La Guerre et la Paix (Proudhon)/LIVRE 4

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Lacroix, Verboeckhoven (tome 2p. 87-234).


LIVRE QUATRIÈME


DE LA CAUSE PREMIÈRE DE LA GUERRE


Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien.
L’Oraison dominicale.


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SOMMAIRE


La guerre s’affirme dans l’humanité comme justicière, héroïque et divine. La phénoménologie de la conscience, qui n’est autre dans son ensemble que la phénoménologie même de la guerre, en dépose. Tel a été le sujet de notre livre Ier. — En effet, étudiée dans le témoignage du genre humain, auquel s’oppose vainement la jurisprudence de l’école, et dans l’analyse de ses données, la guerre nous est apparue comme la première et souveraine manifestation du droit : c’est la revendication et la démonstration par les armes du droit de la force, principe lui-même du droit des gens, du droit politique, et de tous les autres droits. Nous l’avons établi dans notre livre II. — Arrivant alors à un examen plus attentif de la guerre et de ses opérations, nous avons trouvé que la forme ne répondait pas au principe : l’exposé de cette divergence a fait l’objet de notre livre III. — Nous avons à rechercher maintenant la cause de cette désharmonie, qui rend la guerre aussi odieuse qu’elle avait paru sublime. Ce sera la matière de ce livre IV.

Examinant donc à nouveau les raisons qui motivent la guerre et les influences qui la déterminent, remontant la chaîne des causes, et essayant de les ramener toutes à une expression unique, que découvrons-nous ? Que la guerre se résout, selon l’expression de Grotius, dans la défense ou la revendication de soi et du sien ; c’est-à-dire que si, dans ses exécutions, elle a soin de s’entourer toujours de considérants élevés, empruntés à la politique et au droit des gens, au fond, et sans que ces considérants perdent rien de leur valeur, elle est provoquée originairement par le manque de ressources, c’est-à-dire par la rupture de l’équilibre économique. La guerre aurait ainsi pour but, en dehors des considérations d’état qu’elle allègue, considérations en elles-mêmes fort importantes, de pourvoir, par la spoliation du vaincu, au déficit qu’éprouve le vainqueur.

Il suit de là que la guerre obéit à une double impulsion ; elle est l’effet de deux sortes de causes : une cause première, commune à toutes les époques, à tous les états, à toutes les races, cause honteuse, mais incessante, qui se dissimule et se cache ; et des causes secondes, les seules honorables et qu’on avoue, ce sont celles dont nous avons parlé et qui se déduisent des nécessités politiques. — Lois organiques de l’alimentation, du travail et de la pauvreté ; loi morale de la tempérance ; loi économique de la répartition des services et produits. Caractère et universalité du paupérisme, engendré par la violation de ces lois, et cause première de la discorde. Tableau des évolutions, la guerre à ce nouveau point de vue. Synonymie primitive du héros et du pirate ; poésie du brigandage. Exemples tirés de la Bible. Le génie grec ne parvient pas à s’élever, dans la politique et dans la guerre, au-dessus des idées de spoliation et de tribut : ignominies de la guerre du Péloponèse. — Progrès dans la guerre : le pillage s’élève à la conquête. La Grèce est évincée par les Macédoniens ; ceux-ci par les Romains. Développement de l’esprit de conquête dans les temps modernes : les idées de spoliation et de tribut, quoique s’affaiblissant, en demeurent inséparables. Conséquences que pourrait avoir de nos jours, d’après le droit établi, une guerre à outrance entre deux nations civilisées : péril universel. — La conquête, seul but de la guerre, séparée de toute idée de pillage et de tribut, devient une contradiction et la guerre inutile. Situation révolutionnaire.


CHAPITRE PREMIER


NÉCESSITÉ, POUR LA DÉTERMINATION EXACTE DES CAUSES DE LA GUERRE, DE PÉNÉTRER AU DELÀ DES CONSIDÉRATIONS POLITIQUES.


Le désaccord que nous avons signalé, au livre précédent, entre les opérations de la guerre et la théorie d’un jugement par les armes, nous donne lieu de penser que nous ne savons pas tout des causes qui la produisent, et que le secret du phénomène se dérobe encore, en partie, à notre recherche.

La guerre, d’après l’analyse philosophique et la conscience universelle, est une chose ; dans le détail de ses opérations, elle en est une autre. Ici, la bestialité dans toute son horreur ; là une conception sublime, un idéal divin.

Cette contradiction entre le fait et l’idée de la guerre n’a du reste rien de fortuit ; ce n’est point une exception qui n’atteigne que des cas particuliers. Elle est générale, constante, on la voit s’aggraver avec les siècles ; elle a toute l’apparence d’un vice chronique, incurable. D’où vient cela ? Telle est l’énigme que nous avons à déchiffrer.

Et d’abord, si nous jetons un regard sur le chemin que nous avons parcouru, nous n’y trouvons rien qui explique le caractère de férocité, de perfidie et de rapine que la guerre, contrairement à sa notion, a de tout temps revêtu. Loin de là, il semble que tout, dans son principe, dans ses motifs, dans ses conditions, dans son objet, soit de nature à élever les âmes, à les porter à l’héroïsme plutôt qu’à donner l’essor aux passions brutales, la cruauté, la luxure, le brigandage.

Ainsi nous avons constaté l’existence d’un droit, par suite la nécessité d’une juridiction de la force. Qu’y a-t-il là d’injurieux ou d’ignoble, qui, en ravalant la dignité humaine, la révolte, la pousse à la vengeance et au crime ? Rien absolument ; l’amour-propre le plus susceptible n’y trouverait pas même prétexte de s’irriter. La plus humiliante des dominations est assurément celle de la force aveugle opprimant l’esprit et la liberté : or, tel n’est pas le cas de la guerre. La guerre présuppose l’existence d’un droit de la force, le corrélatif du droit de l’intelligence, du droit du travail et de toute espèce de droit, et qui a son application principale, solennelle, dans les rapports d’état à état. Expression du droit de la force, la guerre a pour but de déterminer, en conséquence, par la lutte des forces rivales, à laquelle de deux puissances compétitrices, doit appartenir, quoi ? le sceptre de l’intelligence ? non ; la supériorité industrielle ? non ; la palme de l’art ? non, non ; la prépondérance politique, ce qui veut dire, la direction des forces. Ici, droit et force deviennent termes identiques ; dès lors où est l’injure, où la honte et l’humiliation ? Une seule passion, celle du patriotisme, anime les combattants ; convaincus de la légalité, de la haute moralité du combat, ils l’entourent de toutes les formes légales et solennelles : par quelle aberration ce combat, pieux, sacré, va-t-il dégénérer en pillage, dévastation, assassinat ?

Est-ce dans les motifs de la guerre que nous devons chercher la cause de sa dépravation ? Ces motifs nous les connaissons : impossible d’y découvrir rien qui explique la déloyauté du combat et l’indélicatesse de la victoire.

La guerre est de deux sortes : guerre internationale, lorsqu’il s’agit de la fusion de deux races, de l’incorporation d’un État dans un autre État, de leur délimitation, de leur subordination, ou bien, ce qui rentre toujours dans le même motif, de l’affranchissement d’une nation soumise, revendiquant les armes à la main sa souveraineté ; et guerre civile ou sociale, lorsque c’est un grand intérêt religieux, gouvernemental ou féodal qui est en jeu, et dont la défaite entraîne, pour le pays et pour l’État, révolution.

Dans tous ces cas, et il n’y en a pas d’autres, la guerre, bien loin qu’elle occasionne ou provoque par ses motifs les excès qu’avec tant de justice on lui reproche, les exclut rigoureusement. De tels excès, en effet, loin d’être autorisés par le droit de la guerre, sont par lui formellement condamnés ; loin de servir la bonne cause, la déshonorent ; loin de réprimer ou d’intimider l’ennemi, l’excitent et le poussent aux représailles ; loin d’avancer la solution, la retardent en falsifiant la victoire.

Et puis, quel rapport entre les graves questions de droit public ou international qu’il s’agit de vider par les voies de la force, et ce système de surprises, de guets-apens, de réquisitions, de pilleries, de viols, de dévastations, de massacres ; cette tactique exterminante, ces canons rayés, ces balles explosibles, ces écrasements désespérés, ces colonnes incendiaires, ces machines infernales ? C’est comme si un particulier, plaidant contre son voisin pour une affaire de servitude ou de bornage, au lieu de répondre à l’assignation, empoisonnait le bétail de son adversaire, frappait ses enfants et ses domestiques, mettait le feu à ses récoltes. Que le plaideur débouté se venge, après coup, de la perte de son procès, quelque blâmable que soit une telle conduite, on la conçoit cependant ; mais qu’il plaide la torche d’une main, l’escopette de l’autre, c’est ce qui ne s’est jamais vu et qui est absurde. Telle est la guerre cependant, malgré les apparences justicières dont elle s’environne, malgré la discipline dont les gens de guerre font si grand étalage.

Ce qu’il y a de plus étrange, est qu’on ne saurait rejeter tout ce mal sur l’emportement des passions, l’entraînement du combat, l’indiscipline du soldat, le crime de quelques individualités perverses que la paix, amie de l’ordre, oblige à se cacher, et que la licence des camps produit et encourage. Il faudrait accuser bien plutôt les chefs d’armée et les chefs d’État, qui tous, par une sorte de pacte tacite, avec une effrayante bonne foi, emploient les uns contre les autres les moyens de destruction les plus effrayants. De la part du soldat en campagne la maraude s’explique par la faim, le viol par la continence prolongée, et surtout par la surexcitation des facultés vitales que produit le combat. Le massacre a son principe dans la chaleur de l’action et la soif de la vengeance. Mais que sont ces excès d’un moment à côté des destructions calculées, systématiques, dont le soldat n’est que l’aveugle et irresponsable agent ? De la part des généraux et des hommes de gouvernement l’excuse des passions n’est plus admissible ; et l’on est fondé à demander comment des esprits supérieurs, qui sans cesse parlent du droit et des lois de la guerre ; qui, s’ils ne les font pas, les commentent et les appliquent ; des hommes qu’aucune passion n’entraîne, pas même celle du combat ; qu’aucun besoin ne sollicite, pas même la faim, peuvent de sang-froid donner des ordres d’extermination, organiser la guerre en dérision de ses lois essentielles, sans la moindre utilité ni pour leur gloire ni pour leur cause.

Je ne sais si le lecteur est frappé autant que je le suis moi-même de cette accumulation d’anomalies : toujours est-il qu’il y a là un mystère qui demande explication. Il est certain que rien, ni dans la notion de la guerre, ni dans son principe, ni dans ses conditions, ni dans ses motifs, ni dans son objet, ne rend raison de cette multitude d’actes abusifs, illégaux, qui constituent la pratique usuelle de la guerre ; il est certain en outre que les neuf dixièmes de ces calamités ne peuvent être attribués à la faculté irascible du guerrier. Les volontés ne peuvent être ici mises en cause ; l’erreur vient de plus loin que la malice des hommes.

Il est de règle en philosophie, lorsqu’un fait ne trouve pas son explication dans celui qui l’a immédiatement déterminé, de remonter la chaîne des causes et de ne s’arrêter que lorsqu’on arrive à un principe qui rende raison de tout. Agissons de même. Les motifs, à nous connus, de la guerre n’ont rien que d’honorable pour toutes parties ; les règles qui s’en déduisent pour la direction des opérations militaires n’offrent à leur tour rien que de chevaleresque. Les passions, enfin, que peut allumer momentanément le tumulte des armes ne peuvent donner lieu qu’à des excès individuels, exceptionnels, momentanés, sans proportion avec ces longues et incalculables calamités qu’engendre la guerre. Il est donc évident qu’une influence secrète, encore inaperçue, domine les faits et les dénature. D’où vient cette influence ? En autres termes, quelle est la cause première de la guerre ?

Grotius, qui nous semble de tous les auteurs avoir le mieux senti l’importance de cette recherche, ramène toutes les causes de la guerre à une seule, qu’il considère comme primordiale, capable par conséquent de rendre raison de tous les phénomènes : la défense de soi et du sien.

Il y a dans ce peu de mots toute une révélation. Si la guerre, dont nous avons donné les motifs politiques et la raison d’État, peut se ramener, comme le dit Grotius, à une cause tout à la fois plus générale et plus vulgaire, à la défense des personnes et des propriétés, les infractions commises à la guerre contre les personnes et les propriétés, en dépit du droit même de la guerre, en dépit du droit de la force et du droit des gens, ces infractions s’expliquent ; elles sont une réponse à une provocation en rapport avec cette provocation. Tout moyen de salut contre l’ennemi qui en veut à notre vie, au larron qui convoite notre propriété, est licite de sa nature, par conséquent excusable. Reste seulement à démontrer la vérité de l’opinion de Grotius, quel rapport il y a entre la guerre, nécessaire à la formation et aux évolutions des États, et la défense de soi et du sien.

Ici, Grotius garde le plus profond silence. La cause première de la guerre jetée en avant comme une hypothèse, Grotius, sans approfondir davantage, passe aux mesures de sûreté. Convaincu que, pour amortir le fléau et en restreindre les ravages, il importe d’abord de déterminer avec précision, et pour toutes les circonstances, le droit et le devoir de chacun, citoyen, ville, État, le sage jurisconsulte se livre à de longues recherches sur les droits personnels et réels, sur la propriété, le mariage, les successions, les peines, la délimitation des territoires, les échanges, etc. Comme il y a partout matière à litige, il ne lui est pas difficile d’en tirer cette conséquence qu’il y a partout danger de guerre ; que la guerre est aussi indestructible que les procès ; partant que, de même qu’il y a des règles de droit et des formalités de justice pour les différends entre particuliers, de même il est possible de déterminer les obligations réciproques des États, et jusqu’à certain point les formalités à suivre pour le règlement de leurs litiges.

Tel est le plan de Grotius et la base de toute sa doctrine. Or, après tout ce que nous avons dit nous-même dans les trois premiers livres de cet ouvrage, il n’est pas difficile de voir combien ce plan laisse à désirer. Non-seulement, ainsi que nous l’observions tout à l’heure, Grotius ne comble pas l’intervalle qui sépare le droit civil, relatif aux personnes et aux propriétés, du droit politique, relatif à la constitution de l’État, et du droit des gens, relatif aux rapports des nations entre elles, il ne nous montre pas comment la défense de soi et du sien, implacable, acharnée, vient se mêler à une guerre d’état à état, nécessaire dans sa raison immédiate, légitime dans sa fin, chevaleresque dans ses formes et inviolable dans sa sanction ; non-seulement, dis-je, Grotius ne montre pas le rapport et le lien de toutes ces choses, il confond et identifie les différentes espèces de droit, droit civil, droit politique, droit des gens ; il ne sait rien du droit de la force ; bien mieux, ou plutôt bien pis, il finit par admettre, comme essentielles à la guerre et faisant partie de son droit, toutes les horreurs que lui-même s’est proposé de prévenir. Une lueur a traversé l’esprit de Grotius : il l’a notée au passage ; mais il n’a pas su la ramener à son foyer, la rétablir dans sa série ? En un mot, il a aperçu le fait, il n’en a pas donné la philosophie. Que le lecteur judicieux veuille bien, pendant une minute, y réfléchir ; ou je me trompe fort, ou il reconnaîtra que de prime abord il n’était guère possible, à qui entreprenait de rechercher pour la première fois les principes du droit des gens, de faire mieux que n’a fait Grotius. Pour moi, je ne m’en cache pas, si l’ouvrage du célèbre Hollandais n’eût existé, si ses successeurs ne m’avaient à leur tour fourni matière à contradiction, il me semble que, sauf l’érudition qui me manque et l’autorité que je n’ai pas davantage, j’aurais fait, à ma manière, le livre de Grotius : tant les données s’en présentaient d’elles-mêmes ; tant la vérité pour être saisie a besoin d’une critique opiniâtre, et, comme les jugements de nos tribunaux, d’un débat contradictoire.

Après cet hommage rendu à Grotius, essayons de tirer au net sa pensée.

Je remarque d’abord qu’attribuer à la défense de soi et du sien la cause première de la guerre, c’est considérer le phénomène sous une seule de ses faces, laquelle n’est pas même, en date, la première. Pour que je me défende, il faut que quelqu’un m’ait attaqué ; et pourquoi m’attaque-t-il, si ce n’est parce qu’il prétend, à tort ou à raison, que je lui appartiens, que je relève de lui, que je suis son débiteur, moi et ce qui est à moi ? La guerre est un fait dualiste, qui implique à la fois revendication et dénégation, sans préjuger plus de tort d’un côté que de l’autre. C’est l’erreur de Grotius et de tous ceux qui l’ont suivi de penser que la guerre est toujours et nécessairement injuste au moins d’un côté, tandis que, d’après sa notion, et dans la grande généralité des cas, elle est aussi juste d’une part que de l’autre. La loyauté de chacune des puissances belligérantes est inséparable de l’hypothèse même de la guerre.

Revendication et dénégation de la propriété, voilà ce qu’il y a au fond de toutes les contestations humaines, aussi bien entre les états qu’entre les particuliers. Ici, nous sortons de la politique proprement dite ; nous entrons dans une autre sphère d’idées, dans la sphère de l’économie sociale. Il faut, en un mot, que l’État, comme l’individu, vive, c’est-à-dire qu’il consomme ; la souveraineté qu’il s’arroge ou revendique n’est à autre fin que d’assurer sa consommation : tel est le fait dans sa simplicité originelle…

Pour avoir le dernier mot de la guerre, nous devons donc remonter plus haut que n’a fait Grotius, considérer qu’indépendamment des motifs de religion, de patrie, d’État, de constitution, de dynastie, précédemment allégués, il y a la raison, non point officielle, à Dieu ne plaise que les déclarations de guerre en parlent jamais, mais très-réelle, des subsistances ; qu’à ce point de vue chaque individu, membre de l’une ou de l’autre des nations en guerre, se sent menacé dans sa propriété, et devient non-seulement défendeur de soi et du sien, comme le dit Grotius, mais demandeur de la liberté et de la propriété de l’étranger ; en conséquence, que la guerre, juste des deux parts, tant qu’on la considère du point de vue politique, devient, au point de vue économique, également et réciproquement immorale. Jusqu’ici le patriotisme le plus pur, le sentiment le plus élevé de la dignité sociale, nous a paru seul inspirer la guerre ; maintenant nous allons voir s’y mêler un principe d’égoïsme, d’avarice : de là ses corruptions et ses fureurs.

Approfondissons cette thèse.


CHAPITRE II


PRINCIPES FONDAMENTAUX DE L’ECONOMIE POLITIQUE. — LOIS DE PAUVRETÉ ET D’ÉQUILIBRE


La cause première, universelle, et toujours instante de la guerre, de quelque manière et pour quelque motif que celle-ci s’allume, est la même que celle qui pousse les nations à essaimer, à former au loin des établissements, à chercher pour l’excédant de leur population des terres et des débouchés. C’est le manque de subsistances ; en style plus relevé, c’est la rupture de l'équilibre économique.

Le but ou l’objet de la guerre, d’après ce nouveau point de vue, serait donc, pour l’agresseur, de remédier par le butin à la pénurie qui le tourmente ; pour l’attaqué, de défendre ce qu’il considère comme sa propriété, à quelque titre qu’il le tienne. En dernière analyse, le paupérisme : la cause originelle de toute guerre est là.

Nous voici tombés des hauteurs lumineuses du droit dans le gouffre de la famine et de l’envie ! Sublime en sa mission avouée de justicière, la guerre est infâme dans la cause secrète qui la produit. Qu’elle étale tant qu’elle voudra ses trophées, les empires qu’elle a fondés, les nations qu’elle a affranchies, les consciences qu’elle a émancipées, les libertés qu’elle a conquises : fille du paupérisme, elle a la cupidité pour marraine, et son frère est le crime. Devinez-vous maintenant pourquoi la guerre ne peut réaliser son idéal ?

La thèse que je me propose d’établir ici comprend trois questions :

1° Le paupérisme, que j’accuse des malheurs de la guerre, est-il tel, qu’on puisse légitimement les lui imputer ?

2° Comment s’exerce l’influence du paupérisme sur la politique des gouvernements ?

3° Comment dans les rapports internationaux ?

Je serai sobre de considérations économiques : on comprend que la véritable preuve de ma thèse est dans les faits, elle appartient à l’histoire.


Que l’orgueil de notre luxe et la fièvre de nos voluptés ne nous fassent pas illusion : le paupérisme sévit sur les nations civilisées autant que sur les hordes barbares, souvent davantage. Le bien être, dans une société donnée, ne dépend pas tant de la quantité absolue de richesse accumulée, toujours moindre qu’on ne suppose, que du rapport de la production à la consommation, surtout de la distribution des produits. Or comme, par une multitude de causes qu’il est inutile d’énumérer ici, chez aucun peuple la puissance de produire ne saurait égaler la puissance de consommer, et comme la distribution des produits s’exécute d’une manière beaucoup plus irrégulière encore que leur production et leur consommation, il résulte de tout cela que le malaise est universel et constant ; que telle société qu’on se figure dans l’opulence est indigente ; bref, que tout le monde est atteint par le paupérisme, le propriétaire qui vit de la rente, aussi bien que le prolétaire qui n’a pour se soutenir que le travail de ses bras.

Cette proposition pouvant sembler paradoxale, je demande la permission d’y insister quelques instants.

De toutes les nécessités de notre nature, la plus impérieuse est celle qui nous oblige à nous nourrir. Quelques espèces de papillons, à ce que l’on dit, ne se nourrissent pas ; mais ils s’étaient repus à l’état de larves, et leur existence n’est qu’éphémère. Vaut-il la peine de les prendre pour un symbole de la vie angélique, affranchie des sujétions de la chair ? Je laisse aux amateurs d’analogies le soin de le décider. Quoi qu’il en soit, l’homme partage la condition commune de l’animalité : il faut qu’il mange, en langage économique, qu’il consomme.

Telle est, dans la sphère économique, notre première loi : loi redoutable, qui nous poursuit comme une furie, si nous ne savons y pourvoir avec sagesse, comme aussi lorsque, lui sacrifiant tout autre devoir, nous nous faisons ses esclaves. C’est par cette nécessité de nous alimenter que nous touchons de plus près à la brute ; c’est à sa suggestion que nous nous rendons pires que brutes, lorsque nous nous vautrons dans la débauche, ou que, surpris par la famine, nous ne craignons pas, pour assouvir nos appétits, de recourir à la fraude, à la violence et au meurtre.

Cependant le Créateur, qui a choisi pour nous ce mode d’existence, avait ses vues. Le besoin de subsistance nous pousse à l’industrie et au travail : telle est notre seconde loi. Or, qu’est-ce qu’industrie et travail ? l’exercice, à la fois physique et intellectuel, d’un être composé de corps et d’esprit. Non-seulement le travail est nécessaire à la conservation de notre corps, il est indispensable au développement de notre esprit. Tout ce que nous possédons, tout ce que nous savons provient du travail ; toute science, tout art, de même que toute richesse, lui sont dus. La philosophie n’est qu’une manière de généraliser et d’abstraire les résultats de notre expérience, c’est-à-dire de notre travail.

Autant la loi de consommation semblait nous humilier, autant la loi du travail nous relève. Nous ne vivons pas exclusivement de la vie des esprits, puisque nous ne sommes pas de purs esprits ; mais par le travail nous spiritualisons de plus en plus notre existence : pourrions-nous dès lors nous en plaindre ?

Ici une question se pose, question des plus graves, de la solution de laquelle dépendent, et notre bien-être présent, et, s’il faut en croire les anciens mythes, notre félicité future.

Qu’est-ce qu’il faut à l’homme pour sa consommation ? Combien, par conséquent, doit-il, combien peut-il produire ? Combien a-t-il à travailler ?

La réponse à cette question sera notre troisième loi.

Observons d’abord que chez l’homme la capacité de consommer est illimitée, tandis que celle de produire ne l’est pas. Ceci tient à la nature des choses : consommer, dévorer, détruire, faculté négative, chaotique, indéfinie ; produire, créer, organiser, donner l’être ou la forme, faculté positive, dont la loi est le nombre et la mesure, c’est-à-dire la limitation.

Jetons les yeux autour de nous : tout a sa limite dans la nature créée, je veux dire douée de formes. Le globe que nous habitons a neuf mille lieues de circonférence ; il accomplit son mouvement de rotation en vingt-quatre heures, son mouvement de révolution autour du soleil en trois cent soixante-cinq jours et un quart. En tournant sur lui-même, il présente alternativement ses deux pôles à l’astre central. Son atmosphère n’a pas plus de vingt lieues de hauteur ; l’océan, qui couvre les quatre cinquièmes de sa surface, n’atteint pas, en moyenne, trois mille mètres de profondeur. La lumière, la chaleur, l’air et la pluie nous sont mesurés sans doute en suffisance, mais aussi sans excès, on dirait même avec une certaine parcimonie. Dans l’économie du globe, le moindre écart, en plus ou en moins, produit du désordre. La même loi régit les animaux et les plantes. La durée normale de la vie humaine ne dépasse guère soixante et dix ans. Le bœuf met six ans à prendre son accroissement ; le mouton, deux ans ; l’huître, trois ans. Un peuplier de trente-cinq centimètres de diamètre n’a pas moins de vingt-cinq ans ; un chêne de même grosseur, cent ans. Le blé, et la plupart des plantes que nous cultivons pour notre nourriture, viennent en une saison. Dans toute la zone tempérée, la meilleure du globe, on ne fait guère chaque année qu’une récolte ; et que d’espaces, sur la partie solide de la planète, incultivables, inhabités !

