La Guerre de 1870 (E. Ollivier)/04

La bibliothèque libre.
LA GUERRE DE 1870

NOS DÉFAITES DIPLOMATIQUES[1]


I

Bismarck ne nous laissa pas nouer tranquillement des alliances. Il essaya d’établir contre nous, en Europe, un courant réprobateur d’opinion, et de confirmer les dispositions hostiles, d’attiédir ou d’éteindre les dispositions favorables. Il ne commença pas d’abord sa polémique à face découverte. La Gazette de Cologne lui avait conseillé de faire traduire, dans toutes les langues, les discours de l’opposition contre la guerre. « Il n’est pas besoin, disait-il, d’autre justification.  » Il fit du moins traduire ces discours dans les journaux allemands et les fit suivre d’un article à sensation, envoyé de Berlin, à la Gazette de Cologne, dans lequel il m’accusait d’avoir invoqué une Note de la Prusse aux puissances, qui n’avait jamais été envoyée et que je n’avais pu montrer parce qu’elle n’existait pas. Je répondis à cette imposture, en reproduisant au Journal officiel (21 juillet) mes paroles textuelles et en y ajoutant un court commentaire.

Le communiqué à la Gazette de Cologne était le commencement d’une série d’articles concertés par Bismarck avec Lothar Bucher et envoyés à Busch qui les transmettait aux journaux En voici quelques échantillons : « En 1851, un gamin littéraire de Paris reçut la mission de faire apparaître le spectre rouge dans une brochure, et cela fut très utile au prince Louis pour l’amener de la prison pour dettes au trône impérial. Maintenant, le duc de Gramont évoque le spectre espagnol pour sauver l’Empereur des cent millions qu’il a pris au Trésor pour les verser dans sa cassette. Le gamin littéraire est à la tête d’une préfecture aujourd’hui. Quelle récompense pense-t-on donner à Gramont ?  » Autre plan d’article pour caractériser les Français et leur politique : « Brutaux, bornés… Gramont, bête brute ; l’Empereur ne vaut guère mieux.  » Tous les articles haineux de nos journaux furent reproduits, tous les griefs du passé depuis Arminius, réveillés, afin de prouver que nous poursuivions l’exécution d’une trame perverse méditée depuis longtemps, et les populations furent sollicitées de se lever pour défendre leur indépendance et leur foyer que nous ne menacions pas.

Dans ces élucubrations une idée revenait sans cesse : la guerre n’a pas été imposée à l’Empereur par l’opinion d’un peuple dont la majorité était disposée à la paix ; ce sont les hommes au pouvoir qui, par une politique artificieuse, pour servir leurs calculs et leurs passions personnelles, ont surexcité l’amour-propre irritable de la nation dans le désir de terrasser la liberté à l’intérieur. Bismarck s’appliquait à ce moment à indisposer l’Europe contre l’Empereur. Quelques mois plus tard, il fallut la préparer à notre dépècement : alors il dit tout le contraire et soutint que l’opinion publique avait contraint l’Empereur à faire la guerre malgré sa volonté pacifique[2].

Il ne pouvait limiter la défense de sa cause à ces articles soudoyés par le fonds des reptiles. Tandis qu’il continuait à exciter leurs injures, il se mit à ergoter lui-même diplomatiquement avec les chancelleries. Le 16 juillet, il avait fait un exposé sommaire devant le Conseil fédéral ; le 18, il envoya une circulaire apologétique aux cours étrangères avec documens à l’appui ; enfin il compléta ses explications, le 20 juillet, devant le Reichstag. En 1823, au dire de Chateaubriand, Canning ramassait, dans ses speeches contre notre guerre d’Espagne, les idées jetées au hasard par l’opposition française ; Bismarck ne procéda pas autrement. Ses circulaires et discours ne sont que la réédition des arguties de Jules Favre, Gambetta, etc. En les réfutant nous avions d’avance, le 15 juillet, répondu au Prussien. Depuis, les confidences de Bismarck[3], les Mémoires si précieux du prince Charles de Hohenzollern ont démontré combien étaient justes les dénégations que nous n’avions pas pu au premier moment appuyer sur des documens précis. Est-il nécessaire dorénavant d’établir que ce n’est point par hasard que Bismarck avait eu connaissance de la candidature Hohenzollern, de nier la fable d’une lettre d’excuses exigée du roi de Prusse, de prouver que Werther s’est trompé en annonçant la demande de cette lettre d’excuses, puisque cette demande n’est jamais arrivée à Berlin ? Et parmi ceux dont l’avis compte en est-il un seul qui ne pense que son rapport doit être écarté de l’histoire ? Gramont lui opposa le 24 juillet, dans une circulaire, un démenti qui l’a tué définitivement.

Bismarck ne fut pas heureux dans toute cette discussion. Il ne put contester la tradition internationale constante, établie avec la coopération de la Prusse même et subie par toutes les puissances, argument d’airain qui subsiste toujours et n’a pu être entamé par la dent du plus envenimé des professeurs allemands. Il nous procura même, sans en avoir conscience, la seule preuve qui manquât à nos affirmations du 15 juillet. Je m’étais refusé obstinément à rattacher la guerre aux événemens de 1866 et à la présenter comme une revanche de Sadowa que je ne souhaitais pas : la candidature Hohenzollern écartée, l’imprudente demande de garanties abandonnée par le Cabinet j’avais ramené tout le débat à ces termes : « Nous avons été insultés.  » Et j’avais fait résulter l’insulte de la communication aux journaux et aux gouvernemens du télégramme envoyé d’Ems à Berlin et frelaté par Bismarck. L’opposition m’avait demandé le texte de ce télégramme ; j’avais répondu que Bismarck seul pouvait le donner et que je ne pouvais que l’induire des rapports qui nous avaient été envoyés par nos agens de Munich et de Berne. On m’avait alors objecté que le libellé de ce télégramme, fût-il ce que je le prétendais, n’était qu’une communication officieuse adressée seulement à quelques agens prussiens en Allemagne. Bismarck me rendit le service d’écarter lui-même cette double objection : il donna le texte envoyé le 13 juillet aux chancelleries et ce texte était exactement conforme à celui que j’avais induit des informations de nos agens. En outre, il ne lui contesta plus le caractère d’un document officiel adressé à tous ses ambassadeurs et ministres à l’étranger, puisqu’on le reproduisant, le Blue-Book anglais l’intitulait : Telegram adressed by the Prussian Government to foreign governments[4]. Il nous donnait gain de cause complète. Lorsque je lus, pour la première fois, cette preuve de nos assertions fournie par l’ennemi, je n’en pouvais croire mes yeux. À la réflexion, je me rendis compte du phénomène qui avait poussé Bismarck à se démasquer : il n’avait pas compris mon argumentation. Je n’avais jamais fait résulter l’offense du libellé du télégramme, mais du fait de sa publicité et de son envoi aux journaux et aux gouvernemens ; Bismarck crut que je la voyais dans les termes de sa rédaction, et pour démontrer que ces termes n’étaient pas blessans, il les révélait. En réfutant un argument que nous n’avions pas produit, il plaçait hors conteste celui que nous avions invoqué. Mentita est sibi iniquitas.

Puisque le télégramme d’Ems, dont les termes n’étaient plus mis en question, avait été communiqué officiellement aux Cabinets, on ne pouvait plus contester qu’il ne fût un soufflet intolérable. Du reste eussions-nous eu la bassesse d’âme d’en douter, les Allemands nous eussent obligés d’en convenir, car d’un bout de l’Allemagne à l’autre, il n’y eut qu’un cri, qui n’a pas cessé depuis, surtout après que la victoire l’a amnistié, pour représenter la réponse d’Ems, en la glorifiant, comme le type à jamais consacré de l’insolence volontaire, brutale, provocatrice, insultante. Mommsen sanctionna par son autorité celle glose chauvine. Dans une lettre adressée en italien aux Italiens il dit : « L’Allemagne ne souffrira pas d’intervention et, si vous en faites une, vous trouverez toute préparée une réponse d’Ems, trouera tutta pronta la risposta d’Ems !  »


II

Bismarck était vaincu dans la controverse diplomatique. Aucun gouvernement n’avait été ému par ses effronteries dont chacun connaissait aussi bien que nous la vanité. Nos déclarations, nos circulaires, nos discours triomphaient de tous les démentis : ils demeuraient intacts ; pas un mot n’en était inexact ni exagéré. Nous l’avions battu une première fois dans l’action en lui escamotant son candidat, puis en brisant la perche que lui avait maladroitement tendue la demande de garanties ; nous le battions encore dans la discussion par la vigueur et l’évidence de nos argumens. Pour échapper à notre première victoire, il avait eu recours à un procédé n’exigeant aucune habileté, qu’aucune habileté ne pouvait conjurer et à la portée du premier butor venu : il nous avait souffletés. Pour se dérober à notre seconde victoire, il recourut à un procédé également en dehors de toute habileté de part et d’autre et à la portée du premier fripon venu : il nous calomnia.

