La Grande Révolution/LVI

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P.-V. Stock (p. 604-614).


VI

LA CONSTITUTION. — LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE


Il a fallu raconter assez longuement les soulèvements contre-révolutionnaires en France et les diverses péripéties de la guerre aux frontières avant de revenir à l’activité législative de la Convention et reprendre le récit des événements à Paris. Ceux-ci seraient incompréhensibles sans connaître ceux-là. C’est que la guerre dominait tout ; elle absorbait les meilleures forces de la nation et paralysait les efforts des révolutionnaires.

La mission principale pour laquelle la Convention avait été convoquée, c’était l’élaboration d’une nouvelle constitution républicaine. La constitution de 1791, monarchique et divisant le pays en deux classes, dont l’une était privée de tous les droits politiques, ne pouvait être maintenue. De fait, elle avait cessé d’exister. Aussi, dès que la Convention se fût réunie (le 21 septembre 1792), elle s’occupa de la nouvelle constitution. Le 11 octobre, elle nommait déjà un Comité de constitution, et ce Comité fut composé, comme il fallait bien s’y attendre, pour la plupart de Girondins (Sieyès, l’anglais Thomas Paine, Brissot, Pétion, Vergniaud, Gensonné, Condorcet, Barère et Danton). Le Girondin Condorcet, le mathématicien célèbre et le philosophe qui, dès 1774, s’occupait avec Turgot de réformes politiques et sociales, et qui fut un des premiers à se déclarer républicain après Varennes, fut l’auteur principal du projet de constitution que ce Comité déposa à la Convention, et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui accompagnait ce projet.

Il est évident que la première question qui s’éleva à la Convention, fut celle de savoir, auquel des deux partis qui se disputaient le pouvoir, profiterait la nouvelle constitution ? Les Jacobins voulurent en faire une arme de combat, qui leur permît d’arrêter la Révolution au 10 août. Et les Montagnards, qui ne considéraient pas l’œuvre de la Révolution comme achevée, firent tout pour empêcher la discussion définitive de la constitution, tant qu’ils n’auraient pas réussi à paralyser les Girondins et les royalistes.

Déjà avant la condamnation de Louis XVI, les Girondins avaient pressé la Convention d’accepter leur constitution, dans l’espoir de sauver le roi. Et plus tard, en mars et en avril 1793, lorsqu’ils virent surgir dans le peuple des tendances communistes, dirigées contre les riches, ils pressèrent d’autant plus la Convention d’accepter le projet de Condorcet. Ils avaient hâte de « rentrer dans l’ordre », pour diminuer l’influence que les révolutionnaires exerçaient en province par l’intermédiaire des municipalités et des sections sans-culottes, et à Paris par la Commune.

La loi municipale de décembre 1789 ayant donné aux municipalités un pouvoir considérable, d’autant plus grand que les organes du pouvoir central dans les provinces avaient été abolis, la Révolution de 1793 trouvait son meilleur appui dans les municipalités et les sections. On comprend donc que les Montagnards tenaient à conserver cet instrument puissant de leur action[1].


Mais c’est aussi pourquoi les Girondins, dans le projet de constitution que, seul, le soulèvement du 31 mai les empêcha d’imposer à la France, avaient pris soin de briser les communes, d’abolir leur existence indépendante, et de renforcer les directoires de département et de district — organes des propriétaires et des « honnêtes gens ». Pour y arriver, ils demandaient l’abolition des grandes communes et des municipalités communales, et la création d’une nouvelle, d’une troisième série d’unités bureaucratiques, les directoires de canton, qu’ils appelaient des « municipalités cantonales ».

Si ce projet était accepté, les communes qui représentaient, non pas un rouage de l’administration, mais des collectivités qui possédaient des terres, des bâtiments, des écoles, etc., en commun, devaient disparaître, pour être remplacées par des agglomérations purement administratives.