Quant à l’homme, gérant et usufruitier de ce domaine, sa force musculaire n’atteint pas, en moyenne, la dixième partie d’un cheval-vapeur. Il ne peut pas, sans s’épuiser, fournir chaque jour plus de dix heures de travail effectif, ni par année plus de trois cents journées. Il ne peut pas rester un jour sans prendre de nourriture ; il ne pourrait pas se réduire à la moitié de sa ration. Dans les commencements, alors que l’espèce humaine était clair-semée sur le globe, la nature fournissait sans peine à ses besoins. C’était l’âge d’or, âge d’abondance et de paix, pleuré par les poètes, depuis que, l’humanité croissant et multipliant, la nécessité du travail s’est fait de plus en plus sentir et que la disette a engendré la discorde. Maintenant la population excède de beaucoup, sous tous les climats, les ressources naturelles, et l’on peut dire en toute vérité que, dans l’âge de civilisation où il est entré depuis un temps immémorial, l’homme ne subsiste que de ce qu’il arrache à la terre par un labeur opiniâtre, In sudore vultus tui vesceris pane tuo. C’est ce qu’il appelle produire, créer de la richesse, les choses qu’il consomme n’ayant pour lui de valeur que par l’utilité qu’il y trouve et le travail qu’elles lui coûtent. En sorte que, dans cette évolution des conditions du bien-être, abondance et richesse apparaissent ici comme termes opposés, l’abondance pouvant très-bien exister sans la richesse, la richesse sans l’abondance, toutes deux par conséquent exprimant juste le contraire de ce qu’elles semblent dire.

En résultat, l’homme, à l’état de civilisation, obtient par le travail ce que réclame l’entretien de son corps et la culture de son âme, ni plus ni moins. Cette limite réciproque, rigoureuse, de notre production et de notre consommation, est ce que j’appelle pauvreté, la troisième de nos lois organiques, données par la nature, et qu’il ne faut pas confondre avec le paupérisme, dont nous parlerons ci-après.

Ici, je ne dois pas le dissimuler, s’élève contre moi le préjugé universel.

La nature, dit-on, est inépuisable ; le travail, toujours plus industrieux. Nous sommes loin de faire rendre à la terre, notre vieille nourrice, tout ce qu’elle peut donner. Un jour viendra où l’abondance ne perdant jamais de son prix pourra se dire richesse, où la richesse par conséquent abondera. Alors nous regorgerons de toute espèce de biens, et nous vivrons dans la paix et la joie. Votre loi de pauvreté est donc fausse.

L’homme aime à s’abuser avec des mots. Le plus difficile de sa philosophie sera toujours qu’il entende sa propre langue. La nature est inépuisable en ce sens que nous y découvrons sans cesse des utilités nouvelles, mais sous la condition d’un accroissement incessant de travail : ce qui ne sort pas de la règle. Les nations les plus industrieuses, les plus riches, sont celles qui travaillent le plus. Ce sont en même temps celles où, par une cause que nous ferons connaître tout à l’heure, la misère sévit davantage. L’exemple de ces nations, loin de démentir la loi, la confirme. Quant au progrès de l’industrie, il est surtout manifeste dans les choses qui ne sont pas de première nécessité, et pour lesquelles nous avons moins besoin de l’action directe de la nature. Mais que cette catégorie de produits vienne à excéder, de si peu que ce soit, la proportion que leur assigne la quantité obtenue de subsistances, aussitôt ils baissent de valeur, tout ce superflu est réputé néant. Le sens commun, qui tout à l’heure semblait à la poursuite de la richesse, s’oppose maintenant à ce que la production dépasse la limite de la pauvreté. Ajoutons enfin que si, par le travail, la richesse générale augmente, la population va encore plus vite.

De tout cela il résulte que, devant une puissance de consommation illimitée et une puissance de production forcément restreinte, la plus exacte économie nous est ordonnée. Tempérance, frugalité, le pain quotidien obtenu par un labeur quotidien, la misère prompte à punir la gourmandise et la paresse : telle est la première de nos lois morales.

Ainsi le Créateur, en nous soumettant à la nécessité de manger pour vivre, loin de nous promettre la bombance, comme le prétendent les gastrosophes et épicuriens, a voulu nous conduire pas à pas à la vie ascétique et spirituelle ; il nous enseigne la sobriété et l’ordre, et nous les fait aimer. Notre destinée n’est pas la jouissance, quoi qu’ait dit Aristippe : nous n’avons pas reçu de la nature, et nous ne saurions nous procurer à tous, ni par industrie ni par art, de quoi jouir, dans la plénitude du sens que la philosophie sensualiste, qui fait de la volupté notre souverain bien et notre fin, donne à ce mot. Nous n’avons pas d’autre vocation que de cultiver notre cœur et notre intelligence, et c’est pour nous y aider, au besoin pour nous y contraindre, que la Providence nous fait une loi de la pauvreté : Beati pauperes spiritu. Et voilà aussi pourquoi, selon les anciens, la tempérance est la première des quatre vertus cardinales ; pourquoi, au siècle d’Auguste, les poètes et les philosophes de l’âge nouveau, Horace, Virgile, Sénèque, célébraient la médiocrité et prêchaient le mépris du luxe ; pourquoi le Christ, d’un style plus touchant encore, nous enseigne à demander à Dieu, pour toute fortune, notre pain quotidien. Tous avaient compris que la pauvreté est le principe de l’ordre social et notre seul bonheur ici-bas.

Un fait souvent cité, mais dont on ne paraît pas avoir compris le vrai sens, c’est le revenu moyen, par jour et par tête, d’un pays comme la France, l’un des plus avantageusement situés du globe. Ce revenu a été évalué, il y a une trentaine d’années, par les uns à 56 cent., par d’autres à 69. Tout récemment, un membre du Corps législatif, M. Aug. Chevalier, dans un discours sur le budget, évaluait le revenu total de la nation à 13 milliards, soit, par jour et par tête, 98 centimes. Mais on a relevé dans cette évaluation des erreurs de calcul et des exagérations manifestes ; en sorte que ce chiffre de 13 milliards semble devoir être réduit d’au moins 1,500,000,000, ce qui donne, par tête et par jour, 87 cent. 5, et par chaque famille de quatre personnes, 3 fr. 50.

Admettons ce chiffre. Une famille composée de quatre personnes peut vivre avec 3 fr. 50 de revenu quotidien. Mais il est évident qu’il n’y aura pas de luxe ; que la mère et les filles ne porteront pas de robes de soie ; que le père n’ira pas au cabaret ; que, s’il survient des chômages, des maladies, des sinistres, si le vice entre dans le ménage, il y aura déficit et bientôt indigence. Telle est la loi, loi sévère, à laquelle sauf de rares exceptions nul ne parvient à se soustraire qu’aux dépens des autres, dont la solde du soldat et du marin et généralement tout salaire d’ouvrier sont des applications, et qui nous a faits en définitive tout ce que nous valons, tout ce que nous sommes. La pauvreté est la vraie providence du genre humain.

Il est donc prouvé par la statistique qu’une nation comme la nôtre, placée dans les meilleures conditions, ne produit bon an mal an que ce qui lui suffit. On peut faire la même observation sur chaque pays : partout on arrivera à cette conclusion, dont il serait à désirer que nous fussions tous pénétrés, que la condition de l’homme sur la terre, c’est le travail et la pauvreté ; sa vocation, la science et la justice ; la première de ses vertus, la tempérance. Vivre de peu en travaillant beaucoup et en apprenant sans cesse, telle est la règle dont il appartient à l’état de donner aux citoyens l’exemple.

Répétera-t-on que ce revenu de 87 cent. 5 par jour et par tête n’est pas le dernier mot de l’industrie, et que la production peut être doublée ? Je répliquerai que si la production est doublée, la population ne tardera pas à l’être à son tour, ce qui n’amène aucun résultat. Mais considérons de plus près la chose.

La production a sa raison et son mobile dans le besoin. Il y a donc un rapport naturel entre le produit à obtenir et le besoin qui sollicite le producteur. Pour peu que le besoin faiblisse, le travail à son tour faiblira, et nous verrons diminuer la richesse : cela est inévitable. Supposant en effet que, le besoin diminuant, la production reste la même : comme alors les produits, moins demandés, diminueraient de valeur, ce serait exactement comme si une fraction de ces produits n’avait pas été produite.

Les besoins sont de deux sortes : besoins de première nécessité, et besoins de luxe. Bien qu’aucune ligne de démarcation exacte ne puisse être tracée entre ces deux catégories de besoins, bien que leurs limites ne soient pas les mêmes pour toutes sortes de personnes, leur différence n’est pas moins réelle ; elle se reconnaît à la comparaison des extrêmes. Il n’est personne qui, réfléchissant sur le train ordinaire de sa vie, ne puisse dire quels sont ses besoins de première nécessité, quels ses besoins de luxe.

Or, examinant l’existence, les habitudes et inclinations, l’éducation de l’immense majorité des travailleurs, il est aisé de voir que chez eux le travail est à son maximum d’intensité tant qu’il a la nécessité pour mobile ; il baisse rapidement et s’éteint bientôt, dès que, les besoins de première nécessité satisfaits, le travail ne produit plus que pour le luxe. En général, l’homme n’aime à se donner de peine que pour ce qui lui est strictement utile. Sous ce rapport, il peut se dire le représentant de la nature, qui ne fait rien de trop. Le lazzarone, qui refuse toute espèce de service quand il a dîné, en est un exemple. Le Noir, dont on demande l’affranchissement, se comporte de même. Le nécessaire obtenu, l’homme tend au repos, de toutes les satisfactions de luxe la première et la plus avidement cherchée. Pour tirer de lui un supplément de labeur, il faudrait doubler, tripler son salaire, payer son travail plus qu’il ne vaut, ce qui est contre la donnée d’une production lucrative, c’est-à-dire contre la loi même de production. Ici encore, la pratique confirme la théorie. La production ne se développe que là où, par l’accroissement de population, il y a besoin urgent de subsistance et par suite demande continuelle de travail. Alors le salaire tend plus à baisser qu’à s’accroître, la journée de travail à s’allonger qu’à se réduire. Si le mouvement avait lieu en sens inverse, la production bientôt s’arrêterait.

Pour augmenter la richesse, dans une société donnée, le chiffre de la population restant le même, il faut trois choses : 1° Donner aux masses travailleuses de nouveaux besoins, ce qui ne se peut faire que par la culture de l’esprit et du goût, en d’autres termes par une éducation supérieure, dont l’effet est de les faire sortir insensiblement de la condition du prolétariat ; 2° leur ménager, par une organisation de plus en plus savante du travail et de l’industrie, du temps et des forces de reste, 3° dans le même but, faire cesser le parasitisme. Ces trois conditions du développement de la richesse se ramènent à cette formule : distribution de plus en plus égale du savoir, des services et des produits. C’est la loi d’équilibre, la plus grande, on pourrait même dire l’unique loi de l’économie politique, puisque toutes les autres n’en sont que des expressions variées, et que la loi de pauvreté elle-même en est un simple corollaire.

La science dit que ce plan n’a rien d’inexécutable ; c’est même à l’action combinée, quoique bien faible encore, de ces trois causes, l’éducation du peuple, le perfectionnement de l’industrie et l’extirpation du parasitisme, qu’est dû le peu de progrès qui s’est accompli depuis trente siècles dans la condition économique de l’humanité.

Mais qui ne voit que si, par l’éducation, la multitude travailleuse s’élève d’un degré dans la civilisation, dans ce que j’appellerai la vie de l’esprit ; si sa sensibilité s’exalte, si son imagination se raffine, si ses besoins deviennent plus nombreux, plus délicats et plus vifs, la consommation devant se mettre en rapport avec ces nouvelles exigences, le travail par conséquent augmenter d’autant, la situation reste la même, c’est-à-dire que l’humanité, croissant en intelligence, en vertu et en grâce, comme dit l’Évangile, mais ne gagnant toujours que le pain quotidien du corps et de l’âme, reste matériellement toujours pauvre ?

Ce qui se passe en France, à cette heure, en est la preuve. Il n’est pas douteux que depuis quarante ans la production ne se soit fortement accrue ; peut-être même est-elle proportionnellement plus forte aujourd’hui qu’en 1820. Et pourtant il est certain pour tous ceux qui ont vécu sous la Restauration, que la gêne est plus grande dans toutes les classes de la société qu’elle ne l’était sous le règne de Louis XVIII. D’où vient cela ? C’est que, comme je viens de le dire, les mœurs, dans les classes moyennes et inférieures, se sont raffinées, et qu’en même temps, par des causes qui seront expliquées tout à l’heure, la loi d’équilibre étant de plus en plus méconnue et enfreinte, la loi de tempérance foulée aux pieds, la pauvreté est devenue plus onéreuse, et de bienfaisante que l’a voulue la nature s’est changée en supplice. Nous avons exagéré le superflu, nous n’avons plus le nécessaire. S’il fallait appuyer ce fait de quelques détails, je citerais, en regard des soixante mille brevets d’invention et de perfectionnement pris depuis la loi de 1791, de la multiplication des machines à vapeur, de la construction des chemins de fer, du développement de la spéculation financière, la dette publique doublée, le budget de l’état porté de un milliard à deux, le prix des loyers et de tous les objets de consommation augmenté de 50 à 190 pour 100, le tout aboutissant à un état de marasme avoué et de crise perpétuelle.

Ainsi, par une destination de la nature, toute nation, civilisée ou barbare, quels que soient ses institutions et son gouvernement, est pauvre, d’autant plus pauvre qu’en s’éloignant de l’état primitif, qui est l’abondance, elle a fait plus de progrès, par le travail, dans la richesse. A mesure que la population des États-Unis d’Amérique, aujourd’hui la plus comblée de la terre, se multiplie et s’empare du sol, la proportion des ressources naturelles diminuant, la loi du travail devient plus instante, et, signe infaillible de pauvreté, ce qui se donnait auparavant pour rien ou presque pour rien, acquérant un prix toujours plus élevé, la gratuité primitive disparaît, le régime de la valeur prend le dessus, et déjà commence à se former un prolétariat… Un phénomène analogue se passe en Espagne. Après des siècles de torpeur, l’Espagne se réveille tout à coup à l’appel du travail et de la liberté. Elle se met à exploiter son territoire ; la richesse jaillit aussitôt de partout et pour tout le monde. Le salaire s’élève, chose toute simple, puisque c’est le sol et l’étranger qui payent. Mais attendez que la population se soit mise au niveau de cette richesse, ce qui peut se faire en moins d’un demi-siècle, et l’Espagne vous reparaîtra, dans des conditions de moralité supérieure, il faut l’espérer, ce qu’elle fut d’Isabelle Ire à Isabelle II, en équilibre, c’est-à-dire pauvre.

Ainsi, me dira tout à l’heure quelque fanatique de Mammona, la déesse du numéraire, il est inutile que nous nous donnions tant de peine. Ces entreprises nationales, ces travaux gigantesques, ces machines merveilleuses, ces inventions fécondes, cette gloire de l’industrie, tout cela ne sert qu’à étaler notre impuissance, et nous ferons sagement d’y renoncer. Outillage de misère, duperie pure. Car, à quoi bon tant suer et nous ingénier, si nous n’avons à attendre de notre travail rien de plus que le nécessaire ? La sagesse est dans l’humilité des moyens, l’étroitesse des conceptions, la vie mesquine, le petit ménage. Certes, vous remplissez une noble mission : décourager les âmes, rapetisser les intelligences, glacer les enthousiasmes, stériliser le génie, c’est là votre morale, c’est votre civilisation, votre paix ! Ah ! si c’est ainsi que vous pensez nous délivrer de la guerre, nous préférons mille fois en courir les risques. Payons, s’il faut, un milliard de plus au budget, et qu’on nous laisse le prestige de notre industrie, les illusions de nos entreprises.

A quiconque me tiendrait ce langage, je répliquerais : Bas le masque ! On vous reconnaît à votre rhétorique, charlatan industriel, écumeur de bourse, peste financière, vil parasite. Oui, retirez-vous, délivrez le travail de votre odieuse présence. Car votre règne s’en va, et si vous ne savez faire œuvre de vos dix doigts, vous courez risque de mourir de faim.

Aux simples que séduit toujours l’éloquence de la réclame, je dirai : Comment ne comprenez-vous pas que, s’il fut un temps où l’homme cultivateur demandait son nécessaire à la bêche, plus tard, quand il se fut multiplié, il dut le demander à la charrue, et que c’est par l’effet du même développement qu’il a été amené de nos jours à le demander à la mécanique, au navire à vapeur et à la locomotive ? Avez-vous calculé ce qu’il faut de richesse pour entretenir, sur une surface de vingt-huit mille lieues carrées, trente-sept millions d’âmes ? Travaillez donc, car si vous vous relâchez, vous tomberez dans l’insuffisance, et au lieu de ce luxe que vous rêvez, vous n’aurez pas même le strict nécessaire. Travaillez, augmentez, développez vos moyens ; inventez des machines, cherchez des engrais, acclimatez des animaux, cultivez de nouvelles plantes alimentaires, faites du drainage, reboisez, défrichez, arrosez et assainissez ; semez du poisson dans vos fleuves, dans vos ruisseaux, dans vos étangs et jusque dans vos mares ; ouvrez des houillères ; purifiez l’or, l’argent, le platine ; fondez le fer, le cuivre, l’acier, le plomb, l’étain, le zinc ; filez, tissez, cousez, fabriquez des meubles, de la poterie, du papier surtout et rebâtissez vos maisons ; ouvrez-vous des débouchés, faites des échanges et révolutionnez vos banques. Tout cela est à vous fort avisé. Et ce n’est pas tout que de produire, il faut, ainsi que je vous l’ai recommandé, que le service soit réparti entre tous selon les facultés de chacun, et le salaire de chaque travailleur proportionné à son produit. Sans cet équilibre, vous restez dans la misère et votre industrie se change en calamité. Or, quand vous aurez tout fait, et par l’énergie de votre production, et par l’exactitude de votre répartition, pour vous rendre riches, vous serez étonnés de voir que vous n’avez réellement gagné que votre vie, et que vous n’auriez pas de quoi célébrer un carnaval de quinze jours.

Vous demandez si ce progrès industriel, toujours soumis à la loi du nécessaire, n’implique pas, avec la subsistance à fournir à une population plus nombreuse, une amélioration dans l’existence de l’individu ? Sans doute il y a amélioration de la vie individuelle : mais en quoi consiste-t-elle ? Du côté de l’esprit, dans le développement du savoir, de la justice et de l’idéal ; du côté de la chair, dans une consommation plus choisie, en rapport avec la culture donnée a l’esprit.

Le cheval mange son avoine, le bœuf son foin, le porc son gland, la poule ses menues graines. Ils ne changent pas de nourriture, et ne s’en trouvent nullement incommodés. J’ai vu le travailleur des champs faire chaque jour son repas du même pain noir, des mêmes pommes de terre, de la même polenta, sans paraître en souffrir : l’excès seul du travail le maigrissait. Mais l’ouvrier civilisé, celui qui a reçu le premier rayon du Verbe illuminateur, a besoin de varier sa nourriture. Il consomme du blé, du riz, du maïs, des légumes, de la viande, du poisson, des œufs, des fruits, du laitage ; il use quelquefois de vin, de bière, de cidre, d’hydromel, de thé, de café ; il sale ses aliments, les assaisonne, leur donne toutes sortes de préparations. Au lieu de se couvrir simplement d’une peau de mouton ou d’ours séchée au soleil, il porte des vêtements tissés de laine, chanvre ou coton ; il fait usage de linge et de flanelle, s’habille d’une façon en été et d’une autre en hiver. Son corps, non moins vigoureux, mais formé d’un sang plus pur, expression de la culture qu’a reçue son âme, exige des soins dont se passe la sauvagerie. Tel est le progrès : ce qui n’empêche pas l’humanité de rester pauvre, puisqu’elle n’a toujours que ce qui lui suffit, et de ne pouvoir perdre une journée sans que la famine se fasse sentir à l’instant.

Pouvez-vous donc faire que l’homme fournisse en moyenne plus de dix à douze heures de travail sur vingt-quatre ? Pouvez-vous faire que quatre-vingts remplissent la tâche de cent, ou que la famille qui reçoit 3 fr. 50 c. de prébende dépense 5 francs ? Eh bien, vous ne pouvez pas faire non plus que vos magasins, vos entrepôts, vos docks, contiennent plus de denrées qu’on ne leur en demande, plus que neuf millions de familles, jouissant d’un revenu moyen de onze à douze milliards, produit de leurs bras, n’en peuvent acheter. Donnez une demi-douzaine de chemises, une veste de drap, une robe de rechange, une paire de souliers, à tous ceux et celles qui en manquent, et vous verrez ce qui vous restera. Vous me direz alors si vous êtes dans l’abondance, si vous nagez dans la richesse.

Cette élégance des villes, ces fortunes colossales, ces splendeurs de l’État, ce budget de la rente, de l’armée, des travaux publics ; ces dotations, cette liste civile, ce fracas de banques, de Bourse, de millions et de milliards ; ces joies enivrantes, dont le récit arrive parfois jusqu’à vous, tout cela vous éblouit, et, vous faisant croire à la richesse, vous attriste sur votre pauvreté. Mais songez donc que cette magnificence est prise en déduction de la chétive moyenne de 3 fr. 50 c. par famille de quatre personnes et par jour, que c’est un prélèvement sur le produit du travailleur, avant fixation de salaire. Le budget de l’armée, prélèvement sur le travail ; le budget de la rente, prélèvement sur le travail ; le budget de la propriété, prélèvement sur le travail ; le budget du banquier, de l’entrepreneur, du négociant, du fonctionnaire, prélèvement sur le travail ; le budget du luxe, par conséquent, prélèvement sur le nécessaire. Donc n’ayez pas de regret ; acceptez virilement la situation qui vous est faite, et dites-vous, une fois pour toutes, que le plus heureux des hommes est celui qui sait le mieux être pauvre.

L’antique sagesse avait entrevu ces vérités. Le christianisme posa le premier, d’une manière formelle, la loi de pauvreté, en la ramenant toutefois, comme c’est le propre de tout mysticisme, au sens de sa théologie. Réagissant contre les voluptés païennes, il ne pouvait considérer la pauvreté sous son vrai point de vue ; il la fit souffrante dans ses abstinences et dans ses jeûnes, sordide dans ses moines, maudite du ciel dans ses expiations. A cela près, la pauvreté glorifiée par l’Évangile est la plus grande vérité que le Christ ait prêchée aux hommes.

La pauvreté est décente ; ses habits ne sont pas troués, comme le manteau du cynique ; son habitation est propre, salubre et close ; elle change de linge une fois au moins chaque semaine ; elle n’est ni pâle ni affamée. Comme les compagnons de Daniel, elle rayonne de santé en mangeant ses légumes ; elle a le pain quotidien, elle est heureuse.

La pauvreté n’est pas l’aisance ; ce serait déjà, pour le travailleur, de la corruption. Il n’est pas bon que l’homme ait ses aises ; il faut au contraire qu’il sente toujours l’aiguillon du besoin. L’aisance serait plus encore que de la corruption, ce serait de la servitude ; et il importe que l’homme puisse, à l’occasion, se mettre au dessus du besoin et se passer même du nécessaire. Mais la pauvreté n’en a pas moins ses joies intimes, ses fêtes innocentes, son luxe de famille, luxe touchant, que fait ressortir la frugalité accoutumée du ménage.

A cette pauvreté inévitable, loi de notre nature et de notre société, il est évident qu’il n’y a pas lieu de songer à nous soustraire. La pauvreté est bonne, et nous devons la considérer comme le principe de notre allégresse. La raison nous commande d’y conformer notre vie, par la frugalité des mœurs, la modération dans les jouissances, l’assiduité au travail, et la subordination absolue de nos appétits à la justice.

Comment se fait-il maintenant que cette même pauvreté, dont l’objet est d’exciter en nous la vertu et d’assurer l’équilibre universel, nous pousse les uns contre les autres et allume la guerre entre les nations ? C’est ce que nous allons tâcher de découvrir au chapitre suivant.


CHAPITRE III


ILLUSION DE LA RICHESSE. — ORIGINE ET UNIVERSALITÉ DU PAUPÉRISME


La destinée de l’homme sur la terre est toute spirituelle et morale ; le régime que cette destinée lui impose est un régime de frugalité. Relativement à sa puissance de consommation, à l’infini de ses désirs, aux splendeurs de son idéal, les ressources matérielles de l’humanité sont fort bornées ; elle est pauvre, et il faut qu’elle soit pauvre, puisque sans cela elle retombe, par l’illusion des sens et la séduction de l’esprit, dans l’animalité, qu’elle se corrompt d’âme et de corps, et perd, par la jouissance même, les trésors de sa vertu et de son génie. Telle est la loi que nous impose notre condition terrestre, et qui se démontre à la fois par l’économie politique, par la statistique, par l’histoire et par la morale. Les nations qui poursuivent, comme bien suprême, la richesse matérielle et les voluptés qu’elle procure, sont des nations qui déclinent. Le progrès ou perfectionnement de notre espèce est tout entier dans la justice et la philosophie. L’augmentation du bien-être y figure moins comme récompense et moyen de félicité, que comme expression de notre science acquise et symbole de notre vertu. Devant cette réalité des choses la théorie sensualiste, convaincue de contradiction avec la destinée sociale, s’écroule à jamais.

Si nous vivions, comme l’Évangile le recommande, dans un esprit de pauvreté joyeuse, l’ordre le plus parfait régnerait sur la terre. Il n’y aurait ni vice ni crime ; par le travail, par la raison et la vertu, les hommes formeraient une société de sages ; ils jouiraient de toute la félicité dont leur nature est susceptible. Mais c’est ce qui ne saurait avoir lieu aujourd’hui, ce qui ne s’est vu dans aucun temps, et cela, par suite de la violation de nos deux grandes lois, la loi de pauvreté et la loi de tempérance.

