La Grande Grève/2/19

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Librairie des Publications populaires (p. 251-261).
Deuxième partie


XIX

LE MOUCHARD DU SYNDICAT


Tout à l’idée de retrouver sa femme et sa fille, Albert Détras ne s’était pas attardé à étudier le nouveau Mersey. En toutes autres circonstances, il eût été frappé des changements qui s’étaient accomplis en dix années.

Avec l’extension donnée à l’exploitation minière, le nombre d’habitants avait augmenté, montant de dix-neuf mille cinq cents à plus de vingt-trois mille. La ville s’était agrandie, de nouvelles habitations s’élevaient maintenant dans les anciens faubourgs. Sur la côte des Mésanges, non loin de la maison Bardot, que Galfe avait jadis tenté de dynamiter, se dressait un grand bâtiment semblable à une caserne, et de fait, c’était une caserne religieuse, un ouvroir, où les bonnes sœurs de la Merci, une branche de la maison mère de Tondou, faisaient chrétiennement travailler douze heures par jour, des orphelines et veuves de mineurs en les nourrissant de soupe aux légumes et en leur payant un salaire dérisoire.

Cet ouvroir fournissait les magasins de lingerie et de confection tenus dans Mersey par des commerçants et des commerçantes, enrôlés dans les diverses confréries religieuses, et qui, en réalité, n’étaient que de simples prête-noms, agissant comme gérants pour le compte de l’Église.

Quelques commerçants indépendants avaient voulu lutter ; mais, écrasés par cette concurrence impossible à soutenir, ils s’étaient vus contraints, les uns après les autres, d’abandonner Mersey.

En face de l’église, où maintenant officiait l’abbé Carpion, successeur du curé Brenier, s’élevait un cercle catholique dont le président n’était autre que le maire de la ville. On y enrôlait la jeunesse bien pensante, représentée par les fils des agents de la Compagnie et un certain nombre de bourgeoisillons cherchant à se préparer des relations avantageuses ou un bon mariage par la protection du clergé. Une douzaine d’ouvriers, transfuges de leur classe, y figuraient le prolétariat domestiqué léchant les bottes de ses maîtres.

Le baron des Gourdes honorait assez souvent le cercle de sa présence. Par les éléments divers qui s’y trouvaient réunis, cette société pouvait arriver à exercer une influence sérieuse en temps d’élections et le successeur de Chamot avait hâte d’aller, au Palais-Bourbon, travailler au bonheur du peuple français, y compris ses esclaves.

Plus loin, s’étendait tout un pâté de nouvelles constructions, des maisons à deux étages, entourées de jardins divisés en sept ou huit petits carrés. Elles appartenaient à la Compagnie et logeaient chacune une demi-douzaine de ménages de mineurs parmi lesquels celui d’un mouchard qui pouvait ainsi espionner ses compagnons de travail.

C’était une idée ingénieuse de Moschin. Le chef de la police de des Gourdes se disait que c’était surtout dans l’intimité du foyer, au milieu de sa femme et de ses enfants, que l’esclave, lassé de son labeur quotidien, se laissait aller à des expansions dangereuses. S’il y avait quelque résolution secrète arrêtée entre des travailleurs, il était bien douteux que leurs femmes et enfants n’en connussent point quelque chose : il n’y avait qu’à faire parler la femme et les enfants.

Pour ce « travail », qui demandait un certain doigté, Moschin avait naturellement choisi ses hommes les plus intelligents.

Michet, passé sous-ordre, demeurait, lui, affecté aux besognes violentes, à celles qui demandaient plus de poigne que de cerveau. C’était lui, qui, avec des acolytes, allait attendre le soir, sur la route, le mineur coupable d’avoir témérairement parlé de ses chefs ou de la compagnie, et qui le rouait de coups. À la première récidive, quelquefois seulement à la seconde, Moschin faisait renvoyer l’homme.

Il y avait ainsi dans les puits un certain nombre de mineurs assagis par le passage à tabac et qui, en animaux battus et domptés, n’osaient même pas rêver une revanche. Cette race-là existe.

Bernard, étant célibataire, vivait seul dans une masure délabrée, aux Mouettes, non loin de l’ouvroir des religieuses de la Merci. Un peu isolé des autres mineurs, il n’avait été surveillé que superficiellement par un de ceux que Moschin appelait ironiquement ses « décemvirs », parce qu’ils étaient chargés chacun de la surveillance de dix hommes.