Les municipalités villageoises prenaient, en effet, très souvent le parti des paysans, et les municipalités des grandes villes, ainsi que leurs sections, représentaient souvent les intérêts des citadins pauvres. Il fallait donc donner aux bourgeois aisés un organe qui remplaçât ces municipalités, et les Girondins espéraient évidemment le trouver dans un directoire cantonal qui se rattacherait aux directoires — éminemment bureaucratiques et conservateurs, on l’a vu — du département et du district, plutôt qu’au peuple.

Sur ce point, — très essentiel à notre avis, — les deux projets de Constitution, celui des Girondins et celui des Montagnards, se séparèrent complètement.

Un autre changement, très important, que les Girondins essayèrent d’introduire (il fut repoussé d’ailleurs par le Comité de constitution), c’était les deux Chambres, ou bien, faute de cela, une division du corps législatif en deux sections, comme ce fut fait plus tard dans la constitution de l’an II (1795), après la réaction de thermidor et le retour des Girondins au pouvoir.

Il est vrai que le projet de constitution des Girondins semblait sous certains rapports très démocratique, en ce sens qu’il confiait aux assemblées primaires des électeurs, en plus du choix de leurs représentants, le choix des fonctionnaires de la trésorerie, des tribunaux, et de la Haute Cour, ainsi que des ministres[2] et qu’il introduisait le referendum ou la législation directe. Mais si la nomination des ministres par les corps électoraux (en admettant qu’elle fût possible en pratique) n’aurait fait que créer deux autorités rivales, la Chambre et le ministère, issues toutes deux du suffrage universel, et le referendum était soumis à des règles si compliquées qu’elles le rendaient illusoire[3].

Enfin, ce projet de constitution et la Déclaration des droits qui le précédait établissaient, d’une façon plus concrète que la constitution de 1791, les droits du citoyen, — la liberté des opinions religieuses et du culte et la liberté de la presse et de tout autre moyen de publier ses pensées. Quant aux desiderata communistes qui se faisaient jour dans le peuple, la Déclaration des droits se bornait à constater que « les secours publics sont une dette sacrée de la société », et que la société doit l’instruction également à tous ses membres.

On comprend les doutes que ce projet dut soulever, lorsqu’il fut présenté à la Convention, le 15 février 1793. La Convention, sous l’influence des Montagnards, chercha à traîner ses décisions en longueur, et demanda qu’on lui envoyât d’autres projets ; elle nomma une Commission, dite Commission des Six, pour l’analyse des divers projets qui pourraient lui être présentés, et ce ne fut que le 17 avril que la discussion sur le rapport de la Commission commença à la Convention.

Sur les principes généraux de la Déclaration des droits on s’entendit assez facilement, tout en évitant ce qui pouvait servir d’encouragement aux « Enragés ». Ainsi Robespierre prononça, le 24 avril, un long discours, qui était, comme l’a fait ressortit M. Aulard[4], certainement teinté vaguement de ce que nous appelons « socialisme ». Il fallait, disait-il, déclarer que « le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui ; qu’il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables » ; et que « tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral. » Il demandait aussi que l’on proclame le droit au travail, sous une forme d’ailleurs très anodine : « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler[5] ».

La Convention applaudit ce discours, mais refusa d’introduire dans la Déclaration des droits les quatre articles dans lesquels Robespierre avait exprimé ses idées sur la propriété, et, ni le 29 mai, lorsque la Convention, à la veille du soulèvement du 31, accepta à l’unanimité la Déclaration des droits, ni le 23 juin, lorsqu’elle adopta définitivement la Déclaration légèrement revisée, on ne pensa pas à y introduire les idées sur les limitations du droit de propriété que Robespierre avait résumées dans ses quatre articles.

Mais où les conceptions des Montagnards se séparèrent entièrement de celles des Girondins, c’est lorsqu’on arriva à discuter, le 22 mai, l’abolition des municipalités communales et la création de directoires cantonaux. Les Montagnards furent décidément contre cette abolition, d’autant plus que les Girondins voulaient détruire l’unité de Paris et de la Commune, en demandant que chaque ville ayant plus de 50.000 habitants fût divisée en plusieurs municipalités. La Convention se rangea à l’avis des Montagnards et rejeta le projet girondin de « municipalités cantonales ».

