La Grèce en 1869, son avenir par les alliances et les travaux de la paix

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La Grèce en 1869, son avenir par les alliances et les travaux de la paix
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 458-482).
LA GRECE EN 1869

Quoique les populations se renouvellent insensiblement, il y a aujourd’hui dans la société grecque trois générations distinctes, sans compter les enfans, qui feront la quatrième. La première a combattu dans la guerre de l’indépendance ou en a vu les derniers actes ; elle se compose de palikares, de vieux marins et de quelques politiques des premiers jours. La seconde a rebâti les villes, rédigé la constitution et créé les écoles ; elle est au gouvernement et occupe la plupart des hautes fonctions dans l’état, la banque et le commerce. Enfin il y a les jeunes hommes, qui ne tarderont pas à jouer les principaux rôles. La vieille génération est presque épuisée, ses représentans s’éteignent tous les jours ; mais quand il lui arrive de se montrer dans les affaires publiques, elle se croit encore au temps des Turcs, et suit une politique de pachas. La génération moyenne, qui a le rôle actif, est désespérée. Elle a compté sur une extension de l’indépendance hellénique, sur un abandon de la Crète et sur une amélioration de la situation générale ; elle n’a pas reculé pour cela devant de grands sacrifices. Après le verdict de la conférence de Paris, il lui a fallu faire une sorte de liquidation. Alors elle s’est vue en face d’un trésor vide et endetté, d’une société appauvrie et obsédée par le brigandage, d’administrateurs, corrompus et poursuivis par la voix publique, d’une chambre artificielle qui venait d’abdiquer en deux mots entre les mains d’un ministère devenu impossible, enfin d’une puissance qui, d’adversaire de la Grèce, était devenue son juge, et qui, de concert avec toute l’Europe, prononçait contre elle une condamnation. Quand je dis que cette génération d’hommes, la plupart dévoués à leur pays, est aujourd’hui désespérée, je traduis le mot grec qui retentit de tous côtés à mes oreilles, άπηλπισμένοτ. Je veux donc examiner sans passion d’aucun genre les élémens constitutifs de cette société hellénique, et voir si ce désespoir est légitime, ou s’il n’est que l’effet d’une crise passagère d’où la nation grecque sortira ; je chercherai en même temps. à quelles conditions elle en pourra sortir.


I

La religion joue dans le Levant un rôle plus intime que dans les pays catholiques. Si les principes annuellement énoncés et sans cesse pratiqués par l’église de Rome ne mettaient pas celle-ci en lutte avec nos lois politiques et civiles, nous tenons en réalité si peu à ses vieux symboles à peu près incompris, que la morale générale, soutenue par les codes, pourrait régler à elle seule notre activité. C’est la lutte de l’église et de l’état qui partage les âmes et en retient un grand nombre dans le camp de la foi ; quelques-unes y restent par éducation et par habitude, d’autres s’y enrôlent par politique et par intérêt ; réunies, elles forment un corps d’armée qui fait illusion et donne une apparence religieuse à une société qui au fond ne l’est pas. Rien de semblable dans la société grecque. Ici l’église est faible et la religion forte : l’église n’a point une unité comparable à celle de la monarchie presque absolue du pape. Non-seulement les communautés chrétiennes sont indépendantes les unes des autres, et ne relèvent que de leurs évêques, qui eux-mêmes ne peuvent rien sans les synodes ; mais le clergé ordinaire est marié, les prêtres sont des pères de famille fort peu théologiens, plus occupés d’assurer des alimens à leurs femmes et à leurs enfans que de se concerter entre eux pour résister à la loi ou pour l’éluder. Ces prêtres font donc partie de la société civile au même titre que les autres citoyens. Ce qui achève de les assimiler aux laïques, c’est qu’ils ne peuvent attendre de l’église ni honneurs ni richesses : l’accès aux hautes fonctions religieuses leur est fermé ; celles-ci sont réservées au clergé régulier et non marié, de sorte que les couvens, qui chez nous forment de petites sociétés dépendantes, du pape beaucoup plus que de l’empereur, sont les retraites où les futurs chefs des églises d’Orient vont étudier la théologie et se préparer à l’administration des diocèses. Sans doute les couvens ne laissent pas d’avoir des inconvéniens dans la société grecque : célibataires, les moines cherchent souvent, dit-on, hors du royaume un point d’appui dans le nord de l’Europe et se font les propagateurs du panslavisme. C’est aux chefs du clergé à se défendre contre cette accusation ; mais ce qu’on peut affirmer, c’est que leur influence est en réalité bien faible et qu’elle diminue de jour en jour. S’il était vrai que le haut clergé demande son mot d’ordre à la Russie, comme le nôtre à Rome, les Grecs savent très bien et répètent sans cesse que ce serait pour eux un extrême malheur de trouver un pape à Pétersbourg après s’être pendant quinze cents ans défendus contre celui qui siège à Rome.

L’indépendance des églises et le mariage des prêtres donnent à la foi des laïques un caractère de religion personnelle qui la rapproche beaucoup du protestantisme. Si les dogmes sont fixés, et n’ont pas varié depuis bien des siècles, chacun tire de ces formules les idées qu’il croit y voir, et conserve dans l’interprétation philosophique une grande liberté. Au fond, tout en pratiquant des cérémonies traditionnelles, on se préoccupe fort peu de la théologie. A cet égard, la religion joue dans la société grecque un rôle fort analogue à celui des anciennes religions païennes. C’est un grand avantage pour les Grecs : tout en demeurant religieux, ils échappent ainsi au fanatisme, sentiment à la fois ardent et coupable produit par le mélange de la religion et de la politique.

L’absence d’alliances politiques au dedans fait que le clergé grec ne s’occupe guère que de ses fonctions sacrées, et épargne à l’état cette hostilité que les clergés latins montrent en tant d’occasions. Les couvens sont quelquefois riches ; les prêtres mariés sont le plus souvent pauvres et par conséquent peu éclairés. Il y a aujourd’hui en Grèce des personnes qui voudraient les voir rétribués par l’état et chargés des écoles primaires. Cela aurait moins d’inconvéniens que chez nous, puisqu’ils sont pères de famille et n’ont point de pape ; mais ce serait introduire la politique dans le clergé, constituer à son égard un privilège et mettre dans la société grecque un élément de discorde dont elle est exempte. Ce qui se passe au sein des nations catholiques doit instruire ces publicistes : ne s’efforcent-elles pas de rendre l’église indépendante de l’état, afin que l’état soit lui-même indépendant de l’église ? Quand on jouit de cette séparation si désirée, n’est-ce pas une grande faute que de la vouloir mettre en péril ?

L’église grecque est encore chargée au contraire de certaines fonctions qu’il serait temps de rendre à l’état. C’est elle, par exemple, qui fait et défait les mariages. Que le prêtre aille dans une maison privée baptiser un enfant et pratiquer sur lui ses cérémonies purificatoires, c’est affaire de religion pure ; l’état n’a pas à s’enquérir si un homme est d’une religion ou d’une autre. Quant au mariage, ce n’est pas simplement un acte religieux ; on pourrait même soutenir que l’Évangile ne s’en est pas vivement préoccupé. C’est un acte civil au premier chef, puisqu’il assure l’avenir des enfans, divise ou unit les héritages, et donne naissance à une foule de lois et d’usages qui n’ont rien de commun avec la religion. Au fond, le mariage devant le prêtre est une union mystique qui n’est indissoluble que par convention, et que l’antipathie des conjoints rend par le fait illusoire. L’église romaine, pour des raisons tirées de sa politique, a cru devoir déclarer cette union perpétuelle comme les vœux monastiques. L’église orthodoxe n’a point admis cette doctrine, et s’est tenue plus près de la nature. Au temps de la domination turque, on n’éprouvait pas le besoin du mariage civil, qui était impraticable ; mais aujourd’hui l’absence d’union civile produit des effets désastreux. Le prêtre unit les hommes et les femmes avec une facilité incroyable ; on divorce fréquemment et sans motifs sérieux ; il se fait des échanges de maris entre femmes, de femmes entre maris, au grand détriment des enfans et des bonnes mœurs, au préjudice aussi des fortunes. Comme en se mariant on a toujours devant les yeux la possibilité d’un divorce, le régime dotal est à peu près exclusivement pratiqué : la femme conserve le libre usage de sa fortune, le mari ne peut l’empêcher d’en jouir à sa guise et même de la dilapider. Aussi, malgré les efforts et les exhortations des pères de famille, le luxe venu d’Europe a-t-il envahi avec une rapidité extrême la société hellénique.