Maintenant, les mouchards l’enveloppaient. Depuis sa scène avec Moschin, un couple était venu s’installer à cinquante mètres de chez lui et il se rendait compte, à mille détails insignifiants, qu’il était surveillé à la fois par le mari et par la femme.

Le mari s’appelait Canul et travaillait comme boiseur au puits Saint-Lucien ; la femme tressait des corbeilles, travail qu’elle exécutait sans hâte, assise au seuil de sa porte et surveillant la maison de son voisin.

Canul faisait partie du syndicat des mineurs et jusqu’alors rien dans ses paroles ou dans ses actes n’avait attiré l’attention sur lui. Aussi Bernard eût-il hésité à le considérer comme mouchard, si son installation aux Mouettes n’eût singulièrement suivi de quarante-huit heures la réunion du Fier Lapin. L’attitude de Mme  Canul confirma ses soupçons.

Puis c’était autour de Bernard des allées et venues continuelles d’individus qu’il n’avait jamais vus auparavant. À la mine, les équipes avaient été disloquées et refondues, de sorte qu’il était impossible aux travailleurs de savoir si leurs nouveaux camarades étaient ou non des espions.

Mais ce qui bouleversait Bernard, pourtant jusqu’alors si maître de lui, c’était la pensée qu’on pouvait le prendre pour un de ces misérables. L’exception singulière faite en sa faveur par Moschin, avait naturellement frappé l’esprit simpliste des mineurs, et il sentait maintenant la défiance s’étendre autour de lui, parmi ceux-là mêmes sur lesquels rayonnait naguère son influence.

Dans son désespoir furieux, il avait eu un moment la pensée de provoquer ouvertement Moschin, de causer une esclandre. Il perdrait son pain, pourrait même être condamné à la prison, mais son honneur serait lavé de tout injuste soupçon.

Puis il réfléchit, il se demanda si cette satisfaction morale ne serait pas trop chèrement achetée.

Non seulement parce que, chassé de la mine et condamné, il lui serait impossible de trouver du travail ailleurs et que, cependant, il fallait vivre ; mais surtout parce que son départ, c’était la fin d’une œuvre de propagande qu’il menait depuis des années.

Lui parti, que deviendrait à Mersey le mouvement ouvrier ?

Certes, le syndicat pourrait subsister, mais quelle serait son orientation ? Parmi ses membres pleins de bonne volonté et de dévouement, s’en trouverait-il qui eussent au même degré que lui conscience des situations et du rôle dévolu au prolétariat ? S’en trouverait-il possédant à la fois l’énergie et l’habileté indispensables pour se frayer un chemin entre les écueils innombrables qui séparent l’esclavage salarié d’aujourd’hui de l’affranchissement économique de demain ?

Bernard comprenait admirablement ce que sont les syndicats : les noyaux de la future société d’égaux où les travailleurs, libérés du patronat, seront tous co-propriétaires de la richesse commune. Mais il savait combien imparfaits sont encore ces noyaux, appelés à se développer avant de devenir les organismes puissants et jeunes qui élimineront les vieux organismes. Il faut qu’ils acquièrent assez de plasticité pour que l’individu ne soit pas écrasé par le groupement et, en même temps, qu’ils conservent assez de cohésion pour ne pas se briser dans leur lutte contre le capital. Bien qu’il eût décliné les fonctions de président ou de secrétaire, estimant que sa propagande acquerrait plus de force si on ne pouvait lui supposer le moindre but d’ambition ou de vanité, il savait bien qu’il avait été jusqu’alors l’âme et le guide du syndicat.

Sans doute, lui parti, d’autres pourraient surgir qui continueraient la besogne avec autant d’opiniâtreté et de clairvoyance. Mais cela n’était que le possible, non le certain. Par contre, il se disait que les agents de Moschin trouveraient le champ libre et réussiraient peut-être à briser le groupement ouvrier qui avait tenu bon jusque-là.

Car il y avait certainement des mouchards dans le syndicat. C’était pour échapper à leur piège que, celui-ci se maintenant dans la voie de la légalité et de la modération, Bernard se bornait à y chercher les camarades capables de le comprendre pour les catéchiser dans des causeries intimes. Grâce à sa circonspection, il avait réussi à maintenir avec eux une sorte de groupement amorphe et ignoré jusqu’au jour où le hasard amena Moschin à la réunion du Fier Lapin.

