La Guerre de 1870/08

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BATAILLE DE GRAVELOTTE—SAINT-PRIVAT


18 août. — Le maréchal Bazaine n’avait pas jugé à propos de se mettre en marche sur Verdun, du moment que les Allemands se trouvaient postés si près, sur le flanc de sa ligne de marche. Il avait préféré concentrer ses forces dans une position près de Metz, qu’à bon droit il considérait comme presque imprenable.

Cette position lui était fournie par la série de hauteurs qui longent la vallée de Chatel à l’ouest. Le versant qui faisait face à l’ennemi, est large et s’abaisse tout découvert en forme de glacis, tandis que l’autre versant étant peu étendu et escarpé, offrait de bons couverts aux réserves. La crête de ce plateau fut occupée de Roncourt à Rozérieulles, par les 6e, 4e, 3e et 2e corps d’armée, sur une éten due de plus de 10 kilomètres ; pour chaque pas de cette étendue, on disposait de 8 à 10 hommes. Une brigade du 5e corps était postée à Sainte-Ruffine, dans la vallée de la Moselle ; la cavalerie se trouvait derrière les deux ailes.

Les 2e et 3e corps se mirent immédiatement à établir des tranchées-abris, à construire des emplacements pour batteries et des chemins de communication couverts, et à transformer les fermes, situées en avant, en fortins. Pour aborder cette aile par l’ouest, il fallait d’ailleurs commencer par franchir la profonde vallée du ruisseau de la Mance.

Le 6e corps par contre n’avait pas de parc de génie du tout, et ce qui caractérise bien la manière dont l’armée française avait été pourvue de ses services, il fallut, pour assurer le transport des blessés, décharger, malgré le nombre incalculable de voitures du train, les fourgons de vivres et brûler leur chargement. Aussi le 6e corps se vit-il hors d’état de fortifier l’extrémité de sa position vers la forêt de Jaumont, ce qui eût considérablement renforcé l’aile droite. c’est là aussi que, incontestablement, on aurait dû poster la garde impériale ; mais le maréchal redoutant sans cesse de se voir attaqué par le sud, avait retenu cette réserve à Plappeville.

Le 18 août, à 6 heures du matin, le roi revint à Flavigny. Les chefs des grandes unités reçurent l’ordre d’y envoyer directement leurs rapports ; en outre, des officiers d’état-major du grand quartier général furent expédiés dans différentes directions afin de tenir le roi et son entourage au courant des engagements.

Le VIIe corps, qui devait former le point d’appui de la conversion à droite qu’on ferait éventuellement, occupait les bois de Vaux et des Ognons ; le VIIIe, dont le roi s’était réservé la disposition, fit halte à Rezonville, se tenant prêt à se porter en avant, soit dans la direction du nord, soit dans celle de l’est. À sa gauche, le IXe s’avança sur Saint-Marcel, tandis que les IIIe et Xe suivaient en seconde ligne. La garde royale et le XIIe corps prirent la direction du nord.

Le général en chef de la deuxième armée ayant donné l’ordre au XIIe corps de former l’extrême aile gauche, quoiqu’il fût posté à droite, il se produisit un retard considérable, les deux lignes de marche s’entre-croisant. À 9 heures enfin les Saxons eurent fini de traverser Mars-la-Tour et alors le corps de la garde put suivre.

Dans l’intervalle, l’avant-garde du XIIe corps était déjà arrivée à Jarny ; elle continua à avancer vers Briey, sans rencontrer l’ennemi.

Avant que ce fait eût pu être porté à sa connaissance, le grand état-major avait acquis la certitude qu’au moins le gros des forces ennemies était resté sous Metz ; mais on était dans l’erreur par rapport à l’étendu de la position française, en admettant que son front n’allait guère au delà de Muntigny. On informa le général en chef de la deuxième armée que cette dernière ne devait pas se diriger plus au nord, mais bien faire attaquer par le IXe corps l’aile droite de l’ennemi, tandis que la garde royale et le XIIe corps marcheraient dans la direction de Batilly. La première armée, ajoutait-on, n’attaquerait l’ennemi de front que quand la deuxième serait prête à agir de son côté.