Il est démontré aux yeux des hommes de loi de la Grèce que le mariage par-devant le prêtre ne suffit pas dans une société qui aspire à se civiliser, et que la religion n’est pas un frein assez fort pour en empêcher la décomposition. Ils voient autour d’eux trois manières de constituer la famille : celle des musulmans, où la femme est achetée comme une esclave et traitée comme telle ; celle des Grecs, où la monogamie a pour base le mariage religieux avec le divorce, qui la rend presque illusoire ; enfin celle des peuples civilisés d’Occident, où la loi civile intervient avec la rigueur de ses formules et son esprit de conservation. On peut dire que chez les mahométans la famille n’est pas constituée, qu’elle l’est à moitié chez les Grecs et chez ceux des catholiques où ne règne pas encore la loi civile, qu’elle l’est complètement là seulement où cette dernière a toute son énergie. C’est un des plus grands progrès que la société hellénique ait à réaliser que de constituer la famille par la réduction, sinon par la suppression des divorces. Elle rencontre pour cela des facilités dont ne jouissent pas les peuples catholiques, comme on en peut juger par l’Italie, l’Espagne, l’Autriche, où les clergés se révoltent contre ce qu’ils appellent les usurpations de la loi. Chez les Hellènes, le clergé n’a point l’habitude de rien tenter contre ce qui peut améliorer le sort de la patrie ; les prêtres, la plupart mariés, ont eux-mêmes intérêt à ce que la famille se consolide, et tous comprendront vite que ce progrès est un de ceux qui peuvent le mieux marquer leur supériorité en face des musulmans.

Cette supériorité s’affirme de plus en plus par les progrès de l’instruction publique chez les Grecs. On peut dire qu’ici toutes les voies lui sont ouvertes et qu’elle n’a aucun obstacle sérieux à redouter. J’ai entendu des Athéniens se plaindre que l’enseignement est superficiel et ne peut pas entrer en comparaison avec ce qu’on trouve en Allemagne, en Angleterre et en France. Jusqu’à présent en effet, les Grecs n’ont guère contribué à l’avancement général de la science : il ne suffit pas pour atteindre ce but qu’une ville renferme un homme instruit dans chaque partie ; il faut à ce savant un milieu où il se retrempe sans cesse, où ses idées se développent et se rectifient en se communiquant. Ce milieu n’existe pas encore : il se forme, il se complétera, et cela d’autant plus vite que les communications avec l’Occident seront plus faciles, plus rapides et plus nombreuses ; mais, avant d’en venir là, nous comprenons fort bien que les hommes instruits de la Grèce aient eu autre chose à faire que de viser à des découvertes. Au sortir de la guerre de l’indépendance, quelle instruction y avait-il dans ce pays, combien de collèges et d’écoles, combien de professeurs et de maîtres ? Où en était, je ne dirai pas le savoir, mais la langue elle-même ? Quelle éducation avaient reçue non-seulement les femmes, mais les hommes ? On peut répondre aucune, si l’on excepte les personnes qui avaient vécu à l’étranger, en Allemagne, en France, en Italie, en Angleterre ou même en Russie. Tout était donc à faire : en 1830, la Grèce était comme une solitude parcourue par des klephtes victorieux et ignorans. Il fallut d’abord organiser un état politique quelconque et constituer un peuple. On ne songea guère sérieusement à l’instruction publique qu’après l’arrivée du roi Othon et des Bavarois. Cependant dès 1847, à l’époque où nous vînmes fonder notre école d’Athènes, nous trouvâmes des écoles nombreuses, des lycées, une université régulièrement organisée[1], un observatoire, et dans la société hellénique une extrême ardeur à s’instruire. Durant ces vingt dernières années, le progrès de toutes ces institutions a été constant. Il y a des écoles primaires dans toute la Grèce, écoles où l’on apprend non-seulement à lire, à écrire et à compter, mais où le plus souvent, à côté de la langue usuelle, on étudie la langue ancienne, qui lui sert de correctif et de complément. Les lycées d’enseignement secondaire se sont développés et multipliés ; on en trouve dans les principales villes. L’université d’Athènes, organisée à peu près sur le modèle de celles de l’Allemagne, attire autour de ses chaires des jeunes gens de toutes les parties du monde hellénique ; elle compte plus de douze cents étudians, répartis entre les sciences, les lettres, le droit et la médecine. Ce foyer de lumière rayonne de tous côtés.

L’état fait-il ce qu’il peut pour entretenir et améliorer l’enseignement public ? Il est certain que jusqu’à ce jour il a fait peu de chose, et qu’il a, comme tant d’autres, donné à la guerre des ressources qui eussent été mieux employées autrement. Là-dessus, je ne sais trop ce que l’Europe pourrait reprocher aux Hellènes ; mais chez eux, comme dans tout l’Orient, l’initiative privée est fort généreuse : elle fonde les établissemens, elle les dote, elle construit les édifices où ils doivent être installés. En ce moment, on en élève ou on en achève dans Athènes qui auront coûté plusieurs millions. Cependant on ne peut pas espérer que les particuliers ou les sociétés connues sous le nom d’hétairies feront toujours les frais de l’enseignement ; il est de toute nécessité que l’état se mette en mesure de remplir son devoir, qu’il règle ses comptes avec les professeurs et les maîtres, qu’il rouvre les établissemens que le dernier ministère avait fermés par une mauvaise économie, et qu’il en crée de nouveaux. Il y est d’autant plus obligé qu’il a la haute main sur toute l’instruction publique et qu’il en est le directeur effectif : c’est lui qui fait ou autorise les programmes pour toutes les écoles ; son autorité en cela est si grande qu’elle s’étend jusque sur l’enseignement ecclésiastique. Il y a aux portes d’Athènes une maison tenue par des prêtres et où s’enseigne la théologie ; les élèves y portent le costume sacerdotal ; c’est une sorte de grand séminaire. Or les programmes y sont donnés par le ministre de l’instruction publique, ses inspecteurs y font des tournées, sans que le clergé songe à s’y opposer en aucune manière. Cette puissance de l’état, qui est soumis à une constitution où la liberté des cultes est proclamée, donne à la Grèce une position excellente, que de grands peuples, plus avancés qu’elle en beaucoup de choses, pourraient envier. Cette puissance s’exerce sans conteste, et, se rencontrant dans une société où la religion n’est point centralisée, peut avoir sur l’avenir de la nation la plus heureuse influence.

C’est une des choses que les Grecs ont le mieux comprises du jour où ils ont été maîtres d’eux-mêmes. Ils ne savaient certainement pas que l’Arya l’emporte sur toutes les autres races par son développement intellectuel, qui n’a d’autres limites que celles de la vie ; mais, Aryas eux-mêmes, ils ont toujours eu le sentiment de leur supériorité en face des races asiatiques et septentrionales. S’instruire est pour eux le signe qui doit distinguer un Hellène d’un musulman. Ils ont donc couru avec passion aux écoles : le mouvement s’est étendu dans tous les pays où il y a des Grecs, en Égypte, en Asie, à Constantinople et dans beaucoup de villes de la Turquie d’Europe, En Grèce, à l’instruction des hommes s’est ajoutée celle des filles. Il faut insister sur ce point, car c’est un des traits les plus caractéristiques et en même temps les plus honorables de l’esprit grec. Les Hellènes savent très bien qu’en Orient les femmes chrétiennes, c’est-à-dire libres, doivent, par leur éducation, être placées au-dessus des femmes de harem, être élevées au niveau des femmes d’Occident, être mises en communauté d’idées avec leurs pères, leurs maris et leurs frères. Quand l’instruction de ceux-ci se développe, il faut que la leur s’améliore aussi. On a donc dès 1835 fondé dans Athènes une première école de filles[2]. Cette maison a langui pendant quelques années ; puis, les dons, les legs et les secours d’une hétairie active et intelligente étant venus, on a pu bâtir un grand édifice, y appeler les filles de toute classe, y avoir des pensionnaires pour les familles éloignées, y créer des bourses, y former des institutrices et des maîtresses d’école pour les provinces. Aujourd’hui l’Arsakion est un établissement modèle, très semblable à nos lycées, et où les filles reçoivent une instruction qui ne le cède en rien à celle des garçons. Elles y sont au nombre d’environ neuf cents, divisées en sections et en classes. Tout l’enseignement y est donné par les professeurs de l’université d’Athènes à la satisfaction des mères de famille et aux applaudissemens du clergé. On peut dire qu’il y a là une des forces les plus puissantes et les plus actives de la civilisation dans le Levant.