Le hasard ! Était-ce bien le hasard ou quelque être matériel qui avait conduit le chef policier vers ce cabaret au moment où Bernard et ses compagnons discutaient de l’organisation d’une réunion publique ?

Le mineur ne soupçonnait aucun de ceux qui s’étaient réunis au Fier Lapin, puisque tous avaient été frappés de renvoi. D’ailleurs, convoqués individuellement et au dernier moment, ils ignoraient eux-mêmes qu’ils allaient se trouver là si nombreux et pour y débattre semblable sujet. Le cabaretier avait-il lui-même prévenu Moschin ? Bernard eut bientôt la preuve du contraire, un avis notifié par la Direction aux ouvriers défendant à ceux-ci l’accès du cabaret, car tels étaient les droits que s’arrogeait la Compagnie.

Qui donc avait pu avertir Moschin ?

Instinctivement, sans savoir pourquoi, les soupçons de Bernard se portaient sur Canul.

Il se trompait sur ce point, bien qu’il n’eût pas tort de le soupçonner de mouchardage.

Canul, qui travaillait aux mines de Mersey depuis cinq ans — il ne dépassait pas la trentaine — avait été pendant assez longtemps un ouvrier ni meilleur ni pire qu’un autre, plutôt intelligent, du moins possédant la somme d’intelligence pour s’assimiler les idées des autres et suivre exactement un plan tracé.

Il se maria et alors l’ambition lui vint. Sa femme, qui se sentait des goûts de grandeur et de dépenses, — tout est relatif — lui mit dans la tête de devenir un chef de mine. De la sorte, elle-même serait une dame.

Pour devenir chef de mine, il ne suffisait pas de connaître le service, il fallait surtout multiplier les courbettes et plaire à Moschin.

Canul chercha toutes les occasions de se trouver en tête à tête avec le chef policier, et cette occasion étant à la fin venue, il assura le redoutable personnage que son plus cher désir était de servir la Compagnie de toutes manières, espérant bien que ces messieurs de la Direction sauraient apprécier son dévouement.

Moschin sourit. Il savait ce que parler veut dire et méprisait profondément ceux qui venaient lui faire semblables propositions : mais il avait pour principe de ne décourager aucune bonne volonté.

— C’est bien, je verrai ce que je peux faire pour vous, répondit-il péremptoirement.

Depuis un an et demi environ, Canul était devenu mouchard. Il avait adhéré au syndicat et rien dans ses allures ne le désignait à l’attention des camarades qu’il espionnait.

Par exemple, lorsqu’il se hasarda à parler du poste de chef de mine, Moschin haussa les épaules.

— Vous nous êtes bien plus utile comme simple ouvrier, ricana-t-il. Chef de mine, cela vous désignerait aux soupçons de vos camarades. Non, vous n’aurez pas de galon : seulement, vous ne travaillerez qu’au boisage, ce qui n’est pas tuant, et vous trouverez un supplément de vingt sous par jour.

Canul avait eu d’abord un mouvement de colère. Ainsi Moschin s’était servi de lui et maintenant le laissait retomber à terre du haut de son rêve déçu. Pourtant, sous le regard impérieux et passablement ironique du policier, il réprima toute manifestation de mauvaise humeur. Après tout, un travail allégé et un supplément quotidien d’un franc, c’était toujours quelque chose.

— J’accepte, balbutia-t-il.

— Il le faut bien, riposta Moschin. Les places de chef de mine ne se distribuent pas à la pelle, mais si je continue à être content de vous, je verrai ce que je pourrai faire.

Sur ces paroles, qui lui laissaient de l’espoir, Canul s’était retiré.

— Évitez à la fois la tiédeur et les allures trop violentes qui pourraient vous faire suspecter, lui avait recommandé son chef.

Il s’était conformé à ce sage conseil. Jusqu’alors d’ailleurs, sa tâche n’avait pas été trop absorbante, le syndicat évitant toute politique de lutte. Aussi Canul ne put-il faire grand mal ; Bernard échappa même à sa surveillance. Sans doute le fait que ce dernier avait décliné toute fonction dans le bureau du syndicat le faisait-il considérer par le mouchard comme un adhérent ordinaire. Puis, par une coïncidence bizarre, Canul, qui en prenait à l’aise avec son service d’espionnage, ne s’était pas trouvé présent aux réunions où Bernard avait pris la parole.