Conformément à ces instructions, le prince Frédéric-Charles prescrivit au IXe corps de se porter en avant dans la direction de Vernéville et, au cas où l’aile droite française s’y trouverait, de préluder au combat en mettant en position une nombreuse artillerie. On fit continuer à la garde sa marche par Doncourt afin qu’elle fût à même de bientôt soutenir le IXe corps. Le XIIe devait pour l’instant rester posté à Jarny.

Mais un peu plus tard il arriva des rapports qui permettaient d’admettre que le IXe corps n’irait pas donner sur l’aile droite des Français, mais bien au contraire en plein dans leur front. En conséquence, le prince général en chef décida que le corps attendrait, pour commencer l’attaque, que la garde royale prît part à la lutte depuis Amanvillers. Le XIIe corps également reçut l’ordre d’avancer afin de se porter à Sainte-Marie-aux-Chênes.

Mais pendant que l’on procédait à la rédaction de ces ordres, on entendit les premiers coup de canon, à midi, du côté de Vernéville.

D’ailleurs les deux corps de l’aile gauche s’étaient, de leur propre initiative, mis à marcher dans la direction de l’est et le IIIe corps prit la même direction, en arrière du IXe, près de la ferme de Caulre.

Le général commandant en chef ce dernier corps, de Manstein, avait aperçu, depuis Vernéville, un camp français établi à Amanvillers, où il était visible que personne ne se préoccupait le moins du monde de l’ennemi. Du point où il se trouvait, il ne pouvait pas voir qu’à gauche étaient postées des masses de troupes considérables, à Saint-Privat. Il s’imagina donc avoir en face de lui l’aile droite ennemie et résolut d’agir conformément aux instructions qui lui avaient été données en premier lieu et de surprendre l’ennemi en l’attaquant subitement. Huit de ses batteries engagèrent la lutte.

Mais en peu d’instants les troupes françaises eurent gagné les positions qu’elles avaient préparées. Ce corps qui venait attaquer isolément devait naturellement attirer sur lui, non seulement les feux du corps ennemi qu’il avait en face de lui, mais ceux aussi des corps flanquants.

Afin de trouver quelque peu de couverts dans le terrain, les batteries prussiennes avaient pris position sur la pente du creux évasé montant vers Amanvillers, mais de la sorte leur front était dirigé vers le sud-est et par le nord l’artillerie ennemie appuyée par les feux des masses d’infanterie les prenait en flanc et même à revers.

Afin de mettre fin à cette situation, on dut faire avancer les bataillons disponibles les plus rapprochés. À gauche ils vinrent occuper la saillie orientale du bois de la Cusse, à droite ils s’emparèrent des fermes de l’Envie et de Chantrenne et pénétrèrent dans le bois des Genivaux. De cette façon le front de combat de la 18e division se trouva avoir une étendue de 4000 pas.

Elle eut à subir des pertes fort graves par ce fait que les Français, grâce à la longue portée de leur fusil Chassepot, pouvaient se maintenir hors de la zone efficace du fusil à aiguille des Allemands ; c’est l’artillerie en particulier qui perdit de la sorte beaucoup de monde. L’une des batteries avait déjà 45 de ses servants hors de combat, quand les tirailleurs ennemis se jetèrent sur elle. Il n’y avait pas d’infanterie à portée pour la protéger et elle perdit deux de ses pièces.

À 2 heures les autres batteries n’étaient plus guère à même de continuer la lutte et la situation ne s’améliora que quand la division hessoise[1] arriva à Habonville et mit en position, sur la gauche, cinq batteries des deux côtés de la voie ferrée. Celles-ci attirèrent quelque peu sur elles le feu concentrique des Français. On put faire revenir en arrière, en échelons, les batteries de la 18e division qui avaient souffert le plus et, durant ce mouvement rétrograde, elles durent repousser, en tirant à mitraille, les ennemis qui les poursuivaient.