Dès les premières pages de cet écrit, j’ai dit que la guerre était un phénomène tout intérieur, tout psychologique ; que si l’on voulait la connaître, il fallait l’étudier dans la conscience de l’humanité, non sur les champs de bataille, dans les récits des historiens et les mémoires des capitaines. Et j’ai prouvé mon assertion, d’abord en montrant que la guerre est une des principales catégories non-seulement de notre raison pratique mais même de notre raison spéculative ; puis en dégageant son principe, qui est le droit de la force ; en troisième lieu, en développant son caractère éminemment judiciaire.

Je vais faire voir à présent que tous les excès que nous lui avons reprochés proviennent de cette même source, l’âme, d’abord égarée à la poursuite d’un faux idéal, qui est la richesse, puis méconnaissant la justice en tant qu’elle s’applique aux choses du travail.de l’industrie et de l’échange, c’est-à-dire le Droit économique. A travers les scènes de carnage, d’incendie, de spoliation et de viol, nous ne sortons pas du domaine de l’esprit ; et tout ce que nous voyons, constatons, jugeons, bon ou mauvais, en fait de guerre, est toujours chose spirituelle. Les faits ne sont, comme je l’ai dit, que les caractères qui traduisent aux yeux du corps les conceptions de l’esprit.

Suivons cette génération mystérieuse du paupérisme et de la guerre, je veux dire la guerre dépravée, les deux plus grands fléaux qui déciment le genre humain.

Sorti de l’abondance du premier âge, obligé de travailler, apprenant par la peine qu’elles lui coûtent à donner une valeur aux choses, l’homme a été saisi par la fièvre des richesses : c’était, dès le premier pas, se fourvoyer dans sa route.

L’homme a foi à ce qu’il appelle la fortune, comme il a foi à la volupté et à toutes les illusions de l’idéal. Par cela même qu’il est tenu de produire ce qu’il consomme, il regarde l’accumulation des richesses, et la jouissance qui s’ensuit, comme sa fin. Cette fin, il la poursuit avec ardeur : l’exemple de quelques enrichis lui fait croire que ce qui est laissé à quelques-uns est accessible à tous ; il regarderait comme une contradiction de la nature, un mensonge de la Providence, qu’il en fût autrement. Fort de cette induction de son esprit, il s’imagine qu’il peut augmenter indéfiniment son avoir, retrouver, sous la loi des valeurs, l’abondance primitive. Il amasse, il accumule, il thésaurise ; son âme se rassasie, s’assouvit en idée. Le siècle actuel est pénétré de cette croyance, plus folle que toutes celles qu’elle a la prétention de remplacer. L’étude de l’économie politique, science toute moderne et fort peu comprise encore, y pousse les esprits ; les écoles socialistes se sont à l’envi signalées dans cette orgie du sensualisme ; les gouvernements favorisent de leur mieux l’essor et le culte des intérêts ; la religion elle-même, si sévère autrefois dans son langage, semble y donner les mains. Créer de la richesse, faire de l’argent, s’enrichir, s’entourer de luxe, est devenu partout une maxime de morale et de gouvernement. On est allé jusqu’à prétendre que le moyen de rendre les hommes vertueux, de faire cesser le vice et le crime, était de répandre partout le comfort, de créer une richesse triple ou quadruple : à qui spécule sur le papier les millions ne coûtent rien. Enfin, par cette éthique nouvelle, on s’est étudié à enflammer la concupiscence, au rebours de ce que disaient les anciens moralistes, qu’il fallait d’abord rendre les hommes tempérants, chastes, modestes, leur apprendre à vivre de peu et à se contenter de leur sort, et qu’ensuite tout se passerait bien dans la société et dans l’État. On peut dire que sous ce rapport la conscience publique a été, pour ainsi dire, renversée sens dessus dessous : chacun peut voir aujourd’hui quel a été le résultat de cette singulière révolution.

Cependant il est manifeste, pour quiconque a réfléchi quelques instants sur les lois de l’ordre économique, que la RICHESSE, de même que la valeur, indique moins une réalité qu’un rapport : rapport de la production à la consommation, de l’offre à la demande, du travail au capital, du produit au salaire, du besoin à l’action, etc. ; rapport qui a pour expression générique, typique, la journée moyenne du travailleur, considérée sous sa double face, dépense et produit. La journée de travail : voilà en deux mois le bilan de la fortune publique, modifié de temps en temps, mais dans des limites beaucoup plus restreintes que le vulgaire ne le suppose, à l’actif par les trouvailles de l’industrie, du commerce, de l’extraction, de l’agriculture, de la colonisation et de la conquête ; au passif par les épidémies, les mauvaises récoltes, les révolutions et les guerres.

De cette notion de la journée de travail, il suit que la production collective, expression du travail collectif, ne peut en aucun cas dépasser d’une quantité appréciable le nécessaire collectif, ce que nous avons appelé le pain quotidien. L’idée de tripler, de quadrupler la production d’un pays, comme on triple et quadruple une commande chez le fabricant de toile ou de drap, et abstraction faite d’une augmentation proportionnelle dans le travail, le capital, la population et le débouché, abstraction faite surtout du développement parallèle des intelligences et des mœurs, qui est ce qui exige le plus de soin et coûte le plus cher, cette idée, dis-je, est plus irrationnelle encore que la quadrature du cercle : c’est une contradiction, un non-sens. Mais c’est justement aussi ce que les masses se refusent à comprendre, ce que les économistes négligent de mettre en lumière, et sur quoi les gouvernements gardent un silence prudent. Produisez, faites des affaires, enrichissez-vous : c’est votre unique refuge, maintenant que vous ne croyez plus à Dieu ni à l’humanité.

L’effet de cette illusion, et de la déception amère qui en est l’inévitable suite, est d’exalter les appétits, de rendre le pauvre comme le riche, le travailleur comme le parasite, intempérant et avide ; puis, quand arrive la déconfiture, de l’irriter contre son mauvais sort, de lui faire prendre la société en haine, finalement de le pousser au crime et à la guerre.

Mais ce qui met le comble au désordre est l’excessive inégalité de répartition des produits.

On a vu au chapitre précédent que le revenu total de la France n’excède pas selon toute probabilité 87 cent. 5 par jour et par tête. Quatre-vingt sept centimes et demi par jour et par personne : voilà ce qu’il est permis aujourd’hui de considérer comme le revenu, c’est-à-dire comme le produit moyen, partant comme la consommation moyenne de la France, l’expression de son juste besoin.

Si ce revenu, tout faible qu’il semble, était assuré à chaque citoyen ; en autres termes si chaque famille française, composée du père, de la mère et de deux enfants, jouissait d’un revenu de 3 fr. 50 c. ; si du moins les minima et les maxima ne tombaient pas pour les familles pauvres, toujours en fort grand nombre, au-dessous de 1 fr. 75 c., moitié de 3 fr. 50 c., ou ne s’élevaient pas pour les riches, en nombre beaucoup plus petit, au delà de 15 ou 20 francs, chaque famille étant censée avoir produit ce qu’elle consommerait, il n’y aurait nulle part de malaise. La nation jouirait d’un bien-être inouï ; sa richesse, parfaitement ordonnée et distribuée, serait incomparable, et le gouvernement pourrait à bon droit se vanter de la prospérité toujours croissante du pays.

Mais il s’en faut que l’écart entre les fortunes soit aussi modéré ; il s’en faut, dis-je, que les familles les plus pauvres atteignent à un revenu de 1 fr. 75 c., et que les plus riches se contentent de recevoir dix fois autant. D’après les calculs récents d’un savant et consciencieux économiste, la majeure partie de la population bretonne n’a pas plus de vingt-cinq centimes à dépenser par jour et par tête ; et cette population, ajoute-t-il, n’est pas réputée indigente.

D’autre part on sait qu’un grand nombre de fortunes s’élèvent, non pas seulement à dix et quinze francs de revenu par jour et par famille, mais à cinquante, cent, deux cents, cinq cents, mille, on en cite qui iraient jusqu’à dix mille francs. Un fait à signaler, c’est que, depuis l’impulsion exorbitante donnée aux entreprises, certains entremetteurs, regardant apparemment notre fortune à tous comme assurée et voulant par avance se payer de leur initiative, ont commencé par s’adjuger qui un, qui deux, qui dix, qui vingt, trente, cinquante et quatre-vingts millions. Ce qui veut dire qu’en attendant les noces de Gamache qu’ils nous promettent à perpétuité, ils prélèvent sur le commun, provisoirement condamné au jeûne, depuis cent jusqu’à trois mille parts. Quant au pays, qui supporte sans rien dire cette prélibation, les débâcles financières, la stagnation des affaires, l’accroissement des dettes, lui montrent assez clairement ce qu’il doit penser de ces rêves de Cocagne.

D’où vient maintenant cette inégalité choquante ?

On pourrait incriminer la cupidité, qu’aucune félonie n’arrête ; l’ignorance de la loi des valeurs ; l’arbitraire commercial, etc. Ces causes ne sont certainement pas sans influence ; mais elles n’ont rien d’organique, et ne tiendraient pas longtemps devant la réprobation générale, si elles ne se rattachaient à un principe plus profond, plus respectable, et dont l’énergie mal appliquée produit tout le mal.

Ce principe est le même que celui qui nous fait chercher la richesse et le luxe et nous passionne pour la gloire ; le même que celui qui engendre le droit de la force, plus tard le droit de l’intelligence, et finalement le droit même du travail : c’est le sentiment de notre valeur et dignité personnelle, sentiment d’où naît le respect du semblable et de l’humanité tout entière, et qui constitue la justice.

Une conséquence de ce principe de la dignité humaine, point de départ de toute justice, mais qui ne deviendra véritablement de la justice que par une longue éducation de la conscience et de la raison, c’est que d’abord non-seulement nous nous préférons en tout et pour tout aux autres, nous étendons cette préférence arbitraire à ceux qui nous plaisent, et que nous appelons nos amis.

Chez l’homme le plus juste il existe une disposition à estimer et à servir le prochain, non pas d’après le mérite du sujet, mais selon la sympathie qu’inspire sa personne. Cette sympathie est ce qui produit l’amitié, chose si sainte ; ce qui sollicite la faveur, chose libre de sa nature autant que la confiance et qui n’a rien encore d’injuste, mais qui bientôt produit les passe-droits, l’acception des personnes, le charlatanisme, les distinctions sociales et les castes. Le progrès du travail et le développement des rapports sociaux pouvaient seuls nous faire discerner ce qui est ici de droit d’avec ce qui n’en est pas ; seule l’expérience des choses pouvait nous montrer que si, dans nos relations avec nos semblables, une certaine latitude est laissée aux préférences de l’amitié, devant la justice économique toute acception de personnalité doit disparaître ; et que si l’égalité devant la loi est de rigueur quelque part, c’est surtout quand il s’agit de la rémunération du travail, c’est dans la répartition des services et des produits.

L’opinion exagérée de nous-mêmes, l’abus des préférences personnelles, voilà donc ce qui nous fait violer la loi de répartition économique, et c’est cette violation qui, se combinant en nous avec la recherche du luxe, engendre le paupérisme, phénomène encore mal défini, mais dont les économistes s’accordent à reconnaître l’influence désorganisatrice sur les sociétés et les États.

Essayons de nous en rendre compte.

La pauvreté est cette loi de notre nature qui, nous obligeant à produire tout ce que nous devons consommer, n’accorde pourtant à notre travail rien de plus que le nécessaire. Dans un pays comme le nôtre, ce nécessaire a pour expression moyenne, selon les données les plus récentes, 3 fr. 50 c. par famille et par jour, le minimum étant fixé, par hypothèse, à 1 fr. 75 c., le maximum à 15 francs. Il est entendu que, selon les lieux et les circonstances, ce minimum et ce maximum peuvent varier.

De là, cette proposition aussi vraie que paradoxale : La condition normale de l’homme, en civilisation, est la pauvreté. En elle-même, la pauvreté n’est point malheureuse : on pourrait la nommer, à l’exemple des anciens, médiocrité, si par médiocrité l’on n’entendait dans le langage ordinaire une condition de fortune qui, sans aller jusqu’à opulence, permet néanmoins de s’abstenir de travail productif.

Le paupérisme est la pauvreté anomale, agissant en mode subversif. Quel que soit le fait particulier à la suite duquel il se produise, il consiste dans le défaut d’équilibre entre le produit de l’homme et son revenu, entre sa dépense et son besoin, entre le rêve de son ambition et la puissance de ses facultés, par suite, entre les conditions des citoyens. Que la faute vienne des individus ou des institutions, de la servitude ou du préjugé, le paupérisme est une violation de la loi économique, qui d’un côté oblige l’homme à travailler pour vivre, de l’autre proportionne son produit à son besoin. Le travailleur, par exemple, qui n’obtient pas en échange de son travail le minimum du revenu moyen collectif, soit 1 fr. 75 c. par jour pour lui et sa famille, appartient au paupérisme. Il ne peut pas, à l’aide de ce salaire insuffisant, réparer ses forces, entretenir son ménage, élever ses enfants, bien moins encore développer sa raison. Insensiblement il tombe dans le marasme, la démoralisation et la misère. Et cette violation, je le répète, est un fait essentiellement psychologique ; elle a sa source, d’un côté, dans l’idéalisme de nos désirs, de l’autre dans le sentiment exagéré que nous avons tous de notre dignité et le peu de cas que nous faisons de celle d’autrui. C’est cet esprit de luxe et d’aristocratie, toujours vivant dans notre société soi-disant démocratique, qui rend l’échange des produits et des services frauduleux en y introduisant un élément personnel ; qui, au mépris de la loi des valeurs, au mépris même du droit de la force, conspire sans cesse, par son universalité, à grossir la fortune de ses élus des innombrables parcelles dérobées au salaire de tous.

Les faits par lesquels se traduit dans l’économie générale cette répartition vicieuse varient selon les lieux et les circonstances ; mais toujours ils se résolvent dans l’insuffisance du salaire, comparé au besoin du travailleur. Citons seulement les plus généraux :

a) Le développement du parasitisme, la multiplication des emplois et des industries de luxe. C’est l’état auquel nous tendons tous, de toute la puissance de notre orgueil et de notre sensualité. Chacun veut vivre sur le commun, occuper une sinécure, ne se livrer à aucune industrie, ou obtenir de son service une rémunération hors de pair avec l’utilité publique, telle seulement que la fantaisie, l’opinion exagérée du talent, etc., la peuvent donner. Ces parasites, sinécuristes et ouvriers de luxe se comptent par centaines de mille.

b) Les entreprises improductives, inopportunes, sans proportion avec l’épargne. Ce que les citoyens sont dans la vie privée, il est inévitable que l’état le soit à son tour : les exemples de la Grèce ancienne, de Rome impériale, de l’Italie après la Renaissance, le prouvent. Ce qui est a remarquer ici surtout, c’est que les dépenses croissent comme les recettes diminuent, ce qui excite les déclamations des moralistes contre les arts, qu’ils prennent pour la cause du luxe, tandis qu’il ne faut y voir que ses instruments.

c) L’excès du gouvernementalisme, amené à son tour par toutes ces causes. En France, le budget prévu pour 1862 s’élève à 1,929 millions. Cela signifie que la nation, ne sachant pas se gouverner, paye pour être gouvernée un sixième environ de son revenu. Le logement coûtant aussi cher que le gouvernement, il ne reste que deux tiers pour l’entretien du mobilier, les vêtements, le chauffage, l’éducation et les subsistances.

d) L’absorption des capitales et des grandes villes, qui, de quelque côté qu’on les envisage, même comme centres de production, mais surtout de production de luxe, ne rendent jamais au travail indigène tout ce qu’elles lui enlèvent, ne fonctionnent que pour l’amusement des oisifs et la fortune de quelques bourgeois.

e) L’exagération du capitalisme, qui ramène tout à la finance et va jusqu’à transformer les services publics en exploitations commanditaires, telles que banques, chemins de fer, canaux, etc. À cette occasion, je ferai une remarque. Un honorable membre du Corps législatif disait récemment qu’il existait 500 millions de capitaux disponibles dans nos divers établissements de crédit, et qui n’attendaient que la certitude de la paix pour se mettre en mouvement. Bien des gens sont tentés de conclure de cette inépuisable masse de numéraire que les ressources du pays sont également inépuisables. Mais on ne prend pas garde que, par le fonctionnement de l’impôt, des banques, des chemins de fer, de la rente foncière, etc., le numéraire accomplit un mouvement de rotation, ne faisant que passer dans la main des travailleurs, et revenant toujours à son point de départ, qui est la caisse du capitaliste. La France pourrait avoir mangé dix fois son fonds et son tréfonds que le même phénomène se produirait encore. Relativement au fabricant et au banquier, le numéraire peut être appelé capital puisqu’il est l’équivalent d’une certaine quantité de subsistances et de matières premières ; dans la société, où le numéraire ne sert que d’instrument aux échanges, tout au plus de gage aux billets de banque, et ne se consomme pas, c’est un capital fictif : il n’y a que les produits du travail qui soient de véritables capitaux.

f) Les variations monétaires, provenant soit de la cherté ou de la dépréciation des métaux, soit de l’exportation du numéraire, soit de l’altération des monnaies. Il en résulte un agiotage énorme, au détriment des producteurs et consommateurs. C’est ainsi que la découverte des mines de Californie a produit une perturbation sur les marchés et fait disparaître la monnaie d’argent. En dehors de cet agiotage que la loi avait le droit de punir, la dépréciation de l’or, causée par l’abondance du métal, n’eût pas plus été une cause de mal-être que ne le serait la dépréciation du sucre ou du coton, causée par une production double de ces marchandises.

g) Enfin, l’augmentation du prix des loyers et de presque tous les objets de consommation. Elle signifie que, par suite du développement du parasitisme et des entreprises improductives, de l’augmentation du personnel gouvernemental, de l’absorption de la capitale et des grandes villes, des manœuvres financières, du luxe des particuliers et celui de l’état, il ne reste pour le travailleur utile que trois quarts, tiers ou moitié de ce qu’il consommait autrefois, ce qui revient à dire que son salaire, bien que resté le même en monnaie, est diminué de 50, 60 ou 80 pour 100.


Les faits que nous signalons ici, agissant ensuite les uns sur les autres, s’aggravent pas leur action réciproque. Ainsi l’un des motifs des grands travaux entrepris par le gouvernement est de venir en aide aux classes ouvrières. L’intention est excellente : malheureusement le succès n’y saurait répondre. Il résulte en effet de tout ce que nous venons de dire, qu’en voulant par des moyens artificiels combattre le paupérisme le gouvernement ne fait qu’aggraver le paupérisme : il n’y a pas d’issue pour lui à ce cercle. Les capitalistes mettent ensuite le comble à la misère. Quand le pays ne leur offre plus de placement ils émigrent : ils vont au dehors porter leur industrie et avec elle la misère.

Une fois que, par le défaut d’équilibre dans la répartition, le paupérisme a atteint la classe travailleuse, il ne tarde pas à s’étendre partout, en remontant des conditions inférieures aux supérieures, à celles même qui vivent dans l’opulence.

Chez le malheureux, le paupérisme se caractérise par la faim lente, dont a parlé Fourier, faim de tous les instants, de toute l’année, de toute la vie ; faim qui ne tue pas en un jour, mais qui se compose de toutes les privations et de tous les regrets ; qui sans cesse mine le corps, délabre l’esprit, démoralise la conscience, abâtardit les races, engendre toutes les maladies et tous les vices, l’ivrognerie entre autres et l’envie, le dégoût du travail et de l’épargne, la bassesse d’âme, l’indélicatesse de conscience, la grossièreté des mœurs, la paresse, la gueuserie, la prostitution et le vol. C’est cette faim lente qui entretient la haine sourde des classes travailleuses contre les classes aisées, qui dans les temps de révolutions se signale par des traits de férocité qui épouvantent pour longtemps les classes paisibles, qui suscite la tyrannie, et dans les temps ordinaires tient sans cesse le pouvoir sur le qui-vive.

Chez le parasite, l’effet est autre : ce n’est plus de la famine, c’est une voracité insatiable. Il est d’expérience que, plus l’improductif consomme, plus, par l’excitation de son appétit en même temps que par l’inertie de ses membres et de son cerveau, il demande à consommer. La fable d’Erésichthon, dans les Métamorphoses, est l’emblème de cette vérité. Ovide, à la place du mythologique Erésichthon, aurait pu citer les nobles romains de son temps, mangeant en un repas le revenu d’une province. A mesure que le riche cède à cette flamme de jouissance qui le consume, le paupérisme l’assaillit plus vivement, ce qui le rend à la fois prodigue, accapareur et avare. Et ce qui est vrai de la gourmandise, l’est de tous les genres de voluptés : elles deviennent plus exigeantes en s’assouvissant. Le luxe de table n’est qu’une fraction de la dépense de l’improductif. Bientôt, la fantaisie et la vanité s’en mêlant, aucune fortune ne lui suffit plus ; au sein des jouissances il se trouve indigent. Il faut qu’il remplisse sa caisse qui se vide : le paupérisme alors s’empare tout à fait de lui, le pousse aux entreprises hasardées, aux spéculations aléatoires, au jeu, à l’escroquerie, et venge à la fin, par la plus honteuse des ruines, la tempérance, la justice et la nature outragées.

Voilà pour ce qui regarde les extrêmes du paupérisme. Mais il ne faudrait pas s’imaginer qu’entre ces extrêmes, dans cette condition mitoyenne où le travail et la consommation se font un plus juste équilibre, les familles soient à l’abri du fléau. Le ton est donné par la classe opulente, et chacun s’efforce de le suivre. Le préjugé de la fortune, l’illusion causée par la richesse agite les âmes. Tourmenté dans son intérieur de besoins factices, le père de famille rêve, comme il dit, d’améliorer sa position, ce qui signifie le plus souvent d’augmenter son luxe et sa dépense. A force de se repaître en idée, on finit par empiéter sur l’avenir ; alors, le prix des produits et des services s’élevant, le travail faiblissant, l’épargne devenant moins sévère, la dépense des plus rangés s’exagérant sans qu’ils s’en aperçoivent, à l’exemple de celle des grands et de l’État, on arrive partout au déficit : ce que révèlent ensuite l’embarras des affaires, les crises financières et commerciales, les faillites et banqueroutes, l’accroissement des impôts et des dettes. Comprenez-vous maintenant comment la frugalité, la tempérance, la modestie en toutes choses, ne sont pas seulement pour nous des vertus de surérogation, que ce sont des vertus de commandement ?

Telle est la marche du paupérisme, endémique dans l’humanité et commun à toutes les catégories sociales. Dans certains pays, tels que la Russie, l’Autriche, où la plupart des familles vivent de l’exploitation du sol, produisant presque tout par elles-mêmes et pour elles-mêmes, et n’entretenant que de faibles relations avec le dehors, le mal est moins intense. C’est surtout le gouvernement, sans numéraire et sans crédit ; ce sont les hautes classes, à qui la terre ne fournit qu’une faible rente, souvent payée en nature, qui souffrent de la débine. Là on peut dire que, quant aux masses, la sécurité de la vie et la garantie du nécessaire sont en raison de la médiocrité industrielle et commerciale de la nation.

Chez les nations, au contraire, où le travail est divisé et engrené, où l’agriculture elle-même est soumise au régime industriel, où toutes les fortunes sont solidaires les unes des autres, où le salaire du travailleur dépend de mille causes indépendantes de sa volonté, le moindre accident trouble ces rapports fragiles, et peut détruire en un instant la subsistance de millions d’hommes. On est épouvanté quand on songe à combien peu de chose tient la vie quotidienne des nations, et quelle multitude de causes tendent à la désorganiser. Alors on s’aperçoit qu’autant cette belle ordonnance promettait de servir le bien-être des masses, autant, au premier détraquement, elle peut engendrer de misère.

Mais, chose à noter, et qui confirme la vérité de toute cette théorie, dans cette chaîne de mécomptes qui pousse les nations au conflit, ce n’est pas le paupérisme des viles multitudes qui se montre le plus impatient. L’indigence des souverains passe en première ligne ; celle des grands et des riches vient après. Ici, comme en toute chose, la plèbe figure au dernier rang. Le pauvre, dans la détresse générale, n’a pas même les honneurs de la pauvreté.

Les riches, gros consommateurs, ressemblent, si l’on me permet cette comparaison, aux grands quadrupèdes, exposés par leur taille et leur puissance même, beaucoup plus que le lapin, l’écureuil, la souris, à mourir de faim. Plusieurs espèces, telles que le mammouth, ont disparu ; d’autres tendent à disparaître. La cause principale de l’extinction de ces races est qu’elles ne trouvent pas de quoi vivre. Ainsi en est-il des classes aristocratiques, des familles à grandes fortunes. Toujours besoigneuses, au milieu de la racaille qui les suce encore plus qu’elle ne les sert, endettées, protestées, en banqueroute, de toutes les victimes du paupérisme ce sont, sinon les plus intéressantes, à coup sûr les plus irritables…

Résumons ce chapitre.

La nature, dans toutes ses créations, a pris pour maxime : Rien de trop, Ne quid nimis. L’économie de moyens, disait Fourier, est une de ses principales lois. C’est pour cela que, non contente de nous condamner au travail, elle ne nous accorde que le nécessaire, quod sufficit, et nous fait une loi de la pauvreté, devançant ainsi le précepte de l’Évangile et toutes les institutions du cénobitisme. Que si nous regimbons contre sa loi, si la séduction de l’idéal nous fait aspirer au luxe et aux jouissances, si une estime exagérée de nous-mêmes nous pousse à exiger de notre service plus que la raison économique ne nous accorde, la nature, prompte à nous châtier, nous voue à la misère.