En 1866, il avait publié une dépêche confidentielle de décembre 4864, dans laquelle le ministre autrichien Mensdorff s’était montré disposé à l’annexion des duchés à la Prusse moyennant une augmentation équivalente des territoires allemands de l’Autriche. Reprenant ce procédé, il accusa l’Empereur de poursuivre un agrandissement territorial et de s’être servi de la candidature Hohenzollern comme d’un prétexte pour réaliser enfin un désir inassouvi de conquête. Il fit publier à Londres par le Times (25 juillet), puis à Berlin par les feuilles officieuses, un traité écrit de la main de Benedelti, que celui-ci avait laissé en sa possession[5], celui qui stipulait une alliance offensive et défensive avec la Prusse, en vue de nous assurer l’annexion de la Belgique et du Luxembourg au cas de l’incorporation des États du Sud à la Confédération du Nord. Il montra à toute la diplomatie de Berlin l’original de ce document qui fut, en effet, reconnu unanimement comme étant de l’écriture de Benedetti. Dans un télégramme adressé à son ambassadeur à Londres (28 juillet), et dans deux circulaires aux représentans de la Confédération du Nord, il le commenta. Le gouvernement français, selon lui, n’avait cessé de solliciter le concours de la Prusse pour réaliser ses vues ambitieuses sur la Belgique et sur le Rhin ; ces tentatives étaient devenues plus pressantes depuis que le conflit entre la Prusse et l’Autriche s’était aggravé ; la première proposition d’alliance offensive et défensive avait été présentée en termes réitérés presque menaçans, à la veille des hostilités, en mai 1866, et appuyée par une note du prince Napoléon, dont le texte était aussi entre ses mains ; quand cette proposition eut été rejetée par la Prusse, le gouvernement français, ne comptant plus sur le prix dont on ferait payer son secours, s’était efforcé d’amener la défaite prussienne. Après Sadowa, la France, à plusieurs reprises, avait fait des offres au détriment de la Belgique et de l’Allemagne : c’était d’abord, le 6 août 1866, un projet de cession de la rive gauche du Rhin, puis, en mars 1867, l’acquisition du Luxembourg, et, après l’échec de ces négociations, des propositions comprenant la Belgique et l’Allemagne du Sud, apportées par le prince Napoléon, en mars 1868, à Berlin. L’impossibilité d’acquiescer à ces projets n’avait jamais été douteuse, mais le Chancelier avait jugé utile, dans l’intérêt de la paix, de laisser aux hommes d’État français leurs illusions, sans leur faire de promesses, même verbales ; il traita leur demande d’une manière dilatoire, parce qu’il présumait que la ruine de leurs espérances mettrait en danger la paix nécessaire à l’Allemagne et à l’Europe. Il ne partageait pas l’opinion de ces politiques qui jugeaient la guerre avec la France inévitable ; les différentes phases de mécontentement de cette puissance et d’envie qu’elle a eue de faire la guerre, traversées par la Prusse de 1866 à 1869, coïncident avec les dispositions favorables ou l’éloignement que les agens français croyaient trouver relativement à leurs convoitises. « C’est uniquement, la conviction définitive de ne pouvoir arriver avec nous à une extension de frontières qui a déterminé l’Empereur à essayer de l’obtenir contre nous. Il y a même des raisons de croire que si les publications actuelles n’avaient pas eu lieu, la France, lorsque ses préparatifs de guerre et les nôtres eussent été achevés, nous eût offert de réaliser de concert, à la tête d’un million de combattans prêts à entrer en campagne, vis-à-vis de l’Europe encore désarmée, les propositions qu’elle nous avait précédemment faites, c’est-à-dire avant ou après la première bataille, de conclure la paix sur la base des propositions Benedetti, aux dépens de la Belgique.  » (Circulaires du 29 juillet et du 12 août.)


III

Ce roman historique est devenu le fond de l’argumentation des historiens allemands contre nous. Et cependant, sauf en un point que nous ne dissimulerons pas, il est absolument contraire à la vérité.

Il est faux qu’avant 1866 l’Empereur ait réclamé les provinces rhénanes ou la Belgique : loin d’insister d’une manière menaçante sur une demande quelconque, il a causé de véritables tourmens à Bismarck par son attitude impénétrable. « Bismarck pense, télégraphiait le ministre italien Barrai à La Marmora (le 4 mai), que la mobilisation complète est retardée par les allures mystérieuses de Napoléon, dont il a été impossible jusqu’ici de pénétrer les intentions.  » Govone, l’envoyé italien négociateur du traité entre la Prusse et l’Italie, écrivait (7 mai) : « M. de Bismarck désire connaître les intentions et les désirs de l’Empereur ; il en a parlé à M. de Barral, il lui a dit de tâcher d’en savoir quelque chose par le commandeur Nigra. On ne peut comprendre ce que veut l’Empereur.  » Le même envoyé renouvelle le même renseignement, le 26 : « Bismarck m’a dit en pesant ses paroles : « Il y a six mois, lorsque je parlai à l’Empereur des événemens actuels, il parut content de certains arrangemens qui conviennent également à la Prusse. Maintenant que nous sommes à la veille du dénouement et qu’il conviendrait de nouer des accords plus positifs, il se refuse absolument à toute explication.  » Le 3 juin, Govone raconte qu’après l’échec du Congrès, Bismarck lui dit : « J’aurais été content d’aller à Paris pour m’aboucher avec l’Empereur et connaître le maximum des concessions qu’il désire pour la France.  » Etait-il permis, en présence d’une telle réserve, de parler de demandes insistantes et menaçantes ? Non seulement l’Empereur n’a alors rien demandé, mais il a expressément manifesté sa répugnance à revendiquer les provinces rhénanes. « L’Empereur, écrivait de Paris Nigra à La Marmora, le 24 mai, répugne à annexer des provinces allemandes à la France et à se créer ainsi une nouvelle Vénétie.  » — Sybel, dont les Allemands ne récuseront pas le témoignage, raconte, d’après un rapport de l’ambassadeur Goltz, dans son étude sur Napoléon III, que « le 21 avril, il renouvela l’assurance de ses bonnes dispositions en faveur de l’annexion des duchés à la Prusse, mais revint en même temps sur les compensations qu’il lui serait important d’obtenir en raison de l’opinion publique en France : Si vous aviez une Savoie, s’écria-t-il, la chose serait facile. Mais vous ne voulez pas entendre parler du Rhin, et je le comprends. Quant aux pays qui appartiennent à d’autres souverains, ce n’est pas si facile d’en disposer[6].  »

Si Napoléon III ne réclamait rien, Bismarck offrait. Govone est des plus explicites : « Je demandai si au-delà du Rhin il n’y avait pas quelque partie du pays où il fût possible d’obtenir un vote populaire favorable à une annexion à la France. Le comte de Bismarck répondit : Aucune ; les agens français eux-mêmes, qui ont parcouru le pays pour connaître les idées des populations, rapportent tous qu’aucune votation qui ne fût pas fictive ne pourrait réussir ; de sorte qu’il ne resterait qu’à indemniser la France avec la partie française de la Belgique et de la Suisse.  »

Il est faux que, déçu de n’avoir pas été écouté dans des propositions qu’il n’avait pas faites, Napoléon III ait travaillé à la défaite prussienne. Les hostilités commencées, il déclara sa neutralité : or à qui devait profiter cette neutralité ? Le général La Marmora l’a expliqué : « Évidemment, la neutralité de la France était plus utile à la Prusse qu’à l’Autriche, car elle lui avait permis de dégarnir le Rhin et de porter toute son armée contre l’Autriche. Pour que la neutralité de la France fût utile aussi à l’Autriche et lui permît de réunir ses troupes de Vénétie à son armée principale, il fallait que la neutralité de la France fût accompagnée de celle de l’Italie.  » En effet, pendant la guerre, les provinces rhénanes furent totalement dégarnies de troupes. Les Prussiens eussent-ils ainsi laissé l’accès de leur maison ouvert et se seraient-ils exposés à être assaillis sur leurs derrières, s’ils n’avaient pas eu une confiance entière en la bienveillance de l’Empereur ? Du reste, Bismarck qui, comme tous les grands fabricateurs de mensonge, se contredit sans vergogne, a reconnu les services qu’à cette époque lui avait rendus Napoléon III[7]. Avant même d’avoir ainsi confessé publiquement sa dette, il avait écrit à l’Empereur pour le remercier. Beust, dans un rapport officiel à l’empereur d’Autriche, raconte le propos suivant de l’empereur Guillaume à Gastein en 1871 : « Un mot de Sa Majesté qui me sembla intéressant est que la France avait consommé sa ruine dès 1866, attendu que Napoléon pouvait et devait attaquer l’armée prussienne par derrière. En 1866, le roi de Prusse ne voulait pas croire à la neutralité de le France, et ce ne fut qu’après une longue résistance qu’il consentit à dégarnir la province rhénane. Aussi a-t-il toujours conservé beaucoup de reconnaissance à l’empereur Napoléon.  »

Il est vrai qu’après Sadowa, Bismarck a continué son rôle de tentateur pour acheter de l’Empereur la liberté de s’annexer des territoires allemands. Il est vrai que cette fois, anéanti par la maladie, entraîné par de détestables conseillers, espérant masquer aux yeux de l’opinion une faute irréparable et retarder l’heure de la liberté, l’Empereur a succombé à la tentation et réclamé un salaire pour des complaisances qu’il n’aurait pas dû avoir, et son ambassadeur a pris soin d’en laisser le procès-verbal écrit entre les mains de Bismarck qui, lui, n’a pas commis la sottise de nous fournir la preuve de ses sollicitations. Mais Bismarck n’a pu rester dans le vrai et il a mis un mensonge à côté d’un document d’une irrécusable authenticité. « Ce projet de traité, a-t-il dit, se place après l’affaire du Luxembourg.  » On comprend le motif de la transposition : placé à sa date, à la mi-août 1866, c’était un fait accidentel qui ne se prolongeait pas jusqu’en 1870 et n’avait aucun rapport avec la guerre ; placé après l’arrangement du Luxembourg, il indiquait l’aveuglement d’une passion chronique dont on pouvait supposer l’influence agissante encore en 1870. La lecture du projet démontre la supercherie : il y est question de l’acquisition du Luxembourg, ce qui se comprend en août 1866, le sort de ce duché n’étant pas encore fixé, et ce qui était une impossibilité à la fin de 1867, au lendemain de la transaction acceptée par la France et par la Prusse, qui instituait la neutralité du Luxembourg et le plaçait sous la sauvegarde collective de l’Europe, ne le laissant plus, par conséquent, à la disposition, soit de la Prusse, soit de la France. La velléité de 1866 n’avait été qu’une pensée fugitive, qui ne se traduisit par aucun acte d’exécution ; elle fut presque aussitôt abandonnée qu’écoutée ; à partir de 1867, elle ne demeure plus dans l’esprit de l’Empereur que comme un mauvais cauchemar, et ne tient plus aucune place dans ses projets diplomatiques : il était plus mécontent d’avoir demandé que de n’avoir pas obtenu. Regrettant d’avoir favorisé sans profit le principe de la conquête et d’avoir abandonné sans prévoyance celui des nationalités, il flotta de 1867 à 1870 en incohérence et indécision, n’osant ni accepter, ni répudier les conséquences de ses complaisances fatales.