Le IIIe corps et la garde royale envoyèrent leur artillerie au secours du IXe et toutes les pièces de ce dernier, qu’on put quelque peu remettre en état, regagnèrent de nouveau la ligne de bataille. De la sorte on constitua en avant de Vernéville, jusqu’à Saint-Ail, un front d’artillerie de 120 pièces qui luttait avec un succès incontestable contre les batteries françaises. Dès lors et surtout à partir du moment où le IIIe corps fut parvenu près de Vernéville et où, de son côté, la 3e brigade de la garde eut atteint Habonville, il n’y avait plus à craindre que l’adversaire parvînt à forcer cette ligne.

À 2 heures déjà, le gros de la garde royale était arrivé à Saint-Ail. Le général de Pape[2] s’était immédiatement rendu compte qu’en faisant un quart de conversion à l’est, il ne rencontrerait nullement l’aile droite des Français, qu’il s’agissait d’envelopper, mais que lui-même verrait son flanc gauche menacé du côté de Sainte-Marie-aux-Chênes, qu’ils occupaient. Cette localité, ressemblant plutôt à une ville, était très facile à défendre et, de plus, flanquée par la position principale de l’ennemi. Il fallait l’enlever avant de songer à exécuter un mouvement quelconque en avant ; mais on devait, conformément à l’ordre donné par le grand état-major, attendre pour cela que le corps saxon pût participer à l’opération.

Les têtes de colonnes de ce corps étaient, il est vrai, arrivées près de Batilly ; mais, de là à Sainte-Marie, il y avait encore 3kil,700 à franchir, et ce ne fut qu’à 3 heures que les batteries saxonnes purent prendre position à l’ouest de cette dernière localité. C’était cependant un secours précieux, vu que la garde avait dû employer la plus grande partie de son artillerie à soutenir le IXe corps.

Dix batteries ouvrirent alors le feu sur Sainte-Marie, et, quand les effets commencèrent à se faire sentir et que, en outre, la 47e brigade (XIIe corps) fut entrée en ligne, les bataillons prussiens et saxons se précipitèrent, à 3 heures et demie, sans riposter au feu de l’adversaire, par le sud, l’ouest et le nord, sur la localité, en poussant des hourrahs retentissants. Les Français en furent chassés après qu’on leur eut fait quelques centaines de prisonniers.

Les Saxons essayèrent de les poursuivre et il s’engagea, au nord de Sainte-Marie, un combat d’infanterie fort vif qui masqua l’artillerie. Mais, dès que la brigade saxonne fut revenue en arrière sur l’ordre qui lui en avait été donné, les batteries se remirent à tirer et les tentatives réitérées que firent les Français, de reconquérir la position qu’ils avaient perdue, furent toutes repoussées.

Peu après, le IXe corps réussit à enlever la ferme de Champenois et à s’y établir solidement ; mais, malgré tous les efforts que firent des bataillons et des compagnies isolées pour entamer le front large et compact des Français, on n’y put parvenir. Dès lors, les feux de l’infanterie furent totalement interrompus vers 5 heures et l’artillerie elle-même ne tirait plus que par-ci par-là un coup de canon. L’épuisement des troupes de part et d’autre était tel que, sur cette partie du champ de bataille, la lutte subit une interruption presque complète.

Le grand état-major persistait à n’autoriser la première armée à attaquer sérieusement qu’au moment où la deuxième serait aux prises avec l’ennemi. Quand on se fut déjà battu pendant une demi-journée et qu’à midi on entendit du côté de Vionville une violente canonnade, il dut bien admettre que ce moment était arrivé ; mais pour l’instant on n’autorisa que l’artillerie à préluder à la lutte imminente.

Seize batteries appartenant aux VIIe et VIIIe corps prirent position à droite et à gauche de Gravelotte sur la grande route perpendiculaire à la rue du village.

À la distance fort grande où était l’ennemi, l’effet produit par elles ne fut guère considérable ; en outre, le feu des tirailleurs ennemis qui s’étaient logés à couvert dans la bande de terrain boisée en face de la localité, leur infligeait des pertes. On constata qu’il était indispensable de les déloger de là et c’est ainsi qu’il s’engagea sur ce point là aussi, et avant le moment opportun, un combat d’infanterie. Les Français furent refoulés du versant oriental de la vallée de la Mance ; la ligne d’artillerie, dont les batteries avaient été portées à vingt, put se rapprocher du bord occidental de cette vallée et alors seulement il lui fut possible de battre vigoureusement la position principale de l’ennemi.