Tous tant que nous vivons, sujets et monarques, individus et peuples, familles et corporations, savants, artistes, industrieux, fonctionnaires publics, rentiers et manouvriers, nous sommes donc constitués en pauvreté. Notre perfectibilité, la loi même de notre travail, le veut ainsi. Abstraction faite des inégalités de travail et de capacité qui peuvent donner lieu à une différence de revenu, différence imperceptible dans la masse, nous ne produisons, en somme, que juste ce qu’il nous faut pour subsister. Si quelques-uns reçoivent plus ou moins que ce qui est indiqué par la règle, la faute en est à nous tous : il y a lieu à réforme.

Le paupérisme, analysé dans son principe psychologique, découle de la même source que la guerre, a savoir, la considération de la personne humaine, abstraction faite de la valeur intrinsèque des services et produits. Ce culte inné de la richesse et de la gloire, cette croyance mal entendue à l’inégalité, pouvaient un temps faire illusion : elles doivent s’évanouir devant cette considération toute d’expérience que l’homme, condamné à un labeur quotidien, à une frugalité rigoureuse, doit chercher la dignité de son être et la gloire de sa vie autre part que dans la satisfaction du luxe et les vanités du commandement.

Mais, parce que nous protestons contre le précepte de pauvreté et de tempérance, parce que nous résistons à la loi de répartition qui n’est autre que la Justice même, le paupérisme nous envahit tous, et, à la suite du paupérisme, la discorde et la guerre.


CHAPITRE IV


INFLUENCE DU PAUPÉRISME SUR L’ÉTAT ET LES RELATIONS INTERNATIONALES


Que le malaise, d’autant plus vivement senti qu’il frappe plus haut, ait une influence directe sur les gouvernements, c’est ce qu’il paraît superflu de démontrer après une série de révolutions comme celles de 1789, 1799, 1814, 1830, 1848, 1851. Sans doute les idées y ont joué un rôle : mais que signifient les idées ? Que représentent-elles ? les intérêts. Que veulent-elles ? le service des intérêts. Qu’est ce qui a déterminé la convocation des États généraux ? le déficit. Pourquoi à la monarchie absolue l’assemblée constituante a-t-elle substitué la monarchie constitutionnelle ? parce que la nation entendait ne payer d’impôt au prince que celui qu’elle aurait consenti, et que le système constitutionnel se réduit en dernière analyse a ceci : la défense du revenu des contribuables contre le fisc, le vote de l’impôt. Qu’est-ce que la constitution civile du clergé ? une expropriation. Qu’est-ce que la réforme du 4 août ? une éviction. Le paupérisme donc, telle est la cause première de la révolution.

Depuis les retraites du peuple romain sur le mont Sacré jusqu’à la lettre de Napoléon III à son ministre d’état Fould sur la liberté commerciale, tous les changements politiques, économiques, religieux, qui ont agité les nations, peuvent se ramener à cette formule : Protection des masses travailleuses contre l’exploitation parasite, et garantie du minimum de revenu, soit pour le quart d’heure 1 fr. 75 c. par jour et par famille, contre l’incendie, la grêle, l’inondation, l’épizootie, les maladies, le chômage, les oscillations de la bourse, les crises financières et commerciales, les risques de navigation, etc., etc.

Toutefois, et bien que les faits ne permettent pas ici le moindre doute, examinons de plus près les agitations de cette grande période, 1789 — 1860.

En 1789, la révolution est faite contre le déficit causé par les dépenses de la cour, contre les droits féodaux, contre les priviléges des corporations, contre le parasitisme clérical, contre l’inégale répartition des charges, c’est-à-dire, contre un ordre de choses appauvrissant au plus haut degré. La nuit du 4 août fut la grande victoire de cette révolution : toute la philosophie du xviiie siècle aboutit là.

Après le 4 août, une réaction se manifeste au nom des idées religieuses et des institutions politiques, que la révolution avait autant maltraitées que les priviléges, mais dont elle respectait encore le nom et conservait l’image. Comme, dans l’opinion des masses, ces institutions et ces idées impliquaient le retour des anciens abus, on fit contre elles la révolution plus radicale de 93, consacrée dans le calendrier républicain par les fêtes sans-culottides. C’est ainsi que nous voyons l’Italie catholique et pontificale nier le pouvoir temporel du pape et risquer l’existence de l’Église et du catholicisme, plutôt que d’en supporter davantage les abus. Pour son pain quotidien le peuple sacrifie sa religion et ses dieux.

Du pain et la constitution de 93 ! Voilà le cri du peuple aux journées de germinal et de prairial.

En 1796, Babeuf prétend en finir avec le paupérisme, achever la révolution au nom de l’égalité. Il succombe, bien moins par la réaction des propriétaires que par l’imperfection de son système. Le peuple, en 1796, n’était pas plus communiste qu’en 1848.

En 1799, le paupérisme a gagné la bourgeoisie. Tout le monde crie misère. Le directoire décrète la banqueroute ; la rente tombe à onze francs ; les rentiers, payés en assignats, meurent de faim ; la multitude n’en paraît pas plus riche, au contraire. Révolution du 18 brumaire.

En 1814, les revers essuyés par nos armées amènent l’invasion de la France : Napoléon est forcé d’abdiquer. Ce n’est pas le peuple qui le renverse : la guerre ne laissait pas d’excédant de population ; le paupérisme dans les masses était peu sensible ; aussi la chute de l’empire ne parut-elle jamais suffisamment motivée aux yeux du peuple. Mais si la misère se faisait médiocrement sentir en France à la multitude, il n’en était pas de même de la bourgeoisie industrieuse et commerçante que ruinait le blocus continental ; il n’en était pas de même des sénateurs et de tous les hauts personnages dont la guerre compromettait la position ; il n’en était pas de même surtout à l’étranger, en Espagne, en Allemagne, en Russie, dans tous les pays parcourus par nos armées. De là la coalition de 1813 et les acclamations qui lui répondirent du côté de la France.

La Restauration tombe en 1830 : pourquoi ? La bourgeoisie est jalouse des ci-devant nobles, qu’elle accuse de vouloir rétablir les droits féodaux, à compte desquels, pensait-on, il avait été payé déjà aux émigrés un milliard. L’Église de son côté proteste contre la situation qui lui est faite, redemande ses biens et ses dîmes. Or, à cette époque et depuis 1825, le régime industriel avait rendu le paupérisme plus sensible ; déjà paraissaient les journaux et publications socialistes, accusant la misère, parlant de production, de richesse, de répartition, de tout ce qui pouvait enflammer les appétits et les colères. Les souvenirs, les passions et les intérêts de 89 furent l'âme de la révolution de juillet.

La révolution de 1848 s’inspira plutôt de celle de 93. Los affaires se traînent, le travail languit, la corruption rend la gêne plus insupportable, la bourgeoisie, inquiétée, se montre impatiente. Les masses, échauffées par les idées de Babeuf et par la propagande socialiste, réclament des droits politiques, seul moyen, leur dit-on, qu’elles puissent avoir de conquérir le travail et le pain. On a admiré le jugement providentiel qui, après avoir frappé Charles X, s’était appesanti sur Louis-Philippe. La même faim-valle qui avait renversé la monarchie légitime renversa la monarchie citoyenne : voilà tout le mystère.

En 1851, le mouvement s’opère en sens inverse. L’avarice réactionnaire appuie le coup d’État contre la république sociale, incessamment décimée depuis trois ans par la fusillade, la transportation, la prison, le bannissement. Le coup d’État réussit d’autant mieux que, tandis que les conservateurs l’accueillent comme une sauvegarde, le peuple l’accepte comme un protectorat.

Il en est ainsi de toutes les révolutions, politiques, sociales, religieuses, qui composent l’histoire des nations. Toutes, quelle que soit l’idée qui leur sert de formule, portent sur des intérêts. Or, qui dit intérêt, en pareil cas, dit gêne, privilége, parasitisme, famine.

Lorsque la Réforme éclata au seizième siècle contre l’Église, le mal-être était universel, et depuis plus de deux siècles la clameur publique en accusait l’Église. L’Église, outre le revenu de ses biens fonciers, percevait des contributions de toute nature, dîmes, dispenses, annates, indulgences, etc., dont la plus grande partie s’écoulait vers Rome. Le peuple était maigre, les congrégations religieuses dans l’opulence. La papauté attirait à elle tout le numéraire. Les peuples, dont la misère attiédissait la foi, demandaient que le clergé revint à la frugalité de l’Église primitive : depuis l’Apocalypse, qui dès le premier siècle dénonçait le luxe de certains évêques successeurs des apôtres, c’est toujours la même antienne. N’est-ce pas ce que l’on dit encore aujourd’hui contre le pape ? cette criaillerie de la misère contre l’épiscopat est d’une telle monotonie qu’elle en devient fastidieuse. Les seigneurs convoitaient les biens du clergé ; les rois, jaloux d’affranchir leur temporel, ne demandaient pas mieux que de prendre leur part de ces richesses, comme fit Philippe le Bel quand il envoya les Templiers au bûcher.

Admirez du reste comme cette convoitise royale, seigneuriale, bourgeoise et plébéienne sait se couvrir de l’intérêt de la religion et des bonnes mœurs ! Les Templiers sont accusés d’immoralité et d’athéisme. Je n’affirme pas qu’ils fussent innocents ; mais personne n’aurait douté de leur vertu, s’ils avaient été moins riches. Puis, ce sont les princes qui posent à leur manière la distinction du temporel et du spirituel ; comme si l’Église n’en avait pas su plus qu’eux là-dessus ; comme si cette distinction n’impliquait pas la suprématie du pape sur les rois, juste le contraire de ce que l’on prétendait en induire !… N’oublions pas les hommes de foi sincère, promoteurs à leur insu et dupes de toutes ces révolutions, qui, tels que le sage Gerson, demandent la réforme des abus, mais ne veulent pas qu’on touche aux us. C’est a leur suite que paraissent les sectaires, Wiclef, Jean Huss, Luther, qui, faisant un pas de plus, s’en prennent résolument à la doctrine. Enfin Manzer et ses paysans disent le mot de l’affaire : ils en veulent aux biens ; ce sont à la fois les esprits les plus logiques et les plus pratiques de tous. La guerre des paysans du Rhin et de Westphalie était la conséquence autant des conseils réformistes du pieux et orthodoxe Gerson que des théories de Luther et du soufflet donné par Nogaret à Boniface VIII.

Il est inutile que nous insistions davantage. Les constitutions d’Églises et d’États ne sont à autre fin que de protéger, équilibrer ou hiérarchiser les intérêts. Or, comme par l’instance du paupérisme les intérêts sont toujours en opposition, toujours en souffrance, l’agitation est permanente ; les révolutions en sont les crises. Tout débat politique, économique, religieux ou social, ramené à sa véritable signification, se résout en jacquerie.


Soit, direz-vous, l’influence du paupérisme sur l’État est un fait acquis : c’est lui qui est la cause première des révolutions. On pourrait presque regarder cela comme une vérité de la façon de M. de la Palice, tant elle rentre dans le lieu commun. Mais venons à notre sujet. Est-ce aussi le paupérisme qui est la cause première des guerres ? Comment les peuples que la misère agite, non contents de s’en prendre à leurs gouvernements, à leurs nobles, à leurs clergés, à leurs dynastes, à leurs bourgeois, en viennent-ils à s’accuser les uns les autres et à se faire une guerre aussi aveugle qu’inutile ?

Je pourrais, comme tant d’autres, me rejeter sur la folie humaine, les mauvais conseils de la faim, le machiavélisme des princes et des nobles, qui dans tous les temps ont saisi les occasions de faire la guerre comme un moyen de diversion pour les impatiences populaires et de sauvegarde pour leur pouvoir. Ces considérations ont leur vérité, que je ne nie pas : toutefois, elles ne sauraient satisfaire entièrement l’esprit. Il est impossible, en bonne critique, d’attribuer à des causes aussi inconsistantes un phénomène tel que la guerre, qui, ne l’oublions, pas, embrasse la physiologie et la psychologie de l’humanité, et que régit un droit réel, le droit de la force.

Je crois donc être dans le vrai en faisant observer que les considérations de droit international sur lesquelles s’appuient presque exclusivement les déclarations de guerre, se lient par les rapports les plus intimes aux considérations de l’ordre économique ; en sorte que, si les motifs politiques peuvent être regardés comme la cause apparente de la guerre, les besoins économiques en sont la cause secrète et première, sur laquelle, au fond, personne ne se trompe.

C’est un fait reconnu par la statistique que les attentats à la propriété diminuent quand le bien-être des masses augmente. Quiconque a de quoi vivre, en général, s’occupe peu du voisin. Il en est ainsi des peuples. De même qu’il n’arriverait pas de révolution dans un État, si les besoins des citoyens étaient satisfaits ; de même aussi il n’y aurait pas de guerre entre les États, s’ils n’y étaient poussés par une force qui les domine. Garantissez à une nation la liberté, la sécurité et le vivre, elle ne s’inquiétera pas de ce que font celles qui la touchent. Elle ne parlera ni de fusion, ni d’incorporation, ni de rectification de frontières ; elle fera même assez bon marché de sa propre nationalité, témoin les paysans de Gallicie, contents de devenir autrichiens pourvu qu’on les délivre de leurs seigneurs ; témoin ceux de Lombardie, maudissant leurs propriétaires et se souciant du roi comme de l’empereur.

La nationalité, hélas ! ne devient susceptible, l’esprit de guerre ne s’empare du prince et du peuple que lorsqu’il y a péril pour la subsistance et la propriété, insuffisance de débouché ou de territoire. Alors se posent les questions de prééminence, d’équilibre, de colonies, etc., lesquelles, comme nous l’avons vu, ne se peuvent trancher que par la force.

A quoi bon le dissimuler ? La loi d’incorporation ou de démembrement, que nous avons vue jouer un si grand rôle dans la politique et dans l’histoire, se présente sous un tout autre aspect lorsque, remontant de cause en cause, on vient à en rechercher les mobiles cachés. De même que l’État, organe de la force collective, incarnation de la justice, n’est en dernière analyse qu’une expression économique ; de même les rapports internationaux, les guerres et les traités de paix, malgré tout ce que le droit de la force leur confère de majesté, sont aussi des expressions économiques, des monuments de notre indigence. La cupidité terrienne, l’espoir du tribut, la soif ardente du bien de l’étranger, se cachent au fond de notre diplomatie. C’est ce qui deviendra tout à l’heure et de plus en plus sensible, lorsque, sortant des considérations générales, nous pénétrerons dans les faits…

Nous sommes donc parfaitement fondés à distinguer entre la cause première de la guerre et ses motifs ou causes secondes, celles-ci d’ordre purement politique, celle-là d’ordre exclusivement économique. Il se peut même que les motifs politiques de la guerre, plus spécieux que réels, laissent à découvert la véritable cause : cette prééminence de la cause de la guerre sur ses motifs est, comme l’on verra, un des caractères de l’époque actuelle. Est-ce une raison pour accuser toujours la mauvaise foi des princes comme le font les historiens ? Comme si les chefs d’États, ès qualités qu’ils agissent, n’étaient pas les représentants de leurs peuples, affligés du même paupérisme que leurs sujets !

En général, les motifs sur lesquels s’appuient les déclarations de guerre sont sérieux et réels ; ils traduisent une nécessité politique. Mais la cause première les domine ; et s’il est permis de contester toujours, au point de vue de la guerre, la légitimité d’une telle cause, on n’en, saurait malheureusement nier la présence. Il n’y a rien sur la terre de plus constant, de plus implacable que la misère du genre humain. Ego sum pauper et dolens : voilà, si les guerriers avaient autant de philosophie que de bravoure, la devise qu’ils mettraient sur leurs drapeaux.

Ainsi, la cause première de toute guerre est unique ! Elle peut varier d’intensité et n’être pas absolument déterminante ; mais elle est toujours présente, toujours agissante, et jusqu’à présent indestructible. Elle éclate par les jalousies, les rivalités, les questions de frontières, de servitudes, des questions, si j’ose ainsi dire, de mur mitoyen. Là est la responsabilité des nations. Sans cette influence du paupérisme, sans le désordre qu’introduit dans les états la rupture de l’équilibre économique, la guerre serait impossible ; aucun motif secondaire ne serait capable de pousser les nations à s’armer les unes contre les autres. C’est donc aux nations à pourvoir a leur économie intérieure, et à s’assurer, par le travail les pratiques de tempérance, l’équilibre des intérêts, contre le paupérisme, le seul et véritable risque de guerre.

Mais si la guerre, sans le mal-être qui soulève les nations, est impossible, comme un effet sans cause, elle ne parvient à enlever les consciences et à se faire accepter qu’au moyen des motifs de droit international qui devant la raison d’état la légitiment. Ici commence la responsabilité des chefs politiques, dont l’initiative seule est capable de faire passer la guerre de la possibilité à l’acte. C’est déjà un premier et remarquable effet de l’application des principes de l’économie que les nations, rendues stationnaires, ne se puissent plus ruer spontanément les unes contre les autres : les invasions en masse sont de la période barbare, le dernier acte de la vie forestière et nomade. En même temps que les peuples deviennent industrieux et travailleurs, la guerre devient la prérogative des gouvernements. Aux hommes d’État il appartient donc d’apprécier jusqu’à quel point la gêne générale est aggravée par la faute de l’étranger ; dans quelle circonstance le soin de la sûreté publique permet à une puissance de se prévaloir contre une autre de la rigueur du droit international et de faire appel au jugement de la force. Dans tous les cas, l’homme d’État devra se souvenir que sa responsabilité est d’autant plus grande que la guerre, quoi qu’il fasse, conserve toujours un côté odieux ; qu’elle a pour mobile le paupérisme et tous les vices qui l’accompagnent, la cupidité, le luxe, la soif de voluptés, toutes les corruptions et tous les crimes qu’engendre la sensualité aux prises avec la disette.

La détermination que nous venons de faire de la cause première de la guerre va nous placer sur un terrain nouveau, peu connu des anciens, celui de l’économie politique. Nous y ferons encore plus d’une découverte. Dès à présent il est aisé de prévoir, chose que ne soupçonnèrent pas les juristes de la vieille école, qu’en ce qui concerne la conduite de la guerre, les règles du droit, sublimes en théorie, seront de pauvres barrières pour des gens dont les uns convoitent une proie et les autres défendent leur propriété. Que peut être la guerre dans les formes entre des armées qui marchent sous l’étendard de la famine ?… Nous conclurons de là que, pour faire justice et dans la guerre et dans la paix, ce n’est plus assez de la connaissance philosophique et subjective du droit, il faut y joindre la connaissance pratique des lois de la production et de l’échange, sans laquelle l’application du droit reste arbitraire et la guerre inextinguible.


CHAPITRE V


GUERRE ET PILLAGE. — CONFUSION DES MOTIFS POLITIQUES DE LA GUERRE ET DE SA CAUSE ÉCONOMIQUE


Nous avons à établir, par de nombreux et solides exemples, que les faits sont partout d’accord avec cette vue supérieure, qui assigne à la guerre pour cause première le paupérisme. Tout le monde sait que les invasions des barbares, du quatrième au dixième siècle de notre ère, furent causées par la famine ; qu’avant Jésus-Christ les guerres interminables des Romains avaient été provoquées par l’exploitation du patriciat. Mais cette triste cause de la guerre n’est pas toujours aussi apparente : la politique la dissimule ; il faut la dégager de la multitude des prétextes qui la couvrent, ce qui parfois ne semble pas facile. Le vulgaire s’en tient à la superficie des choses : il répugne à s’occuper des causes premières, des principes premiers, des phénomènes initiaux, de la recherche des idées simples et de la décomposition des éléments. En fait de causes surtout, il s’attache à ce qu’il y a de plus immédiat : ce qui fait qu’il ne comprend à peu près rien du train du monde et de sa propre vie. L’histoire en particulier est pour lui lettre close.

Montrons d’abord que dans les commencements la cause première de la guerre et ses motifs politiques se confondent : nous saisirons mieux la raison qui à la longue fait distinguer ces derniers, et les conséquences à tirer de cette distinction.

Quand les pasteurs du désert se jetèrent sur l’Égypte, qu’ils gardèrent comme une métairie pendant plusieurs siècles, ils étaient poussés par une incurable famine : le souvenir en a été conservé dans la Genèse. Et quand, vers le temps de Sésostris, les Égyptiens, après avoir chassé ces pillards, s’indemnisèrent en rendant au loin les hordes tributaires, ils obéirent à la même cause. Croit-on maintenant que ces bandes faméliques manquassent les unes et les autres de motifs politiques ? — « Vous avez travaillé, pouvaient dire aux enfants d’Osiris les ancêtres des Bédouins ; vous avez aménagé le sol, creusé des canaux, construit des villes : c’est à merveille. Mais qui vous a donné la propriété ? Où sont vos titres ? Pourquoi à vous la vallée féconde, à nous le désert ? Quand vous nous payeriez une redevance, ce ne serait qu’une juste compensation… » Ce que les uns demandent, les autres le refusent : abstraction faite des injures réciproques, que nous ne connaissons plus, il n’y a pas d’autre raison aux combats. Chose singulière, la propriété, qui dans tout État est une des colonnes du droit civil, n’a jamais été complétement reconnue entre nations, et ne peut pas l’être. Guerre, fille de famine, engendre donc rapine ; aussi dans les commencements les héros n’en font pas mystère. Le brigandage, jusque bien avant dans l’époque historique, est la pure expression du droit de la guerre et jouit de ses honneurs, confondu qu’il est avec l’exercice du droit seigneurial, du droit de la force.

Ainsi se comportent tous les fondateurs d’empires, Égyptiens, Assyriens, Mèdes, Perses. Faire des courses, exiger le tribut, à peine d’incendie et de massacre, c’est toute leur politique. Le tribut, voilà, pour un sultan de Ninive, de Babylone, de Persépolis, d’Ecbatane, ce qui constitue la souveraineté. Chaque nom de peuple devient, pour ses voisins, synonyme de pirates, corsaires, brigands ou forbans. C’est ainsi que celui des Chaldéens, Kasdim, est employé dans la Bible. Le droit de la force est à peine affirmé qu’il se déshonore ; son infamie ne s’effacera plus.

Ainsi firent à leur tour les Phéniciens et les Grecs, adonnés à la navigation, fondateurs de colonies, et dont les importations provenaient en grande partie de razzias ; — plus tard les Gaulois, Cimbres, Teutons, Goths, Francs, et toute la fourmilière des hordes germaniques ; — puis les Huns, les Alains, les Avares, les Arabes, les Mongols, les Turcs, les Bulgares, les Hongrois, les Normands, Gog et Magog, tout ce que vomirent, à des époques diverses, les plaines de Scythie, les profondeurs de l’Asie, les flancs de l’Oural, des Karpathes, du Caucase et de l’Altaï. Une nation se lève comme un homme, se porte en masse sur des contrées plus riches, demandant des terres ou du moins le passage, et, tout en négociant et passant, exerçant le droit de guerre, le pillage. Là où l’on s’arrêtera, si l’on s’arrête ; là où l’on parviendra à dompter l’indigène et à le soumettre au tribut, si l’on n’est pas soi-même exterminé, là sera fondé un empire, et la cohue des rhéteurs, poètes et historiographes célébrera ensuite la gloire du fondateur.

Ce qui prouve cependant que l’idée du droit n’était pas entièrement absente de l’esprit de tous ces ravageurs, c’est qu’ils y procédaient avec un sérieux solennel et une religion sincère. L’histoire de Jephté nous a conservé à cet égard le plus précieux document.

Jephté est un bâtard, que ses frères légitimes ont expulsé de la maison paternelle, et qui, pour échapper à la misère, forcé de se faire guerrier, pugnator, est devenu chef de brigands, à la façon de Romulus. Congregati sunt ad eum viri inopes et latrocinantes, et quasi principem sequebantur. Comme aux condottieri du moyen âge, il lui arrivait aussi, parfois, d’entreprendre des expéditions pour le compte de populations paisibles, insultées par leurs voisins. Chargé par les habitants de Galaad de combattre les Ammonites, avec promesse de la judicature sur tout Israël s’il réussissait, Jephté commence par envoyer une députation au roi des Beni-Ammon. Il faut lire ce monument de la diplomatie héroïque, pour comprendre à fond la guerre, et son droit, et ses misères.


« Qu’ai-je à faire avec toi, roi d’Ammon, dit Jephté, » pour que tu m’attaques et que tu ravages mon territoire ?

» A quoi le roi d’Ammon répondit : Ce territoire m’appartient ; Israël me l’a enlevé lorsqu’il monta de l’Égypte, depuis les confins d’Arnon jusqu’au Jourdain. Maintenant rends-moi ma propriété et vivons en paix. »

Le fait allégué par les Beni-Ammon était vrai : la portion de territoire en litige était une dépendance de leur État ; ils en poursuivaient, quoiqu’un peu tard, la revendication. A cela que réplique Jephté ?

« Non, il n’est pas vrai qu’Israël se soit emparé de la terre de Moab, pas plus que de celle des Beni Ammon. Voici ce qui est arrivé : Quand Israël sortit de l’Égypte, il voyagea par le désert jusqu’à la mer Rouge et vint à Cadès. Là il envoya des ambassadeurs au roi d’Edom, et lui dit : Laisse-moi passer par ton territoire. Le roi d’Edom ne voulut pas le permettre. Même demande adressée au roi de Moab, même refus. Israël s’arrêta donc à Cadès ; puis, longeant la frontière d’Edom et celle de Moab, du côté de l’Orient, il vint camper sur l’Arnon, mais ne franchit pas la frontière qui lui était interdite. Alors Israël s’adresse à Sehon, roi des Amorrhéens : Laisse-moi passer par ton territoire et arriver au Jourdain. Non, dit Sehon, et rassemblant ses guerriers, il vint combattre contre Israël à Jasa. Mais là Jéhovah le livra avec toute son armée à Israël ; il fut vaincu et son pays livré à Israël, depuis l’Arnon jusqu’à Jaboc, et depuis le désert jusqu’au Jourdain. C’est donc Jéhovah notre Dieu qui a défait l’Amorrhéen et donné à son peuple la victoire. Et maintenant tu réclames le territoire conquis ? Est-ce que la terre de Chamos ton dieu n’est pas ta propriété légitime ? Tout de même ce que Jéhovah notre Dieu nous a fait acquérir par le droit de la guerre, nous le conserverons, à moins que tu ne sois plus fort, toi, que Balac, fils de Séphor, roi de Moab, et que tu ne puisses nous reprendre par la guerre ce dont il n’a pu nous dessaisir par une lutte de trois cents ans ? Pourquoi n’as-tu pas fait de réclamations pendant tout ce temps-là ? Donc je ne te dois rien ; c’est toi qui agis de mauvaise foi en me faisant une guerre injuste. Que Jéhovah soit juge aujourd’hui entre Israël et les Beni-Ammon ! »


Ce qui s’ensuivit, on le devine. Les Ammonites essuyèrent une grande défaite ; la souveraineté d’Israël sur le terrain en litige fut confirmée par le même principe qui l’avait fondée, la guerre ; et Jephté, devenu prince par la victoire, jugea Israël pendant six ans.