Pour ma part, à aucun prix je n’avais voulu que la France s’opposât par l’intervention diplomatique, ni par la guerre, à la libre constitution de l’Allemagne, mes vues au-delà du Rhin étaient semblables à celles que j’avais toujours défendues au-delà des Alpes ; mais ne pas empêcher ne nous obligeait pas à aider, car aider était encore une intervention dans les affaires d’un pays étranger, dont nous devions nous abstenir. Lors de la formation de mon ministère en 1869, j’indiquai cet état d’esprit, à l’Empereur dans mes lettres et mes conversations. Notre politique doit consister à enlever à M. de Bismarck tout prétexte de nous chercher querelle et de rendre belliqueux son roi qui ne l’est pas. Il y a deux tisons de guerre allumés, il faut mettre résolument le pied dessus et les éteindre : C’est, au Nord, la question du Sleswig ; au Sud, celle de la ligne du Mein. Quoique très sympathique aux Danois, nous n’avons pas le droit d’engager notre pays dans un conflit, pour assurer la tranquillité de quelques milliers d’entre eux injustement opprimés. Quant à la ligne du Mein, elle a été franchie depuis longtemps, du moins en ce qui nous intéresse : les traités d’alliance n’ont-ils pas créé l’unification militaire de l’Allemagne, et le renouvellement du Zollverein son unité économique ? L’unité allemande contre nous est finie ; ce qui reste encore à faire, l’union politique, n’importe qu’à la Prusse, à laquelle elle apporterait plus d’embarras que de forces. Quel intérêt avons-nous à empêcher les démocrates du Wurtemberg et les ultramontains de Bavière d’aller ennuyer Bismarck dans ses parlemens, puisque, au jour du combat, l’Allemagne serait tout entière contre nous ? La seule conduite qui nous permît de vivre en bonnes relations avec l’Allemagne et d’éviter une guerre sans cela inévitable, c’était de renoncer enfin à cette idée que Sadowa fût une défaite française exigeant une revanche et d’en revenir sans aucune arrière-pensée au principe délaissé des nationalités et de ne pas s’opposer à la transformation intérieure de l’Allemagne, dût-elle aboutir à compléter, par l’Unité politique, l’Unité militaire déjà constituée. L’Empereur accepta ce programme avec des réserves, mais quand j’eus été investi de sa confiance, il ne les renouvela pas et, je l’affirme solennellement, dans nos conversations les plus confidentielles je n’ai jamais surpris la moindre velléité de revanche de Sadowa, ni un désir quelconque de conquête, ni d’autres préoccupations que celle de maintenir la paix.


IV

Les accusations de Bismarck contre l’Empereur ne soutiennent pas le regard. Celles contre le ministère étaient tout simplement monstrueuses. Ce ministère était composé d’hommes qui, depuis des années, réclamaient le rétablissement de la liberté, et ils auraient déchaîné une guerre dans le dessein de détruire cette liberté conquise au prix de tant d’efforts et de sacrifices ! Ils n’avaient jamais séparé d’elle la cause de la paix, parce que la paix était la condition essentielle de la liberté, et ils auraient machiné une guerre pour dépouiller un voisin inoffensif ! Sans doute, ils avaient eu le tort de maintenir à Berlin le compromettant Benedetti, qui représentait la politique de leurs prédécesseurs plus que la leur ; mais comment pouvait-on les rendre responsables d’un traité simoniaque dont ils n’avaient jamais entendu parler avant la publication du Times et surtout de la faute lourde, presque sans exemple, d’un ambassadeur livrant à l’ennemi la preuve écrite de sa main d’une proposition aussi honnête ? C’est ce qu’un journaliste de talent, Odysse Barot, dit dans la Liberté : « Le Cabinet du 2 janvier, dont l’attitude envers la Prusse depuis sept mois a été irréprochable, ne saurait être responsable des fautes et des sottises commises il y a quatre ans. Si M. Benedetti, par une maladresse insigne, a consenti à se faire le secrétaire de M. de Bismarck, à transcrire sous sa dictée un projet de spoliation dont la seule idée aurait dû le faire bondir d’indignation, ni le ministère actuel, ni le pays, ne doivent en porter la peine. La France a repoussé ces ouvertures, il y a quatre ans : voilà qui est bien établi ; il n’y a en tout ceci rien qui soit de nature à inquiéter la Belgique et à nous aliéner les sympathies de l’Angleterre. Il n’y a qu’un coupable, c’est l’ambassadeur assez oublieux de son rôle et de son rang pour se faire le modeste copiste, le très humble secrétaire de M. de Bismarck.  » (31 juillet.)

Cependant, comme on ne pouvait alors, faute de documens dénoncer les mensonges contenus dans les circulaires prussiennes on ne retint de la révélation du Times que ce fait indéniable d’un projet de conquête écrit de la main de l’ambassadeur de France, et l’effet fut foudroyant. Le prince Charles de Roumanie dit dans son journal : « La révélation de ces propositions fait un tapage épouvantable dans le monde entier ; c’est un merveilleux coup d’échecs dû au génie du chancelier de la Confédération.  » Nous aussi, nous sentîmes cruellement le coup qui était porté à notre cause. Nous fûmes comme suffoqués, anéantis, désespérés de cette révélation meurtrière. Nous ne savions comment expliquer, comment nous défendre. L’Empereur comprit que lui seul pouvait nous donner une contenance. Il écrivit à Gramont : « Mon cher duc, je crois qu’à propos du traité reproduit par le Times, on pourrait mettre dans le Journal Officiel la phrase suivante qui est la vérité : — Après le traité de Prague, plusieurs pourparlers ont eu lieu à Berlin entre M. de Bismarck et l’ambassadeur de France au sujet d’un projet de traité d’alliance. Plusieurs des idées contenues dans le document inséré par le Times ont été soulevées. Quant aux propositions dont on avait pu parler, l’empereur Napoléon les a rejetées. — Parlez de cela avec M. E. Ollivier. Mille amitiés.  » (26 juillet.) Une seconde lettre datée de Metz vint ensuite (28 juillet) : « Mon cher duc, en partant ce matin, j’ai oublié de vous dire qu’il serait bien nécessaire de faire le plus tôt possible une dépêche à La Valette afin de rejeter sur qui de droit l’initiative et la responsabilité du prétendu traité. Voici ce que m’a rappelé mon cousin Napoléon, et ce qui est conforme à mes souvenirs. M. de Bismarck a dit au prince à Berlin : — Vous cherchez une chose impossible, vous voulez prendre les provinces du Rhin qui sont allemandes et qui veulent le rester ; pourquoi ne pas vous adjoindre la Belgique, où existe un peuple qui a la même origine, la même religion et parle la même langue ? J’ai déjà fait dire cela à l’Empereur ; s’il entrait dans ces vues, nous l’aiderions à prendre la Belgique. Quant à moi, si j’étais le maître, et que je ne fusse pas gêné par l’entêtement du Roi, cela serait déjà fait. — Ceci est authentique. M. de Goltz me l’avait déjà dit. Aussi, lorsque, à l’époque de l’Exposition, le roi des Belges parla à Napoléon de ses inquiétudes sur mes intentions, mon cousin lui répondit : — Vous devriez être très reconnaissant à l’Empereur, car Bismarck lui a offert la Belgique, et il l’a refusée. — En ce moment, c’est la Prusse qui a fait l’offre, et c’est nous qui avons éludé de répondre. Croyez à ma sincère amitié.  »

L’Impératrice régente ajouta le renseignement suivant (30 juillet) : « Mon cher ministre, si mes souvenirs ne me font pas défaut, vous devez avoir des dépêches à l’occasion de l’affaire du Luxembourg, qui constatent nos bons procédés pour l’Angleterre et la preuve que c’est la Prusse qui nous avait offert la Belgique quelque temps avant. C’est après constatation faite que l’Angleterre se mit de cœur à aplanir les difficultés. Lord Cowley était au fait de cette affaire. Croyez à tous mes sentimens.  »

Le prince Napoléon me répéta ce qu’avait rappelé l’Empereur : il était allé à Berlin, en mars 1868, en voyageur sans caractère officiel ; il n’avait donc eu ni à repousser, ni à accepter l’ouverture de Bismarck ; il l’avait écoutée, et à son retour à Paris, il en avait entretenu l’Empereur, lequel ne l’avait pas même prise en considération. La note de 1866, invoquée par la circulaire de Bismarck, était de lui, et elle s’expliquait bien naturellement. En 1866, le prince était partisan d’une alliance avec la Prusse à des conditions nettement déterminées ; causant de ce projet avec Nigra, son ami, il avait esquissé par écrit les conditions de cette alliance telles qu’il les concevait ; Nigru avait ramassé le papier, l’avait montré, puis remis à son compère Goltz » lequel l’avait transmis à Bismarck. Du reste, cet écrit anonyme, sans signature, n’avait aucune valeur ; l’Empereur, loin d’en avoir exigé ou recommandé l’acceptation, en ignorait l’existence, et si on la lui avait révélée, il ne l’aurait pas approuvé, car une alliance contre l’Autriche n’était pas entrée un instant dans ses combinaisons. S’il eût accepté une action avec qui que ce fût, il se serait allié avec l’Italie et n’aurait pas facilité le traité de cette dernière avec la Prusse, auquel il se prêta uniquement parce qu’il était résolu à ne plus se lancer dans une guerre.

Benedetti intervint lui-même pour défendre son œuvre. Les explications qu’il donna, d’abord dans le particulier, puis dans les journaux, peuvent se résumer ainsi : — Il est de notoriété publique que Bismarck nous a offert, avant et pendant la guerre de 1866, de contribuer à réunir la Belgique à la France en compensation des agrandissemens qu’il ambitionnait et qu’il a obtenus. Dès l’année 1865, il essayait de diriger de ce côté la pensée de notre chargé d’affaires à Berlin, M. Lefebvre de Behaine, en lui disant que la Prusse reconnaîtrait volontiers à la France le droit de s’étendre éventuellement partout où l’on parle français dans le monde, désignant clairement certains cantons de la Suisse aussi bien que de la Belgique. Le gouvernement de l’Empereur étant resté sourd à ces excitations, Bismarck, après Sadowa, désirant assurer les conquêtes de la Prusse par une alliance avec nous, exprima encore la même pensée à Behaine, qui se trouvait au quartier général à Brünn, pendant un voyage de Benedetti à Vienne du 14 au 17 juillet. « Votre situation est bien simple, disait Bismarck, il faut aller trouver le roi des Belges, lui dire que les inévitables agrandissemens politiques et territoriaux de la Prusse vous paraissent inquiétans, qu’il n’y a qu’un moyen pour vous de parer à des difficultés dangereuses et de rétablir l’équilibre dans des conditions rassurantes pour l’Europe et pour nous. Ce moyen, c’est d’unir les destinées de la Belgique aux vôtres par des liens si étroits que cette monarchie, dont l’autonomie serait d’ailleurs respectée, devienne au Nord le véritable boulevard de la France, rentrée dans l’exercice de ses droits naturels[8]. » À son retour, à Nickolsbourg, c’est à Benedetti qu’il exprima l’avis que nous devions chercher un équivalent en Belgique et qu’il offrit de s’entendre avec nous[9]. « Au moment de la conclusion de la paix de Prague et en présence de l’émotion que soulevait en France l’annexion du Hanovre, de la Hesse électorale et de Francfort à la Prusse, M. de Bismarck témoigna de nouveau le plus vif désir de rétablir l’équilibre rompu par ces acquisitions. Diverses combinaisons respectant l’intégrité des États voisins de la France et de l’Allemagne furent mises en avant ; elles devinrent le sujet de plusieurs entretiens pendant lesquels M. de Bismarck inclinait toujours à faire prévaloir ses idées personnelles. Dans une de ses conversations, et afin de rendre un compte exact de ses combinaisons, j’ai consenti à les transcrire en quelque sorte sous sa dictée. La forme, non moins que le fond, démontre clairement que je me suis borné à reproduire un projet conçu et développé par lui. M. de Bismarck garda cette rédaction, voulant la soumettre au Roi. De mon côté, je rendis compte en substance au gouvernement impérial des communications qui m’avaient été faites. L’Empereur les repoussa dès qu’elles parvinrent à sa connaissance. Je dois dire que le roi de Prusse lui-même ne parut pas vouloir en agréer la base et, depuis cette époque, c’est-à-dire pendant les quatre dernières années, je ne suis plus entré dans aucun nouvel échange d’idées à ce sujet avec M. de Bismarck. »

