une sorte d’établi carré et massif. Un bec de gaz sans globe éclairait cet antre suant la misère et le vice.

Il n’y avait là, comme bien l’on pense, ni les parfums aromatiques, ni les allumettes au benjoin et au sandal des mauvais lieux de l’Orient, ni même la forte odeur du musc mélangée aux senteurs hircines de la nuque moutonneuse des négresses vouées aux appétits des matelots du Wapping, mais les horribles puanteurs de la canaille anglaise qui bave son trop-plein de porter et exhale de ses loques luisantes de crasse les vomissures de cinquante orgies.

Sur aucune de ces faces abruties par la débauche, mais que le vice tenait en éveil je ne vis l’étonnement ou la contrariété que devait apporter l’arrivée d’un intrus et d’un detective ; à peine si ostensiblement quelques yeux se tournèrent vers nous, mais je surpris entre les paupières baissées les éclairs de prunelles de fauves.

Le violon raclait furieusement, et nous venions à peine de prendre place que toutes les têtes se tournèrent vers la porte.

La femelle entrait.

Vingt ans, très brune, jolie, avec des yeux noirs qui semblaient nager dans l’ivresse, elle s’avançait un peu hésitante, répondant par de signes de tête à de nombreux Good night, Polly, lui souhaitant la bienvenue.

D’abord, en voyant le vide de la salle, elle fit une moue dédaigneuse, parut indécise ; puis, nous avisant, vint s’asseoir à nos côtés.

Il pleuvait à verse ; elle était toute mouillée ; les effiloquées de sa vieille robe de laine laissaient sur les briques des traces humides, et ses bottines trouées faisaient flac, flac.

Elle eut une petite toux sèche et serra son châle sur sa poitrine.

— Voulez-vous un grog ? demanda le detective.

— Oui, un grog au whisky. Un gros garçon joufflu et blond nous apporta avec le grog un pot de bitter ale. Elle but le grog et vida à moitié le pot. Puis elle alla à d’autres qui l’appelaient, se gorgeant de bière et de gin.

Et, tout à coup, faisant signe au violoneux, elle monta sur la table du milieu en s’aidant de l’épaule d’un jeune drôle à mine de furet, et le violon ayant entamé l’air Speed the plough, la gigue commença.

Les mouvements furent lents d’abord, puis se précipitèrent ; la fille s’anima, frappant du talon à crever la table, et le musicien ayant accéléré la mesure, elle sembla bientôt prise d’une folie hystérique. Alors se passa une scène étrange : le vieux jeu du clown, dans les cirques forains, lorsque vêtu en campagnard il se hisse sur un cheval, et, se dépouillant peu à peu de toutes ses hardes, paraît, aux yeux émerveillés, dans son maillot éclatant de paillettes. Ainsi, les unes après les autres, elles fit tomber toutes les parties de son misérable habillement. D’abord, le vieux chapeau de velours râpé, orné de fleurs trempées et roussies, puis le châle troué, puis le corsage, enfin la jupe.

Le gros garçon joufflu enlevait les hardes à mesure qu’elles tombaient, et la danseuse en chemise, ou plutôt en peignoir, continua une gigue folle au milieu des applaudissements des spectateurs.

Et, souriante, le front calme, confiante, son chapeau de velours transformé en aumônière, elle fit lentement le tour de la société.

Les pence pleuvaient dans l’escarcelle ; puis, la quête faite, elle compta, comme font les pauvres hercules de foire, surveillée par le garçon joufflu.

— Trois shillings, dit-elle, et je dois au publicain la moitié de la recette ; ce n’est pas assez. Si vous voulez voir plus loin, il faut mettre cinq shillings.

Et froide comme un marguillier à l’office, elle regardait de notre côté, sachant bien que c’est de là que viendrait le supplément.

Il vint en effet, au grand contentement de la galerie, et elle remonta sur la table.

Alors, avec une pudeur que je n’attendais guère, elle baissa, sourde aux protestations de l’assemblée, l’unique flamme de gaz, et quand il ne resta plus qu’une petite lumière tremblotante, son peignoir glissa.

Certes, ce n’était pas un beau parfait cette étoffe de la pauvreté, comme disait Béroalde de Verville ; les amants de formes grecques eussent trouvé à critiquer la maigreur des bras, le développement disproportionné des seins ; au moins le tout était désirable, et nul des spectateurs n’eût laissé à d’autre sa part. On le voyait aux regards goulus et aux faces avides.

Les fureurs des mâles en rut éclataient dans les profondeurs intimes de ces gueux. Le cou tendu, les yeux écarquillés, les uns faisaient entendre un sifflement sourd d’une locomotive lointaine ; d’autres, la bouche ouverte, apprêtaient la langue comme des chiens à qui l’on montre un gigot ; deux ou trois riaient d’un rire stupide avec un jet de bave au coin des lèvres…

Et elle, nue comme Ève avant le péché, enveloppée de la fumée des pipes et de la vapeur des haleines surchauffées, la peau dorée par la lueur mourante du gaz, correcte, sévère, la face immobile comme un masque, sans qu’un sourire vînt effleurer sa bouche entr’ouverte, l’œil fixe et froid, le sourcil froncé, le buste raide, les bras tendus le long des cuisses, elle continua pendant quelques minutes à cingler les désirs de ces dépravés de la fange, avec ses lascifs trépignements.

Dégrisée, elle semblait l’être, et paraissait accomplir une pénible besogne ; la besogne payée d’avance qu’on a hâte de finir.

Enfin, ruisselante de sueur, elle s’arrêta. Des émanations d’une dangereuse âcreté emplirent la salle. Le gros garçon joufflu lui lança un water-proof et elle disparut en courant dans une pièce voisine où ses hardes étaient jetées.