Telle est la législation primitive. Le droit de la force dans son acception à la fois la plus élevée et la plus abusive, mais avec une sincérité de religion, une sécurité de conscience qui couvre tous les excès. — « Je vous ai donné le pays de Canaan, dit Jéhovah aux Hébreux, et je l’ai ôté aux indigènes. Tuez-les tous ; c’est moi, Jéhovah votre Dieu, qui vous l’ordonne. » La perte de la nationalité, comme je l’ai dit ailleurs, emportait l’expropriation et la mort. C’était la loi de la faim sévissant dans toute son horreur. Le caractère commun de tous ces émigrants, qui, depuis les Hébreux jusqu’aux Mormons, mirent tant de fois la civilisation en péril, c’est, pour me servir du langage malthusien, que leurs facultés industrielles n’étaient pas en rapport avec leurs facultés génératrices, ce qui les plaçait dans la nécessité d’aller au loin chercher fortune ou de périr par la famine. Si l’on en croit la Genèse, les Hébreux, entrés en Égypte au nombre de soixante-dix personnes, formaient au bout de quatre cents ans une population de deux millions d’âmes. Telle était la multiplication de cette race, que les Égyptiens s’étaient vus dans la nécessité d’en faire jeter les nouveau-nés dans le Nil, comme on jette les petits chiens. Dans ces extrémités, naturellement on se décidait pour le pillage, pour la guerre ; quant au travail, on n’en était pas venu à ce degré d’indignité qui caractérise notre siècle, de se le disputer les armes à la main.

La rapine est tellement de l’essence de la guerre, qu’elle a servi à en exprimer l’idéal. Toutes les nations guerrières ont placé des animaux de proie dans leurs armoiries : l’aigle, le faucon, le hibou, le lion, le loup, le léopard. C’est surtout comme moyen de pillage que les poëtes et les livres sacrés des anciens peuples comprennent la guerre et la célèbrent. Écoutez le patriarche Jacob, prophétisant à son lit de mort la gloire future de Juda :


« Juda est un jeune lion. Tu es monté du désert, ô mon fils, pour le butin ; tu t’es reposé après le combat, comme le lion et la lionne. Qui le provoquera ? Juda, tes frères te chanteront. Aucun d’eux ne se séparera de ton sceptre, jusqu’à ce qu’ait paru le Pacifique. »


Le Pacifique, c’est-à-dire, celui qui ne va pas au butin, Salomon. La royauté a pour condition la guerre et la conquête. Que le monarque cesse de combattre, il devient indigne : ses sujets lui demanderont des comptes ; ils lui ôteront son sceptre, Auferetur sceptrum de Judâ. Où est celui, diront-ils, qui nous menait à la victoire, qui nous gorgeait des dépouilles de l’ennemi, et ne laissait jamais rouiller nos épées ?… Jacob dit encore de Benjamin, son dernier fils :


« Benjamin est un loup ravisseur ; le matin, il déjeune de la proie de la veille ; le soir, il partage le butin de la journée. »


Ce qu’il importe de relever pour la parfaite intelligence de cette époque d’initiative belliqueuse, c’est que la guerre est aussi bien particulière que nationale : industrie permise à tous, sans privilége pour le prince, la ville ou l’État. Jusqu’au sixième ou cinquième siècle avant Jésus-Christ, la guerre ne se distingue réellement pas du vol à main armée, par surprise, embuscade ou bataille rangée. Le fort armé, dont parle l’Évangile, est une allusion à ces vieilles mœurs. La synonymie ou corrélation de guerre et brigandage est commune à toutes les langues anciennes : grand butineur, grand guerrier. Nemrod, que la Bible appelle un fort chasseur devant Jéhovah, était, comme Romulus, un chef de bandes. Les héros grecs sont aussi bien des entrepreneurs de piraterie que des chefs d’états. Un passage de l’Odyssée, cité par Grotius, témoigne que ces mythologiques personnages ne tenaient nullement à déshonneur le métier de brigand et de corsaire. Preuve qu’au temps où écrivait Homère, les idées n’avaient pas changé. Partout la piraterie est en estime ; elle fait l’objet de vastes spéculations ; c’est pour elle que la navigation est inventée et que s’organisent les premières sociétés de commerce. Pendant longtemps même après que les cités ont fait la paix, la guerre se poursuit au nom et pour compte des particuliers : Solon, Hérodote, Plutarque, Salluste, César, les Rabbins, etc., en font mention. Les traités de paix entre États n’obligeaient pas les citoyens ; le pillage réciproque, à main armée, est considéré par tous les auteurs comme étant originairement de droit naturel. Cette coutume antique avait laissé des vestiges dans le droit romain ; elle a survécu au christianisme. C’est de là qu’est venue chez les modernes l’autorisation accordée aux particuliers d’armer en course, en se munissant de lettres de marque. On sait du reste combien, de nos jours encore, les brigands sont populaires dans les montagnes de la Grèce, de l’Espagne et de la Calabre.

Ce train de vie ne pouvait durer. La contradiction de deux cités en paix, tandis que leurs habitants se font la guerre, était trop violente. Puis, la noblesse terrienne et l’aristocratie mercantile, s’enrichissant, la première par le travail des esclaves et l’usure, la seconde par le trafic et l’agiotage, devaient faire tomber dans le mépris une industrie dont le nom seul attestait la misère. La police des États abolit donc la guerre privée ; l’orgueil des princes, qui ne voulaient pas paraître indigents, s’étudiant à déguiser sous des termes honorables la cause et le but des expéditions, le nom de brigand et de pirate devint peu à peu infâme. Cicéron flétrit de cette épithète injurieuse les peuples qui font la guerre dans le seul but du pillage, les villes et les rois ne devant s’armer, selon lui, que pour la justice. Belle leçon adressée aux nourrissons de la louve, mais leçon perdue. Ce ne fut pas sans effort que peuples et princes conçurent l’idée d’une guerre purement politique. Justin compte parmi les méfaits de Philippe, roi de Macédoine, que non content des conquêtes qu’il faisait par sa politique astucieuse, il recherchait encore, selon la vieille coutume, les bénéfices de la piraterie. Qu’on se figure, s’il est possible, l’épouvantable désordre d’une société où le chef de l’état le plus puissant avait des intérêts dans une entreprise de flibustiers, qu’il soutenait de son influence et au besoin de ses armes !… « Tu me traites de forban, » répliquait un pirate à Alexandre qui l’avait sommé de mettre un terme à ses exploits, « parce que je n’ai qu’un vaisseau ; tu m’appellerais roi, si comme toi j’en possédais deux cents. » Au fait, la différence entre le conquérant et le pirate, au quatrième siècle avant notre ère, est insaisissable. Les pirates de Cilicie formaient une population nombreuse, que les Romains ne vinrent jamais à bout de détruire tout à fait malgré la promesse qu’en avait faite César, et qui ne disparurent, j’imagine, que sous l’avalanche des Turcs, plus grands pillards que les Ciliciens eux-mêmes.

Réservée par privilége à l’État, la guerre ne perdit pas pour cela son caractère de spoliation ; la fièvre du brigandage s’accrut au contraire de toute la différence qu’il y a entre une passion individuelle et les appétits énormes des collectivités. « Souhaitons à l’ennemi, disait le philosophe Antisthènes, beaucoup de bien et peu de vaillance. » Ce n’est pas parler à mots couverts cela. Jusqu’à ce qu’ils eussent conquis le monde, les Romains ne conçurent pas non plus d’autre but à la guerre. On a remarqué à satiété que le droit, dont ils avaient au plus haut degré la religion, n’indiquait originairement pour eux qu’une prérogative de race, non un rapport d’humanité. Le droit était un attribut exclusivement quiritaire : quand les jurisconsultes, généralisant l’idée, déclarèrent le droit commun à tous les hommes, ce fut fait de la république ; Rome s’engloutit dans l’humanité.

Le peuple, cependant, ne l’avait pas ainsi entendu. La paix des Césars avait été pour lui le signal du partage, et comme une entrée en jouissance. L’idée que la cité rend les hommes égaux, il l’avait dès longtemps, et elle avait fait sa victoire contre le sénat. Mais l’idée que les nations faisant partie de l’Empire, ce qu’indiquait la fermeture du temple de Janus, il n’y avait plus à extorquer de tribut, cette idée, il ne s’y accoutumait pas. Néron, d’après Suétone, ayant appris qu’il y avait quelque mouvement dans les Gaules, ordonna de laisser faire. Il calculait que la répression s’étendant sur un plus grand nombre de villes lui rapporterait une plus grosse dépouille : Adeo lente ac secure tulit, ut gaudentis etiam suspicionem præberet, tanquam occasione nata spolia darum jure belli opulentissimarum provinciarum. Enfin nous avons relevé cet article honteux, et toujours eu vigueur, du code prétendu de la guerre, qui autorise les armées en campagne à fourrager sur les terres de l’ennemi, à exercer la maraude, et qui consacre au profit du vainqueur la spoliation, totale ou partielle, ad libitum, du vaincu. En faut-il davantage pour démontrer que ce que l’honnête Grotius et tous ses successeurs ont pris pour une conséquence naturelle de la guerre, en est au contraire la cause première, et, dans la pensée secrète des belligérants, le but et la fin ? Car enfin, comme l’observe fort à propos Aristote, on ne fait pas la guerre pour le plaisir de la faire. Le droit invoqué n’est jamais que l’argument d’un intérêt ; une guerre sans un mobile intéressé, pour le droit pur, guerre très-rationnelle, nous l’avons fait voir, serait en pratique, de la part de l’état qui l’entreprendrait, un non-sens. Quand la France dit qu’elle se bat pour des idées, ou l’on ne la croit pas, ou l’on se moque d’elle.

Voici donc qui est établi :

La guerre, fomentée par le paupérisme, entreprise en vue du pillage, organisée d’abord et indifféremment, tantôt par les particuliers, tantôt par les villes, est ensuite réservée à l’État. Le droit de guerre devient la prérogative du souverain. La piraterie, dernière expression des guerres privées, est notée d’infamie, vouée au dernier supplice. Mais la guerre ne perd pas pour cela son caractère de rapine ; les armes civiques ne sont pas plus pures que les armes héroïques ; loin de là, la spoliation, droit de la victoire, exercée sur une plus vaste échelle, s’étale dans toute son ignominie.

Et cela dure jusqu’à ce que, par un concours de circonstances que nous ferons ressortir plus loin, le pillage des populations, la dévastation des territoires soulevant la réprobation générale, la conquête se transforme en une simple incorporation politique, et force le conquérant à chercher dans l’exploitation de ses sujets les bénéfices de sa profession. L’histoire des Grecs, depuis la fin de la tyrannie dorienne jusqu’à Alexandre, nous offre sous ce point de vue la première et la plus intéressante de ces transitions. Il faut voir, par tous ses côtés, ce que fut cette civilisation grecque, si merveilleuse à tant d’égards, et dont les historiens marquent l’éclipse au moment juste où, selon les lois ordinaires de la société, elle aurait dû prendre un nouvel essor, si la race grecque, avec tout son génie, avait été capable de concevoir l’idée d’une civilisation véritable.


CHAPITRE VI


LA GUERRE CHEZ LES GRECS JUSQU’A ALEXANDRE. TRANSITION DE LA PIRATERIE A LA CONQUÊTE.


L’établissement des Doriens fut une organisation de la rapine, ayant quelque ressemblance avec notre ancien système féodal. Rançonner le citadin, exploiter le paysan, détrousser le voyageur, capturer les navires de commerce, était toute l’occupation des chevaliers de l’antique Hellade. Cet affreux régime dura six siècles. Il détermina les nombreuses émigrations qui remplirent les Iles et toutes les côtes de la Méditerranée, en Asie, en Afrique, en Italie, dans la Gaule, l’Espagne, et qui toutes étaient devenues florissantes, alors que la mère-patrie gémissait encore dans les ténèbres de son moyen âge. Enfin, à l’exception de Sparte, la tyrannie dorienne fut partout vaincue ; avec la démocratie commence une nouvelle ère. Les deux expéditions de Darius et de Xerxès ayant échoué, la puissance des Grecs, tant de la péninsule que du continent, prit tout à coup un accroissement extraordinaire. Mais le vieil esprit dorien, esprit de rapine, reparaît aussitôt dans les luttes civiles de la nation, d’autant plus âpre qu’il part de plus bas, et qu’il s’est incarné, depuis la dernière révolution, non plus dans une poignée de nobles châtelains, mais dans la bourgeoisie des villes, dans la plèbe des républiques.

En premier lieu, tout ce qui, étant grec d’origine, n’avait pas fait partie de la confédération contre les Perses, fut déclaré tributaire : tel fut le sort des lies de Carystos, de Naxos, de Thasos, subjuguées par les Athéniens. Peut-être y avait-il lieu d’exprimer un blâme contre le patriotisme équivoque de ces insulaires qu’avaient effrayés les immenses flottes et les innombrables armées du grand roi. Mais les frapper de déchéance, les rendre tributaires au lieu d’en faire l’objet d’une incorporation qui sauvegardait tous les intérêts, c’était dépasser le droit des gens et faire une application abusive du droit de la force. Ceci nous rappelle le roi de Saxe, condamné par le Congrès de Vienne à perdre la moitié de ses états, pour ne s’être pas prononcé à temps contre Napoléon.

Ce fut bien pis dans le Péloponèse : les Messéniens et les Hilotes furent mis sous le joug par les Spartiates. On ne comprend pas les éloges donnés jusqu’au dix-neuvième siècle à cette communauté de nobles gueux, organisés uniquement pour le brigandage, et vivant dans une pénurie dont ils avaient fait, par haine de toute occupation utile, un article de leur droit public. La guerre pour le pillage, et le pillage pour moyen d’existence, voilà en deux mots toute l’institution de Lycurgue, voilà la vertu spartiate. C’est le modèle qui servit à Platon pour son utopie de république.

La querelle entre Sparte et Athènes eut pour principe le partage des villes tributaires. A nous autres civilisés du dix-neuvième siècle, pareil litige semble exorbitant, monstrueux. Des villes, des populations entières, de sang grec, de religion et de langue hellénique, transformées en de vastes métairies par d’autres villes, pour ce seul motif que, dans la guerre de l’indépendance, elles avaient gardé la neutralité : quel abus de la force ! Et combien l’héroïsme des combattants de Marathon, de Salamine, des Thermopyles, perd à ce souvenir ! Mais toute chose a son commencement. L’imposition du tribut, au lieu de l’incorporation politique, telle fut d’abord l’application la plus élémentaire du droit de la force. La guerre donc ou le tribut : ce dilemme constitue à cette époque tout le droit des gens.

De même que tout individu à cette époque est citoyen ou ennemi, libre ou esclave, et toujours présumé esclave s’il ne produit ses titres à l’ingénuité ; de même toute ville incapable d’affirmer et de soutenir par les armes sa souveraineté est déclarée tributaire. On se bat en conséquence pour la possession de ces villes exclues du pacte fédéral, véritables vaches à lait de celles qui, avec le titre fédératif, possèdent la force. Puis on se bat pour l’empire de la Grèce même, nous dirions aujourd’hui pour l’unité ; on cherche à s’emparer des points stratégiques, tels que l’isthme de Corinthe, dont la possession eût assuré l’asservissement de tout le pays. La bataille de Tanagre, livrée dans ce but, ne décide rien. Dès l’année 459, qui termina la grande guerre modique, Cimon, pour détourner les Grecs de ces guerres intestines, leur montre en perspective une autre proie, la Perse entière à dépouiller. Mais pour cela il faudrait rallier les villes, concentrer les forces, et la division est au comble : à tel point que les tributaires, Mitylène, l’Eubée, la Béotie, Mégare, Potidée, Samos, etc., profitent de l’occasion pour s’insurger contre le tribut et reconquérir leur liberté.

Le fait qui détermina la guerre du Péloponëse est curieux. Corcyre, colonie de Corinthe, avait elle-même fondé une autre colonie, Épidaure. En vertu, apparemment, du principe que le croît des animaux appartient au propriétaire, ceux de Corinthe réclamaient la propriété d’Épidaure, que les Corcyriens prétendaient retenir. Les Athéniens prennent parti pour les Corcyriens, ce qui veut dire qu’ils affirment le droit du tributaire à se créer à lui-même d’autres tributaires ; les Thébains se déclarent pour les Corinthiens, Platée, alliée d’Athènes, est attaquée, et voilà la guerre engagée, 431 avant Jésus-Christ.

C’est ici que se montre dans tout son jour l’esprit grec. Le pillage est tellement de l’essence de la guerre, il en est si bien le motif, la raison et le but, que les belligérants s’occupent d’abord beaucoup moins de se joindre que de courir au butin. On dirait une partie de barres au pillage.

Donc, cette même année 431, les Lacédémoniens entrent, par terre, dans l’Attique. De leur côté les Athéniens vont, par mer, ravager le Péloponèse. Les Spartiates, bravaches, contempteurs du luxe, affectaient, c’est Justin qui le raconte, de chercher la bataille plus que les dépouilles. Mais les Athéniens, sur l’avis de Périclès, jugent qu’il est inutile de risquer une bataille quand ils peuvent sans danger descendre en Laconie, et rapporter plus de butin qu’ils n’en auront perdu.

En 430, nouvelle invasion de l’Attique : par compensation, prise de Potidée par les Athéniens.

En 428, troisième invasion de l’Attique : dans le même temps, les Athéniens sont obligés de courir à Mitylène, une de leurs villes tributaires, qui vient de se révolter. La fortune commence à leur devenir défavorable. Pour ce qu’ils possèdent et ce qu’ils ambitionnent de posséder encore, ils ne font pas assez de force.

En 427 et 425, quatrième, cinquième invasions de l’Attique, suivies de représailles dans le Péloponèse.

En 424, Athènes s’empare de l’île de Cythère, sur les côtes de la Laconie. En revanche, Brasidas, général lacédémonien, met le siége devant Amphipolis, ville appartenant aux Athéniens.

Cela continue jusqu’à l’expédition de Sicile, conçue par le fameux Alcibiade dans le même esprit que l’avaient été les descentes dans le Péloponèse, et dont l’issue fut si malheureuse pour Athènes. Les armées ne semblent pas faites pour se battre ; elles ne cherchent pas à se joindre : c’est à qui enlèvera à l’ennemi la plus grosse proie. Entre-temps on tâche de se surprendre, on se dresse des embûches ; malheur, alors, à l’imprudent ! Les batailles des anciens ne sont pas des chocs, mais des tueries. C’est pendant cette période que toutes les villes alliées d’Athènes l’abandonnent. Les tributaires se soulèvent en masse : l’histoire recueille du moins cette consolation que, pendant que les tigres s’entre-déchirent, les moutons se mettent en sûreté. Après des succès mêlés de revers, l’armée athénienne est massacrée à Ægos-Potamos, au moment où elle était dispersée pour le pillage. Le cas est fréquent dans ces vieilles guerres. Athènes enfin est prise par Lysandre ; de ce moment date la décadence de la liberté grecque. Non moins pillards que les Grecs, les Carthaginois profitent du moment pour fondre sur la Sicile et se rendre tributaires Sélinonte, Himéra, Agrigente, Géla, Camarina. La tyrannie s’établit à Syracuse. C’est par de tels exploits que se signale le plus beau siècle de la Grèce, le siècle de Périclès. Rien qu’à la manière dont ils font la guerre, on voit que les Grecs ne sont pas nés pour donner des lois au monde ; cet honneur appartient à de plus braves qu’eux, aux Romains. « Nous sommes les enfants des héros, » disaient-ils cependant, pleins d’Homère. En effet, ce dont il est le plus parlé dans l’Iliade et l’Odyssée, c’est de butin.

La suprématie de la Grèce appartient donc à Lacédémone ; le vieux principe dorien triomphe pour la seconde fois. Puisque Athènes, puissante par la marine et le commerce, illustre par les arts, reculait dans la guerre aux vieilles maximes, elle devait être vaincue : c’était justice. L’histoire ne souffre pas ces contradictions. Déjà l’oiseau de proie du Taygète se prépare à fondre sur la Perse, divisée par deux prétendants, et qu’occupe une armée de Grecs mercenaires. Mais les Lacédémoniens sont les plus avides et les plus impitoyables des dominateurs, et la Grèce ne peut pas rétrograder. Plutôt que de les suivre contre le grand roi, les Grecs préfèrent se mettre à sa solde. Sparte retombée dans l’isolement, Athènes redevient libre. Les victoires d’Agésilas en Asie sont annulées par Conon. Les revers se multiplient et la ville de Lycurgue, sur le point de succomber, n’échappe au péril qu’en trahissant la Grèce par la fameuse paix dite d’Antalcidas. Presque au même moment Rome était prise par les Gaulois. Pas n’est besoin de dire ce que ceux-ci venaient faire en Italie. Le monde est au pillage : Malheur aux vaincus.

Par le traité d’Antalcidas, œuvre du plus profond machiavélisme, toutes les villes grecques d’Asie étaient cédées au grand roi ; en revanche, toutes celles de la Grèce proprement dite, grandes et petites, déclarées indépendantes. C’était assassiner deux fois la Grèce. Passons sur cette cession des villes grecques d’Asie à la Perse, que Sparte n’avait aucunement le droit de faire : il n’est personne qui ne comprenne ce qu’elle avait de funeste. Mais, dit-on, en déclarant toutes les villes de l’Europe indépendantes, en affranchissant les tributaires, en proclamant l’égalité, Sparte servait la démocratie. Erreur ; c’est là, au contraire, là surtout qu’est la trahison. La Grèce ne pouvait plus vivre que par l’unité. La fédération, à cette époque, était un mot ; le seul lien qui eût pu faire de la Grèce une grande puissance, c’était la centralisation, et, comme instrument provisoire de centralisation, le tribut. Par cet affranchissement général, au contraire, de même que parla reddition des villes d’Asie au roi de Perse, la Grèce était en poussière ; sa puissance était détruite dans son principe même. Il n’y avait qu’un moyen de reformer la ligue : c’était celui qu’avait indiqué Cimon, la conquête de la Perse. Mais les choses n’étaient pas mûres pour une telle entreprise, et la scission générale, produite par la paix d’Antalcidas, en rendait les Grecs définitivement incapables. Il était écrit que les dépouilles de l’Asie, si ardemment convoitées, ne seraient pas pour eux, et que même ils perdraient toutes leurs anciennes possessions. De ce moment la décadence marche à grands pas.

Aussitôt que l’abominable traité fut connu, les villes qui, comme Athènes, possédaient des tributaires, crièrent à la trahison et ne voulurent pas se dessaisir : nous connaissons les motifs, bons et mauvais, de cette protestation. Les Lacédémoniens, acharnés à leur œuvre, en prennent prétexte, de secourir lesdits tributaires ? non, de s’en emparer. Ils attaquent Mantinée, Phlionle, Olynthe, métropole de la Chalcidique, et surprennent la forteresse de Thèbes. Alors c’est le tour de la Béotie d’entrer en ligne et de prendre en main la vengeance des Grecs. Pélopidas, Épaminondas, accablent les Spartiates. Cette race de brigands aurait disparu de la scène, sans la mort d’Épaminondas enseveli dans sa dernière victoire, 362.

Justin fait ici une réflexion bien grave :


« A dater de la bataille de Mantinée, dit-il, les Athéniens tombèrent dans la torpeur et la dissolution. La coutume s’introduisit parmi eux de partager au peuple de la ville le revenu de l’état, et de dépenser en fêtes et en spectacles ce qui autrefois servait à entretenir la flotte et l’armée. »

On devine de quelle source provenait ce trésor qu’on trouvait bon de partager. Naturellement, s’il eût été le produit des contributions des citoyens, il eût été plus simple de réduire les taxes. Mais c’était le tribut des villes-métairies : tribut, butin, pillage et toujours pillage.

Avec la décadence des Grecs commence la fortune des Macédoniens. Philippe continue la politique de Sparte : en vertu du traité d’Antalcidas il appuie la réclamation des villes alliées et tributaires, et pour plus de sûreté s’en empare. En vain Démosthènes dénonce la tactique du roi de Macédoine : les harangues du grand orateur ne sont pour les Athéniens dégénérés qu’un spectacle de plus. Contre Philippe ils implorent le secours des Perses, devenus médiateurs dans tous les différends des Grecs depuis ce malheureux traité. D’ailleurs les Grecs n’ont jamais fait la guerre qu’en forbans ; leur syntagme n’est pas de force à résister à la phalange. Philippe, à la bataille de Chéronée, eut facilement raison d’une plèbe bavarde, dénuée de sens moral autant que de sens politique. Nommé généralissime des Grecs à l’assemblée de Corinthe, aux applaudissements de tous ceux qu’excédaient depuis un siècle et demi et la férocité Spartiate et la démagogie athénienne, il laissa à son fils Alexandre l’Europe pour héritage et l’Asie pour conquête.