Sans examiner ce que valait cette explication, comme il fallait en donner une, nous autorisâmes Gramont à la reproduire dans ses circulaires. On ne peut pas ne pas être frappé du ton gêné, un peu sourd, dont il le fit. Bien autrement nettes, vibrantes, accentuées furent nos protestations contre la pensée que nous prêtait Bismarck d’avoir fait la guerre pour obtenir une extension de nos frontières aux dépens de la Belgique. Où ? quand ? par l’intermédiaire de qui avions-nous proposé, insinué quoi que ce fût qui ressemblât à un projet de spoliation au détriment d’un voisin quelconque ? Nous mîmes en demeure Bismarck de le dire, et je rédigeai, au nom de tout le Cabinet, une sommation hautaine qui fut insérée dans une circulaire à nos agens (4 août) : « À la face de l’Europe, les ministres de Sa Majesté mettent M. de Bismarck au défi d’alléguer un fait quelconque pouvant faire supposer qu’ils aient manifesté directement ou indirectement, par la voie officielle ou par la voie d’agens secrets, l’intention de s’unira la Prusse pour accomplir avec elle sur la Belgique l’attentat consommé sur le Hanovre. Nous n’avons ouvert aucune négociation avec M. de Bismarck, ni sur la Belgique, ni sur tout autre sujet. Bien loin de chercher la guerre comme on nous en accuse, nous avons prié lord Clarendon d’intervenir auprès du ministre prussien pour provoquer un désarmement réciproque… Quelles que soient les calomnies inventées par le chancelier fédéral, nous sommes sans crainte, il a perdu le droit d’être cru. La conscience de l’Europe et l’histoire diront que la Prusse a cherché la guerre actuelle, en infligeant à la France, préoccupée du développement de ses institutions politiques, un outrage qu’aucune nation fière et courageuse n’aurait pu accepter sans mériter le mépris des peuples !  »

Bismarck ne répondit rien. Il fit écrire par Thile une circulaire sur les projets de désarmement et éluda notre sommation. J’adressai, pour ma part, un démenti catégorique au Times « Comment pouviez-vous croire qu’il y eût la moindre vérité dans ce traité ? Je vous assure que le Cabinet du 2 janvier n’est jamais entré dans aucune négociation et encore moins n’a rien conclu de ce genre avec la Prusse ; non, nous n’avons pas eu avec elle la moindre négociation ; tout au plus il y a eu quelques communications indirectes et confidentielles, par l’intermédiaire de lord Clarendon. Puisque M. Gladstone, dans l’un de ses discours, a soulevé un peu le voile qui couvrait ces communications, nous pouvons bien dire que leur objet, si honorable pour lord Clarendon, était d’assurer la paix de l’Europe par un désarmement réciproque. Vous reconnaîtrez que cela ne ressemble guère à la conduite de ministres qui ne cherchent qu’un prétexte pour faire la guerre. Vous savez trop bien à quel haut prix je mets la confiance et l’amitié de la grande nation anglaise ; l’accord et l’union des deux pays m’ont toujours paru la condition la plus essentielle au progrès du monde entier. C’est pour cette raison que je vous prie instamment de contredire tous ces faux bruits répandus par des personnes qui ont intérêt à nous diviser. Nous n’avons point une politique occulte derrière notre politique publique : notre politique est une politique loyale, sans arrière-pensée.  »

Le général Türr, fidèle ami de la France, nous apporta le concours de sa loyale parole. Il écrivit à Bismarck le 2 août 1870 : « Le 10 juin 1866, j’étais assez heureux pour pouvoir vous entretenir dans votre cabinet de travail ; le 11 juin, j’ai passé une heure avec vous sous le grand arbre de votre jardin ; Votre Excellence était très inquiète au sujet de l’issue de la guerre qui devait bientôt commencer. Vous me disiez alors : « Ah ! si Napoléon voulait, il nous serait aisé de faire la guerre ; il pourrait prendre la Belgique, le Luxembourg même, et pourrait ainsi rectifier la frontière de la France. Je lui ai proposé déjà tout cela, mais il n’a pas voulu accepter. Quand vous irez à Paris, je vous prie de faire mention de tout ceci au prince Napoléon.  » Au mois de février 1867, j’eus encore l’honneur de vous entretenir : « C’est grâce à l’empereur Napoléon que nos armes ont remporté la victoire en 1866, m’avez-vous dit. La neutralité et la loyauté de l’Empereur ont facilité notre plan de campagne ; comme il n’a exigé aucune compensation, je suis prêt à appuyer la France en tout. Si l’empereur Napoléon voulait exprimer un désir quelconque, je me charge de sa réalisation en quelques mois. Par exemple, s’il voulait le Luxembourg, qu’il favorise la création ou le développement d’un parti français demandant ouvertement l’annexion à la France ; je n’examinerai pas même si c’est la majorité de la population qui optera pour l’union ; j’accepterai sans mot dire le fait accompli. Quant à la Belgique, j’ai déclaré plusieurs fois, et je répète ici, que si l’empereur Napoléon veut occuper la Belgique, nous opposerons nos baïonnettes au gouvernement qui chercherait à y mettre obstacle.  »


V

Le temps a emporté toutes les allégations de Bismarck. Malheureusement, il n’a pas respecté non plus celles de Benedetti. Lui-même avait déjà été obligé d’en rétracter une importante. Il avait soutenu dans son livre[10] que l’Empereur avait repoussé la tentation de Bismarck. Cette assertion devint difficile à maintenir en présence d’une lettre de Napoléon III à Rouher (26 août) trouvée aux Tuileries et publiée dans les papiers secrets : « Je vous envoie le projet de traité avec mes observations en marge… Benedetti peut donc, sauf quelques petits changemens, accepter en principe.  » Là-dessus Benedetti a tenté une nouvelle explication : « Les observations que l’Empereur avait consignées en marge du projet tendaient à limiter nos agrandissemens à l’acquisition du Luxembourg et au rétablissement de notre frontière de 1814, combinés avec le maintien, dans une juste mesure, de la souveraineté des États du Midi de l’Allemagne, qui auraient exclusivement la garde de leurs places fortes respectives. C’était, en réalité, décliner la combinaison de M. de Bismarck, tout en m’autorisant à l’accepter en principe comme base de négociation.  »

Cette explication n’a pu être maintenue. Pendant son règne, Rouher, le Vice-Empereur, se jugeant le maître de l’État, entassait chez lui les documens diplomatiques déposés aux Affaires étrangères ou ceux, plus intimes, que l’Empereur lui confiait. Comment, en 1870, ces documens se trouvèrent-ils au château de Cerçay, près Brunoy, propriété privée du ministre d’État, je l’ignore. Ce qui est certain, c’est qu’en octobre 1870, un gros de chasseurs mecklembourgeois les découvrit dans une cachette. Ils commençaient à les brûler quand un officier, qui comprit l’importance de la trouvaille, les arrêta, emballa les papiers en de grandes caisses et les expédia à Versailles à Bismarck. On a prétendu que ces papiers ont servi à celui-ci à mater les dernières résistances qu’opposaient les ministres des États du Sud à ses projets d’Unité[11], ils ne lui furent pas moins utiles contre la dernière version de Benedetti sur le projet de conquête belge. Bismarck y trouva en effet des lettres de Rouher et de l’ambassadeur démontrant que l’Empereur, loin d’avoir refusé en principe l’offre de Bismarck, avait ordonné une négociation sur un traité envoyé de Paris tout libellé et que ce traité portait sur la Belgique et non sur le Luxembourg[12]. Seulement, Bismarck ne s’aperçut pas qu’en confondant Benedetti, il se confondait aussi lui-même. Les lettres de Benedetti et de Rouher qu’il invoquait étaient datées de juillet et d’août 1866 : donc la négociation n’avait pas eu lieu, comme il le prétendait faussement dans ses circulaires, en 1867, au lendemain de l’échec de l’affaire du Luxembourg.

Après avoir démontré ce que valaient les assertions de Bismarck et de Benedetti, je constate avec fierté que les nôtres sont restées intactes. Le défi qu’en face de l’Europe nous avons jeté à Bismarck n’a pas été relevé, il ne le sera jamais. On aura beau fouiller dans les archives et les petits papiers, on ne trouvera jamais une ligne, un mot démontrant que nous avons eu deux politiques, l’une publique, l’autre occulte, et qu’en affirmant notre volonté pacifique, nous ayons sournoisement prémédité la guerre pour voler la Belgique ! On a violé le secret de toutes les correspondances officielles et confidentielles de l’Empire ; nos ennemis français et étrangers ont eu entre les mains tous nos écrits, ils n’ont rien trouvé, eux non plus, qui justifiât l’accusation prussienne, rien, absolument rien.

Si, à ce moment, j’avais eu entre les mains les documens que j’ai eus depuis, la tentative de Bismarck de nous déshonorer n’eût pas réussi et il eût été battu une troisième fois diplomatiquement, comme il l’avait déjà été deux fois. Mais je ne pouvais alors opposer à ces impostures que des dénégations. Benedetti avait beau attribuer à Bismarck l’initiative de la négociation, il n’en pouvait fournir aucune preuve, tandis que la production du traité écrit de sa main établissait d’une manière indéniable que l’Empereur, Bouher et Moustier avaient au moins cédé à la tentation, et cette évidence enleva tout crédit à nos prestations. Cette fois, Bismarck fut victorieux sur toute la ligne.