Mais les bataillons de la 29e brigade[3] poussèrent plus loin leur attaque. Sur la gauche, ils s’avancèrent dans la partie sud du bois des Génivaux, sans d’ailleurs parvenir à établir les communications avec le IXe corps qui se trouvait dans la partie nord du bois, où quelques Français se maintenaient au centre. Sur la droite, par contre, quelques fractions pénétrèrent dans les carrières à pierre et à gravier de Saint-Hubert.

Pendant ce temps, l’artillerie allemande était parvenue à avoir le dessus sur les batteries françaises. Plusieurs parmi ces dernières furent réduites au silence, d’autres furent empêchées de se mettre en position. Les feux ennemis étaient dirigés en partie sur la ferme de Saint-Hubert, près de laquelle des fractions de la 30e brigade[4] étaient arrivées en livrant des combats par les feux. À 3 heures, cette ferme, qui constituait une position très forte, située en avant de la principale position ennemie et dans son voisinage immédiat, fut enlevée malgré un feu violent ouvert de cette dernière sur les assaillants. Quoique, à ce moment-là, la 31e brigade[5] franchît également la vallée, on ne parvint pas à progresser davantage dans la direction des fermes de Moscou et de Leipzig, sur le terrain découvert que l’ennemi entourait circulairement ; cette tentative n’eut qu’un résultat, ce fut de coûter énormément de monde. À l’extrême aile droite, la 26e brigade[6] s’était emparée de Jussy et de la sorte elle assurait les communications de l’armée dans la direction de Metz ; quant à la profonde vallée de Rozérieulles, elle ne parvint pas à la franchir.

Partout les postes avancés des Français étaient refoulés, les fermes situées en avant de leur front étaient en flammes, leur artillerie semblait être réduite au silence, et à Gravelotte on commençait à croire qu’il s’agissait simplement de poursuivre l’ennemi. Dès lors le général de Steinmetz donna, à 4 heures, l’ordre de renouveler l’attaque avec des troupes fraîches.

Pendant que le vue corps occupait la lisière des bois, quatre batteries, avec, derrière elles, la 1re division de cavalerie, s’avancèrent au trot par le défilé long de 1500 pas qui se trouve à l’est de Gravelotte. Mais dès que l’ennemi, qui n’avait pas tiré jusque-là, aperçut la tête de ces colonnes profondes, il ouvrit sur elles une canonnade et une fusillade d’une violence extrême. L’une des batteries perdit en un clin d’œil les servants de quatre de ses pièces et ne put être ramenée sur la lisière du bois qu’au prix d’efforts inouïs ; une autre ne put pas même se déployer. Par contre, la batterie Hasse, quoiqu’elle eût perdu 75 chevaux, et la batterie Gnügge tinrent bon à Saint-Hubert sans se laisser ébranler par le feu de l’ennemi qui les prenait à revers depuis les carrières.

Quant à la cavalerie, le régiment qui tenait la tête avait, en débouchant du défilé, fait un crochet à droite, puis il s’était déployé dans la direction de Saint-Hubert ; mais l’ennemi absolument à couvert ne présentait pas de but sérieux à une charge. Il fallut bien se dire que le terrain ne se prêtait pas, en cet endroit, à l’emploi de la cavalerie, et les régiments, au milieu desquels éclataient sans cesse des projectiles tombant de tous les côtés, rétrogradèrent par la vallée de la Mance.

Voyant que cette tentative avait échoué, les Français, déployés en tirailleurs, se portèrent en avant depuis le Point-du-Jour ; ils refoulèrent jusqu’à la lisière du bois les fractions de troupes prussiennes couchées sur ce terrain découvert. Des balles de chassepot atteignirent même le lieu où était posté le général en chef, et le prince Adalbert eut son cheval tué sous lui.