L’histoire grecque nous fait voir a nu la guerre dans sa cause première et dans son développement : guerre des chefs de clans les uns contre les autres, et des nobles contre les plébéiens pendant la longue tyrannie dorienne ; guerre des villes entre elles ; enfin guerre de la Grèce, commandée par Alexandre, contre les Perses. Ces trois époques peuvent ainsi se définir : Guerre pour les dépouilles, guerre pour le tribut, guerre pour la conquête ; en un mot guerre de rapine, partout et toujours. Le préjugé qui répute le travail chose servile rompant sans cesse l’équilibre entre les besoins et les ressources, ce que l’industrie au dedans ne fournit pas, il faut que la guerre au dehors le procure : on ne sort pas de cette donnée. L’homme du peuple est toujours à jeun ; l’aristocrate toujours en débine ; la cité, la plus considérable des existences, toujours en déficit. Quant aux motifs de guerre, aux prétextes si vous aimez mieux, ils ne manquent pas. L’histoire des Corcyriens et des Corinthiens, au sujet d’Épidaure, en fournit un exemple. A défaut des questions locales, n’y a-t-il pas le grand problème de l’unité grecque ?

Que si l’on doutait maintenant que le paupérisme, et par suite l’appât du butin aient été, indépendamment des considérations de haute politique que l’historien philosophe y découvre, la cause première de l’expédition d’Alexandre, je me bornerais à un seul fait. Alexandre, à son avènement à la couronne, commence par décharger les Macédoniens ses sujets de toute espèce d’impôts et de charges ; il ne leur demande pour son armée que des hommes. Or, à ce moment la Grèce, dont le roi de Macédoine est généralissime, ne lui paye pas tribut ; d’où il résulte qu’Alexandre, en prenant le pouvoir, et, au moment d’entrer en campagne avec une armée considérable, s’ôtant de propos délibéré toute ressource du côté de son pays, comptait se soutenir exclusivement aux dépens de l’étranger. Pour son armée il suivait le principe, renouvelé au commencement de ce siècle avec des fortunes si diverses, de nourrir la guerre par la guerre ; quant à ceux qui restaient dans le pays, il leur escomptait à l’avance leur part de prise en les affranchissant d’impôt.

Ce que nous avons dit des Grecs et de leurs mœurs guerrières, tout en démontrant, selon nous, qu’ils n’étaient pas nés, comme les Romains, pour l’empire du monde, n’ôte rien aux qualités de leur race, l’une des mieux douées pour la beauté du corps, l’acuité de l’esprit, la poésie, la langue, le génie des sciences et des arts. Mais au quatrième siècle avant J.-C. le sens juridique est faible, le droit des gens se dégage à peine, le droit de la force s’affirme cyniquement dans le sens le plus abusif, la vie collective est à peu près nulle, l’individualisme poussé à outrance. L’ancienne civilisation grecque s’est développée, le culte des poèmes d’Homère en fait foi, sous l’influence de l’idéal héroïque, qui n’est autre que celui du guerrier pillard. Aussi n’est-ce pas le trait le moins extraordinaire de cette race privilégiée, qu’elle ait grandi et se soit illustrée dans des conditions qui semblent incompatibles avec l’essor du génie ; tandis qu’on la voit s’affaisser et disparaître au moment juste où la liberté du pillage lui est ôtée, au moment où, par le généralat du roi de Macédoine, il ne lui est plus permis de s’écharper de ses propres mains.

Serait-il donc vrai que chez certaines races les facultés les plus éminentes ne se développent qu’à l’ombre des vices les plus monstrueux ? Ce qui prouve que les Grecs modernes sont bien les fils des anciens, c’est qu’ils ont conservé l’esprit dorien, subtil, sophistique, indomptable, par-dessus tout âpre à la curée. Mais que voulez-vous qu’ils fassent dans une civilisation qui tend à équilibrer toutes choses, où la science ne laisse plus de place au sophisme, où la philosophie a dévoilé le mystère de toutes les contradictions, où l’esprit d’entreprise remplace l’esprit d’aventure, où le progrès du droit des gens ôte à la guerre sa poésie, et rend impossibles la tragédie et l’épopée ? Sous certains rapports la Grèce anarchique de l’antiquité a beaucoup de ressemblance avec l’Italie du moyen âge ; sous d’autres, elle rappelle ces montagnards du Caucase, beaux, héroïques comme furent les Grecs, et que les czars, avec leur puissance colossale, ont eu tant de peine à forcer. Nous ne savons ce que l’avenir réserve à ces peuplades encore si peu avancées ; mais nous ne serions pas surpris que, pendant de longs siècles encore, elles ne se distinguassent par rien de grand, attendu que leur génie dépendant essentiellement de leur idéalisme guerrier, il ne leur reste rien, depuis leur soumission, de ce qui pouvait donner à leur intelligence l’impulsion et la fécondité.


CHAPITRE VII


GUERRE ET CONQUÊTE. — DISTINCTION ENTRE LES MOTIFS POLITIQUES DE LA GUERRE ET SA CAUSE ÉCONOMIQUE.


Alexandre ouvre l’ère véritable des conquérants ; son nom en est devenu justement célèbre.

A partir de ce personnage, la guerre semble changer de physionomie. La cause première est toujours, comme nous verrons tout à l’heure, le paupérisme ; mais elle se dissimule davantage sous les considérations de politique internationale, dont la hauteur semble écarter l’idée d’une misère urgente, mais qui dans le fond n’en sont que des corollaires. Les villes ne se battent plus autant pour le butin ; c’est un accessoire qui peut tenter encore le soldat, voire même le général, mais dont ne s’occupe presque plus l’homme d’État. On fait la guerre pour des provinces. C’est l’époque des incorporations, des fusions. Le vent est à la formation des grands États ; l’indépendance des cités, exprimée dans l’hellénisme par la pluralité des dieux, est condamnée. Les tributaires, gagnant tous, par l’acquisition du droit de cité qui leur est offert, quelque chose à la révolution, la favorisent. Le nationalisme faiblit sur tous les points, en raison composée du risque de guerre et des avantages que présente un protectorat puissant.

La résistance ne sert même qu’à accélérer le mouvement. Après la mort d’Alexandre, il y a la ligue des Achéens, celle des Étoliens, une troisième des Lacédémoniens : ligues, alliances, qui sous un aspect paraissent rétrogrades et se lient à des projets de réforme ridicule, comme celle d’Agis ; qui sous un autre point de vue reproduisent la fatalité de l’englobement, et succombent à la fin sous leur propre contradiction. Des sentiments nouveaux agitent les multitudes et font fléchir l’antique et farouche patriotisme. C’en est fait, le monde est à l’unité. De toutes parts les divinités locales abandonnent les villes placées sous leur protection. À cette œuvre de dissolution et de recomposition tout à la fois un des successeurs d’Alexandre, Démétrius, surnommé Poliorcète, le preneur de villes, conquiert sa renommée. Mais, comme pour mieux prouver qu’il n’était, ainsi qu’Alexandre, qu’un agent de la révolution, de tant de places forcées par lui il n’en conserva même pas une pour asile : il mourut en Asie, où il s’était réfugié, simple particulier (283 ans avant Jésus-Christ).

Cependant, ne l’oublions pas, malgré ce développement de l’élément politique dans les choses de la guerre, malgré ce progrès du droit international, le moteur principal des événements est toujours le paupérisme, l’état général de pénurie et de gêne. Comme on s’était groupé, dans l’origine, contre la détresse individuelle, on tend à se grouper contre la misère corporative et municipale ; on attend le salut de plus grands dieux et de princes plus puissants. L’angoisse des petits États concourt ainsi, avec l’appétit des grands empires, au remaniement de la carte politique. Quelque chose de semblable ne se passe-t-il pas aujourd’hui ? Parlez de rendre à la France la ligne du Rhin : pourvu que vous ménagiez les libertés et les susceptibilités locales, il ne manquera pas de particuliers qui accueilleront comme un bienfait la perte de leur nationalité, dès qu’ils y trouveront, qui une extension de débouchés, qui une source de concessions, qui une promesse de travail ou une pluie d’aumônes.

Des États d’une dimension supérieure se forment donc, dans lesquels les villes incorporées jouissent des mêmes avantages que la métropole : c’est par là que se distingue la période de l’histoire de Grèce et d’Asie qui suit la mort d’Alexandre. A cet égard on peut dire que les Grecs ou Macédoniens, ici c’est tout un, reçurent l’initiation des Perses. Puis la guerre s’engage de nouveau entre ces États improvisés pour leur délimitation et leurs rapports, finalement pour la suprématie, c’est-à-dire toujours pour le plus gros budget, pain quotidien des gouvernements. L’éloquence des historiens a répandu sur tous ces faits une couleur politique qui les relève. Mais l’économiste ne peut s’en tenir à ces apparences ; il veut voir le fond des choses, et qu’est-ce qu’il y découvre ? C’est que le besoin est le stimulant de toute action, la cause de toutes les agitations, et que là où les nations ne savent pas se soutenir par l’organisation économique, elles s’efforcent d’y suppléer par des remaniements d’états, ce qui ne se fait pas sans opposition, c’est-à-dire sans guerre.

Passons sur les guerres des successeurs d’Alexandre, d’autant plus meurtrières qu’en succédant au grand conquérant, ils succédaient à une immense spoliation, et ne trouvaient que vide et anarchie ; — sur celles des Romains, dont nous avons dit les honteux mobiles, mais qui surent mener à fin l’œuvre commencée par Alexandre. Passons encore sur le moyen âge tout entier, où la misère fut affreuse, et où le brigandage féodal servit, comme autrefois celui des Doriens, de prélude à une nouvelle ère de conquêtes, par suite à une autre constitution de l’Europe. Nous aurions trop à dire pour bien apprécier ces grandes évolutions guerrières. Arrivons d’emblée à l’époque moderne, et pour bien comprendre la guerre de conquête, la grande guerre, plaçons-nous, par la pensée, au centre de l’un quelconque de ces grands États que le défaut d’équilibre économique oblige à demander sans cesse au dehors de quoi combler le gouffre béant du dedans.

Il faut à un État, dont la population augmente et que le paupérisme talonne, un accroissement de ressources, l’extension du territoire, des colonies, des communications, la possession, du moins l’usage libre des fleuves, des lacs et des cols de montagnes, des entrées dans la mer, des vues sur le monde, comme disait le fondateur de Pétersbourg, Pierre Ier.

Tout cela est d’abord à conquérir.

La conquête faite, il faut la défendre, en assurer l’exploitation, et contre les incursions du dehors et contre les révoltes du dedans : ce qui exige un déploiement continuel de forces, et ne fait que perpétuer et entretenir la guerre. Tout cela ne suffit point encore, disons la vérité comme elle est, cela ne suffit jamais. Il faut s’arrondir, occuper des points stratégiques, s’emparer des passages, poser des barrières, se défendre, chose étrange, non-seulement contre l’invasion des armées ennemies, mais aussi contre l’invasion, bien autrement redoutable, des produits de l’étranger. Qu’est-ce que la douane, sinon la guerre ? Et la cause de la douane, quelle est-elle, sinon la crainte de laisser, par l’agiotage des échanges, entamer son capital, la peur de l’hypothèque, en un mot le spectre de la faim ?

Ainsi se confirme notre proposition fondamentale, à savoir que la cause première des agitations et des guerres est endémique dans les sociétés, et que cette cause est le paupérisme. Nations et corporations, particuliers et gouvernements, plèbe et noblesse, prolétaire et prince, tout souffre de la gêne ; le déficit ne nous laisse pas une minute de repos. Les chefs d’état n’ont qu’à lâcher la bride ; les peuples vont se précipiter. Pour s’entre-détruire, pour s’appauvrir encore davantage, ni sang ni trésors ne leur coûtent plus. C’est pourquoi, lorsque vient à s’allumer l’incendie, l’historien et le publiciste n’ont pas véritablement à en rechercher la cause ; la seule question à se poser est de savoir comment le monstre a brisé sa chaîne, par quelle intrigue, par quelle fatalité ou quelle maladresse des préposés des nations il s’est jeté sur le monde.

D’après ces considérations, on peut juger des dispositions pacifiques des gouvernements par l’état de leurs finances, la situation agricole-industrielle des peuples, le chiffre des hypothèques, le développement parallèle du parasitisme et du prolétariat, l’écart toujours plus grand des fortunes. De l’ordre intérieur dépend la tranquillité au dehors : cela est aussi certain qu’un axiome de mathématique. Le flair du peuple en ceci est merveilleux ; la misère lui fait sentir de loin la guerre, procul odoratur bellum, comme l’ogre affamé sentait la chair fraîche.

Quel est, je vous prie, l’état en Europe qui ne soit à cette heure en déficit ? Nous avons montré qu’une nation ne produit que son nécessaire ; l’humanité demande chaque jour à Dieu et au travail son pain quotidien. Mais la dépense excède toujours et de beaucoup la recette, précisément parce que l’humanité, croyant de toute son âme à la richesse, se comporte en conséquence. Les dettes des nations européennes, publiques et hypothécaires, dépassent peut-être cent milliards ; et chose à remarquer, ce sont les pays qui produisent le plus et le mieux, et qui font le plus d’affaires, qui sont les plus chargés. Ce sont aussi les plus enclins à la guerre, ce qui signifie, à l’envahissement.

Depuis quatre siècles les découvertes des navigateurs ont fourni aux diverses puissances de l’Europe des sources nombreuses de profit et à leurs populations de vastes déversoirs. Les établissements formés dans les deux Amériques, en Afrique, en Asie, en Australie, en Océanie, ont pesé d’un poids considérable dans la paix du monde. Mais cette situation ne saurait durer longtemps. Tous les coins du globe auront bientôt été fouillés ; partout le sol est approprié ; les contrées naguère les plus désertes s’emplissent de colons européens qui deviennent aussitôt ennemis de leurs mères-patries, tout prêts à s’armer contre elles. Que reste-t-il à conquérir sur le globe ?… Le jour où l’Inde, l’Australie, les îles de l’Océanie, l’Afrique, toutes les contrées actuellement exploitées par les Européens auront proclamé ou recouvré leur indépendance; où, disposant souverainement de leur propre richesse, élevant le prix de leurs denrées et faisant concurrence à nos propres articles, elles ne nous livreront plus rien que contre un juste équivalent, ce jour-là toutes les nations du globe se trouveront bloquées les unes par les autres et refoulées dans leur paupérisme respectif. Alors si l’équilibre ne s’établit partout entre la production et la consommation, si les facultés génératrices continuent a déborder les facultés industrielles, les motifs politiques ne manquant pas, la lutte éclatera inexorable, universelle.

En ce moment toutes les prévisions sont à la guerre. Et certes, à ne considérer que le côté politique des choses, jamais pareille complication ne s’était présentée à l’homme d’État. Toutes les questions surgissent à la fois, scabreuses, irritantes, conçues dans les termes les plus capables de désespérer le diplomate et de précipiter les masses sur les champs de bataille:questions de réforme politique et questions de nationalité ; question d’équilibre européen et question de frontières naturelles ; question de centralisation et question de fédération ; question d’intervention ou de non-intervention et question de protectorat ; question du temporel et question du spirituel ; question du servage et question de l’esclavage ; question du commerce libre et question du commerce obligatoire ; question de la vie et de la mort des États et question de leur succession ; question de leur indépendance absolue et question de leur soumission à une diète suprême.

Les gouvernements, c’est une justice à leur rendre, redoutent la guerre et font les plus grands efforts pour s’y soustraire. Mais ils sont forcés de la prévoir, de s’y préparer : il n’en faut pas davantage pour qu’elle éclate.

Qu’y a-t-il cependant sous ces questions de haute politique, dont on peut hardiment défier la diplomatie en masse de résoudre, à la satisfaction commune des intéressés, une seule ? Que couvre cet immense imbroglio, qui depuis quinze ans consume les peuples d’angoisse, en attendant qu’il les décime par la guerre ?

Je l’ai dit, et chacun peut aisément s’en rendre compte : le paupérisme. Ici, j’ai bien peur qu’on ne me reproche de redire trop souvent les mêmes choses. Mais les faits sont si patents, si persistants ; ils jettent sur la situation contemporaine et sur toute l’histoire antérieure une lumière si vive ; il s’agit pour l’Europe entière d’un si haut intérêt, que je me croirais digne de la réprobation du lecteur, si, par une vaine délicatesse littéraire, je négligeais rien de ce qui peut porter dans l’âme des autres la conviction qui remplit la mienne.

Confessons-nous, peuples de l’Europe, les uns les autres, et nous ne seront pas loin de nous tendre une main fraternelle.

Les travailleurs de février, en proclamant par un seul et même acte le suffrage universel et l’émancipation du prolétariat, ont fait ce qu’avaient fait avant eux les Sans-Culottes de 1793, ce que firent au seizième siècle les paysans de la Réforme, au quinzième les Hussites, au quatorzième les Jacques, au treizième les Bons hommes, au douzième les Albigeois. Ils ont mis le doigt sur la plaie, disant : La cause de la guerre, comme de toute révolution, est une question d’équilibre, non pas politique ou international, mais économique. Les travailleurs de février ont été vaincus en juin 1848 et décembre 1851 : le fait dénoncé par eux en subsiste-t-il moins, et l’influence de ce fait sur le gouvernement en est-elle moins réelle ? Tant qu’a duré la Présidence, les choses ont été comme suspendues : situation violente, dont chacun se promettait de sortir aux élections de 1852. Le coup d’état du 2 décembre n’a fait qu’anticiper la solution : examinons ce qui a suivi.

Je n’ai nulle envie de faire la critique du gouvernement impérial. Au point de vue qui m’occupe, je puis dire sans faiblesse comme sans flatterie que le gouvernement impérial a fait ce que tout autre eût fait à sa place : il a été l’expression de la pensée universelle, comme il était le produit du suffrage universel. Il n’y a rien à lui reprocher. C’est une doctrine que j’oppose à une doctrine, ou si l’on aime mieux, un paradoxe que je mets en regard d’un préjugé. Solliciter la raison publique, ce n’est pas attaquer le gouvernement.

La question du travail et du paupérisme posée, deux modes de solution se présentaient : l’une qui consistait à pousser au développement de la richesse, à provoquer la production en multipliant les entreprises, le crédit, les voies de circulation, etc., etc. ; l’autre qui consistait à ramener sans cesse, par une meilleure application du droit et une plus haute intelligence des principes de 89, les classes extrêmes vers cette condition moyenne que nous avons signalée comme l’expression même de l’ordre.

La première de ces solutions avait la faveur, non seulement de la bourgeoisie mais des masses, non seulement des théories en vogue mais de l’opinion. — Nous ne produisons pas assez, s’écriait-on de toutes parts ; nous ne tirons pas du sol tout ce qu’il peut rendre ; nous laissons dormir nos capitaux. Il ne s’agit pas de rogner les habits, mais d’allonger les vestes… Le mot fit fortune. Il y avait dans ce système quelque chose de fraternitaire, en apparence, en même temps que d’entreprenant, de conquérant, qui devait ravir conservateurs et démocrates et entraîner le gouvernement.

L’autre solution se présentait sous un aspect sévère.

Elle n’excluait pas le développement à donner à l’industrie, à l’agriculture et au crédit ; mais, sans compter qu’elle l’eût attendu de la liberté plutôt que du pouvoir, elle n’avait garde d’en espérer pour les masses ouvrières richesse et luxe ; elle savait, d’un côté, que la somme des valeurs se proportionne toujours à celle des subsistances, et les subsistances aux besoins ; d’autre part que, le régime restant le même, le surcroît de production ne profiterait toujours qu’à un petit nombre, en supposant qu’il profitât à quelqu’un ; et elle se bornait à promettre aux citoyens, en récompense d’un perpétuel travail et d’une frugalité persévérante, que la liberté et l’égalité !… Au reste cette théorie ne fut même pas proposée. Elle était au fond de la pensée républicaine ; mais elle ne se dégagea pas des formules politiques et des préoccupations qui l’enveloppaient. Quelques allusions y ayant été faites on cria à la spoliation ; on dit que la république au lieu d’enrichir les pauvres voulait encore appauvrir les riches, mettre tout le monde à la misère, etc.

Pour satisfaire à la fois aux exigences conservatrices et aux besoins du prolétariat le gouvernement impérial a donc fait deux choses : il a donné l’impulsion aux grandes entreprises, aux sociétés par actions, et commencé par tout l’empire des travaux immenses. Ce mouvement dure encore. En agissant ainsi le gouvernement impérial n’a fait, je le répète, qu’obéir aux préjugés régnants : il n’a pas cru, il lui était défendu de penser, comme le prétendaient certains novateurs, que le remède au paupérisme fût dans le rétablissement de l’équilibre entre les services et les salaires, dans une répartition plus équitable des produits, dans un abaissement progressif de l’intérêt et de l’escompte, dans l’extinction des dettes, dans la participation du fermier à la rente du sol ou du moins à sa mieux-value, dans l’association ouvrière, dans la prestation des services publics a prix de revient, dans l’abolition du parasitisme, finalement dans le retour à la vie frugale. Il a cru, sur la foi des empiriques, que le vrai remède était dans une augmentation de la richesse qu’il dépendait de lui de créer, et il a déterminé, par ses concessions et ses encouragements, par ses commandes et ses travaux, une surproduction qui devait selon lui entraîner la société et procurer à tous le bien-être, sinon la fortune.

C’est une opinion répandue parmi les ouvriers de Paris que, quand l’industrie du bâtiment va bien, tout va bien. Le gouvernement impérial semble avoir raisonné, non seulement du bâtiment, mais des constructions de chemins de fer, des canaux, des mines, etc., surtout des banques, comme les ouvriers raisonnaient du bâtiment. Faites des chemins de fer, des canaux, des routes, lui criaient ses ingénieurs, et les moyens de transport appelleront la marchandise ; ouvrez des houillères, et la houille fera construire des machines à vapeur, et les machines vous rendront des produits ; organisez le crédit, et le capital prêté vous apportera la richesse ; bâtissez, démolissez, et l’argent répandu dans la multitude ouvrière fera aller votre commerce. Personne ne paraît avoir réfléchi que, si le développement exagéré d’une ou de plusieurs industries donne toujours une certaine impulsion aux autres, cette impulsion factice ne se soutient pas ; qu’en effet les services se proportionnent les uns aux autres, mais que tous ensemble se proportionnent aux besoins ; que c’était en conséquence par les besoins qu’il fallait commencer, d’abord en faisant l’éducation du peuple, ce qui est une œuvre de haut libéralisme, puis en lui procurant à meilleur marché le nécessaire, au lieu de lui enlever ce nécessaire afin de créer le superflu.

Maintenant nous connaissons les résultats. C’est en vain qu’on voudrait rejeter le mal sur les abus de la spéculation et les hautes friponneries dont elle s’est souillée : les faits sont trop graves pour qu’on en reporte toute la responsabilité sur l’escroquerie et la maladresse. Il y a eu positivement surproduction, c’est-à-dire création d’inutilités, aggravation du paupérisme. Et qu’on ne dise pas que les objets créés forment une contre-valeur : non, il n’y a pas contre-valeur, attendu que bon nombre de ces créations n’ont qu’une valeur nominale, que d’autres sont cotées au-dessus de leur valeur, que les meilleures ne sont que des remplacements, et qu’il faudrait porter encore en ligne de compte les pertes et les misères causées par ce prodigieux remue-ménage.

Certainement le peuple de Paris sera mieux loge lorsque les travaux d’embellissement de la capitale seront finis. A Dieu ne plaise du reste que j’attaque la probité et la parfaite régularité des opérations : je n’ai pas lu les documents, et je ne fais pas d’opposition parlementaire. C’est une théorie économique que j’oppose à une théorie économique ; c’est la physiologie du paupérisme et son influence sur les gouvernements que je retrace, à propos de quelques essais d’améliorations, tentés, sous l’inspiration de l’opinion publique elle-même, par le gouvernement. Mais enfin cette population parisienne était logée auparavant, point trop mal et pas trop cher. On eût pu consacrer cent ans au lieu de dix aux travaux de réparation sans que personne s’en plaignît ; la chose se serait faite insensiblement sans déranger le commerce, sans charges pour la ville, sans perte pour les locataires et les propriétaires. Au lieu de cela, dans quelle alternative sommes-nous placés ? Si les loyers baissent, comme le gouvernement l’espère, et reviennent au taux où ils étaient auparavant, alors il en sera de la capitale tout entière comme de l’hôtel de Rivoli : ce sera une entreprise qui se liquidera en perte, et il sera toujours vrai de dire que pendant dix, quinze ou vingt ans, le bien-être de la population parisienne aura été diminué de tout ce qu’auront coûté les expropriations, les démolitions, les reconstructions, les déménagements, les augmentations de loyer, etc., etc. Si les loyers ne baissent pas ou ne baissent que dans une proportion minime, on aura créé, par ce seul fait de renchérissement des loyers, une cause permanente d’appauvrissement pour tous les locataires de Paris et pour la France entière.

Veut-on un autre exemple ? Je le prends dans le traité de commerce avec l’Angleterre. Aucun acte du gouvernement impérial n’a valu à l’Empereur autant d’éloges : preuve nouvelle que l’empereur, sous une apparence de despotisme, ne gouverne en réalité que d’après l’opinion. Or, on sait aujourd’hui, par les communications officielles, que l’exécution de ce traité ayant occasionné dans les recettes une diminution de 90 millions, il a fallu surcharger d’autant certains impôts ; que de plus une somme de 40 millions a été demandée à l’épargne afin de mettre l’industrie française en mesure de soutenir la concurrence avec l’étranger. — Un jour, direz-vous, la France recueillera le bienfait de ce traité. — A quoi je réponds : Qui vivra verra. A chaque jour sa peine. En attendant, nombre de villes industrielles sont dans la situation la plus difficile ; le peuple à qui l’on promet le calicot, les couteaux, la houille et autres articles à meilleur marché, paie plus cher le vin et l’eau-de-vie, qui lui sont bien autrement nécessaires ; en attendant, nous augmentons de 40 millions notre compte de capital, ce qui n’est pas précisément la même chose qu’augmenter notre richesse. Puis quand nous serons en mesure de soutenir la concurrence des Anglais nous ne serons pas encore pour cela plus riches, puisque la valeur des nouveaux produits devra toujours se régler d’après le prix des subsistances, et que si le prix des subsistances diminue, la population augmente.