Au début de l’affaire, l’opinion publique nous était plus sympathique qu’à la Prusse et presque tous les hommes d’État reconnaissaient que, depuis trois ans, le gouvernement de l’Empereur avait fait à la paix européenne tous les sacrifices qu’il pouvait s’imposer honorablement et qu’il était arrivé aux dernières limites de la patience et de la longanimité. La demande de garanties nous avait fait perdre une partie de ces sympathies ; la brutalité du soufflet d’Ems nous les avait rendues ; la révélation du traité belge nous les aliéna définitivement. Il n’y eut plus un seul homme d’État qui ne nous fût hostile. À l’exception des intéressés, personne n’avait douté d’abord de notre sincérité ; de ce moment, personne n’y crut plus ; on cessa de voir en nous des hommes de paix, se redressant sous un outrage inattendu et immérité ; nous n’apparûmes plus que comme des hommes de rapine en quête du prétexte de se ruer sur les voisins. Nous n’avions qu’un moyen de nous dégager d’un acte que nous ignorions : c’était de nous retirer. Nous n’y pensâmes même point et nous demeurâmes accablés et humiliés sous la réprobation d’une vilaine convoitise qui n’était point la nôtre. C’était une pierre de la ruine autoritaire qui croulait encore sur notre tête.


VI

L’effet de ces révélations de Bismarck fut surtout sensible en Angleterre. La Reine, allemande par ses inclinations comme par ses souvenirs, s’était prononcée ardemment contre nous. Son journal nous l’apprend : « Le docteur Macleod a prêché d’une manière admirable sur la guerre, et, sans nommer la France, il a fait comprendre à tout le monde ce qu’il voulait dire en montrant comment Dieu punit la méchanceté, la vanité, et la sensualité. Les passages des prophètes et des psaumes qu’il a lus étaient vraiment extraordinaires, tant ils semblaient applicables à la France.  » La Reine ne se contenta pas de nous être personnellement hostile ; elle pesa sur son Cabinet de toute son influence qui n’était pas médiocre, surtout sur Granville, particulièrement dévoué. La publication du traité Benedetti changea en malveillance accusée sa malveillance sourde. Nous eussions désiré que le gouvernement anglais communiquât à ses Chambres les détails de la négociation secrète de Clarendon relative au projet de désarmement : cela eût fourni à l’opinion anglaise la preuve que nous tramions la paix et non la guerre. Granville fit entendre à La Valette qu’il lui était difficile de tenir compte de ce désir : la position du gouvernement britannique lui imposait une réserve absolue entre les deux partis ; quant à la négociation même à laquelle La Valette avait fait allusion, son gouvernement s’était engagé, à cet égard, à un secret absolu. Gladstone, de son côté, en réponse à une interpellation de Seymour, avoua que des communications avaient été échangées entre Clarendon d’une part, la France et la Prusse de l’autre, mais « il n’en restait aucune trace officielle, et comme Clarendon leur avait toujours conservé un caractère confidentiel, il pensait, d’accord avec Granville, que, même dans le cas où il en existerait des traces officielles, le Cabinet de Londres, en vue des égards dus aux deux puissances, ne se considérerait pas comme autorisé à les faire connaître.  »

Le gouvernement anglais proclama sa neutralité le 19 juillet et consentit même à assumer la protection de nos nationaux en Allemagne, en se déclarant prêt, toutefois à accepter la même mission si on le lui demandait au profit des Allemands en France. Mais ce fut des États-Unis que la Prusse réclama ce bon office. Dès le 15 juillet, Gramont avait spontanément promis que, dans toutes les circonstances, nous respecterions d’une manière absolue la neutralité de la Belgique comme celle du Luxembourg, de la Hollande et de la Suisse, à moins que la Prusse ne la violât, auquel cas nous reprendrions notre liberté d’action. Après la publication du traité, Granville et Gladstone ne se contentèrent plus de notre promesse ancienne. La Valette écrivit à Gramont : « Ma correspondance officielle ne vous a pas laissé ignorer l’extrême émotion qu’ont fait naître, en Angleterre, dans les masses, comme dans les sphères gouvernementales, les publications auxquelles nous avons dû répondre. Nos explications n’ont atteint qu’en partie le but que nous nous proposions. Si elles ont un peu calmé l’irritation profonde qu’on ressentait contre nous, elles laissent subsister de vives inquiétudes sur le sort réservé à la Belgique. L’Angleterre a pris acte, sans doute, des déclarations qui lui ont été faites par les deux belligérans, mais elle constate aussi les réserves formulées de part et d’autre et elle se demande quelle sera la condition de la Belgique vis-à-vis de la puissance victorieuse, de quelque part que se soit produite, tout d’abord, la violation de la neutralité. Je remarque, depuis quelques jours déjà, ces préoccupations non seulement chez les ministres anglais, mais dans les Chambres, dans les journaux, dans l’opinion publique, à tous les degrés. Lord Granville ne cherchait même pas à me le dissimuler, et, à travers ses hésitations, ses réticences, je pressentais qu’on nous mettrait bientôt en demeure de nous prononcer plus nettement encore que nous ne l’avions fait[13].  » Ce pressentiment se réalisa. Les ministres anglais nous demandèrent de signer un traité nouveau, renouvelant les stipulations du traité de la quintuple alliance du 1er avril 1839.

Ce nouveau traité n’était pas seulement inutile, il était dangereux : il affaiblissait l’autorité de tous les traités en paraissant supposer qu’au bout de quelque temps, leur valeur était tellement affaiblie qu’il fallait les rajeunir par un titre nouveau. Il était, de plus, blessant, car, quoique l’on en demandât un semblable à la Prusse, il était évident qu’après les divulgations de Bismarck, il était motivé par le crédit qu’on leur accordait. « L’Angleterre est bien soupçonneuse, écrivait l’Empereur à Gramont, il faut répondre que ce qu’elle nous demande n’est pas opposé à nos déclarations. Cette déclaration est désagréable, car elle est faite contre nous, mais aujourd’hui il faut bien en passer par là.  » Nous fîmes comme l’Empereur et nous en passâmes par celle humiliation. Nous nous bornâmes à réclamer quelques modifications de détail, qui ne furent pas admises. Des explications satisfaisantes ayant été fournies par un Memorandum, nous n’insistâmes pas et nous adhérâmes au traité.

La Prusse, avec une facilité bien compréhensible, en signa un semblable ; la Russie et l’Autriche, quoique signataires de l’acte de 1839, se bornèrent à adhérer, par des déclarations générales. Quand l’acte fut définitivement régularisé, la fortune de la guerre avait déjà prononcé, et la précaution, superflue contre nous, se retourna contre l’Angleterre. Gortchakof s’affranchit des arrangemens de 1856, en invoquant l’acte imprudemment exigé pur des ministres asservis aux passions allemandes de la Reine. « Lorsque la valeur des garanties européennes, écrivit-il, est frappée de nullité par les Cabinets mêmes qui les donnent, lorsque, pour conserver quelque efficacité, elles doivent être renouvelées selon les circonstances du moment, il est impossible que la Russie seule soit liée au respect absolu d’un principe qui a cessé de prévaloir dans les transactions politiques.  » L’ironie est du meilleur goût : receperunt mercedem suam.

Fasse le destin que l’Angleterre ne paye pas plus cruellement plus tard la malveillance et le manque d’équité de son gouvernement de 1870 envers l’alliée de Crimée et envers le souverain, qui, malgré les désaccords et les froissemens passagers, lui demeura toujours un ami fidèle, loyal, inébranlable !


VII

« J’avais espéré mieux de l’Angleterre, mais je n’avais jamais douté que, si une guerre éclatait entre la France et la Prusse, les États du Sud se prononceraient contre nous. C’est la conviction que j’avais emportée d’un voyage que j’avais fait dans le midi de l’Allemagne en 1867, pendant lequel j’avais eu de longs entretiens avec les hommes du Sud les plus hostiles à Bismarck. Toute guerre entre la Prusse et la France devait avoir nécessairement pour théâtre le Palatinat et le Wurtemberg. Ni la France ni la Prusse ne pouvaient s’obliger à respecter ces deux territoires : l’eussent-elles promis, elles étaient dans l’impossibilité de le faire. Le Sud était donc forcé de se prononcer entre elles ; l’état général de l’opinion allemande les contraindrait à se déclarer contre la France et à s’unir à la Prusse, quel que fût le motif de la guerre, juste ou injuste, fondé ou non fondé. Beust ne nous le laissa pas ignorer. Dès le début de l’affaire, il nous avait avertis que nous commettrions une grande erreur si nous comptions sur la sympathie des États du Sud.

Nous ne pouvions empêcher la réunion de leurs contingens à l’armée prussienne qu’en les occupant rapidement et en déchirant par la force leurs traités militaires. Le général Ducrot m’a raconté que, lorsqu’il commandait à Strasbourg, il s’était rendu secrètement auprès du duc de Hesse à Darmstadt. Ce prince lui avait exprimé des sentimens d’horreur pour la Prusse et de sympathie pour la France : « Dites à l’Empereur que je suis avec lui ; je lui céderai Mayence et la rive gauche ; il me donnera une compensation sur mon détestable voisin (le grand-duc de Bade). Que dès le début de la guerre, il passe sur la rive droite et nous empêche par la force de nous joindre à la Prusse ! S’il nous laisse nous engager, il sera trop tard.  » C’était, en effet, la seule manière d’obtenir quelque chose des États du Sud. Les populations, en Wurtemberg, en Bavière et même à Bade, n’étaient pas favorables à la prépotence prussienne ; l’orateur Joerg exprimait leurs véritables sentimens lorsqu’il s’écriait : « Un prince allemand accepte l’offre d’une couronne de la main ensanglantée d’un général d’assassins, et le seigneur et maître de la Confédération du Nord donne sa bénédiction à cela. J’ai aussi un cœur allemand, mais quand la question de la candidature allemande vient frapper à ce cœur, il reste tout à fait froid, car un cœur allemand n’a rien à voir dans une pareille affaire.  » Mais ce n’était pas entre les mains des peuples qu’était la solution ; elle dépendait uniquement des rois et de leurs ministres, et ceux-ci étaient irrévocablement acquis à Bismarck. Alors que la guerre n’était encore qu’une hypothèse, les souverains et les ministres du Sud firent parvenir à Berlin des assurances formelles de concours : si la guerre sortait de l’incident, ils exécuteraient les traités militaires sans examiner la valeur du casus fœderis. Le 12 juillet, Loftus annonçait le fait à Granville : « Dans une entrevue avec M. de Thile aujourd’hui, il m’informa que les nouvelles les plus satisfaisantes avaient été reçues des États de l’Allemagne du Sud, que le comte de Bray avait dit au ministre français que si une guerre éclatait, la France trouverait l’Allemagne unie. De pareilles assurances avaient été également données par le Wurtemberg.  »