Mais des troupes toutes fraîches entraient en ligne et parvinrent à refouler l’ennemi jusque dans sa position principale. À Saint-Hubert aussi les Prussiens s’étaient maintenus avec ténacité, quoique la batterie qui y était établie n’eût plus que tout juste assez de servants pour tirer avec une pièce. Mais toutes les tentatives faites par telle ou telle unité afin de franchir le plateau qui ne présentait aucun couvert, échouèrent et sur ce point-là aussi il se produisit, vers 5 heures du soir, un temps d’arrêt dans la lutte, pendant lequel, de part et d’autre, les troupes harassées purent souffler et se reformer.

À ce moment le roi Guillaume s’était avancé avec son état-major jusque sur la hauteur au sud de la Malmaison. Mais de ce point il était impossible de se rendre compte de la situation telle qu’elle était à l’aile gauche de l’armée, à plus de 7 kilomètres et demi de là. Le feu de l’artillerie française était presque totalement interrompu sur tout le front depuis la Folie jusqu’au Point-du-Jour, tandis que du nord le canon tonnait de plus en plus fort. Il était déjà 6 heures, le jour baissait, il fallait à tout prix tenter quelque chose de décisif. Aussi le roi donna-t-il l’ordre à la première armée de se porter derechef en avant et, à cet effet, il mit à la disposition du général de Steinmetz le IIe corps qui arrivait précisément sur le champ de bataille après avoir fourni une longue marche.

En conséquence, les bataillons encore disponibles du VIIe corps, à l’exception de cinq qui furent tenus en réserve, durent une seconde fois franchir la vallée de la Mance. Les bataillons postés au bois de Vaux se joignirent à eux et prirent la direction du Point-du-Jour et des carrières.

Cette attaque avait pour objectif le 2e corps français. Celui-ci venait d’être renforcé par la division de voltigeurs de la garde. Toutes les réserves furent portées sur la première ligne ; l’artillerie se mit à tirer avec un redoublement d’ardeur et un feu d’infanterie meurtrier accueillit les Prussiens qui avançaient. Puis les Français formant d’énormes lignes de tirailleurs prirent à leur tour l’offensive et refoulèrent jusqu’à la lisière du bois les petits détachements sans officiers couchés dans le terrain découvert.

Mais là s’arrêta le retour offensif, et tout un corps d’armée intact se tenait encore à la disposition du général de Steinmetz.

Le IIe corps, le dernier que le chemin de fer eût amené sur le théâtre de la guerre, avait, à marches forcées, à la suite de l’armée, avancé en pays ennemi, sans avoir pu, jusqu’à ce jour, prendre part aux luttes qu’elle avait soutenues. Parti à 2 heures du matin de Pont-à-Mousson, le corps avait marché par Buxières et Rezonville et était arrivé le soir au sud de Gravelotte. Les Poméraniens manifestaient le plus vif désir d’en venir aux mains avec l’ennemi sans attendre le lendemain.

Le chef de l’état-major général qui se trouvait sur les lieux eût plus sagement agi s’il n’avait pas autorisé le IIe corps à se porter en avant à une heure si avancée, pour attaquer l’ennemi. Une troupe solide absolument intacte eût peut-être été nécessaire le lendemain, tandis que ce soir-là il n’était guère permis d’admettre qu’elle frapperait le coup décisif qui eût totalement changé la face des choses.

Se portant vivement en avant par Gravelotte, les premiers bataillons du corps d’armée arrivèrent jusqu’aux carrières et à quelques centaines de pas seulement du Point-du-Jour. Ceux qui suivaient se virent bien vite engagés dans la mêlée entre l’ennemi et les fractions de troupes qui étaient établies au sud de Saint-Hubert et la marche en avant sur la ferme de Moscou ne fut pas continuée. Il faisait sombre au point qu’on ne distinguait plus les ennemis des troupes amies et l’on dut cesser le feu. Mais la fusillade ne fut complètement arrêtée qu’à 10 heures du soir. C’était, à la vérité, un avantage que la ligne de bataille la plus avancée fût occupée par le IIe corps composé de troupes moins épuisées et que, derrière celles-ci, les fractions complètement emmêlées des VIIe et VIIIe corps pussent se reconstituer.