Il est maintenant nécessaire de mettre au jour, afin qu’on s’applique à le corriger, un vice inhérent à la société hellénique et qui provient du genre d’éducation qu’elle se donne. L’instruction de la jeunesse est entièrement théorique, et les applications de la science n’ont pas encore commencé à s’y produire ; la Grèce, sauf de bien rares exceptions, est dépourvue d’industrie. L’agriculture y a fait des progrès en ce sens que l’étendue des terres cultivées s’est accrue ; mais les procédés ne se sont guère améliorés, le traitement des produits est encore presque partout ce qu’il était il y a trente ans. Il est peu de pays où l’olivier et la vigne croissent avec autant de facilité et donnent des récoltes aussi belles et aussi abondantes. Eh bien ! l’huile est si mal préparée qu’elle ne peut se vendre à l’étranger dans des conditions avantageuses ; le vin a continué d’être assaisonné de résine, procédé venu de Lyon avant l’époque de Plutarque, et qui transforme un jus alcoolique et savoureux en une sorte de vernis. Il y a même eu à l’égard de l’agriculture une incurie qui a ressemblé à du mauvais vouloir ; la plaine d’Argos possédait une ferme-école dont l’influence était fort heureuse, elle a cessé d’être soutenue, et elle est tombée ; la reine Amélie, femme du roi Othon, avait créé près d’Athènes un établissement modèle qui n’est plus qu’une ruine. Les routes que le dernier gouvernement avait commencées n’ont pas été continuées ; les transports se font encore à grands frais sur des mulets et sur des ânes, comme dans les pays turcs les plus abandonnés. Bien plus, on a rendu il y a quelque temps une loi affectant certains centimes à la construction de chemins. Ces centimes, assure-t-on, ont été perçus, mais les chemins n’ont pas été faits ; l’argent passe à la guerre et à l’intrigue. Voici, pour que le lecteur en puisse juger, un exemple des effets produits par cet état de choses : à la dernière récolte, dans le Péloponèse, le vin se vendait 2 centimes le litre, et beaucoup de vignes n’ont pas été vendangées ; il est évident que, si la préparation eût été améliorée et qu’il y eût eu des voies nombreuses aboutissant aux ports de mer, tout ce vin aurait pu être exporté, et qu’une somme d’argent considérable serait entrée dans le Péloponèse.

Au progrès de l’agriculture se rattache étroitement celui des industries qui en dépendent. Le pays produit assez de coton, de laine et de soie pour vêtir tous ses habitans, il est fécond en matières tinctoriales ; mais il n’y a pour ainsi dire pas de fabriques d’étoffes de soie, de laine ou de coton. Des tissages domestiques se font encore dans certaines provinces au moyen de petits métiers dont les produits sont solides, mais fort chers, et employés principalement par les gens qui ont gardé les anciens costumes. Quant aux autres, dont le nombre s’est accru depuis vingt ans dans une grande proportion, ils achètent les draps, les calicots et les soieries de France, d’Allemagne, d’Angleterre et d’Amérique. La Grèce vend donc à l’étranger ses matières premières pour les racheter plus cher quand on les lui rapporte manufacturées ; si elle n’avait pas une autre source de revenus dont nous parlerons tout à l’heure, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus une drachme en circulation dans toute la contrée.

Quant aux autres industries, elles sont nulles ou à peu près. Dans Athènes, ville de 50,000 habitans et capitale d’un royaume, on ne trouve pas à faire, je ne dirai pas fabriquer, mais réparer une lampe ou une montre, ou construire un appareil, même très simple, exigeant quelque précision. Les grandes industries sont à créer. Si elles n’existent point, ce n’est pas que la force manque ou qu’elle soit coûteuse : outre celle qu’on peut toujours produire avec du combustible, la Grèce a des chutes d’eau perpétuelles dans ses montagnes ; à Livadie, l’Hercyne développe plus de mille chevaux de force qui ne sont pas utilisés. Elle a des réservoirs naturels qui peuvent alimenter des usines au-dessous d’eux : citons le seul lac de Phénéos en Arcadie, qui est à 760 mètres au-dessus de la mer, et dont les émissaires naturels entretiennent la rivière abondante du Ladon.

Ainsi la nature ne manque point à l’homme, et d’un autre côté la Grèce est peuplée d’hommes manifestement intelligens ; mais jusqu’à présent le Grec a dédaigné ou maltraité la nature qui s’offre à lui. Il a étendu le désert au lieu de le repeupler ; il a couru aux villes et aux écoles, où il a reçu une éducation qu’il croit à tout la plus libérale, parce qu’elle s’acquiert sans qu’il soit besoin du secours des mains. Il en est résulté une rupture d’équilibre dans les forces morales de la nation : les villes et tout le pays manquent d’ingénieurs, de contre-maîtres et d’ouvriers ; mais elles regorgent d’avocats sans causes, de médecins sans malades, d’officiers inutiles, de gens vaniteux et de politiques qui cherchent fortune dans le renversement des ministères, dans les troubles publics et les révolutions. Si l’agriculture et l’industrie étaient honorées et encouragées comme elles le méritent, ces oisifs intelligens et instruits trouveraient des occupations honnêtes et lucratives, par lesquelles ils contribueraient à la prospérité de leur patrie en s’enrichissant eux-mêmes.

Les moyens d’atteindre ces résultats n’ont point à être cherchés bien loin : la Grèce a trois protectrices dont deux au moins peuvent lui être d’un grand secours. De plus, en se soumettant tout récemment à un jugement sévère de l’Europe, elle a acquis le droit de dire à tous les peuples qui se sont faits ses juges : « Vous me condamnez à demeurer inactive sur un angle de terre où vos pères m’ont confinée, et qui dans l’état présent ne peut pas même me nourrir ; donnez-moi donc les moyens d’y vivre en paix et d’y jouir de la sécurité du lendemain. » Eh bien ! il y a deux moyens également praticables dans l’emploi desquels l’Europe ferait tout pour aider les Hellènes : qu’ils attirent chez eux les étrangers, et qu’ils envoient eux-mêmes leurs fils étudier chez nous l’agriculture, les industries et les métiers.

L’accueil fait en Grèce aux industries étrangères est moins qu’encourageant ; il importe à ce pays de changer de système, car jusqu’à ce jour les industriels venus du dehors n’ont guère éprouvé que des déboires, témoin la compagnie anglaise, toute nouvelle encore, du chemin de fer d’Athènes au Pirée : est-il un ennui qu’elle n’ait essuyé, un obstacle qu’on n’ait mis devant elle, une perte de temps et d’argent qu’elle n’ait eu à subir ? Elle a lutté et vaincu, son chemin est ouvert, elle fait des recettes merveilleuses ; cependant elle n’a pas encore conquis le repos. Les Grecs devraient comprendre que les industries venues du dehors sont pour eux autant de bienfaits et souvent des actes de courage, sinon de dévoûment. Quand ils auront appris comment on les fonde, comment on les exploite et comment on travaille, alors ils n’auront plus besoin des étrangers. Pour les aider à y parvenir plus vite, nous avons en Occident mille écoles d’industrie, mille exploitations agricoles et un nombre infini de manufactures où ils peuvent envoyer leurs enfans en apprentissage. Il n’est pas un gouvernement qui ne fût heureux de les encourager dans cette voie ; les chefs d’établissemens privés le seront d’enseigner leur art à des jeunes gens qui reviendront exploiter leur propre pays, et avec lesquels ils resteront en rapports d’affaires. Je connais des industriels français, anglais et allemands qui échangent entre eux leurs fils et se les rendent après deux ou trois ans, habiles et tout formés. Un tel échange ne peut exister avec la Grèce, où tout est à créer ; mais le bon vouloir qu’on a pour elle et le désir de la voir prospérer en tiendront lieu. Que ne fonde-t-elle de son côté des hétairies agricoles et industrielles, comme elle en a fondé pour la création d’écoles et de maisons de bienfaisance ? Ces sociétés entretiendraient des jeunes gens en Europe en même temps qu’elles organiseraient, pour leur retour, des établissemens agricoles et industriels.

Comment donc la Grèce a-t-elle vécu jusqu’à ce jour ? Par la marine et par la banque : elle ne produit pas, mais elle transporte et elle échange les valeurs des différens pays de production. Sur 1 million 1/2 d’habitans que renferment la Grèce libre et ses îles, on compte aujourd’hui de 28 à 30,000 marins, qui sont les plus sobres et les plus habiles de la Méditerranée. Leurs nombreux bâtimens à voiles se construisent généralement dans le pays et à peu de frais, quoiqu’une partie des matériaux vienne de l’étranger. Ils peuvent faire les transports à des conditions plus avantageuses que les autres marines, parce qu’à la modicité des prix ils ajoutent la sécurité sur mer. La marine à vapeur locale s’est bien développée depuis vingt ans : en 1850, il n’y avait encore dans les mers grecques qu’un petit service gréco-autrichien par l’isthme de Corinthe ; aujourd’hui toutes les côtes de terre ferme et la plupart des îles sont desservies par une compagnie hellénique de navigation à vapeur qui est loin d’avoir atteint la perfection, mais qui fait de bonnes affaires. Quand les services de ses bateaux seront plus réguliers et plus rapides, l’installation meilleure, les prix moins élevés et la police du bord mieux faite, elle pourra lutter avec les grandes compagnies du dehors.