Le soir même de la réunion du Fier Lapin, Moschin envoya un des hommes de sa police chercher Canul qui accourut aussitôt, obséquieux, plein d’un vague espoir.

— Je vous fais mon compliment ! dit froidement l’homme de confiance du baron des Gourdes.

— Qu’y a-t-il donc, chef ? murmura le mouchard déconcerté par ce préambule.

— Il y a que vous faites votre service comme un cochon, répondit brutalement Moschin, qui ne prenait pas plus de gants avec son personnel spécial qu’avec les autres mineurs.

— Pourtant…

— Il n’y a pas de pourtant. Une réunion a eu lieu aujourd’hui au Fier Lapin : m’en avez-vous averti ?

— Je ne savais pas.

— Il fallait savoir.

— Mais, monsieur Moschin, s’écria Canul d’un ton désespéré, je ne suis pas chargé de surveiller à moi seul tous les mineurs de Mersey. La chose ne serait pas possible.

Moschin haussa les épaules.

— Ne dites donc pas de bêtises, fit-il. Êtes-vous oui ou non entré au syndicat pour en surveiller les meneurs ?

— Oui, certes, je vous ai adressé des rapports.

— Jolis rapports ! Il n’y était question que de discussions oiseuses sur des requêtes à adresser à la Compagnie pour l’aérage des puits et autres balivernes.

— Mais, pourtant, monsieur Moschin, s’il n’y avait rien de plus, je ne pouvais pourtant pas vous dire ce qui n’était pas. Je suis honnête, moi, je fais consciencieusement mon service.

— C’est-à-dire que vous volez l’argent qu’on vous donne.

— Chef !

— Parfaitement, vous ne m’avez pas signalé Bernard comme un homme dangereux.

— Bernard du puits Saint-Pierre ?

— Oui, Bernard du puits Saint-Pierre.

— Mais, il ne dit et ne fait rien de plus que les autres. J’ai assisté à toutes les assemblées syndicales (il mentait comme nous l’avons vu). C’est un zéro.

Canul était-il bien sûr de ce qu’il avançait ? Certes non, mais son désir de prouver au redoutable Moschin qu’il n’avait pas démérité de sa confiance le portait à blanchir Bernard.

— Ah ! c’est un zéro ! gronda le chef de la police de Mersey. Eh bien, savez-vous ce qu’il a fait, ce zéro ? Il a rassemblé tantôt, au Fier Lapin, quarante chenapans de son espèce pour préparer ici une réunion publique.

— Une réunion publique à Mersey !

Il y avait dans cette exclamation la stupeur que cause l’annonce d’une chose impossible. Et, en effet, c’était chose impossible ou tout au moins incroyable qu’une réunion publique dans la ville courbée sous la tyrannie patronale et où jusqu’alors il n’y avait eu que des assemblées syndicales strictement privées.

— Eh bien, fit Moschin, que dites-vous de cela ?

Canul demeurait atterré : une rage l’envahissait contre ce Bernard qu’il n’avait pas su reconnaître et qui lui valait pareille semonce, un affront et peut-être une disgrâce.

— Le cochon ! murmura-t-il, un éclair dans les yeux. Si jamais il me tombe sous la coupe !…

Moschin lut sur le visage du mouchard que cette haine était sincère. Il se dit que mieux valait l’utiliser en offrant à l’homme la possibilité d’une revanche que de faire appel à un autre qui n’apporterait peut-être qu’un zèle ordinaire dans l’accomplissement de sa mission.

— Je devrais vous foutre à la porte carrément, dit-il, mais je veux bien vous pardonner pour cette fois.

— Oh ! merci, fit vivement Canul. Je ferai tout…

— Je l’espère bien. Assez de mots. Il y a derrière la maison de Bernard, aux Mouettes, une cahute inhabitée, qui appartient à la Compagnie ; il faut que, pas plus tard qu’après-demain, vous y soyez emménagé avec votre femme pour surveiller tous deux le particulier.

— Ce sera fait.

Et c’est pourquoi, deux jours après la réunion accidentée du Fier Lapin, Bernard avait pour voisin le ménage Canul.