Odes et Ballades/La Grand-mère

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis La Grand-mère)
Odes et BalladesOllendorf24 (p. 309-310).


BALLADE TROISIÈME.

LA GRAND’MÈRE.


To die — to sleep.
Shakespeare


« Dors-tu ?… réveille-toi, mère de notre mère !
D’ordinaire en dormant ta bouche remuait ;
Car ton sommeil souvent ressemble à ta prière.
Mais, ce soir, on dirait la madone de pierre ;
Ta lèvre est immobile et ton souffle est muet.

« Pourquoi courber ton front plus bas que de coutume ?
Quel mal avons-nous fait, pour ne plus nous chérir ?
Vois, la lampe pâlit, l’âtre scintille et fume ;
Si tu ne parles pas, le feu qui se consume,
Et la lampe, et nous deux, nous allons tous mourir !

« Tu nous trouveras morts près de la lampe éteinte.
Alors, que diras-tu quand tu t’éveilleras ?
Tes enfants à leur tour seront sourds à ta plainte.
Pour nous rendre la vie, en invoquant ta sainte,
Il faudra bien longtemps nous serrer dans tes bras !

« Donne-nous donc tes mains dans nos mains réchauffées.
Chante-nous quelque chant de pauvre troubadour.
Dis-nous ces chevaliers qui, servis par les fées,
Pour bouquets à leur dame apportaient des trophées,
Et dont le cri de guerre était un nom d’amour.


« Dis-nous quel divin signe est funeste aux fantômes ;
Quel ermite dans l’air vit Lucifer volant ;
Quel rubis étincelle au front du roi des gnômes ;
Et si le noir démon craint plus, dans ses royaumes,
Les psaumes de Turpin que le fer de Roland.

« Ou montre nous ta bible, et les belles images,
Le ciel d’or, les saints bleus, les saintes à genoux,
L’enfant-Jésus, la crèche, et le bœuf, et les mages ;
Fais-nous lire du doigt, dans le milieu des pages,
Un peu de ce latin, qui parle à Dieu de nous.

« Mère !… — Hélas ! par degrés s’affaisse la lumière,
L’ombre joyeuse danse autour du noir foyer,
Les esprits vont peut-être entrer dans la chaumière…
Oh ! sors de ton sommeil, interromps ta prière ;
Toi qui nous rassurais, veux-tu nous effrayer ?

« Dieu ! que tes bras sont froids ! rouvre les yeux… Naguère
Tu nous parlais d’un monde, où nous mènent nos pas,
Et de ciel, et de tombe, et de vie éphémère,
Tu parlais de la mort… dis-nous, ô notre mère,
Qu’est-ce donc que la mort ?… — Tu ne nous réponds pas ! »

Leur gémissante voix longtemps se plaignit seule.
La jeune aube parut sans réveiller l’aïeule.
La cloche frappa l’air de ses funèbres coups ;
Et, le soir, un passant, par la porte entr’ouverte,
Vit, devant le saint livre et la couche déserte,
Les deux petits enfants qui priaient à genoux.


1823.