Le cours qu’avait pris la lutte avait nettement prouvé que l’aile gauche des Français, qui occupait une position presque imprenable, grâce à la configuration du terrain et aux travaux qui y avaient été faits, n’en pouvait être délogée, en dépit du dévouement et de la bravoure des troupes, même au prix des plus grands sacrifices. Les deux adversaires étaient en face l’un de l’autre, menaçants tous deux, se touchant presque, et à même de reprendre la lutte le lendemain matin. Le succès de la journée dépendait de ce qui se serait passé à l’aile opposée.

À 5 heures un quart, le prince de Wurtemberg, à Saint-Ail, avait jugé le moment venu de procéder à l’attaque de l’aile droite française ; mais celle-ci s’étendait vers le nord à une distance beaucoup plus considérable que le front de la garde royale ; elle s’étendait même plus loin que ne le savait le général en chef français lui-même. À la vérité, les Saxons avaient pris part à l’enlèvement de Sainte-Marie-aux-Chênes, mais en ce moment le prince royal de Saxe concentrait son corps le long de la forêt d’Auboué, afin de prendre l’ennemi en flanc. Pour cette concentration, il dut attirer à lui l’une de ses brigades depuis Jarry, une autre depuis Sainte-Marie, et étant donné que le départ de son corps, de Mars-la-Tour, avait subi des retards, on ne pouvait compter sur son intervention directe qu’au bout de quelques heures.

Se conformant à l’ordre qui lui avait été donné, la 4e brigade de la garde s’avança dans la direction qui lui était assignée, sur la ferme de Jérusalem, au sud de Saint-Privat et dans le voisinage immédiat de cette localité. Dès qu’on s’aperçut de ce mouvement, au IXe corps, le général de Manstein fit avancer aussi la brigade de la garde, qui avait été mise à sa disposition à Habonville, en la dirigeant sur Amanvillers. Des bataillons hessois se portèrent en même temps, en avant, entre ces deux brigades. Une demi-heure s’écoula avant que la 1re division de la garde se mit en mouvement, à gauche de la 2e, de Sainte-Marie sur Saint-Privat. Ces deux divisions, procédant de la sorte à l’attaque, allèrent donner contre le front étendu des 6e et 4e corps français. Les points d’appui de ce front, Saint-Privat et Amanvillers, n’avaient pour ainsi dire pas encore été canonnés par les batteries allemandes. Ces dernières, jusqu’à ce moment, avaient eu fort à faire avec l’artillerie ennemie postée en dehors de ces localités, et qu’il avait fallu réduire au silence.

En avant de la position principale des Français, sur la croupe de la hauteur, se trouvaient logées sur le versant plusieurs lignes de tirailleurs à couvert derrière des haies et des murs peu élevés, qui, formant terrasse, se commandaient les uns les autres. En arrière de ces défenses s’élevait Saint-Privat, constituant en quelque sorte un réduit fortifié, avec ses maisons en maçonnerie solide et garnies de soldats jusque sous les combles. Le terrain plat et découvert en avant du front pouvait par conséquent être battu par une grêle de projectiles destructeurs.

Aussi la garde qui s’avançait à l’attaque de ce front éprouva-t-elle des pertes hors de toute proportion. En moins d’une demi-heure cinq de ses bataillons perdirent tous leurs officiers et les autres la plupart d’entre eux, surtout les officiers supérieurs. Des milliers de morts et de blessés marquent le passage de ces bataillons qui, malgré ces pertes si graves, continuent à avancer. Leurs rangs décimés se reforment sans cesse et, alors même qu’ils n’ont plus à leur tête que de jeunes lieutenants ou des candidats officiers, ces braves soldats tiennent bon et conservent toute leur force morale.

Mais, à mesure qu’ils se rapprochent de l’ennemi, leur fusil à aiguille produit davantage son effet. Les Français sont refoulés hors de toutes leurs positions avancées, souvent même ils n’attendent pas pour les évacuer que les Prussiens les abordent.