Certes, il est bien que les nations se poussent les unes les autres : mais ici comme tout à l’heure il y avait une mesure à suivre ; il ne fallait surtout pas s’imaginer que l’application du libre échange pût nous apporter la richesse, comme une manne du ciel. Le peuple français apprendra quelque jour, par une douloureuse expérience, ce que c’est que de travailler pour l’exportation et de se fermer, par une mauvaise répartition des services et produits, son véritable marché, qui est lui-même.

Une idée professée par le gouvernement impérial et adoptée par le Corps législatif, c’est que « le développement de la prospérité publique a pour conséquence nécessaire le renchérissement des choses indispensables à la vie. » Alors, pourquoi ce traité de commerce, dont le but est au contraire de réduire le prix des choses ?… Mais la critique aurait ici trop beau jeu. J’aime mieux reprendre pour mon compte la pensée impériale, et dire, mais dans un sens plus élevé : Oui, l’homme devant consommer pour vivre, produire par le travail sa consommation, et perfectionner son être au physique et au moral, par conséquent travailler toujours mieux et toujours plus, il est vrai de dire que plus il avance dans la civilisation, plus les choses indispensables à la vie exigent de travail et deviennent coûteuses, plus par conséquent il importe à la société que la répartition des services et des produits se fasse d’une manière égale. Et je conclus : Donc on ne combat pas le paupérisme avec des déplacements ; on ne crée pas la richesse au moyen des péculations ; on ne procure pas l’abondance a l’aide de traités de commerce : le mot de l’Empereur est vrai mot d’Évangile. La manière de combattre le paupérisme, c’est d’instruire le peuple, de lui enseigner, comme firent Jésus-Christ et avant lui Pythagore, le travail et la tempérance, et de faire droit.

Ainsi le paupérisme, si sensible déjà dans la société française sous le gouvernement de Louis-Philippe, alors que le cinq pour cent était à cent seize francs, est devenu plus intense par les moyens mêmes dont on s’est servi pour le combattre, et dont le seul résultat a été de mettre, pour tout le monde, la dépense hors de proportion avec le revenu. Que l’empirisme, qu’un faux esprit de conservation essaient de dénaturer ces faits et de nier les conséquences auxquelles ils conduisent, ils sont dans leur rôle : la faute leur appartient. Mais que la nation, après une telle expérience, persiste dans la voie fausse où la routine l’a engagée, c’est ce qui aurait droit d’étonner, bien que nous vivions dans un siècle où l’on ne doive, en fait de déraison, s’étonner de rien.

J’arrive à la question difficultueuse. Le paupérisme est constitutionnel et chronique, en France comme partout : ce fait peut être considéré comme acquis. Il s’est aggravé depuis trente ans par les fausses mesures, tantôt politiques, tantôt économiques, dans lesquelles se sont engagés les gouvernements. Est-il vrai pour cela de prétendre qu’il a été la cause des guerres de Crimée et de Lombardie, pas plus que de l’occupation d’Ancône et du siége d’Anvers ? Est-il possible d’admettre qu’une semblable considération se soit fait jour dans les conseils de l’État, que ce soit pour faire diversion à la misère nationale que l’empereur Napoléon a fait la guerre, et se tient prêt à la faire ?

Qui ramènerait la question à de pareils termes m’aurait peu compris. J’ai dit que la guerre avait pour cause première le paupérisme ; pour cause seconde ou immédiate, des considérations de haute politique. J’ai fait voir ensuite comment à l’origine, la cause de la guerre et ses motifs politiques se confondant, elle-même s’identifie avec le pillage : c’est la période héroïque ; comment ensuite la raison d’État se distinguant de la cause économique, la guerre se fait surtout en vue de la conquête ou de l’incorporation, mais sans que pour cela elle cesse de dépendre originairement de cette cause. Nous en sommes là. Il s’agit, mettant de côté la pensée du pouvoir, de démêler à quelle influence supérieure, aperçue ou inaperçue, il obéit. C’est dans ces limites seulement que j’ai pu me permettre de citer la France et les actes du gouvernement.

De découvrir les motifs particuliers, politiques ou dynastiques, qui ont déterminé l’empereur à entreprendre ces deux expéditions, c’est ce dont je ne me chargerai pas, d’autant moins que je n’ai véritablement que faire de les connaître. Les secrets d’État sont impénétrables aux contemporains ; ils ne se révèlent, quand ils se révèlent toutefois, qu’à la postérité. Il est certain que le motif de la guerre d’Orient n’a pas été le salut de la Turquie, qu’aujourd’hui on abandonne ; que ce n’a pas été non plus le dessein de déchirer les traités de 1815, puisqu’on n’a fait par cette campagne que les consolider ; que ç’a été encore moins le désir de servir la révolution, puisqu’on a repoussé les auxiliaires révolutionnaires et rendu la guerre exclusivement politique. Enfin ce n’a pas été le zèle religieux, puisqu’on n’a cessé de prêcher la tolérance, et qu’aujourd’hui on donne l’échec à l’Église latine en laissant tomber le pouvoir temporel du pape. Quant à la guerre d’Italie, il est certain également qu’elle n’a pas été faite précisément pour l’indépendance de l’Italie, ni pour plaire à la révolution, ni même dans le dessein de diminuer l’Autriche : puisqu’on s’est arrêté à moitié chemin ; qu’après avoir conquis la Lombardie on n’a pas voulu conquérir encore la Vénétie ; qu’une des craintes de l’empereur, en entrant dans le quadrilatère, n’était pas seulement d’y rencontrer la coalition, mais d’y être suivi par la révolution ; qu’en signant la paix à Villafranca l’empereur, dans sa prévoyance militaire, stipulait la confédération, non l’unité, et plaçait cette confédération sous la présidence, non de l’empereur d’Autriche ou du roi de Piémont, d’un souverain armé qui eût pu s’en faire un instrument, mais du pape, un prince qui ne tire pas l’épée et qui n’a pour armes que l’anathème.

Le but poursuivi par l’empereur des Français, je répète que je l’ignore, et que ce ne sont point là mes affaires. Je comprends qu’un homme politique, ayant mission de contrôler les actes du gouvernement, s’en inquiète. Sans doute si, dans la session qui va finir, j’avais eu l’honneur de siéger au Corps législatif, avant de donner mon approbation à la politique impériale, j’aurais pu hasarder à ce sujet une question respectueuse. Je n’aurais pas cru que l’événement, tel quel, suffit à un démocrate pour la justification de l’entreprise. Après tant de déclarations et de révélations, j’aurais demandé à MM. les ministres de la parole ce que Sa Majesté avait entendu faire en Italie. Dans la bouche d’un représentant du peuple, d’un organe de la révolution, cette question eût été parfaitement motivée. Ici, dans un ouvrage de doctrine, dans une philosophie de la guerre et de la paix, la réponse, quelle qu’elle fût, serait de médiocre importance. La guerre, pour les causes que nous avons signalées, est un fait toujours en tendance, que les princes ne gouvernent pas selon leur caprice, et pour la production duquel ils n’ont guère que le choix du prétexte et de l’heure.

Je dis donc qu’indépendamment des motifs secrets qui ont dirigé dans ces deux campagnes l’empereur Napoléon, il était, par son origine, par son nom, par son titre, par les conditions de son existence, induit à les entreprendre, plus que n’avaient été le gouvernement de Louis-Philippe et la république elle-même ; que le véritable auteur des campagnes de Crimée et de Lombardie ce n’est pas l’empereur, mais la situation, mais la nation ; que si la masse n’a pas été consultée, elle a applaudi ; que si elle a applaudi, c’est qu’elle a cru voir dans ces deux campagnes une guerre à la contre-révolution, à l’aristocratie européenne, aux despotes coalisés, à tout ce qu’elle a appris à détester depuis I789. Elle l’a si bien cru, qu’aujourd’hui le gouvernement impérial se prévaut de cette opinion populaire pour présenter sa politique comme une politique révolutionnaire, émancipatrice, démocratique, je dirais presque sociale, pendant que les attardés du Sénat et du Corps législatif s’efforcent de le retenir dans les sentiments de réaction qui semblaient l’animer en 1852, 1855 et 1859.

Or, que signifie ce mot, la Révolution, dans l’esprit du peuple français ? la destruction des priviléges féodaux, et, par une extension nécessaire, de tous les priviléges fonciers, industriels, capitalistes et mercantiles ; le droit au travail, la juste répartition des salaires, la fin de l’exploitation et du parasitisme. C’est par cette chaîne d’idées que le peuple français est devenu si sympathique à la liberté des autres peuples : croit-on que, s’il soupçonnait la question de la nationalité polonaise de n’être qu’une question d’aristocratie polonaise, il s’intéressât le moins du monde à la résurrection de la Pologne et à l’émancipation des Polonais ? Non, non ; ce que cherche le peuple français dans la reconstitution des nationalités, c’est la garantie de sa propre révolution, c’est le complément de cette révolution. C’est pour cela qu’il appuie en ce moment, à son risque et en dépit de la prudence impériale, le système de l’unité italienne. La démocratie française, actuellement représentée par deux ou trois journaux et cinq ou six députés, donne ce gage à la démocratie italienne, contre les intérêts militaires du pays. Elle tient avant tout à éliminer de la Péninsule la papauté, l’empire et ses feudataires le roi de Naples et le duc de Toscane, qu’elle considère tous également comme représentants du droit divin. Elle aime mieux avoir à compter avec une puissance de premier ordre de plus, s’exposer à une grande ingratitude que de laisser, par la fédération italienne, une chance au retour de l’ancien système. Certes, la démocratie française fait preuve ici de magnanimité. Il se peut qu’elle se trompe dans ses calculs, faits en gros, de routine, et sur une appréciation superficielle des choses : la passion est mauvaise conseillère. Quant aux intentions, il n’y a pas à s’y méprendre. La révolution, au dedans et au dehors, au besoin l’incorporation, c’est pour la démocratie française, qu’elle le sache ou l’ignore, l’extinction du paupérisme. Question de subsistance : cas de guerre.


CHAPITRE VIII


CONTINUATION DU MÊME SUJET


Le paupérisme a établi sa capitale en Angleterre : l’Angleterre est aussi de toutes les nations celle qui a le plus envahi.


« L’aristocratie anglaise, dit M. de Ficquelmont, a livré le monde aux spéculations du peuple anglais. Si ce n’est le pillage qui a rendu riche l’Angleterre, c’est l’exploitation. L’Angleterre veut servir le globe entier, à condition d’en être le fournisseur exclusif… Sa théorie du libre échange n’est autre chose que l’exclusion forcée de tous ceux qui sont inférieurs en capitaux, en industrie, en moyens de transport. L’Angleterre a besoin du monopole du monde pour conserver sa position. »


C’est pour cela que les Anglais ont établi des forts, en même temps que des comptoirs, sur toutes les mers : Gibraltar, Malte, Corfou, Périm, le Cap, Sainte-Hélène. La guerre du canon, pour elle, n’est que l’auxiliaire de la guerre des capitaux. Un jour, pourtant, à cet appétit gigantesque répondit une ambition non moins colossale. Si l’Angleterre bloque le monde avec ses vaisseaux, le monde ne saurait-il bloquer l’Angleterre en lui fermant ses ports ?… Le blocus continental, en attendant la descente, ajournée à des temps meilleurs, fut la grande pensée de Napoléon. L’Angleterre, qui en rompant le traité d’Amiens avait cru prévenir la conquête de l’Europe, ne fit que la précipiter. Après avoir incorporé dans son empire l’Italie, la Belgique et la Hollande, Napoléon fut conduit à incorporer encore le Portugal, l’Espagne, la Westphalie, le Hanovre, les villes hanséatiques et toute la confédération germanique. Il n’eût pas manqué, s’il en eût eu le temps, de mettre la main sur Constantinople, la future capitale du monde, disait-il. Il n’eût su, à moins, affamer l’Angleterre.

Maintenant le continent, rendu à lui même, ne ferme plus ses ports aux Anglais ; il se contente de leur opposer des tarifs et de leur faire concurrence. A quoi les Anglais répliquent en organisant leur propagande libre-échangiste, dans laquelle ils ont naturellement pour auxiliaires tous ceux qui, pourvus de monopoles naturels ou confectionnant eux-mêmes à très-bas prix, ne demandent pas mieux que d’acheter au meilleur marché possible et leurs matières premières, et tous les objets dont ils ne sont pas eux-mêmes débitants, la fortune et l’indépendance de leur pays dussent-elles y périr. Mais que Napoléon III, qui a jugé à propos d’essayer du libre échange, s’avise de demander à l’Angleterre, qui dans ce moment appuie de toutes ses forces l’indépendance des Italiens, la même indépendance pour les Irlandais, les Hindous, etc., plus l’évacuation et la démolition de ses forteresses, le tout comme condition et garantie d’une entière liberté d’échanges, je voudrais savoir ce que répondraient à cette interpellation catégorique MM. Bright et Cobden ?

La race anglo-saxonne a les dents longues ; c’est un des traits qui la distinguent. Comme le léopard qui figure dans ses armoiries, elle est armée pour la conquête, sicut leo rapiens et rugiens. Ici, la physiologie nous donne le secret de la politique et l’explication de l’histoire. Le peuple anglais, malgré son développement industriel, est resté le plus aristocratique de tous les peuples, et le plus famélique ; le premier de ces caractères explique le second, et réciproquement. C’est en Angleterre que se voient les plus grosses fortunes et la plus effrayante misère ; là que se trouvent les plus énergiques producteurs, et les plus intrépides consommateurs. Le peuple anglais a énormément travaillé ; il a encore plus jeûné. L’utilitarisme est né en Angleterre : on peut dire qu’il est dans le sang anglais. Tous les philosophes, les moralistes, les théologiens, les romanciers, les hommes d’État de la Grande-Bretagne en sont pénétrés. C’est en France, dira-t-on, que l’économie politique a vu le jour ; Adam Smith a pris des leçons de Quesnay. Mais combien la France s’est laissé distancer par sa rivale ! Il est vrai que cette économie politique anglaise, malthusienne, cadre mal avec la déclaration des droits de l’homme : par tempérament, nous cherchons plutôt à égaliser la richesse qu’à consommer et à produire. Aussi, tandis que la cocarde tricolore laisse échapper ses conquêtes, ce que le léopard britannique a ravi, il ne le lâche plus : A nous la gloire, à lui le profit… Le plus beau triomphe qu’ait obtenu l’Angleterre a été de nous inoculer ses maximes : sur ce terrain de l’exploitation et de l’utilitarisme nous ne la vaincrons pas ; nous opérerons plutôt dix fois la descente de Brest à Plymouth.

L’Angleterre, qui n’intervient dans les affaires des autres pays que pour en obtenir des traités de commerce, qui promet son appui à ceux qui achètent ses marchandises, qui rêve de s’emparer de la Chine comme elle s’est emparée de l’Inde ; l’Angleterre, qui prévoit par toute l’Europe et jusque dans son propre sein une guerre sociale, qui redoute une descente du prolétariat français, qui, après avoir dévoré la plèbe irlandaise et la plèbe écossaise, ne peut pas nourrir la sienne ; l’Angleterre arme ses côtes, fond des canons, augmente sa marine de guerre, exerce ses volontaires, enfle son budget, élève son escompte (sans doute par application de sa théorie du libre échange), et se met en mesure de repousser par le fer et par le feu quiconque parlerait de toucher à son trafic, à ses conquêtes, à ses monopoles. La misère a été effrayante, cet hiver, dans la Grande-Bretagne : jamais cependant la nation britannique n’a autant produit. Question de subsistance : cas de guerre.


Après la France et l’Angleterre, vaut-il la peine de citer le reste ? La Russie, avec son immense territoire, et justement à cause de l’immensité de son territoire, se sent mal à l’aise. En Asie, elle pèse sur la Chine, sur l’Inde et sur la Perse, où tôt ou tard elle rencontrera les Anglais. Elle tient le Caucase, une partie de l’Arménie ; ses colons s’avancent, par la côte d’Asie, jusque près de Constantinople. Elle a fait de la mer Noire un lac russe, et elle tend à s’ouvrir une route, par l’Euphrate et le Tigre, jusqu’au golfe Persique. En Europe, le terme de son ambition est Constantinople. Constantinople serait pour la Russie, comme Pétersbourg. une porte, un magasin, un marché, une place d’armes. L’empire ottoman est mort, dit l’Invalide russe ; l’heure est venue de renvoyer les Turcs dans les pâturages du Turkestan. Il faut un débouché à ces vingt millions de serfs que vient d’émanciper l’empereur. Il faut du trafic, de la spéculation, des emplois à ces boyards qui demain n’auront plus de serfs. Il faut de l’argent à cet État toujours à l’emprunt, et qui ne peut retenir chez lui le numéraire. Question de subsistance : cas de guerre.

L’Autriche est à peu près dans le même cas. Elle n’a pas assez de son port de Trieste : elle y joindrait volontiers les bouches du Danube et Salonique. Comment s’entendre, pour cet objet, avec la Russie, demandant Constantinople ? Dépossédée de la Lombardie qui lui rapportait, bon an mal an, d’après les calculs d’un économiste italien, trente millions net, elle veut la ravoir, et, si l’occasion se présente, elle la raura. Les paysans de Lombardie lui serviraient au besoin d’auxiliaires ; elle n’aurait qu’à leur offrir, comme à ceux de Gallicie, une part des terres. Ce qu’il y a de curieux, c’est que l’Autriche, en faisant ce coup, pourrait se flatter de servir la révolution mieux que nous ne l’avons servie nous-mêmes, en rendant la Lombardie à Victor-Emmanuel. Question de subsistance : cas de guerre.

Pourquoi, depuis quelques années, les nations de l’Europe se montrent-elles animées contre la France de sentiments hostiles ? En Espagne, à propos d’un bruit absurde que Napoléon III voulait avoir la Catalogne, on réchauffe les souvenirs de 1808 ; de même qu’en Allemagne, en Suisse, en Belgique, à propos de l’annexion de la Savoie, on réveille ceux de 1813. Que dis-je ? pour nous mieux accabler, l’Europe semble vouloir se faire plus libérale, plus révolutionnaire que nous. L’Espagne est moitié progressiste, moitié républicaine ; l’Italie se moque de nos conseils, tout en implorant notre intervention, et se couvre de son unité[1] ; l’Allemagne serre ses rangs fédéraux, et propose au roi de Prusse, qui ne dit ni oui ni non, la couronne impériale ; la Belgique a fait son prononcement ; la Suisse nous garde une rancune profonde ; l’Angleterre prépare une réforme électorale ; l’Autriche, comme l’a dit M. Billaut, se sauve en octroyant à ses peuples toutes les constitutions qu’ils demandent ; la Russie émancipe ses serfs. Ce que les souverains coalisés promettaient, en 1813, de donner à leurs peuples après la campagne, ils le leur offrent aujourd’hui avant la bataille. La nation française, leur disent-ils, n’est pas faite pour la liberté ; elle ne peut que vous donner la servitude…

Quelle peut-être la raison de ces craintes, de ces calomnies ? Toujours la même : La guerre, c’est la conquête ; et la conquête, ce n’est pas seulement l’incorporation, ce sont encore les réquisitions, les contributions de guerre, les spoliations, les levées d’hommes, le pillage et toutes les avanies du soldat. Partant de ce principe malheureusement trop vrai, on accuse la France de vouloir encore une fois dévorer l’Europe ; on cite en preuve son budget, sa dette croissante, ses prodigalités. Mais ne perdons pas de vue que ceux qui attestent une si grande peur d’être par nous mangés, nous mangeraient volontiers eux-mêmes. Confessons-nous les uns les autres. Tel qui ne cesse d’accuser l’ambition française est tourmenté du même aiguillon. La Prusse, qui ne sut en 1804 accepter ni refuser le Hanovre, qui convoite le Holstein, qui ambitionne de changer son titre de royaume de Prusse en celui plus sonore d’empire germanique, la Prusse, à qui les traités de 1815 ont fait franchir le Rhin, qui compte dans le Luxembourg des sujets de langue française, franchirait également, sans se faire prier, la Meuse, et pousserait jusqu’à la Marne. Quelle nation en Europe, animée par la haine du premier empire, ne referait avec délices le voyage de 1815, et ne s’accommoderait d’un lambeau de ce grand corps qui a nom la France ? Le libéralisme, le constitutionnalisme, le philosophisme, la communauté des principes et des tendances, n’y font rien : conquérir ou être conquis, c’est la loi. Question de subsistance, cas de guerre.

Au reste, les peuples n’attendent pas aujourd’hui la sollicitation de leurs princes. Quand ce ne sont pas les gouvernements qui s’attaquent les uns les autres, ce sont les populations qui prennent à partie les gouvernements, réclamant des réformes, et, si les réformes n’arrivent pas, faisant des révolutions. Le prolétaire accuse le bourgeois, qui de son côté accuse la noblesse, l’Église, la cour, l’armée. A peine revenus de Villafranca, les deux empereurs Napoléon III et François-Joseph sont assaillis par leurs peuples, qui demandent des libertés. Du pain et la Constitution de 93, criaient les insurgés de prairial. Du pain ou du plomb, hurlaient ceux de 1848. Comment refuser à ces bien-aimés sujets là liberté grande ? L’un donne son décret du 24 novembre, l’autre sa patente du 27 février. Et les sujets ne sont pas contents !… Ainsi encore après la guerre de Crimée, les paysans moscovites réclament leur émancipation ; les Roumains, les Monténégrins, les Serbes, les Maronites, tous les chrétiens de Turquie demandent au sultan la jouissance des droits politiques, façon parlementaire de dire qu’ils ne veulent plus payer. Victorieux ou vaincu, le chef d’État est assuré d’entendre toujours la famine frapper à sa porte.

Qu’a voulu la bourgeoisie italienne ? Songea-t-elle jamais à l’unité de l’Italie ? Comprend-elle seulement la mécanique constitutionnelle ? A-t-elle une religion, une foi quelconque ? Elle était assez maigre, ayant peu de biens fonciers, pas d’influence, nulle part dans le gouvernement. Elle a voulu, comme celle de 1830, comme celle de 1789, être, ou plutôt avoir quelque chose, entrer dans les affaires, prendre sa part du budget, s’apanager à bon compte à la vente des biens nationaux, s’engraisser en un mot : une bourgeoisie saurait-elle vouloir autre chose ? Elle en avait le droit, certes ; est-ce que je songe à lui en faire reproche ? Qu’est-ce que le Tiers ? Rien. Que demande-t-il ? Tout. Pesez cette parole de Sieyès : c’est la formule de toute bourgeoisie qui se prépare à supplanter les castes supérieures, clergé, cour et noblesse. Mais, pour jouir avec sécurité des conquêtes de sa révolution, la bourgeoisie italienne comprend qu’une monarchie constitutionnelle lui offre plus de garanties qu’une république. C’est la pensée bourgeoise de 89 et de 1830, c’est celle de la réaction de 1848 et de 1852. Voyez avec quel ensemble ces bourgeois se rallient autour de M. de Cavour contre les Mazziniens et Garibaldiens !… Ils pensent aussi, les avisés, que la reconnaissance en politique est une vertu onéreuse, et comme ils s’étaient unis autour de l’empereur des Français pour chasser l’empereur germanique, ils se réunissent autour de Victor-Emmanuel pour s’acquitter envers l’empereur des Français. Il n’y a pas trop pour eux. Quant à la multitude, force brute, chair et sang, qui ne sait que bêler ses suffrages, rien pour elle ; je me trompe, la conscription. Appliquez cela, mutatis mutandis, à toutes les aristocraties, bourgeoisies et démocraties de l’Europe, et concluez : Question de subsistance, cas de guerre.

Certes, les nations modernes ont su se créer des ressources que ne possédèrent pas les sociétés antiques ; les chiffres comparés de population aux différentes époques de l’histoire le démontrent. La puissance du crédit, les masses de numéraire, les prodiges de l’industrie, l’art agricole, l’importance des échanges, le service de budgets et de dettes énormes, tout cela est fait pour émerveiller les esprits, et éloigner des conseils de la haute politique les pensers ignobles de la misère et de l’envie. En voyant avec quelle facilité les emprunts se couvrent en France, qui ne jurerait que le pays regorge et que la nation a la face rubiconde ?

Mais tout cela n’est que prestige. Dès lors que l’équilibre entre les besoins et les ressources est rompu, et Dieu seul pourrait dire de combien il s’en faut que nous soyons en balance, dès lors surtout que l’écart entre le minimum et le maximum de répartition est devenu aussi exorbitant, on peut l’affirmer avec certitude, il y a paupérisme. Le déficit est la règle, le bien-être l’exception. Que la politique remanie ses rouages tant qu’elle voudra, que les souverains se montrent animés des intentions les plus libérales, rien n’y peut faire. Une sombre convoitise enflamme, dans toute l’épaisseur de leurs couches, les sociétés ; et la fatalité de la guerre, en l’absence d’une constitution économique fondée en vérité et en droit, est invincible. La guerre, dis-je, dans tous ses genres et dans toutes ses espèces : guerre de pillage et guerre de conquête, guerre de frontières, guerre de débouchés, guerre de colonies, guerre de religion et guerre de principe, guerre de dynastie, guerre de race et guerre de caste, guerre de succession et guerre de partage, guerre d’influence et guerre d’équilibre, guerre d’indépendance, guerre civile, guerre sociale. Sous toutes ces formes, la cause profonde de la guerre reste la même, mais c’est ce dont peuples et gouvernements s’inquiètent le moins. Difficulté de vivre, manque du nécessaire chez le pauvre, insuffisance du revenu chez le riche, augmentation des dettes et découvert du budget dans l’État, en un mot la faim. Le dieu des armées et le dieu de la misère sont un seul et même dieu ; c’est aussi peu honorable pour l’un que pour l’autre, mais c’est vrai[2].