La Banque nationale partage avec la Banque ionienne le principal mouvement financier du monde hellénique dans ses rapports avec les étrangers. Une foule de Grecs sont banquiers, ou font la banque tout en ayant un commerce particulier. Il en résulte pour eux un accroissement quelquefois rapide de leur avoir. Au sortir de la guerre de l’indépendance, on peut dire qu’il n’y avait pas en Grèce un seul homme riche ; depuis ce temps, il s’est formé un grand nombre de fortunes, dont quelques-unes sont considérables. Beaucoup de capitaux ont été immobilisés dans les constructions des villes ; mais la plupart sont restés engagés dans la marine et dans la banque, où ils produisent souvent de forts intérêts. Malgré la catastrophe dont un ministère aux abois l’a menacée l’hiver dernier, la Banque nationale a distribué 13,75 pour 100 à ses actionnaires. Elle est organisée sur le modèle de la Banque de France ; elle est dirigée avec prudence et honnêteté ; elle est la pierre fondamentale du royaume grec, et l’on peut dire qu’elle serait un des meilleurs établissemens financiers de l’Europe, si elle était sûre de n’être jamais mise au pillage par quelque mauvais gouvernement. La marine et la banque sont les deux mamelles de la Grèce contemporaine : les bénéfices qu’elles réalisent se répandent dans le pays et servent à y entretenir l’agriculture, le commerce et les petites industries qu’on y rencontre. Si elles venaient à manquer, la Grèce ne tarderait point à être affamée, la caisse de l’état ne tirerait pas une drachme des habitans appauvris. Or un peuple méditerranéen, turc ou autre, pourra toujours, quand il le voudra, tarir ces sources de revenus jusqu’au jour où la Grèce sera devenue agricole et industrielle, et pourra vivre par elle-même. C’est ce qu’a failli prouver par les faits la mesure prise par le sultan à l’égard des Grecs avant la réunion de la conférence. Par là ils ont pu comprendre qu’il ne leur suffit pas d’être marins, banquiers, avocats, médecins, professeurs ou soldats, parce que tout cela n’assure pas le nécessaire de la vie, et peut manquer en un seul jour.


II

Le grand développement de l’instruction, joint aux instincts naturels du peuple grec et à une réaction énergique contre l’absolutisme des sultans, a eu pour conséquence une constitution politique plus libérale qu’aucune de celles de l’Europe : un roi qui règne, mais qui ne gouverne pas, et ne pourra jamais gouverner sans une révolution, une seule chambre qui fait les lois et qui tient les ministres sous son influence immédiate, voilà les deux et à peu près les uniques rouages de cette constitution. Cela ne veut pas dire que le roi n’exerce aucune action sur la direction des affaires : c’est lui qui choisit ses ministres responsables, et il peut dissoudre la chambre ; par là, il adresse au peuple et à ses représentans une sorte de remontrance qui peut changer le cours des idées. Toutefois cette action du roi est limitée, et en cas de conflit prolongé le dernier mot reste toujours à la nation. Il arrive donc nécessairement, si la constitution est respectée, que la nation finit par avoir les ministres qu’elle veut et par marcher dans la voie qu’elle préfère. Il n’y a en Europe que la république helvétique où l’on puisse trouver une liberté aussi grande ; même il existe en Suisse des élémens de contradiction qui n’existent pas en Grèce et qui laisseraient l’avantage réel à cette dernière, si la Suisse n’avait pas appris à ses dépens à se bien gouverner elle-même. La Grèce au contraire fait son apprentissage en cela comme en tout le reste, et s’accoutume au travers des périls à la pratique de la liberté, dont ses publicistes lui donnent tous les jours la théorie.

Ces périls et cette turbulence de passions et d’idées ont soulevé dans ces derniers temps en Europe et même en Grèce la question de savoir si ce pays ne profiterait pas mieux sous un gouvernement absolu, et s’il est réellement capable de supporter une telle dose de liberté. C’est là une idée venue du dehors et contre laquelle les Grecs doivent se tenir en garde. Pour moi, je considère ce seul problème comme un rêve, et la tentative qu’on pourrait faire de le réaliser comme funeste et impraticable. Si la Grèce était un peuple de cultivateurs et que sa tribune politique, comme le Pnyx des trente tyrans, fût tournée du côté des terres, on pourrait peut-être l’asservir. Il n’en est pas ainsi, elle regarde la mer ; la marine est un adversaire naturel de l’absolutisme ; elle veut la liberté de ses mouvemens et de ses transactions ; c’est pour soustraire la leur à l’absolutisme musulman que les Grecs ont combattu pendant sept années, lutte où la marine marchande s’est changée tout à coup en marine de guerre. Pourquoi encore est-ce la Crète et non la Thessalie qui s’est récemment soulevée ? Un absolutisme qui n’interviendrait pas dans les transactions commerciales et qui n’aurait pas dans sa main la marine ne serait que nominal, et, s’il l’avait, il la ruinerait ou serait ruiné par elle,

Il en est de même de la banque : on la voit naître et grandir avec la liberté. Si elle est sous l’autorité de quelque pouvoir absolu, elle perd avec sa sécurité la confiance publique, qui est sa force vitale. La Grèce en a fait l’expérience tout récemment. Le capital de sa Banque nationale est représenté par les dépôts des particuliers et par des legs et donations faits au profit d’établissemens auxquels elle en paie le revenu. Un peu avant la réunion de la conférence, le ministère ayant demandé à une chambre élue sous son influence un vote de confiance en présence des périls qui, disait-il, menaçaient le pays, deux mots introduits dans la formule du vote donnèrent à ce ministère une puissance dictatoriale. Le premier usage qu’il en fit fut de tenter un coup de main sur l’encaisse de la banque ; celle-ci se retrancha dans la légalité, et ne parvint à conjurer sa ruine qu’en souscrivant un prêt le couteau sur la gorge. Tous les Grecs le savent, et comprennent, je pense, ce qu’un gouvernement absolu pourrait faire en pareille occurrence.

L’absolutisme d’ailleurs n’a pas un seul point d’appui dans ce pays : il ne peut saisir l’homme que dans sa personne ou dans ses biens. Or le Grec est insaisissable dans ses montagnes ; tout l’empire turc a été impuissant contre le Magne pendant quatre siècles ; que pourrait donc faire un roi ou un usurpateur régnant dans Athènes ou dans Nauplie ? Quant à leurs biens, on sait que jusqu’à présent les propriétés des Hellènes ont peu de valeur, et qu’eux-mêmes sont au besoin d’une sobriété qui assure leur indépendance. De quoi ont vécu les Crétois depuis deux ans ? Néanmoins ils ne se sont soumis que du jour où ils ont vu l’Europe les abandonner.

Si les Grecs avaient ici besoin d’un conseil, ce que je ne crois pas, il faudrait leur dire de conserver leur liberté et leur constitution en l’améliorant dans la pratique. C’est comme peuple libre qu’ils contrastent avec les états de l’Asie, et qu’ils attirent à eux les hommes de leur race encore soumis à l’absolutisme musulman. Si le peuple hellène avait voulu continuer de vivre sous ce joug, aurait-il avant 1830 intéressé l’Europe comme il l’a fait ? Croit-on qu’on eût livré la bataille de Navarin pour établir un petit prince absolu à côté du grand ? C’est donc à cause de son libéralisme qu’il a trouvé tant d’amis en Occident. A quel moment lui arrive-t-il de les perdre ou de les voir se refroidir ? C’est quand on le croit d’accord avec les Russes, non parce que ces derniers sont Russes, mais parce que, seule en Europe, la Russie représente aujourd’hui le principe des gouvernemens absolus.

Puisque nous sommes sur ce sujet, je dois dire que, si le tsarisme a des partisans sincères parmi les Grecs, ils sont bien peu nombreux et bien impuissans. Le Grec est avisé ; il écoute toujours, en vrai marin, de quel côté souffle le vent. Or il sait très bien que, s’il se donnait une monarchie absolue, abandonné de toute l’Europe libérale, il tomberait aussitôt sous la domination de la Russie ; il aurait le tsar pour souverain et pour pape, la Sibérie pour prison, la Pologne pour consolatrice et Constantinople pour capitale ; seulement cette capitale ne serait pas la sienne. C’est donc sa constitution libérale qui le défend contre cette absorption, dont le centre est heureusement éloigné. C’est elle aussi qui lui permet d’entrer, quand il le voudra, dans le concert des nations civilisées.