Le roi Louis II de Bavière, revenant d’une excursion alpestre, arriva au château de Berg le 15 juillet à huit heures du soir. À onze heures, il appela son chef de cabinet Eisenhart, tout dévoué à la Prusse, et l’entretint de la probabilité de la guerre imminente. Il désirait une solution pacifique ; Eisenhart l’estimait impossible : « Si la Bavière, dit-il, reste neutre, elle met éventuellement son indépendance en péril ; se jeter du côté de la France serait une ignominie ; l’intérêt et l’honneur exigent de respecter le traité d’alliance conclu en 1866 avec la Prusse. » Le Roi pesa rapidement le pour et le contre. Après un moment de réflexion : « Nous sommes, dit-il, en présence du casus fœderis, mais avant de prendre une décision, je veux encore attendre la lettre de Bray que doit m’apporter le conseiller Berchem. Cela est ma volonté. Bonsoir.  » Berchem arriva le lendemain au château à six heures du matin, ne portant pas de lettre de Bray, mais annonçant sa visite. Bray, en effet, venait de suggérer au roi de Prusse l’idée de donner une assurance générale que, dans le cas de la couronne d’Espagne, il observerait le même principe qui avait inspiré la France quand la couronne de Belgique avait été offerte au duc de Nemours, et l’Angleterre, quand le prince Alfred avait été élu roi de Grèce. Il avait demandée l’Angleterre de soutenir cette suggestion et il attendait la réponse. Mais en même temps, le ministre de la Guerre, Pranckh, impatienté, chargeait Berchem de faire savoir au Roi que, s’il ne recevait pas avant le lendemain l’ordre de mobilisation, il déclinait toute responsabilité… Eisenhart fit réveiller le Roi et fut reçu dans sa chambre à coucher. « Eh bien ! qu’apportez-vous ?  » Il donna le rapport de Berchem et insista sur la nécessité d’accorder immédiatement satisfaction à la conscience nationale sans attendre la visite de Bray. Le Roi réfléchit, puis soudain : « Rédigez mon ordre de mobilisation, dit-il, et invitez Bray et Pranckh à venir chez moi à quatre heures. Prévenez la presse.  » Eisenhart rédigea sur l’heure les pièces, que le Roi signa. Les ministres Bray et Pranckh se trouvèrent à Berg à l’heure indiquée. « On n’avait jamais vu, dit Pranckh, le Roi aussi satisfait. « Comme l’aide de camp de service lui exprimait ses félicitations, il répondit : « Oui, j’ai le sentiment d’avoir fait une bonne action.  » Bray n’avait plus qu’à s’incliner. Cela lui fut d’autant plus facile qu’il trouva, en rentrant aux Affaires étrangères, le refus de l’Angleterre d’appuyer et celui du roi de Prusse d’accueillir sa suggestion. Il annonça aussitôt à Berlin la décision royale, ne stipulant rien en échange : il espérait, disait-il, que la Bavière ne serait pas traitée plus mal après la guerre qu’elle l’était avant.

Le lendemain, 17 juillet, revenu à Munich vers quatre heures de l’après-midi, le Roi fut accueilli par une manifestation. Malgré une pluie battante, la foule enthousiaste, assemblée devant la résidence, l’acclamait, tête découverte et entonnait l’hymne populaire, le chant de la patrie allemande. Il se montra à la fenêtre, et salua avec une gaîté inusitée. Quelque bruyante que fût cette manifestation, elle ne représentait cependant que la fraction agitée et agissante du clan prussien créé par Bismarck et ses journaux salariés. La majorité du peuple bavarois n’y participait pas ; elle le démontra quelques jours plus tard, quand le Roi alla recevoir à la gare le prince royal de Prusse. « Le public, dit le prince de Hohenlohe dans ses Mémoires[14], salua sympathiquement et poussa quelques hourras, mais pas bien forts. Il comptait surtout des gens de la classe inférieure, ouvriers, etc., qui n’ont pas, à Munich, un enthousiasme prononcé pour la guerre, ni grande envie d’acclamer un prince prussien.  »

Le 18 juillet, Bray demanda à la Chambre un subside extraordinaire de 26 700 000 florins pour la mobilisation et le maintien sur pied de guerre jusqu’à la fin de 1870. La demande fut renvoyée à un Comité, qui l’approuva, « mais seulement pour le maintien d’une neutralité armée.  » Le rapporteur fut le même Jœrg qui avait si rudement caractérisé la candidature Hohenzollern. Son rapport ne fut pas moins explicite : « La complication belliqueuse actuelle entre la France et la Prusse ne rentre pas dans un casus fœderis. La cause de cette triste complication reste en dehors du domaine des intérêts et de l’honneur allemands. Elle est proprement issue d’une sorte de politique domestique de la Prusse, qui, poursuivant secrètement la candidature Hohenzollern, a commis une grande faute. Le roi de Prusse aurait pu, d’après nous, réparer par un mot cette faute, sans qu’il en coûtât rien à sa dignité et nous ne pouvons tomber d’accord avec le comte de Bray et sa récente assertion qu’il s’agit ici de question allemande. Ce n’est pas de question allemande qu’il s’agit, mais d’une querelle regrettable entre deux grandes puissances… M.  de Bray nous a avoué lui-même que la neutralité serait la meilleure des politiques, si les belligérans toutefois s’engageaient à la respecter. Or, la France a offert de la respecter ; le duc de Gramont déclare que la guerre ne saurait entraîner la conquête d’un pouce de territoire allemand et, si j’ai bien compris, la France est disposée à nous garantir expressément le Palatinat. On ignore jusqu’à présent les dispositions de la Prusse. Je ne me sens pas de force à discuter les chances des belligérans, mais dans la Commission on a émis cette pensée qu’en cas de victoire, la Prusse pourrait nous traiter fort mal, tandis que nous n’avons rien de pareil à redouter de la France : ce serait contraire à ses intérêts.  »

Bray et le ministre de la Guerre insistèrent contre cette neutralité : « Allons à l’Allemagne, dit Pranckh ; sans cela, nous sommes perdus ; c’est à nos dépens que les belligérans feront la paix.  » La Chambre néanmoins restait hésitante. Bray l’enleva par le coup de la dépêche : il donna lecture de deux télégrammes, qu’il venait de recevoir de son ministre à Berlin, l’un annonçant la déclaration de guerre de la France, l’autre, qu’un détachement français avait franchi la frontière près de Sarrebrück, emporté la caisse de la douane du Zollverein, et emmené prisonniers deux employés. L’argument parut décisif, et la neutralité fut repoussée par 89 voix contre 58. On adopta à la majorité de 100 voix contre 47, après que le gouvernement y eut adhéré, une motion du docteur Schleich qui, en le diminuant légèrement, votait « le crédit demandé pour l’armée dans le cas où la guerre deviendrait inévitable.  »

À la Chambre Haute il y eut, le 20, deux séances, l’une à huis clos à onze heures où l’on décida d’adopter le projet en séance publique, à midi, sans discussion, et il fut voté en effet à l’unanimité. Dans la séance à huis clos, Bray, comme s’il eût voulu se faire pardonner ses premières hésitations, prononça des paroles violentes peu d’accord avec le langage auquel il avait habitué nos diplomates : « Il y a quelques jours, dit-il, on pouvait encore dire que la candidature Hohenzollern amènerait des complications pendantes. Cette candidature n’existe plus, on l’a déjà presque oubliée. Et cependant, nous avons la guerre, — cela prouve qu’elle ne servait que de prétexte : à présent, nous n’avons pas d’autre devoir ni d’autre issue qu’une part active à la guerre. Cette lutte est juste, nécessaire, sainte, et elle sera soutenue pour défendre le sol de l’Allemagne.  » On fut stupéfait à Vienne d’apprendre que la Bavière, sans prendre aucun conseil de l’Autriche, se jetât dans la mêlée à côté des ennemis de 1866. Interrogé, le Roi répondit qu’ « il subissait une nécessité comme l’histoire en avait enregistré plus d’une fois, mais qu’il n’oubliait absolument rien du passé, ni dans son ressentiment, ni dans sa reconnaissance.  »


VIII

En Wurtemberg, à Bade, à Darmstadt, les crédits de guerre furent votés sans opposition. En Wurtemberg, Varnbühler avait été double quelquefois vis-à-vis de la Prusse, et toujours vis-à-vis de nous. Il allait fréquemment à Varzin, nous raconte le distingué ministre italien à Stuttgard, Greppi, mais chaque fois, à son retour, il disait au comte de Saint-Vallier pour le rassurer : « Si mon esprit est à Berlin, mon cœur est à Paris[15].  » En cette occasion, il joua un rôle de très habile hypocrisie. Il ne rêvait rien autre que l’amitié avec la France et tout contact avec l’ogre prussien lui était odieux, disait-il à Saint-Vallier, le 15 juillet, mais nous l’avions contraint par notre politique à une nécessité douloureuse : « Ah ! si vous n’aviez pas insulté le roi de Prusse en lui demandant une garantie après qu’il vous avait sous-main procuré la renonciation ; si vos journaux avaient été moins injurieux envers le vieux Roi, tandis que les journaux allemands étaient si calmes ! jamais je ne serais sorti de la réserve à laquelle j’étais décidé. Par vos exigences, vous vous êtes donné l’air de vouloir la guerre à tout prix. Hier, j’ai décliné les ouvertures prussiennes ; tout à l’heure, je vais être forcé de les accueillir.  » Or, dès le 12 juillet, nous venons de le dire, ce menteur effronté avait envoyé à Berlin l’assurance « que si la guerre éclatait, la France trouverait l’Allemagne unie.  » Pendant qu’il jouait cette comédie, il répondait à Bismarck, qui lui télégraphiait de rompre les relations diplomatiques avec nous : « Il sera peut-être bon d’amuser encore un peu les Français, car ainsi nous gagnerions du temps pour les préparatifs et nous retarderions la marche militaire contre l’Allemagne du Sud.  » Le conseil fut goûté. « Ce fut pour nous un très grand avantage, a dit plus tard Varnbühler, de retarder de plusieurs jours le départ du ministre de France ; nous savons aujourd’hui, par le grand ouvrage de l’État-major, que, grâce à l’incertitude dans laquelle se trouvait la France au sujet des levées de troupes dans l’Allemagne du Sud, le général Douay resta à Belfort et lit défaut aux Français à Wœrth[16].  »