À 6 heures et quart les bataillons se sont avancés jusqu’à la distance de 600 pas d’Amanvillers, et de 800 pas de Saint-Privat. Ici les pentes sont un peu plus escarpées, elles offrent quelques faibles couverts et les troupes épuisées par l’effort qu’elles viennent de faire s’arrêtent en tirant parti des tranchées-abris que l’adversaire leur a abandonnées. À Sainte-Marie il n’y a plus pour toute réserve que quatre bataillons, en arrière d’une ligne qui a 4000 pas d’étendue.

Avec l’aide des douze batteries de la garde qui sont accourues, on repousse sans fléchir les retours offensifs de la division de Cissey et les charges de la cavalerie française ; mais il faut que les fractions, décimées par suite des pertes énormes qu’on vient de subir, attendent pendant plus d’une demi-heure, en face de deux corps d’armée entiers, et tout près d’eux, qu’on leur porte secours.

En effet, ce n’est que vers 7 heures que, à gauche de la garde, deux brigades d’infanterie saxonne apparaissent sur le champ de bataille pendant que les deux autres se reforment encore près de la forêt d’Auboué ; par contre, leur artillerie avait ouvert, depuis un certain temps déjà, un feu très vif sur Roncourt.

À la nouvelle que les Allemands essayaient, en s’étendant de plus en plus, de tourner son aile droite, le maréchal Bazaine avait, à 3 heures de l’après-midi déjà, donné à la division de grenadiers de la garde, général Picard, réunie à Plappeville, l’ordre de se rendre à cette aile. Quoique la distance à parcourir ne s’élevât pas à plus de 7 kilomètres et demi, cette division, dont le concours eût été si précieux, n’était pas encore arrivée, s’étant écartée de la route directe pour prendre à droite par la vallée boisée, et le maréchal Canrobert, qui n’arrêtait plus, qu’au prix des plus grands efforts, la poussée des Prussiens, résolut de concentrer davantage ses forces autour de la forte position de Saint-Privat. Il décida qu’une faible avant-garde seule protégerait la retraite de ses troupes depuis Roncourt, mais que, par contre, on continuerait à occuper la lisière du bois de Jaumont.

Dès lors les Saxons ne rencontrèrent pas, à Roncourt, la vive résistance à laquelle ils s’attendaient et, après un engagement de peu d’importance, ils pénétrèrent dans la localité, de concert avec les compagnies de l’extrême aile gauche de la garde. Mais une partie des bataillons saxons avait, auparavant déjà, cessé de marcher sur Roncourt en faisant un crochet à droite et s’avança directement sur Saint-Privat afin de secourir la garde.

Les vingt-quatre batteries des deux corps d’armée allemands faisaient dans cette localité des ravages terribles. Des maisons en grand nombre brûlaient ou bien s’effondraient par suite de l’explosion des obus qui y étaient lancés. Mais les Français étaient résolus à tenir à tout prix cette localité, qui était la clef de la position. Les batteries de leur aile droite étaient en position entre Saint-Privat et la forêt de Jaumont, d’où elles prenaient en flanc les Saxons qui continuaient d’avancer. Plus au sud, d’autres batteries firent face aux Prussiens, et les lignes des tirailleurs français, logés à couvert, empêchaient par leur feu très vif les bataillons prussiens de gagner de leur côté du terrain.

Mais ceux-ci enlèvent l’un après l’autre tous ces obstacles au pas de charge, tout en subissant de nouvelles pertes, tantôt en s’arrêtant quelques instants pour ouvrir sur l’ennemi un feu rapide, tantôt en avançant sans tirer un seul coup de fusil.

Quand le soleil se couche, ils ne sont plus qu’à la distance de 300 pas de Saint-Privat. Des fractions du Xe corps, qui s’avance sur Saint-Ail, viennent se joindre à eux, et alors on donne de toute part le dernier assaut. Les Français défendent encore, avec la plus grande ténacité, les fermes tout en flammes et l’église, jusqu’à ce que, finalement, cernés de plus en plus, ils mettent bas les armes à 8 heures du soir. Les Prussiens font prisonniers plus de 2000 ennemis non blessés et sont obligés d’arracher aux flammes ceux qui avaient reçu des blessures.