On dit que cette constitution est trop libérale, qu’elle divise les Grecs entre eux, qu’elle leur ôte toute action commune, et qu’elle arrête tout progrès. On pourrait d’abord demander lequel vaut le mieux de la division dans la liberté ou de l’unité dans la servitude. Qu’il n’y ait ici d’ailleurs aucune communauté d’action, c’est ce qui est démenti par la guerre de l’indépendance et par l’affaire de Crète, où l’opinion publique et l’unité d’action et de sentimens se sont montrées d’une manière si évidente. Les luttes de chaque jour sont la condition même de la liberté ; l’ordre n’est pas le silence ; le progrès consiste non à faire taire les hommes, mais à exécuter la loi selon la justice, à écarter ainsi les violences et à déjouer les révolutions. C’est là une question de temps et d’éducation politique. Quand les forces morales auront trouvé en Grèce leur équilibre par les moyens que j’ai indiqués, on verra l’ordre s’établir peu à peu sans que le peuple ait besoin de renoncer aux biens qu’il a conquis. On peut observer que les républiques antiques de la Grèce, et notamment celle d’Athènes, ont été livrées à des agitations perpétuelles précisément parce que cet équilibre dont nous parlons s’y était rompu de bonne heure et n’avait jamais pu s’y rétablir, car elles se composaient des mêmes élémens que le peuple grec d’aujourd’hui, et n’avaient pas dans l’agriculture et l’industrie le contre-poids que celui-ci est à même de se donner. Si les Grecs, comme ils paraissent en sentir la nécessité, veulent s’appliquer à développer chez eux les forces industrielles et agricoles dont ils disposent, on verra les oisifs trouver des occupations honnêtes et les gens turbulens devenir des citoyens paisibles. C’est en effet ce qui arrive dans tous les pays de l’Europe : l’immense besoin de paix qui s’y fait sentir n’est dû ni à une opposition à l’impérialisme, ni à un abaissement des cœurs, ni à une théorie quelconque ; elle est due à la condition même des citoyens, que leurs intérêts bien entendus et leur juste solidarité ont rendus de plus en plus amis du repos public. Il n’y a aucune raison pour qu’un phénomène tout semblable ne se produise pas chez les Grecs ; peu d’hommes ont le caractère aussi doux et s’accoutument plus aisément à jouir du repos que la paix procure. Ceux de nos diplomates et de nos marins qui ont vu de près les Crétois s’accordent à regarder ce peuple comme le plus facile et le plus docile qui se puisse rencontrer. Par conséquent, ce qui doit préoccuper les esprits, soit en Grèce, soit ailleurs, ce n’est pas de soumettre les hommes de cette race à une répression insupportable, c’est de réaliser parmi eux les conditions de la paix.

La situation du royaume grec à l’égard des peuples qui l’entourent procède de ce que la Grèce est un état libre. Si elle était soumise, soit à un petit monarque absolu, soit au tsar, cette situation serait absolument changée : ce sont les Crétois qui veulent devenir Grecs et non les Grecs qui veulent devenir Crétois. Il importe peu aux populations helléniques que le prince soit à Athènes, à Constantinople ou à Pétersbourg ; ce qui leur importe, c’est d’être soustraites à tout pouvoir absolu, quel qu’il soit, parce qu’aucun de leurs élémens sociaux ne peut se développer sous l’absolutisme. Il y a une apparence de paradoxe à dire que les Grecs n’ont ni haine pour les Turcs, ni amour pour les Russes : c’est cependant la vérité. Ce qu’ils reprochent à la Turquie, c’est son absolutisme ; ce qu’ils reprochent aux Turcs, c’est leur engourdissement, qui les livre, eux et les raïas, à des satrapes oppresseurs, et qui rend toute réforme illusoire. Si les races « éveillées » de l’empire turc étaient appelées à l’égalité des droits et pouvaient y exercer l’influence à laquelle elles peuvent prétendre, l’absolutisme du sultan diminuerait, sa puissance réelle deviendrait plus grande, et ces races songeraient moins à se détacher de lui et à se tourner contre lui. Ce changement est-il possible, et, s’il l’est, sera-t-il réalisé avant qu’un ébranlement général ait disloqué l’empire turc ? C’est ce que l’avenir décidera.

Pour le moment, il est certain que l’indépendance de la Grèce exerce sur les populations homogènes une attraction très puissante, et que l’état grec se trouve à leur égard dans une situation qu’il est impossible de changer. L’effort de sept années qui fut fait entre 1820 et 1830 n’aboutit qu’à la création d’un petit centre de libéralisme ; cependant toutes les populations helléniques du continent et des îles y avaient participé. La lutte fut générale, le résultat fut localisé ; la race grecque le considéra donc comme incomplet, et depuis ce temps elle n’a plus cessé de croire qu’elle aurait tôt ou tard à recommencer le combat. Quand on dit que la Grèce ne se suffit point à elle-même et qu’elle ne peut vivre, cela ne signifie pas seulement qu’elle est petite et pauvre, cela veut dire surtout qu’elle est inachevée et attractive. Plus son état intérieur s’améliorera, plus cette force d’attraction sera énergique, et d’un autre côté, si la Grèce ne réalisait à l’intérieur aucun progrès et restait habitée par des klephtes et des palikares, elle serait à perpétuité un foyer de révoltes, de brigandage et de piraterie. On ne voit pas qu’il soit possible aux politiques d’échapper à cette alternative ; mais, des deux partis, le premier est incontestablement le meilleur, et la Turquie même est intéressée à accepter et presque à favoriser le mouvement libéral qui attire les Hellènes les uns vers les autres.

Le royaume grec est à beaucoup d’égards dans la situation où était le Piémont avant 1859. Les Grecs avaient eu plus d’une fois leur Novare ; les Italiens trouvèrent leur Navarin à Solferino ; nous verrons tout à l’heure à quelle condition la Turquie pourra éviter un Sadowa. La race italienne a beaucoup plus largement profité de Solferino que la race grecque n’a profité de Navarin, car l’indépendance ne fut donnée ni à la Thessalie, ni à l’Epire, ni à la Macédoine, ni aux plus belles îles, tandis que l’Italie chassa l’absolutisme de tout son sol, à l’exception de Venise et de Rome. Sadowa affranchit Venise, il ne reste plus que Rome ; mais celle-ci sera réunie à son tour à l’Italie, sans combat, espérons-le, et par la force des choses, attendu qu’elle est italienne. Si Navarin avait eu toutes ses conséquences, les provinces du nord et les îles auraient fait partie du royaume de Grèce ; les choses ayant été réglées autrement, ces pays sont devenus, comme disent les Allemands, l’objectif que les Hellènes ont sans cesse devant les yeux. Au terme de la route, plusieurs entrevoient Constantinople, comme les Italiens voient Rome ; mais il n’est pas probable que Constantinople appartienne de longtemps ou même jamais à la Grèce, tandis que le destin de Rome est de devenir la capitale de l’Italie. Constantinople n’a jamais été plus qu’une colonie grecque ; ce ne sont pas les Grecs qui en ont fait le centre d’un empire, ce sont les césars romains ; ces derniers y introduisirent leur administration et leurs administrateurs. La ville n’a pas même un nom grec ; quand elle perdit son vieux nom thrace de Byzance, ce fut pour prendre le nom latin d’un empereur de Rome. Sa population fut un mélange de toutes les nations, mélange où les Grecs ne furent probablement jamais en majorité et où leur belle langue se transforma en un véritable jargon. Aujourd’hui elle est encore habitée par des hommes de toutes les races : sa population s’élève, dit-on, à 1 million d’âmes dont 1/10e à peu près est grec ou grécisé. Ainsi ni l’histoire ni la race n’autorisent les Grecs à revendiquer Constantinople ; si ce droit leur appartenait, ils pourraient à plus juste titre réclamer Alexandrie, la Sicile, Naples, Gênes, Nice et Marseille même, qui se vante encore d’être habitée par des Phocéens. Il reste donc la religion ; mais, si le patriarche de Constantinople est le premier évêque d’Orient ou a la prétention de l’être, il n’en est pas le pape : la conquête politique de cette ville ne saurait rien ajouter à son autorité, à moins qu’elle n’eût pour conséquence la création en sa faveur d’un souverain pontificat et d’un papisme oriental. Si cela devait être, les Grecs seraient les premiers à regretter la conquête de Constantinople, car elle produirait chez eux ces luttes intestines de la religion et de l’état qui fatiguent et épuisent les peuples latins.