Notre ministre Saint-Vallier, comme s’il eût été désireux de justifier à son tour la boutade de Bismarck sur la cécité de nos agens en Allemagne, tomba dans le traquenard et, dupe des caresses et des ruses transparentes, nous entretint, sur un ton pathétique, des regrets du fourbe qui se jouait de lui. Une aussi niaise crédulité finit par impatienter Gramont. Il coupa court à l’entretien par une note sèche : « On ne peut pas laisser passer les appréciations de cette dépêche (celle qui racontait les doléances de Varnbühler). S’il suffit de quelques articles de journaux comme le Pays et la Liberté pour changer le point de vue auquel se placent les hommes d’État de Wurtemberg, et les progrès soi-disant sensibles que, depuis quatre ans, notre politique a faits dans ce pays, il faut avouer que les progrès étaient plus apparens que réels. Ils sont en vérité de peu de valeur. Rien n’est plus faux que le parallèle établi entre la presse française et la presse prussienne. Les deux presses se valent. C’est voir les choses à un point de vue fort étroit que d’attribuer à la polémique des journaux le changement des esprits. Nous n’avons jamais eu la moindre confiance dans la fixité de M.  Varnbühler, dont les impressions sont toujours changeantes, et, quelque prix que nous mettions à son adhésion, cette considération ne saurait influer sur nos appréciations quand il s’agit de l’honneur national.  » Saint-Vallier fut donc invité à poser nettement au Cabinet de Stuttgard la question de savoir : 1o s’il se plaçait avec la Prusse du côté de nos ennemis ; 2o s’il entendait garder une neutralité parfaite ; 3o s’il comptait faire cause commune avec nous. Varnbühler répondit le 19, toujours avec profonde douleur, que le gouvernement wurtembergeois se voyait forcé d’associer ses armes à celles de la Prusse par trois raisons : 1° les obligations résultant des traités d’alliance de 1866 ; 2° l’ancien droit germanique qui établit que lorsque le territoire est envahi ou gravement menacé, tous les États allemands doivent participer à sa défense ; 3° l’alliance intime avec la Bavière dont une province, le Palatinat du Rhin, est exposée aux ravages de la guerre. Toutefois, en notifiant cette résolution, Varnbühler déclara qu’il ne voulait envoyer ses passeports à Saint-Vallier que lorsque se seraient produits des faits de guerre ou une violation du sol germanique. Saint-Vallier ne devina pas qu’on voulait nous amuser le plus longtemps possible ; il trouva naturel qu’on tînt à jouir de sa présence, et il ne donna pour motifs à la rupture que la peur de la Prusse, l’excitation de l’armée et du bas peuple soulevé par les agens prussiens. Et il, répondit, à la surprise que Gramont lui avait exprimée sur sa dépêche, qu’il n’avait été qu’un rapporteur fidèle des opinions qu’il entendait autour de lui. Quant à lui, c’est avec un sentiment d’orgueil pour son pays qu’il avait lu et relu ses énergiques déclarations. (22 juillet.)

Le même jour, Saint-Vallier reçut ses passeports. Avant de partir, il alla prendre congé du Roi, qui avait manifesté le désir de le voir en particulier. L’entrevue eut lieu dans le jardin de la résidence d’été. Le regard inquiet du Roi sondait les profondeurs de chaque bosquet pour s’assurer que personne n’écoutait ; au plus léger frôlement du feuillage, il se levait, explorait alentour et, quand il s’était assuré qu’il n’était pas épié, exprimait ses regrets, ses sympathies pour la France et pour l’Empereur. Un bruit se faisait-il entendre, il changeait de langage, et d’une voix haute, s’écriait : « Je fais des vœux pour la paix, mais je suis Allemand.  » Dès son arrivée à Paris, Saint-Vallier se précipita chez Gramont et lui exprima une admiration presque extatique de sa politique : enfin il commençait à vivre ; enfin il avait trouvé un ministre selon son cœur. « Et puis, voyez-vous, monsieur le duc, ce qui me transporte, ce n’est pas tant l’avenir que j’entrevois, c’est surtout parce que je vois enfin une politique française.  »

IX

Au milieu de son triomphe diplomatique, Bismarck eut deux déconvenues : l’une venant de l’Espagne sur la complicité de laquelle il comptait, l’autre de la Roumanie sur laquelle cependant régnait un prince prussien.

Le gouvernement espagnol, partageant les suspicions de notre Droite, n’avait pas cru l’affaire terminée par la renonciation du prince Antoine au nom de son fils. Il avait attendu la notification de Léopold avec qui il avait traité, et ce ne fut qu’après avoir reçu, le 14 juillet, de son ministre à Berlin l’assurance que ce prince confirmait l’acte de son père, qu’il avait considéré cet acte comme un fait authentique pouvant motiver des résolutions officielles. Il s’était alors empressé d’en transmettre la nouvelle au président des Cortès en le priant d’annuler la convocation faite pour le 20 de ce mois. Le soir même, Ruiz Zorilla réunissait la commission permanente et, après de longs débats animés, par 9 voix contre 4, la convocation fut annulée.

Bismarck ne rendait pas responsable son compère Prim d’une renonciation qu’il attribuait aux princes de Hohenzollern. Persuadé de sa fidélité à l’accord conclu, il lui fit demander quel serait le contingent sur lequel la Prusse pourrait compter. Mais Prim n’était plus le maître des résolutions du gouvernement espagnol. Serrano, plus puissant, fit déclarer la neutralité (28 juillet). Cette neutralité s’imposait par une nécessité militaire. L’Espagne était hors d’état d’engager une action sur les Pyrénées et de mettre ses forces sur un pied tant soit peu respectable sans le secours de subsides étrangers : la pacification de l’île de Cuba absorbait une partie importante de ses troupes de terre et de mer. Bismarck n’en fut pas moins irrité de ce qu’il considéra comme une défection inattendue. Il fit déchirer Prim par sa presse. Dans ses Souvenirs, on retrouve la même note : « Je considérai d’abord l’intervention française comme un préjudice, et, partant, comme une offense pour l’Espagne. Je comptais que le point d’honneur espagnol s’élèverait contre cette intervention. J’espérai pendant quelques jours que la déclaration de guerre de l’Espagne à la France suivrait celle que la France nous avait adressée. Je ne m’attendais pas à ce qu’une nation pleine d’amour-propre comme la nation espagnole restât, tranquillement, l’arme au pied derrière les Pyrénées, à regarder les Allemands se battre à mort contre la France pour sauvegarder l’indépendance de l’Espagne et lui assurer la libre élection de son Roi.  » On touche ici du doigt l’intérêt de Bismarck à introniser une de ses créatures en Espagne.

Nous redoublâmes de vigilance à la frontière, même contre les Alphonsistes, afin de ne donner aucun prétexte au mécontentement hargneux du complice déjoué de Bismarck. Il finit par se tenir tranquille et se rallia à la politique de neutralité de Serrano. L’Espagne affirma officiellement cette neutralité le 28 juillet.


X

Le roi de Roumanie avait été quelque peu troublé de l’initiative de Strat. Il en avait fait confidence à son père, si l’on en juge par la lettre que lui écrivit celui-ci : « Je dois décidément prendre ton Strat sous ma protection, car il s’est montré un serviteur dévoué et fidèle de ta personne et par conséquent aussi de ta famille. Il fut la cause que je rendis publique la renonciation de Léopold peut-être vingt-quatre heures plus tôt que je ne l’aurais fait sans ses pressans conseils. Je te prie de ne pas blâmer Strat, mais de le féliciter d’autant plus de ses bonnes intentions qu’il savait que les adversaires en Roumanie avaient souhaité la guerre pour pouvoir te renverser. C’est pour cela que Strat voulait à tout prix détourner la guerre, car lui-même, pas plus que personne en France, n’avait le plus lointain sentiment de l’écrasante supériorité de nos armes.  »

Strat, rentré à Paris, s’était employé, sans perdre un instant, à assurer à son prince les bénéfices de son initiative. Il écrivait à Olozaga : « Monsieur l’ambassadeur, j’ai eu l’honneur de vous entretenir plusieurs fois de la situation difficile que les événemens récens ont faite au prince Charles de Roumanie. En butte, depuis longtemps déjà, aux sourdes menées des agitateurs roumains et des factions rivales ainsi qu’aux rancunes de la Russie, sa qualité de prince d’origine prussienne lui donne aujourd’hui l’apparence d’un adversaire de la France, quand, au contraire, il a tout fait pour épargner au gouvernement de l’Empereur les fâcheuses extrémités de la guerre. Cette situation équivoque a cela de grave en ce moment qu’elle donne au parti révolutionnaire roumain, dont les relations avec la Russie ne peuvent être un secret pour la diplomatie française, une confiance aveugle qui augmente son audace. Assuré du concours de la Prusse et se persuadant que la France verrait avec plaisir le renversement du prince Charles ou y resterait indifférente, les Bratianistes ont pris une attitude dont s’alarment justement tous les Roumains qui croient que la prospérité de leur pays dépend de l’absence de toute agitation en Orient et de la prépondérance chez eux des idées occidentales. Je crois être en droit d’appeler la sollicitude du gouvernement impérial sur cette situation. Ce n’est pas à moi qu’il appartient de rappeler ce que j’ai pu faire pour obtenir la renonciation du prince Léopold, mais je ne puis me dispenser de me souvenir que je représente ici les intérêts du prince Charles et je les aurais compromis, si la part que fui prise au désistement de sa famille ne profitait à la cause roumaine, qui ne saurait être séparée de celle du prince. Je viens donc vous prier, monsieur l’ambassadeur, de seconder mes efforts auprès du gouvernement impérial pour en obtenir un témoignage public de sa détermination de ne pas laisser succomber le prince Charles sous les intrigues qui l’environnent. — J’ose croire que ce sentiment de sympathie est dû à la famille de Hohenzollern-Sigmaringen qui, dans cette circonstance a pris moins conseil de ses sentimens prussiens que de son affection pour le prince Charles et que la Roumanie, qui a pesé d’un si grand poids sur les déterminations de cette famille, a des titres sérieux à l’appui de la France. Je me propose de dire ces choses à M. de Gramont auquel je vais demander une audience, mais je fais appel à votre bienveillance et à votre esprit d’équité pour les faire entendre comme il faudrait qu’elles le fussent, et pour me prêter, en cette conjoncture délicate où ma responsabilité est en jeu, le concours généreux de votre appui.  » (18 juillet.)