Cependant les événements se précipitaient. On était à la veille du soulèvement de Paris, qui allait forcer la main à la Convention pour la faire éliminer de son sein les principaux Girondins ; et il était certain que l’expulsion des Girondins serait une cause de guerre civile dans plusieurs départements. Il fallait donc que la Convention arborât au plus vite un drapeau qui pût servir de ralliement pour les républicains de province. Alors, le 30 mai, la Convention décida, sur l’avis du Comité de salut public, que la constitution serait réduite aux seuls articles qu’il importait de rendre irrévocables. Et puisqu’une constitution, réduite à ces seuls articles, pouvait bien être rédigée en quelques jours, la Convention nomma, le 30 mai, une Commission de cinq membres, — Hérault de Séchelles, Ramel, Saint-Just, Mathieu et Couthon, — chargés de présenter « dans le plus bref délai » un plan de constitution, réduite à ses articles fondamentaux.

Les principaux Girondins ayant été arrêtés le 2 juin, la Convention « épurée » commença donc, le 11 juin, la discussion du nouveau plan de constitution, élaboré par sa Commission, sans se heurter à l’opposition de la Gironde. Cette discussion dura jusqu’au 18 juin. Puis, la Déclaration des droits (adoptée, nous venons de le voir, le 29 mai) fut légèrement révisée, pour être mise d’accord avec la constitution, et, présentée le 23, elle fut adoptée le même jour. Le lendemain, 24 juin, la constitution était adoptée en seconde lecture, et la Convention l’envoya de suite aux assemblées primaires, pour la soumettre au vote du peuple.

La constitution montagnarde — et là est son trait distinctif — maintenait entièrement les municipalités. « Pouvions-nous, dit Hérault de Séchelles, ne pas conserver les municipalités, quelques nombreuses qu’elles soient ? Ce serait une ingratitude envers la Révolution, et un crime contre la liberté. Que dis-je ? Ce serait vraiment anéantir le gouvernement populaire, — Non », ajoutait-il après avoir lancé quelques phrases sentimentales, « non, l’idée de retrancher les municipalités n’a pu naître que dans la tête des aristocrates, d’où elle est tombée dans la tête des modérés[6]

Pour la nomination des représentants, la constitution de 1793 introduisait le suffrage universel direct, par scrutin d’arrondissement (50.000 habitants) ; pour la nomination des administrateurs du département et ceux des districts, ce devait être le suffrage à deux degrés ; et le suffrage à trois degrés pour nommer les vingt-quatre membres du Conseil exécutif, qui devait être renouvelable chaque année par moitié. L’assemblée législative ne devait être élue que pour un an, et ses actes devaient être divisés en deux catégories : les décrets, qui seraient exécutoires immédiatement, et les lois, pour lesquelles le peuple pourrait demander le referendum.

Mais dans la constitution montagnarde, comme dans le projet girondin, ce droit de referendum était illusoire. D’abord, presque tout pouvait se faire par décrets, ce qui excluait le referendum. Et, pour obtenir celui-ci, il fallait que « dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formés », réclamât contre une nouvelle loi dans les quarante jours après l’envoi de la loi proposée.

Enfin, la constitution garantissait à tous les Français « la liberté, la sûreté, la propriété, la dette publique, le libre exercice des cultes, une instruction commune, des secours publics, la liberté indéfinie de la presse, le droit de pétition, le droit de se réunir en sociétés populaires, la jouissance de tous les droits de l’homme. » Quant aux lois sociales que le peuple attendait de la constitution, Hérault de Séchelles les promit pour plus tard. L’ordre d’abord : on verrait ensuite ce que l’on pourrait faire pour le peuple. Là-dessus la majorité des Girondins et des Montagnards se trouvait parfaitement d’accord[7].