Constantinople n’est donc en aucune manière à l’égard des peuples grecs dans la même situation que Rome à l’égard des Italiens. Les Hellènes commencent à le comprendre : la « grande idée » perd du terrain et se transforme ; ils voient que Constantinople ne pourrait devenir leur capitale que par une conquête, et que cette conquête est de plus en plus impossible. Elle ne le serait pas, si cette ville était véritablement grecque ; mais elle ne l’est point, et il n’y a vraiment aucune justice à ce que les Grecs la possèdent à l’exclusion des autres nations et des possesseurs actuels. Du reste ce n’est pas seulement cette conquête qui est une chimère : la Grèce ne peut pas même songer dans son état présent à conquérir une seule province, une seule île. C’est ce que vient de démontrer l’insurrection crétoise ; l’hellénisme tout entier lui a envoyé des secours ; elle en a reçu de l’Occident et de l’Orient ; le royaume grec l’a non-seulement aidée de ses hommes, de ses munitions et de son argent, mais il a recueilli et nourri pendant deux ans plus de 30,000 femmes et enfans réfugiés. Cependant le jour où l’insurrection a entendu la désapprobation de l’Europe, elle a cessé. Alors le royaume grec a calculé ses ressources, et s’est vu dénué d’approvisionnemens, de soldats disponibles, d’argent et de crédit.

La Grèce sait très bien qu’elle ne peut rien par elle-même. Comme elle ne peut pas non plus se soustraire au besoin d’indépendance qui est sa condition d’être, elle a été forcément conduite à chercher un appui au dehors et à profiter des occasions. Le lecteur remarquera que l’Italie s’est trouvée dans la même situation, et qu’elle s’y trouve même encore, quoiqu’elle s’en dégage. Quand elle a voulu « faire par elle-même, » elle s’est fait battre ; mais quand elle fut assurée du concours de la France, elle se remit en campagne et fut victorieuse à Solferino. La France s’étant retirée avant la fin de la lutte, l’Italie chercha une autre alliance : la guerre de 1866 ayant éclaté, elle affranchit la Vénétie avec le concours de la Prusse. Si cette dernière venait à se brouiller avec nous, la France pourrait avoir l’Italie contre elle, à moins qu’elle ne livrât Rome, parce qu’aux yeux des peuples le besoin d’être l’emporte toujours sur la reconnaissance. Il y a des personnes qui voient dans les Grecs des amis dévoués de la Russie : quelle illusion ! Comme tout autre peuple, les Grecs s’aiment eux-mêmes. Ils sont avec la Russie quand les nations de l’Occident sont contre eux, on est contre eux quand on semble protéger la Turquie à leurs dépens, et comme la Russie est toujours contre les Turcs, elle est toujours avec les Grecs. On crut après Sadowa qu’une grande guerre allait éclater en Europe, que la Prusse et la Russie seraient d’accord et tiendraient en échec les forces des autres états : le moment parut bon pour soulever les populations helléniques et procéder au démembrement de la Turquie. La Crète s’insurgea, l’Épire fut sur le point d’en faire autant ; mais une réaction puissante de l’esprit de paix en Europe détourna le cours des événemens. La France et la Prusse ne firent point la guerre ; la Russie fut isolée et réduite à l’impuissance ; on signa une trêve, et l’on immola la victime qui d’elle-même était venue s’offrir à l’autel.

Les contestations de ce genre sont toujours celles qui peuvent amener la Russie vers le sud. Tant que les Grecs n’ont vu en elle qu’une alliée de même religion qu’eux et qu’ils l’ont crue désintéressée, ils ont espéré en elle, ont compté sur son appui. Cette dernière affaire les a singulièrement détrompés. D’une part, la Russie n’a rien fait pour eux que des articles de journaux, elle ne leur a rien donné que des conseils qui ont tourné à leur détriment et à leur humiliation ; avec ses 60 millions d’habitans, elle n’a pas envoyé un homme à leur secours ; tous ses semblans d’amitié n’ont abouti qu’à de vaines paroles. D’une autre part, son habileté diplomatique a été déjouée par celle de l’Europe, qui s’appuyait sur le droit, sur la justice et sur le besoin d’avoir la paix. A la fin, la Russie fut forcée de voter avec l’Europe dans une réunion qu’elle avait elle-même provoquée et dont elle espérait certainement une autre issue : elle abandonna ses bons amis, et se vit battue dans leur personne, car les Grecs ont très bien vu que ni l’Angleterre, ni la France, ni aucun peuple libéral ne leur était hostile, et qu’à la Russie seule on voulait imposer des bornes. Cette puissance a donc subi dans l’orient de l’Europe un échec qu’elle aura de la peine à réparer ; le panslavisme, vaincu une première fois dans les provinces du Danube par la chute du ministère Bratiano, l’était une seconde fois à Paris, et cela au moment où un allié de la Russie venait d’être militairement repoussé non loin du fleuve Caboul, dont les eaux descendent à l’Indus. Enfin, au temps même de la conférence, les journaux russes annoncèrent que le shah de Perse marchait sur Constantinople. Le shah n’a pas marché, et, s’il comprend ses intérêts, non-seulement il ne marchera pas, mais il se gardera des excitations qui peuvent lui venir du nord.

La Russie mine l’empire ottoman sur toutes les frontières. Cette situation, bien loin de favoriser les tentatives des Grecs, les rend impuissantes, car il est inadmissible que la Russie s’empare de pays musulmans sur lesquels elle n’a aucun droit ; l’Europe ne peut point accepter qu’elle s’installe à Constantinople, domine la Méditerranée et s’empare de la grande route de l’Orient, Par la même raison, on ne la laissera pas s’étendre jusqu’au Golfe-Persique, et les Anglais l’arrêteront du côté de l’Inde avant qu’elle ait pris le Caboul, qu’elle descende à Attock et menace Delhi. L’Europe a intérêt à ce que la Russie reste chez elle ; on a vu par deux fois qu’elle est assez forte pour l’y contraindre au besoin. C’est aux Grecs de régler leur avenir d’après ces principes, au succès desquels ils sont eux-mêmes intéressés.

La situation des peuples et les événemens se résument en une double formule : les Grecs ne peuvent occuper Constantinople sans le secours de la Russie, la Russie ne peut ni ne veut la leur donner. Or le « panhellénion » est fait, l’unité morale des populations helléniques existe ; mais ce n’est point par la guerre et par la conquête qu’elle peut se réaliser politiquement. Ceux qui rêvaient encore, il y a quelques mois, Constantinople pour capitale, qui voulaient voir au jour de l’an prochain le roi George « salué par le patriarche du haut des marches de Sainte-Sophie, » ont déjà renoncé à cette coupable chimère, et comprennent que, le roi George ne pouvant régner sur le Bosphore, il vaut mieux pour eux y voir le sultan que le tsar. En réalité, ce n’est pas Constantinople qui est le centre de l’hellénisme, c’est Athènes ; Athènes en est le milieu géographique, le vrai siège historique ; par la force des choses et en s’aidant un peu, elle en deviendra avant peu d’années le centre maritime, commercial et industriel. Si les Grecs veulent absolument rattacher leur nouvelle histoire à celle des anciens, ce n’est pas aux Constantins qu’ils devraient songer, c’est à Périclès.


III

Si l’on admet que la Grèce possède tous les élémens d’un peuple complet et qu’il manque uniquement à ses forces morales ce contrepoids que les nations de l’Europe trouvent dans leur agriculture et leur industrie, il ne restera plus qu’à examiner si la marche des choses pourra la conduire dans cette voie, ou si elle demeurera toujours à l’écart du mouvement européen. Il est bon de remarquer que dès à présent elle est en relation avec toute l’Europe par sa marine, ses banques et ses négocians, tandis que d’un autre côté elle se tient au courant de nos sciences et s’assimile de plus en plus à nous par l’instruction. Il est bien difficile d’admettre qu’avec leur esprit éveillé et leur activité physique les Grecs s’en tiendront toujours à des théories et achèteront toujours en Europe ce qu’ils pourraient faire eux-mêmes en les appliquant. La réaction en ce sens est aujourd’hui très énergique : les journaux, qui avant la conférence de Paris ne parlaient que de guerre et de conquêtes, ne demandent plus que l’encouragement de l’agriculture, la répression du brigandage, l’ordre dans les finances, l’apprentissage des arts et des métiers, la construction des routes, des chemins de fer et des canaux. Il ne suffit pas de parler, il faut agir, et pour cela les Grecs ont besoin du concours des Occidentaux. On ne peut donc voir encore dans ce qui se dit parmi eux qu’un symptôme favorable et une bonne disposition qu’il faut seconder.