L’Empereur remplit aussitôt les engagemens pris envers Strat et toutes les relations avec les ennemis du prince furent rompues. Il fit dire à l’agent roumain d’écrire à son roi qu’il pouvait compter sur lui. En même temps, il fit des propositions à Vienne pour le soutenir en commun. « La situation, en ce qui concerne la Roumanie, télégraphiait Strat, a changé du tout au tout.  » Et il fut convenu que Strat lui-même serait compris dans la première promotion de la Légion d’honneur.

L’explosion de la guerre rendit la situation du prince Charles particulièrement difficile. Des sentimens très divers se croisaient en lui. Ancien officier prussien, membre de la famille de Hohenzollern, il était porté à prendre parti pour la Prusse ; homme de délicatesse et d’honneur, il n’oubliait pas le concours que lui avait prêté l’empereur Napoléon ; homme d’État consommé, il se rendait bien compte qu’il ne pouvait heurter sans péril les sentimens affectueux qui éclataient de toutes parts dans son peuple en faveur de la France, par affinité de race et aussi en souvenir des services rendus à son indépendance. Les ardens patriotes eussent voulu que la Roumanie se mît immédiatement de notre côté et adoptât au moins une neutralité armée, prélude à une action militaire. Le prince, sans blesser ces sentimens, fit remarquer que la neutralité convenait seule à un petit pays comme la Roumanie. Son ministère adopta cette politique, mais en l’accompagnant de commentaires tellement favorables à la France que, si la neutralité effective était maintenue, la neutralité morale ne l’était pas. À la Chambre, le député de l’opposition Blaremberg dit que « toute autre politique qu’une politique française était contraire aux sentimens de la nation et aux aspirations séculaires des Roumains et qu’elle rencontrerait dans le pays une invincible résistance. »Le ministère lui-même, tout en étant obligé à plus de circonspection et en déclarant que la neutralité seule convient au rôle modeste de la Roumanie, ajoute que la nation n’oubliera jamais ce qu’elle doit de reconnaissance à la France : « Là où flotte le drapeau de la France, là sont aussi nos intérêts, nos sympathies. Où la race latine combat, là est la Roumanie.  »

Tant que la lutte resterait circonscrite entre la Prusse et la France, on pouvait très bien se renfermer dans cette neutralité bienveillante ; mais que ferait-on si le conflit se généralisait et si la Russie intervenait en faveur de la Prusse contre l’Autriche et l’Italie rangées du côté de la France ? De Paris, Strat télégraphiait à son gouvernement qu’il ne s’agissait pas de nous donner des assurances ou des promesses générales, mais de dire si la Roumanie, dans le cas où la Russie prendrait part à la guerre, voudrait ou non conclure un traité avec nous. Il demandait qu’on lui indiquât les conditions de ce traité et qu’on lui envoyât les pleins pouvoirs pour le signer. De Vienne arrivèrent les mêmes interrogations. Cette idée d’alliance rencontra une adhésion unanime dans le Conseil des ministres. Seul Georges Cantacuzène chercha à retenir ses collègues : le gouvernement princier devait subordonner son acquiescement à la cession, par le Cabinet austro-hongrois, de la Transylvanie, cette Roumanie irredenta. Le roi Charles, convaincu que, dans deux mois, Napoléon III serait battu et sa puissance brisée, que la guerre resterait localisée, ne crut pas qu’il eût à s’opposer à une décision de ses ministres se référant à une éventualité à laquelle il ne croyait pas, et il laissa communiquer par Strat à Gramont le télégramme suivant : « Roumanie parfaitement décidée à s’opposer de sa part dans cas d’occupation russe et à agir d’accord avec France pour repousser agresseur. Nous nous préparons activement, mais sans donner l’éveil pour que la provocation ne vienne pas de nous, et qu’on ne nous accuse pas d’être les premiers à nous départir de la neutralité que les traités nous imposent. Voilà les assurances que vous pouvez donner au duc de Gramont. Nous ne perdons pas une occasion pour manifester hautement nos sympathies et notre reconnaissance envers la France. Le chiffre exact de nos troupes en campagne sera de 30 000 hommes bien armés avec 60 canons. Il nous faudrait, le cas échéant, un emprunt de 15 millions de francs. À quelles conditions pourrait-on le contracter en Angleterre, où les conditions du marché doivent être actuellement plus favorables qu’en France[17] ?  »

Le prince devenu Roumain avait agi en Roumain : il s’était gardé de se mettre violemment en travers d’un mouvement qui l’eût débordé. Mais il ne va pas au-delà et ne cesse de sentir en Allemand. Il se dédommage de la contrainte à laquelle il s’astreint en envoyant au roi Guillaume l’expression de ses sentimens personnels : « Que Votre Majesté ne trouve pas indiscret de ma part de lui prendre quelques minutes de son temps pendant ces heures graves. Mais loin de ma vieille et chère patrie, à un poste difficile où toute expression de mes sentimens m’est interdite, une force irrésistible me pousse à le faire pour assurer que je m’associe par le cœur et par la pensée aux fidèles auxquels il est donné de suivre leur roi bien-aimé dans le sentier de la gloire. Votre Majesté ne saurait pas douter un instant de mes sentimens, bien que je me voie forcé de in imposer la plus rigoureuse réserve en présence d’un peuple latin que ses sympathies entraînent facilement vers ses congénères. — Mes sentimens seront toujours là où flotte la bannière noire et blanche, et de l’Orient lointain nos cœurs se seraient volontiers associés aux cris de joie qui ont accueilli Votre Majesté dans la capitale ! Que Dieu fortifie la vaillante armée ! Que Dieu fortifie Votre Majesté qu’il a déjà si souvent conduite à la gloire et à l’honneur !  » (7/19 juillet.) Léopold, s’il avait été élu roi d’Espagne, n’eût pas écrit autrement ; il eût fait plus, et il eût conformé ses actes à ses sentimens et à ses paroles, car il n’eût pas été gêné par la crainte de déplaire à son peuple dont les dispositions à notre égard étaient loin d’être aussi affectueuses que celles des Roumains. Le roi Guillaume répondit : « Mes meilleurs remerciemens pour les sentimens de fidélité que tu as conservés à l’égard de ta patrie et de ta famille. Nous sommes dans la main du Seigneur : qu’il daigne être favorable et à nous et à vous. Que sa volonté s’accomplisse.  »

Bismarck n’oublia pas les manifestations roumaines, les souscriptions ouvertes en faveur de nos blessés et non des siens, et il poursuivit de sa rancune ce peuple et leur roi : « Le prince de Bismarck, dit Beust, m’a donné à entendre qu’il haïssait les Roumains, non parce que c’est une nation pillarde, ce dont il ne saurait lui en vouloir, mais parce qu’ils ont agi d’une manière infâme envers la Prusse pendant la guerre.  » Le Roi a vengé son peuple, sa famille et lui-même en élevant son royaume à un haut degré de prospérité, en divulguant le complot espagnol qui, sans la publication de ses Mémoires, fût resté enseveli pendant longtemps, si ce n’est toujours, sous les travestissemens mensongers de Bismarck et de ses historiens. À ce titre, il a droit à notre reconnaissance et à celle de tous les amis de la vérité.


La Roumanie nous avait été fidèle. Le Sultan le fut avec un mouvement d’une superbe chevalerie. Sans consulter son grand vizir et son ministre, il télégraphia à l’Empereur : « Je prie Votre Majesté de m’indiquer où je dois envoyer mon armée.  »


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. « La majorité presque unanime des représentans du peuple, du Sénat et des organes de l’opinion publique dans la presse, fait-il écrire, ont demandé la guerre de conquête contre nous si hautement que le courage nécessaire manquait aux amis isolés de la paix et que l’Empereur Napoléon n’aura pas manqué à la vérité en déclarant au Roi que l’état de l’opinion publique l’avait forcé à faire la guerre. D’ailleurs, la nation française a prouvé qu’elle est prête à suivre chaque gouvernement à la guerre contre nous, comme la série des guerres offensives que la France a faites pendant des siècles contre l’Allemagne le prouve jusqu’à l’évidence.  » Voilà ce qu’était devenu en décembre le peuple pacifique de juillet.  » Mommsen propagea cette dernière version dans une brochure aux Italiens : « C’est la France, bien plus que Napoléon III, qui ne fut ni un tyran, ni même un incapable, qui a voulu la guerre ; cette guerre était d’ailleurs à peu près fatale. Le successeur de Napoléon III l’aurait faite, si Napoléon III ne l’avait pas déclarée.  »
  3. Voyez Empire libéral, t. XIV, p. 518.
  4. « Télégramme adressé par le gouvernement prussien aux gouvernemens étrangers. »
  5. Voyez Empire libéral, t. VIII, p. 562 et suivantes.
  6. Rapport de Goltz du 25 avril 1866.
  7. « Dans la lutte ultérieure avec l’Autriche, lutte qui menaçait dès 1855 et qui éclata en 1866, la France très certainement n’eût pas continué de se tenir sur la réserve jusqu’au moment où, très heureusement pour nous, elle s’y est effectivement tenue, si nos relations avec cette puissance n’avaient été cultivées par moi autant que possible. Nous devions cela à des rapports bienveillans avec l’empereur Napoléon, qui préférait, quant à lui, des traités avec la Prusse ; il ne comptait pas à la vérité, que la guerre de 1866 prendrait la tournure qu’elle a prise ; il comptait que nous serions battus et qu’ensuite, il nous protégerait, mais non pas tout à fait gratuitement. Toujours est-il qu’à mon sens, c’est politiquement un bonheur que jusqu’à la bataille de Sadowa, jusqu’au moment où il fut désabusé sur la force militaire des deux parties, l’Empereur Napoléon soit resté bienveillant pour nous et personnellement surtout bienveillant à mon égard.  » (20 février 1879.)
  8. Lefebvre de Behaine à Drouyn de Lhuys, le 25 juillet 1866.
  9. Voyez Empire libéral, t. VIII, p. 640.
  10. Ma Mission en Prusse.
  11. Voyez l’étude intéressante de M. Joseph Reinach, Un chantage historique.
  12. Tallichet, Bibliothèque universelle de Lausanne, juin 1871 : « La publication du traité Benedetti avait suffi pour tourner l’Europe contre la France.  »
  13. Lettre particulière du 31 juillet 1870.
  14. Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe, t. II, p. 121.
  15. Greppi, Une coulisse du théâtre de la Guerre.
  16. Discours à ses électeurs, 1873.
  17. Télégramme chiffré du 26 juillet.