Soumise aux assemblées primaires, cette constitution fut reçue avec beaucoup d’unanimité et même d’enthousiasme. La République se composait alors de 4.944 cantons, et lorsqu’on connut les votes de 4.520 cantons, il se trouva que la constitution avait été acceptée par 1.801.918 voix contre 11.610.

Le 10 août, cette constitution fut enfin proclamée à Paris avec beaucoup de pompe, et dans les départements elle aida à paralyser les insurrections girondines. Celles-ci n’avaient plus de raison d’être, puisque la calomnie des Girondins qui disaient partout que les Montagnards voulaient rétablir la royauté, avec un d’Orléans sur le trône, tombait. D’autre part, la constitution de 1793 fut si bien accueillie par la majorité des démocrates, qu’elle devint depuis lors, pour près d’un siècle, le credo de la démocratie.

Maintenant la Convention qui avait été convoquée précisément pour donner une constitution républicaine à la France, n’avait qu’à se séparer. Mais il était évident que dans la circonstance, avec l’invasion, la guerre et les soulèvements de la Vendée, de Lyon, de la Provence, etc., la constitution était inapplicable. Il était impossible que la Convention se séparât, et qu’elle fît courir à la République les risques de nouvelles élections.

Robespierre développa cette idée au club des Jacobins, le lendemain même de la promulgation de la constitution, et les nombreux délégués des assemblées primaires, venus à Paris pour assister à cette promulgation, étaient du même avis. Le 28 août, le Comité de salut public exprima la même idée à la Convention, qui, après six semaines d’hésitation, décréta enfin, après les premiers succès du gouvernement de la République à Lyon, c’est-à-dire le 10 octobre 1793, que le gouvernement de la France resterait « révolutionnaire » jusqu’à la paix. C’était maintenir de fait, sinon de droit, la dictature des Comités de salut public et de sûreté générale, qui fut renforcée en septembre par la loi des suspects et la loi sur les comités révolutionnaires.

  1. Lorsque, le 27 mars 1793, le Comité de défense générale, alarmé de la situation de la France en face de l’invasion, appela dans son sein les ministres et la Commune de Paris pour les consulter, Marat, résumant ce qui se faisait déjà, leur dit que « dans une telle crise, la souveraineté du peuple n’était pas indivisible, que chaque Commune était souveraine sur son territoire, et que le peuple pouvait prendre les mesures que demandait son salut. » (Mémoires de Thibaudeau ; Michelet, livre X, ch. I).
  2. Chaque assemblée primaire devait désigner sept ministres, et l’administration du département formerait avec ces noms une liste de treize candidats pour chaque ministère. Les assemblées primaires, convoquées une seconde fois, devaient élire les ministres sur ces listes.
  3. On trouvera chez Aulard, Histoire politique, deuxième partie, ch. IV, un excellent résumé des deux constitutions, girondine et montagnarde, et de tout ce qui les concerne.
  4. Histoire politique, p. 291.
  5. « Âmes de boue qui n’estimez que l’or, » disait Robespierre ce jour-là, en s’adressant évidemment aux Girondins et au Marais, « je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles… Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence… Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété… » Et il proposait d’introduire dans la Déclaration des droits les quatre articles suivants : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. — Le droit de propriété est borné, comme les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral ». Voyez James Guillaume, « Les quatre déclarations des droits de l’homme » (Études révolutionnaires, 1ère série, Paris, 1908, p. 380 et suivantes.)
  6. Il est intéressant à noter qu’en Russie aussi, les ennemis de la commune rurale sont aujourd’hui partisans du canton (vsessolovnaïa volost), et qu’ils l’opposent aux communes, dont ils convoitent les terres.
  7. Dans la Déclaration des droits, définitivement votée le 23 juin, les articles concernant la propriété étaient ainsi conçus : — « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. – Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être interdit à l’industrie des citoyens. – Nul ne peut être privé de la moindre partie de sa propriété, sans son consentement, si ce n’est lorsque la nécessité publique légalement constatée l’exige, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » La Convention ne sortait donc pas des principes de 1791 concernant la propriété.