Quand les Grecs se mettront résolument à l’œuvre, que l’expérience et les capitaux de l’Europe viendront les aider, on verra leur pays se civiliser, s’enrichir et se transformer en peu de temps ; la Grèce et en particulier Athènes sont dans une des positions géographiques les meilleures de toute l’Europe. Le mouvement général de l’ancien continent suit trois routes principales qui se dessinent de plus en plus nettement, et qui sont déterminées par la direction des fleuves, des montagnes et la forme des rivages. Ces trois routes sont parallèles et vont du nord-ouest au sud-est : c’est ce dont tout le monde peut s’assurer en jetant les yeux sur une carte d’Europe et d’Asie. La première part d’Angleterre et de France, perce les Alpes, descend en ligne droite de Turin à Brindes, traverse la Grèce, la Méditerranée, le canal de Suez, la Mer-Rouge, et par là gagne le sud de l’Inde, l’Australie, la Chine et le Japon. La seconde suit les grands fleuves ; elle part de la Hollande et du Danemark, remonte le Rhin ou l’Elbe, passe à Vienne et descend le Danube jusqu’à l’endroit où il s’infléchit vers le nord ; de là elle s’avance droit vers Constantinople, traverse le nord de l’Asie-Mineure par les vallées du Sangarius et de l’Halys, atteint l’Euphrate, suit le cours fertile de ce fleuve sur une longueur de 300 lieues, et aboutit au Golfe-Persique ; enfin elle gagne par mer l’Indoustan et les bouches de l’Indus. La troisième part de la Baltique, parcourt les immenses plaines de Russie par Moscou et Novgorod, traverse la Caspienne, et, remontant la longue et magnifique vallée de l’Oxus, aboutit aux cols du Caboul, à la porte nord-ouest de l’Inde, éternel chemin du commerce et des invasions.

De ces trois routes, la première est terminée jusqu’au Mont-Cenis, et quand le souterrain de cette montagne s’ouvrira (1871), elle le sera jusqu’à Brindes ; la malle anglaise ira de ce port à Londres en trente heures. Dans l’état présent des choses, les relations ont lieu surtout par mer ; tout le monde sait que Marseille et son chemin de fer doivent leur étonnante prospérité à ce qu’ils font partie de la grande voie méridionale de l’Orient ; bientôt les voyageurs et les marchandises qui exigent un transport rapide s’embarqueront à Brindes.

La voie centrale est encore loin d’être réalisée ; c’est pourtant un des plus pressans intérêts du sultan de l’exécuter. Il y a des compagnies qui travaillent en Hongrie et, dit-on, dans la Turquie d’Europe[3] ; mais il faudrait se hâter, parce que le commerce du monde ne change pas facilement les directions qu’il a une fois adoptées. La traversée de l’Asie se fait encore par le moyen des caravanes, procédé grossier, lent et coûteux, qui n’offre pas au négoce la sécurité dont il a besoin. Il y a quelques années, une société s’était formée sous le nom de Compagnie du chemin de fer de l’Euphrate ; mais elle n’a pas persisté dans ses projets, parce qu’une telle voie ne peut être lucrative, si elle n’est pas continuée jusqu’à Constantinople et rattachée sans interruption aux lignes du Danube. Si elle existait, une grande partie du commerce de l’Inde centrale et celui de toute l’Asie occidentale y descendraient, et viendraient passer à Constantinople ou s’embarquer à Smyrne ; mais il faudrait pour cela que le sultan et le shah construisissent des routes aboutissant à cette voie comme mille ruisseaux aboutissent à une grande rivière. Ajoutons que cette voie à travers l’Asie peut seule donner une grande valeur à celle qui va unir Vienne à Constantinople. Cette dernière ville en effet n’est ni centre de production ni centre de consommation, c’est une ville de négocians et de banquiers ; mais son commerce de transit pourra croître démesurément en quelques années, si le sultan sait s’y prendre et s’il est secondé.

Quant à la troisième route parallèle, la Russie sait mieux que nous le parti qu’elle en peut tirer. Tout ce qui se passe dans ce pays est enveloppé de mystère et rien ne s’y fait à ciel ouvert. Quand elle voudra, elle aussi, entrer dans le mouvement général du monde et en profiter, il ne suffira pas qu’elle construise des chemins de fer et des routes stratégiques : il faudra d’abord qu’elle renonce à des intrigues bonnes pour des émirs et des pachas du vieux temps, et qu’elle joue franc jeu comme les nations civilisées, car la première condition d’une voie commerciale, c’est que le négociant y trouve la sécurité. Il y a des compagnies qui vont ouvrir des chemins de fer jusqu’au rivage de la Caspienne ; on parle d’une autre société qui continuerait cette voie du côté de l’est en remontant l’Oxus par Khiva et Boukhara ; on gagnera ainsi la frontière de l’Inde, que de l’autre côté les voies anglaises atteindront bientôt. Il est vrai que les Anglais n’expédieront pas un colis par cette route, lors même qu’elle serait la plus parfaite, la plus rapide et la moins coûteuse, parce que ce colis ne serait pas en sûreté, tandis que les voies indiennes n’offrent aucun péril, que de Bombay à Marseille les risques de mer sont couverts par des assurances, et que de Marseille à Londres le monde entier pourrait circuler, sans avoir de comptes à rendre à personne, sous la protection équitable de notre civilisation. Pourtant, si un jour cette dernière venait à prévaloir en Russie, et s’il était jamais démontré que cet empire n’ambitionne plus ce qui ne peut lui appartenir, la grande voie du nord deviendrait importante, parce qu’une partie des produits de l’Inde, du Tibet et de la Chine, sans compter ceux des Russies, la suivraient.

Quand les peuples rangés sur une de ces trois lignes ont une politique commune, ils prospèrent, parce que leurs intérêts sont les mêmes. Si l’un d’eux veut prendre pied sur la ligne contiguë, il en trouble la sécurité sans profit pour lui-même. Si un peuple de la ligne septentrionale fait une alliance offensive avec un des peuples du sud, celui qui est entre les deux court des risques dans son indépendance ; l’interruption de mouvement qui en résulte est ressentie sur toute la ligne, et pousse les peuples à s’allier entre eux contre les agresseurs. Les alliances du sud au nord sont de vraies coalitions, aussi contraires à la morale qu’à la saine politique, mais dont les effets sont considérables. Les alliés naturels de la Grèce sont l’Italie, la France, l’Angleterre, même la Turquie et l’Égypte. Ceux du sultan sont la Perse et l’Angleterre au sud-est, les peuples danubiens, l’Autriche, la Prusse et encore l’Angleterre au nord-ouest. La Russie est à peu près seule, et sa solitude ira croissant jusqu’au jour où elle aura prouvé qu’elle ne convoite aucun point de la ligne centrale. Jusque-là les Grecs ne sont pas moins intéressés que les Turcs à se tenir en garde contre ses empiétemens. La ligne transversale de navigation formée par la Mer-Noire, les détroits et la mer Egée coupe les deux grandes lignes méridionales du vieux continent ; si les frégates russes l’occupaient, la Grèce, après le sultan, serait la première anéantie, ses ports serviraient de refuge à cette marine, toujours en guerre avec l’Occident, une incroyable perturbation se produirait dans le commerce du monde. On ne peut donc trop louer l’intelligence et la rectitude d’idées des hommes qui rédigent le Néologos de Constantinople, et qui se sont donné pour tâche d’arrêter les progrès du panslavisme en préparant une alliance entre la Grèce et la Turquie. Je constate que cette idée, fortement appuyée par les derniers événemens, fait des progrès rapides dans le monde grec ; il est probable que d’ici à peu de temps elle prévaudra, car elle est la seule vraie.

L’avenir de la Grèce exige donc impérieusement qu’elle cherche son point d’appui en Occident, et qu’elle agisse d’accord avec la Turquie : la Turquie est sa préservatrice vers le nord ; l’Occident est le lieu d’où la science, avec ses applications et avec la richesse qu’elle engendre, doit lui venir ; elle ne peut pas les créer, et elle ne peut pas non plus les chercher ailleurs. Les expériences qu’elle a faites sont assez nombreuses, le moment est venu pour elle d’entrer dans le grand courant de civilisation pratique où sa position géographique l’a placée. Le temps du palikarisme est passé : trois générations se sont succédé depuis quarante ans. La première était brave et ignorante, elle a combattu pour la liberté et conquis l’indépendance ; c’était la période des héros. La seconde a fondé un gouvernement régulier, une constitution libérale, elle a bâti des villes, créé une marine, ouvert des comptoirs et des écoles. C’est à la génération nouvelle de faire le reste.