Les fractions du 6e corps qui viennent d’être battues descendent en grande hâte dans la vallée de la Moselle, sous la protection de la brigade qui était restée postée dans la forêt de Jaumont et sous celle de la cavalerie. À ce moment là seulement apparut la division de grenadiers de la garde et la réserve d’artillerie de l’armée à l’est d’Amanvillers. Les batteries allemandes engagent aussitôt la lutte qui dura fort avant dans la soirée et leurs projectiles incendient Amanvillers.

Sur ce point, les fractions du 6e corps avaient déjà commencé la retraite qu’elles masquaient simplement en exécutant à plusieurs reprises d’énergiques retours offensifs. De la sorte, il s’engagea encore une mêlée entre elles et les bataillons de l’aile droite de la garde ainsi qu’avec ceux de l’aile gauche du IXe corps. Amanvillers cependant resta pendant la nuit au pouvoir des Français. À 3 heures du matin seulement, leur 3e corps évacua lui aussi sa position à la ferme de Moscou et le 2e se maintint dans la sienne jusqu’à 3 heures, tout en livrant des escarmouches, dont quelques-unes fort vives, aux avant-postes des Poméraniens[7].Ces derniers occupèrent, aussitôt après, le plateau de la ferme de Moscou et du Point-du-Jour.

Le succès remporté le 18 août n’avait été rendu possible que par les luttes soutenues le 14 et le 16.

Au dire des Français, ils perdirent dans cette journée 13000 hommes. En octobre il y avait encore 173000 hommes à Metz. Dès lors, l’ennemi comptait en tous cas près de 180000 hommes dans la bataille du 18 août. L’effectif des sept corps d’armée allemands, ce jour-là, était exactement de 178818 hommes. C’est donc avec des forces à peine équivalentes que l’ennemi fut refoulé hors d’une position telle qu’on n’en saurait guère trouver de plus avantageuse.

Il va de soi que les pertes essuyées par l’assaillant furent bien plus considérables que celles du défenseur : Elles se montèrent à 20584 hommes dont 899 officiers.

Les cadres et effectifs de guerre comportant en moyenne 1 officier sur 40 hommes, il était tombé dans cette bataille 1 officier sur 23 hommes ce qui témoigne hautement en faveur des chefs et des brillants exemples donnés par eux à leurs vaillantes troupes ; mais en même temps c’était une perte qu’on ne put plus réparer dans le cours tout entier de la campagne. En général, la première quinzaine du mois d’août avait coûté à l’armée allemande, dans six batailles, 50 000 hommes. Évidemment ces vides ne pouvaient être immédiatement comblés par des envois de troupes de l’intérieur ; cependant les mesures nécessaires avaient déjà été prises pour procéder à de nouvelles formations, comprenant des hommes ayant servi.

Le soir même du 18, on eut tout d’abord soin de faire venir de la rive droite de la Moselle les premiers échelons du train et les ambulances et partout on procéda au remplacement des munitions. C’est à grand’peine qu’on trouva dans Rezonville, bondé de blessés, une mansarde pour le roi et un abri pour son état-major. Ce dernier dut, pendant la nuit même, élaborer toutes les dispositions que rendait immédiatement nécessaires la situation toute nouvelle résultant de la victoire remportée. Dès le 19, au matin, tous les ordres y ayant trait purent,être soumis à Sa Majesté afin qu’elle les examinât et les approuvât.


  1. La 2e division du IXe corps. (N.d.T.)
  2. Commandant la Ire division de la garde royale. (N.d.T.)
  3. La 1re de la 15e divison (VIIIe corps). (N.d.T.)
  4. La 2e de la 15e division. (N.d.T.)
  5. La 1re de la 16e division (VIIIe corps). (N.d.T.)
  6. La 2e brigade de la 13e division (1re du VIIe corps). (N.d.T.)
  7. IIe corps prussien. (N.d.T.)