Or Athènes, avec son triple port spacieux et bien abrité, se trouve sur la voie la plus fréquentée du commerce et la plus avancée en civilisation. La ligne droite qui va du Mont-Cenis à Suez traverse l’Épire, l’Acarnanie, l’Étolie, et, longeant la côte du Péloponèse, atteint l’isthme de Corinthe et enfin le Pirée. L’opinion publique en Grèce et à Constantinople commence à se préoccuper de cette idée, car elle contient manifestement une bonne partie de l’avenir de la Grèce. Arrêtons-nous donc un moment sur cet important sujet. Il est possible, en partant du Pirée, de gagner l’isthme de Corinthe, dont le col est à 80 mètres au-dessus des deux mers ; de ce point, on ne rencontre sur toute la côte de Morée aucun obstacle ; c’est un rivage fertile, et le port très fréquenté de Patras est à la sortie du golfe ; les deux promontoires qui font de ce dernier une sorte de lac sont à 1,800 mètres l’un de l’autre ; on peut franchir cette distance soit sous la mer, soit au-dessus. Au-delà, une suite de lacs, de plaines et de golfes conduit à la ville d’Arta ; d’Arta, une vallée monte vers le nord-ouest dans la direction de Janina, d’où une autre vallée, longue, étroite et fertile, celle de l’Aoüs, descend dans la même direction jusqu’au port d’Avlona en Albanie. Le col qui sépare ces deux cours d’eau est à une faible hauteur au-dessus de la mer ; avec un souterrain de quelques centaines de mètres, la pente moyenne depuis Arta serait à peu près de 2 millimètres par mètre ; du côté d’Avlona, elle serait de 1 millimètre et demi environ. Cette voie ferrée paraît donc s’offrir dans les conditions d’une entreprise réalisable. Si elle était exécutée, Athènes serait à dix heures d’Avlona, port spacieux, rade excellente, qui a joué un rôle important durant tout le moyen âge. De là jusqu’à Brindes, les navires à vapeur mettraient cinq heures pour traverser l’Adriatique : ce serait le seul espace de mer que l’Occident aurait à franchir pour se rendre au Pirée, point de l’Europe le plus avancé vers l’Orient. On ne peut guère douter que la malle, les voyageurs et les marchandises rapides ne prissent cette voie, qui en moins de trois jours les conduirait d’Athènes à Paris. Le port du Pirée deviendrait l’un des principaux points d’attache du mouvement maritime de l’Orient et l’une des plus importantes têtes de ligne des grands chemins de fer de l’Europe.

Il en résulterait pour le pays un avantage immédiat, qui rendrait son avenir plus facile, car une telle voie ne peut être faite qu’avec les capitaux de l’Europe ; mais le travail serait exécute par les indigènes. Si la dépense s’élevait à 80 millions, il en resterait au moins 40 dans le pays, c’est-à-dire à peu près cinq fois le numéraire qui circule en Grèce aujourd’hui. Le bien-être des populations s’en ressentirait, et avec lui la sécurité publique et la paix. Quant à Athènes, elle deviendrait en peu d’années le centre effectif de l’hellénisme, et la question d’Orient se trouverait singulièrement allégée. L’Europe entière est intéressée à ce qu’une œuvre de cette nature s’accomplisse ; si les gouvernemens lui prêtaient leur aide, ce serait pour eux la meilleure manière de prouver qu’ils sont vraiment les protecteurs de la Grèce. Les Hellènes doivent faire les premiers pas, et pour cela s’entendre avec le sultan.

Des spéculateurs belges sont venus, il y a quelque temps, proposer au gouvernement grec une autre entreprise, celle d’un chemin de fer qui mènerait d’Athènes et même de Sunium par la Béotie et la Thessalie à Salonique, et qui plus tard se rattacherait aux chemins du Danube. L’affaire serait avantageuse pour les Grecs ; cependant on ne voit pas quel commerce pourrait suivre cette voie, car elle irait droit au nord. Elle serait utile aux provinces danubiennes ; mais le commerce de l’Autriche ne la prendrait pas, et l’Occident moins encore, parce que c’est une voie détournée. Si elle se rattachait à Avlona, il en pourrait être autrement ; pour cela, il faudrait qu’elle franchît le Pinde, dont le col le plus fréquenté est celui de Mezzovo, à 1,225 mètres d’altitude. La compagnie belge parait avoir renoncé à son entreprise.

Enfin l’opinion publique en Grèce se préoccupe fort en ce moment d’un canal qui doit couper l’isthme de Corinthe. Tout le monde est d’accord que ce serait une bonne et féconde entreprise, car elle unirait par mer les deux rivages de la Grèce, elle épargnerait au commerce les dangers et les retards causés par les caps du Péloponèse, elle abrégerait de plus de quatorze heures le voyage de Marseille et de Naples à Constantinople, et de plus de vingt heures celui de Trieste ou de Venise à cette même ville. Le Pirée prendrait une importance nouvelle. A l’heure présente, c’est une des œuvres qui semblent devoir s’exécuter le plus prochainement ; on estime qu’elle coûtera une douzaine de millions, quoique la traversée de l’isthme ne soit que de 5 kilomètres et que la tranchée faite par Néron puisse encore être utilisée. Si les Grecs n’avaient pas honte de se servir de leurs mains, c’est un travail qu’il leur serait aisé de faire sans le secours de personne et à moins de frais que les étrangers : l’état grec a 13,000 soldats presque oisifs, dont la moitié pourrait être employée à ce travail d’utilité publique moyennant une simple augmentation de solde. Les Grecs savent bâtir, ils savent faire les digues, les jetées, les quais et les terrassemens. L’état trouverait là une source de revenu croissante et indéfectible. De nombreux projets encore commencent à circuler dans la société hellénique, desséchemens de marais, exploitations de mines et de carrières, colonies agricoles d’Européens. L’important n’est pas de rêver un grand nombre d’entreprises, c’est d’en exécuter quelques-unes, de s’aider soi-même et de réclamer au besoin l’appui de l’Europe, intéressée à la prospérité de la Grèce.

Nous avons dit en commençant que les hommes de la génération moyenne sont désespérés ; ils sont dans l’état d’un père qui voit son enfant souffrir d’une de ces crises que la croissance amène de temps en temps ; il est certain qu’elles sont quelquefois mortelles, mais la plupart ne le sont pas. Le peuple grec s’est nourri pendant un temps des alimens malsains que le nord lui a fait prendre ; il ouvre enfin les yeux, et probablement il va changer de régime. Comme il a d’ailleurs en lui tous les élémens d’une bonne et saine organisation, le besoin de vivre lui enseignera ce qu’il doit faire pour les développer et pour parvenir à l’âge adulte où les nations de l’Europe l’ont précédé. Quand il aura grandi, à son tour il deviendra utile aux autres et nécessaire à quelques-uns. Il ne possédera peut-être pas ce château en Espagne qu’on appelle Constantinople ; mais le sultan sera le premier à vouloir se servir des Hellènes, qui sont les hommes les plus intelligens de son empire. Quand la paix de ce côté lui sera assurée, rien ne l’attachera plus à certaines îles ou à certaines provinces qui sont sur la grande voie méridionale et non sur celle qui passe par sa capitale ; les forces morales les donneront à la Grèce comme elles donneront Rome à l’Italie. Le sultan comprendra un jour que, si, les peuples d’Occident étant occupés de leurs propres affaires, la Russie en profitait pour lui déclarer la guerre, il pourrait trouver dans ces provinces ou ces îles ce que la malheureuse Autriche a trouvé dans la Vénétie : la Crète occuperait ses navires, l’Épire et la Thessalie ses soldats, et il ne lui resterait plus que la moitié de ses forces pour se défendre au nord. Au contraire, s’il avait les Grecs pour amis, nul n’aurait plus d’intérêt que lui à les satisfaire et à les fortifier. Ainsi l’espoir de la Grèce est dans la paix : elle n’a plus besoin de guerres ni d’insurrections ; ce sont les violences au contraire qui la retiendraient dans son exiguïté et qui l’arrêteraient sur le chemin de l’avenir.


ÉMILE BURNOUF.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1847, l’Université d’Athènes et l’Instruction publique en Grèce, par M. Ch. Lévêque.
  2. Cet établissement porte le nom d’Arsakion, du nom du fondateur, Arsace.
  3. En ce moment, on s’occupe activement de la confection des routes dans le vilayet d’Andrinople, comme cela ressort d’un discours prononcé récemment par le gouverneur de ce pays.