L’empereur Aurélien disait du peuple romain que c’était le peuple le plus gentil, le plus jovial, le plus aisé à gouverner pourvu qu’il fût bien nourri, bien vêtu, bien diverti. Un jour, dans une émeute, il en fit massacrer huit mille par ses prétoriens. Depuis il s’abstint de mettre les pieds dans Rome. Le mot d’Aurélien résume toute la politique des Césars, la même que celle du Sénat, et met à nu le principe de la guerre et son équivoque moralité. Tout le monde aujourd’hui pense là-dessus comme Aurélien. On croit peu à la sincérité des causes politiques de la guerre ; chacun est averti du reste que depuis 1848 la véritable question à l’ordre du jour est celle du prolétariat. Aussi, tandis que les uns demandent la guerre en vue de la conquête, les autres la veulent afin de diminuer le nombre des consommateurs, absolument comme, en un siége, on expulse les bouches inutiles. Nous avons vu jusqu’à des républicains faire de ce système la base de leur politique. Le gouvernement provisoire, selon eux, aurait dû jeter le peuple sur les champs de bataille : M. de Lamartine, avec sa politique de paix, avait trahi la révolution. Le peuple de son côté adopte tous ces motifs : « Il y a trop de monde au monde, dit-il ; il faut faire une visite à l’étranger. Si cela ne produit pas de butin, eh bien, cela produira toujours une éclaircie. » Chose singulière, les conquérants, que l’on considère d’habitude comme les auteurs et entrepreneurs de toutes les guerres, sont encore ceux qui ont le plus souci de la vie des hommes, et s’il reste une ombre d’humanité dans ces grandes luttes, c’est à eux qu’on la doit. — Quand commence-t-il sa guerre ? demandait, après le 2 décembre, un paysan qui avait voté pour Louis-Napoléon. Sous l’autre, on ne payait rien ; l’ennemi payait tout… Les frères et sœurs, neveux et nièces des soldats morts dans la Dobrudscha, en Crimée, à Magenta et Solferino, ont donné une larme à leur mémoire. Puis ils se consolent en songeant que la France finira par obtenir quelque lambeau de territoire, que cela fera rouler un peu d’argent, et qu’ils héritent.

Conquérir, encore conquérir, et toujours conquérir, telle est, depuis l’origine des sociétés et en raison du paupérisme qui leur est endémique, la tendance fatale des États. Vivre, malgré la conquête, et en raison même de la conquête, dans une gêne croissante, telle est leur condition. L’Angleterre, de toutes les puissances celle qui a le plus conquis, qui exploite cent vingt millions d’Indiens, qui possède un continent tout entier, qui a sous la main la moitié de l’Afrique ; l’Angleterre est aussi la plus avide de nouvelles possessions, la plus chatouilleuse à l’endroit des annexions du voisin. Les petits États, tels que la Suisse, la Belgique, le duché de Bade, trop faibles pour s’arrondir aux dépens de leur entourage, en sont quittes pour lancer par bandes leurs émigrants sur tous les points du globe ; autrefois, l’Irlande, l’Écosse, la Suisse, avaient de plus la faculté de louer leurs milices à l’étranger. L’expatriation, le mercenarisme, sont les déversoirs des souverainetés de second et de troisième ordre, à qui l’exercice du droit de guerre se trouve de fait interdit.

Gloire aux potentats, à qui seuls le monde doit le peu de repos dont il jouit : leur grandeur fait notre sécurité. Et le sceptre ne leur sera ôté que le jour où le monde aura trouvé sa constitution économique, qui n’est autre que la constitution de la paix elle-même, but final des révolutions. C’est d’eux qu’il a été écrit, dans le testament de Jacob : « Non auferetur sceptrum…, donec veniat pax, et ipsa est expectatio gentium. »


CHAPITRE IX


QUE LA CONQUÊTE, QUI AURAIT DU FAIRE CESSER LE PILLAGE, L’A RETENU


Toute conquête est provoquée par le paupérisme du conquérant : je crois l’avoir surabondamment établi. Mais, par les considérations politiques qui l’ont déterminée, la conquête n’en demeure pas moins légitime : tout notre second livre a été employé à démontrer cette thèse. La conquête, en effet, n’est autre chose que l’incorporation politique appelée par les rapports internationaux et consommée par le droit de la force.

En raison de cette légitimité. la conquête aurait dû, ce semble, bannir de la guerre toute espèce de rapine et de pillerie, purger le vice de sa naissance par un surcroît de vertu dans ses opérations : comment se fait-il que ce soit précisément le contraire qui arrive ?

Je pose cette question aux juristes, aux hommes d’État et aux militaires.

Mais je ne veux pas faire attendre la réponse.

On croit avoir tout dit, quand on a accusé la perversité du cœur humain et la violence de ses passions : c’est bien plutôt la connexité des idées et tout à la fois leur contradiction qu’il faut dénoncer. L’esprit est le vrai tentateur de la conscience et le premier instigateur du péché. C’est lui que la Genèse a représenté sous l’emblème du serpent, adressant la parole à Ève, l’épouse, c’est-à-dire la conscience de l’homme.

A qui appartient naturellement la richesse ? Au puissant, à celui qui, ayant la force, a le droit de revendiquer en conséquence l’honneur et la gloire. Le père de famille n’est-il pas le propriétaire de tout ce que possède son enfant ; le maître ne l’est-il pas aussi de ce que produit son domestique ou son esclave ? Le seigneur n’a-t-il pas droit sur l’industrie de son vassal, le propriétaire sur la récolte de son fermier ?… Si, dans tous ces cas, la force implique droit de propriété, comment n’en serait-il pas de même, à plus forte raison, à la guerre, où le droit de la force règne sans partage, réunissant en lui tous ces droits divers, droit du père sur l’enfant, du maître sur le serviteur, du souverain sur le sujet ; où la dépouille du vaincu est d’ailleurs la récompense du risque de guerre ?

Donc, d’après le droit de la guerre en vigueur, la propriété du pays conquis, propriété publique et propriété privée, propriété mobilière et propriété immobilière, appartient au vainqueur. La loi de la guerre, telle que l’ont faite le pédantisme et le préjugé, ne distingue rien. On dirait même à entendre tout ce vieux monde, que ce n’est qu’à l’aide de cette confusion que la guerre s’explique, qu’elle a un sens, un but, et, si l’on peut ainsi dire, une moralité. A cet égard, nous avons vu que l’opinion des anciens était unanime. Quant aux modernes, il est aisé de juger, par les entortillages des auteurs, que la modération du guerrier, en ce qui touche la propriété privée en pays ennemi, est affaire de prudence, tout au plus de charité chrétienne. Dans la rigueur il peut tout prendre, puisqu’il peut toujours alléguer soit le motif d’indemnité, soit la nécessité où il est de se nourrir et de priver l’ennemi de ses ressources. Laisser au vaincu sa richesse intacte, ce serait ne pas savoir profiter de la victoire, point essentiel de l’art de vaincre ; ce serait à la défaite du vaincu ajouter celle du vainqueur, ce qui serait absurde. La spoliation est la sanction de la défaite : une armée qui triomphe les mains vides est suicide.

Ainsi parle la tradition, et il faut avouer que si, au point de vue du vrai droit de la guerre et du vrai droit des gens, cette tradition est dans une complète erreur, puisque la guerre n’est à autre Un que de réunir ou de séparer les États ; au point de vue de la cause première qui amène la guerre, et qui est le paupérisme, au point de vue même du droit de la force, le seul reconnu dans l’origine, le seul dont pendant bien longtemps la guerre consente à faire état, il est difficile de nier qu’elle raisonne juste. L’erreur consiste en ce que, par le cours des choses et par le fait même de la guerre, de nouveaux droits se sont développés sur ce tronc primitif du droit de la force, et que le guerrier, qui s’imagine qu’à chaque bataille tout est remis en question, ne se préoccupe point de ces droits ; il ne tient pas compte du temps écoulé. On peut dire de lui que, non-seulement il ne marche pas avec son siècle ; il ne marche pas même avec la guerre. Le pillage reste ainsi l’accessoire de la conquête : quelques mots encore sur ce sujet nous feront voir combien ces deux choses, qui pour toute conscience éclairée s’excluent, se tiennent intimement.

Si la guerre était un duel entre diplomates et généraux, sans doute on pourrait y introduire, sur la question qui nous occupe, une réforme. Mais c’est une lutte des masses, et les masses n’ont rien de chevaleresque. L’honneur est l’âme de la chevalerie, le pillage est l’âme de la guerre : c’est là surtout ce qui la rend populaire. Sans cet appât, il est douteux qu’elle trouvât tant de suffrages pour l’appuyer, à plus forte raison tant de bras pour la faire. Le roi conquiert, c’est son lot ; la multitude pille : le chien qui a ramené le gibier n’a-t-il pas droit à la curée ?

Les anciens, nous l’avons vu, usaient du droit de dépouille dans toute son étendue. Les Ninus, les Sésostris, les Nabuchodonosor, les Cyrus, les Cambyse, que les historiens traitent de conquérants, étaient bien plutôt, de même que les Attila, les Gengis-Khan, les Tamerlan, les Mahomet II, des faiseurs de razzias. L’ancienne Grèce, nous l’avons vu, ne sortit pas de cette tradition. Philippe et Alexandre ouvrirent l’ère des annexions : la conquête devint alors, pour les princes, l’objet principal de la guerre ; le pillage resta le privilége des armées. Soldats et généraux y cherchèrent leurs pensions. C’est ce que montre l’exemple des Romains.

Lorsque Rome, après avoir défait les armées ennemies, enlevait aux temples des villes les trésors que la confiance pieuse des particuliers y avait déposés, les statues, les tableaux, trépieds, tapisseries, vases, etc. ; lorsque ensuite elle prenait aux habitants leurs meubles, vêtements, bijoux, marchandises, épargnes, le bétail, les esclaves, sans préjudice de la confiscation des terres, ou pour mieux dire de la rente, payable en argent ou en nature ; lorsque en conséquence elle faisait venir d’Égypte, de Sicile, de toute la côte d’Afrique, les blés qu’on distribuait gratuitement au peuple, Rome appliquait purement et simplement le droit de la guerre. Elle avait combattu, non-seulement pour l’empire, mais pour la richesse des nations. Personne ne songeait à lui en faire reproche. Elle avait vaincu ; ce mot disait tout. Conquérante du sol et des hommes, à plus forte raison lui semblait-il l’être des autres valeurs ; toute distinction eût été une inconséquence, que dis-je ? un vol fait à l’armée. Les dépouilles opimes faisaient le plus bel ornement de ses triomphes, le meilleur de sa gloire. De quoi se fût-elle glorifiée sans cela ? Elle ne se battait pas pour des idées : les idées alors étaient dans le sein de la Providence ; il n’existait pas de journalistes qui les dégageassent. Elle ne se croyait pas assez riche pour payer sa gloire : le mot gloire, à cette époque, était synonyme de profusion et de luxe ; on n’en tirait vanité que si l’ennemi en faisait les frais. Sous les empereurs, la solde des officiers les plus haut gradés se compose pour les trois quarts d’effets mobiliers dont l’empereur leur fait cadeau et de provisions de bouche : cela sent le pillage d’une lieue.

Bien loin que le développement du droit international que devait provoquer la conquête romaine ait conduit à la séparation du pillage et de la conquête, il semble au contraire que le premier ait été conçu comme un moyen de consolider la seconde. En effet, la confiscation à perpétuité du produit net de tout un pays, la spoliation des familles riches et aisées, est la mesure la plus efficace qu’un État conquérant puisse employer contre la nationalité toujours palpitante du peuple vaincu. Ce n’est pas de la plèbe, en général, que les rébellions sont a craindre ; c’est de la noblesse, de la bourgeoisie, du clergé, de tout ce qui possède, qui exerce de l’influence, qui participe au gouvernement. Dans l’état actuel des sociétés, anéantir par la confiscation du revenu foncier, des profits commerciaux, financiers et industriels, la haute classe d’un pays, ce serait, malgré la supériorité de la plèbe moderne sur la plèbe ancienne, retrancher de ce pays la vie, le mouvement, la pensée, le progrès. Telle fut pourtant, dans la haute antiquité, la politique invariable des conquérants. On exterminait, selon le précepte de Tarquin, l’aristocratie ; on la transportait, on la réduisait à la misère, on la vendait, à moins que, par une générosité rare, on ne préférât la rendre fermière de ses propres biens, emphytéote, mainmortable. On intéressait, au besoin, les classes inférieures à la dépossession des supérieures, et tout était dit. Le pays ne remuait plus. La vie politique s’éteignait. C’est ainsi que les tsars en usèrent avec une partie de la noblesse polonaise ; et c’est pour n’avoir su ou n’avoir osé appliquer ce principe aux populations remuantes de son empire, que l’Autriche s’est mise à mal avec les Lombards et les Hongrois. Qu’on regarde ce que les Turcs ont fait des nations par eux subjuguées. Quelle vie politique est restée en Égypte et dans toute l’Afrique, en Syrie, en Asie Mineure, dans la Thrace, la Macédoine et la Grèce même ? La spoliation, encore plus que le massacre, a tout anéanti. Les Turcs auraient absorbé les races envahies et fondé une puissance qui, assise sur l’Asie, l’Afrique et l’Europe, ayant pour centre la Méditerranée, aurait fini par triompher de la chrétienté divisée, si à leur énergie militaire ils avaient joint le génie civilisateur des Arabes ; si, comme les Arabes, ils avaient eu seulement la vraie notion de la conquête. Mais la force turque n’est que de la force brute. Les guerriers ottomans n’ont jamais su de la guerre que le massacre, le pillage, la dévastation et le viol. Ce sont eux qui, par la sauvagerie de leur apostolat, ont déshonoré et tué l’islamisme, si glorieux sous les califes ; ils ont fini par se tuer eux-mêmes dans la corruption de leur despotisme, et nous les voyons, encore nombreux et forts, étouffés par les populations chrétiennes, qui partout renaissent de leurs cendres.

Il appartenait au christianisme, dont le nom pourrait s’interpréter la conquête, et qui eut en effet pour mission de conquérir au royaume spirituel du Christ toutes les nations de la terre ; il appartenait, dis-je, à cette religion d’unité et de détachement, de réformer la guerre, en séparant la conquête de la coutume païenne, égoïste, du pillage. Il ne l’a pas fait ; l’idée ne lui en est pas même venue. L’époque triomphante du christianisme est cette partie du moyen âge qui de Charles Martel s’étend jusqu’à saint Louis, époque d’anarchie et de misère, que l’on a comparée à la tyrannie féodale des Doriens, et qu’on pourrait définir la réciprocité du brigandage. Les évêques eux-mêmes exercent le droit seigneurial, et ce ne sont pas les moins impitoyables. Or, qu’est-ce que ce droit seigneurial, conservé en partie jusqu’à la révolution ? Le droit de rapine, exercé comme extension du droit de conquête, et déclaré droit divin par une Église devenue aussi barbare qu’elle s’était montrée d’abord réformatrice et démocrate. Ruinés malgré leurs brigandages et forcés de vendre leurs terres, les nobles s’enrôlent pour la croisade, sans doute afin de reconquérir sur les infidèles la Terre sainte, héritage du Christ, et par ce moyen d’obtenir le pardon de leurs péchés ; mais aussi, mais surtout dans l’espoir de refaire leur fortune, ce que la religion du Christ n’interdit pas plus à ses chevaliers que celle de Mahomet à ses cheiks, et ce qui arriva en effet à quelques-uns.

Au quatorzième siècle, la guerre devient une franc-maçonnerie de pillards. Les grandes compagnies mettent la France à rançon. Duguesclin ne parvient à en débarrasser le royaume qu’en se mettant à leur tête et les conduisant, d’abord sur les terres de la papauté avignonaise à laquelle il impose une contribution, puis en Espagne, où il entreprend de détrôner le roi légitime don Pedro, dit le Sévère, au profit de Henri de Transtamare, son frère naturel. Les condottieri révolutionnent l’Italie, chassent les seigneurs qui ne peuvent plus les payer, mettent les villes à l’encan, ce qui montre le peu de cas qu’ils faisaient de la conquête, et combien ils lui préféraient le butin. : ce n’est que faute d’acheteurs qu’ils se décident à se faire eux-mêmes souverains. Cette institution étrange d’armées sans patrie, sans chefs politiques, sans intérêts de nationalité, est un des phénomènes les plus curieux qui sortirent de la confusion où la barbarie et le christianisme, se mariant ensemble et se jetant sur l’empire, avaient fait tomber le monde. Elle ne disparut de la scène qu’à la guerre de Trente ans, après l’extermination des bandes de Tilly et de Wallenstein par Gustave-Adolphe.

A partir de François Ier, la noblesse, entraînée par les goûts de luxe, devient de plus en plus nécessiteuse ; sous Louis XIV, elle ne subsiste plus que des largesses du monarque. Sa bassesse, ses turpitudes égalent sa cupidité. C’est à l’influence de cette race de traîne-rapières qu’il faut attribuer le caractère bataillard qui est devenu, depuis le dix-septième siècle, un des traits du peuple français. Le roi ne pouvant toujours donner, la guerre fournissait un supplément. La rivalité de Louvois et de son frère Letellier contre Colbert et son fils Seignelay, rivalité qui exprime si bien l’opposition entre la noblesse orgueilleuse et affamée et la bourgeoisie enrichie par le travail, fut cause, selon l’abbé de Saint-Pierre, de la guerre de Hollande de 167I à 1678, et du bombardement de Gènes, les deux actes qui firent le plus détester à l’Europe la puissance de Louis XIV. Si le roi fait la guerre pour arrondir ses États, les nobles la font pour s’enrichir aux dépens de l’ennemi. Villars, le héros de Denain, bon homme au fond, fait naïvement confidence à Louis XIV, dans ses lettres, de la part qu’il s’adjuge dans les contributions de guerre dont il frappe les villes, ce qui ne l’empêche pas de demander sans cesse au roi de nouvelles gratifications.

Il faut arriver jusqu’à la révolution française pour découvrir dans nos mœurs militaires un commencement de réforme. Le peuple français, chez qui la vanité tient plus de place que l’avarice, tend bien moins, on le sait, à dévorer l’ennemi qu’à le faire à son image : c’est par cet esprit d’assimilation que la France est devenue si parfaitement unitaire. Avec quelle peine cependant l’idée élevée de la conquête se dégage de la pensée ignoble du pillage !

Bonaparte, le plus désintéressé de nos généraux, le plus indifférent à la richesse, le plus franchement conquérant, donne d’abord cet exemple rare, pour lequel on l’a justement loué : de ne rien prendre pour lui-même. C’est au trésor de l’armée, aux musées nationaux qu’il destine les contributions qu’il lève, ainsi que les dépouilles des églises, des couvents, des palais, qu’il fait enlever par ses commissaires, et qu’il envoie à Paris comme ses plus glorieux trophées. Le droit de la guerre, je n’ai plus à revenir sur ce point, n’admet aucune spoliation, même sous ce noble prétexte ; et quelque orgueil que nous ressentions à contempler dans les salles du Louvre ces chefs-d’œuvre d’une nation vaincue par nos armes, il faut le reconnaître généreusement, il ne nous était pas permis de les prendre. Mais, comme la justice a son progrès, il faut aussi confesser en même temps que la conduite du général Bonaparte est un des faits qui honorent le plus la république.

Plus tard, devenu empereur, il disait à ses généraux : Ne pillez pas, je vous donnerai plus que vous n’auriez pris. Je sais bien qu’ici encore c’était l’ennemi qui faisait les frais de ses distributions. Mais n’était-ce rien que de faire cesser le pillage et le gaspillage, et de réduire le droit de butiner à une simple contribution de guerre ? Ici, je me plais à le reconnaître, car l’empire me fournit assez d’autres occasions de critique, Napoléon marchait dans le droit comme il marchait dans ses conquêtes. Un économiste a fait le calcul approximatif des recettes extérieures encaissées par Napoléon de 1806 à 1810 : le chiffre pour ces cinq années est d’un milliard sept cent millions. Soit, les étrangers ont le droit de se plaindre ; 1814 et 1815 les ont dédommagés. Ce qui vient de la flûte, dit le proverbe, s’en va au tambour : souvenons-nous-en, et ne pillons plus. Mais quelle est donc la ville qui ne préférât payer une forte contribution, plutôt que de supporter trois journées de pillage ?

« Nos soldats, dit M. Thiers, à propos du siége de Tarragone, cédant au sentiment commun à toutes les troupes qui ont pris une ville d’assaut, considéraient Tarragone comme leur propriété. »

Voilà la nature prise sur le fait. Guerre c’est pillage, pense le soldat en son for intérieur. Que lui parlez-vous de politique et de droit des gens ? Dans l’état où l’a mis la bataille, il est incapable de vous comprendre. C’est en vain que le chef le plus brave, le plus obéi, lui crie : Ne pillez pas, je vous donnerai plus que vous n’auriez pris. Non, sire, le pillage !… Il y a dans ce mot quelque chose qui va mieux à l’orgueil du guerrier, qui captive bien autrement son imagination ; le dirai-je ? quelque chose qui lui semble plus en rapport avec sa conscience. Le guerrier ne vend pas sa vie pour de l’or ; il la joue bravement contre la vie de l’ennemi : le butin n’est que le monument de sa victoire, un trophée. Deux heures de pillage ! voilà le vrai triomphe, et le moins qu’un général puisse accorder à ses soldats à la suite d’un assaut.

Où en sommes-nous maintenant ? Avons-nous fait, depuis Napoléon, quelques progrès ? En 1830, nous avons conquis l’Algérie. La fréquentation des Arabes était une mauvaise école pour nos militaires. L’histoire des boudjous du général Bugeaud, un général désintéressé pour lui-même, comme l’était Bonaparte, est présente à tous les souvenirs. Le procès Doineau est venu dans ces dernières années affliger encore l’opinion. Sera-t-il dit que la conquête française, portant la civilisation aux Bédouins, aux Touariks, aux Nègres du Soudan, leur aura donné pour première leçon le pillage ?

Grâce au ciel, la Crimée, pays désert, la Lombardie, pays ami, ont été pour nos soldats une école de tempérance. Mais qui oserait se flatter qu’à la première occasion ils ne se dédommageront pas, quand on voit, en 1860, un éminent jurisconsulte, avocat à la cour de cassation et au conseil d’état, M. Hautefeuille, défendre les lettres de marque et le droit de prise, comme essentiels au droit de la guerre ? — Ne pillez pas, disait Napoléon. M. Hautefeuille, au contraire : Faites la course, faites la pille ; c’est votre droit, et comme soldats, représentants des intérêts de votre pays, et comme simples particuliers, représentants de vos propres intérêts.

D’après les principes qui régissent l’armement en course, aussitôt que deux nations sont en guerre, la piraterie, organisée par de simples particuliers et autorisée par les gouvernements, recommence entre elles, comme autrefois entre Athènes et Sparte. C’est la branche la plus lucrative du métier, celle qui agrée surtout aux marins. La course, disent les légistes, est un moyen de réduire l’ennemi plus promptement. Sans doute ; mais on peut en dire autant de la saisie des propriétés par les armées de terre. Pourquoi donc ce qui est permis au soldat de marine et à l’armateur ne le serait-il pas au soldat de terre et aux corps francs ? Pourquoi la guerre serait-elle aux uns tout profit, aux autres tout sacrifice ?

« La guerre est la guerre, disait à propos du livre de M. Hautefeuille le Journal des Débats. Il faut la prendre pour ce qu’elle est. On ne l’empêchera jamais de nuire aux fortunes particulières, pas plus qu’à celles de l’état. Il ne serait pas même bon qu’il en fût autrement, car, le jour où les intérêts de l’État sont devenus distincts de ceux des individus, la nation est bien près de sa ruine. »

Aussi légèrement raisonné que légèrement écrit. A ce style facile, à cette morale encore plus facile, on reconnaît l’esprit académique et conservateur des Débats. Réformer la guerre, quelle entreprise ! Tenons-nous comme nous sommes : il n’en arrivera ni mieux ni pis, et nous sommes certains de ne pas plus nous égarer que ne se sont égarés nos pères. Donc la guerre, d’après M. Hautefeuille et d’après le Journal des Débats, ce n’est pas seulement la conquête, comme Napoléon inclinait à le croire ; la guerre c’est le pillage. Et quand les puissances réunies en congrès proposent, pour adoucir les maux de la guerre, non pas même de déclarer les navires de commerce et leurs cargaisons à l’abri des hostilités, les plénipotentiaires feraient jeter les hauts cris s’ils s’aventuraient jusque-là, mais simplement de réserver la poursuite de ces navires aux vaisseaux de guerre et d’abolir les lettres de marque, il se présente des avocats et des journalistes bons bourgeois pour protester contre cet exorbitant privilége de l’état, et plaider, au nom de la morale politique, la cause des pirates.


CHAPITRE X


CONSÉQUENCES QUE POURRAIT AVOIR, AUX TERMES DU DROIT EN VIGUEUR, UNE GUERRE ENTRE LA FRANCE ET L’ANGLETERRE


Ni le raisonnement, ni une conception plus haute de la justice, ni l’honneur des nations, ne suffisent pour triompher d’abus invétérés, acceptés par la coutume et passés à l’état légal. La terreur des intérêts, que l’on voit parfois enfanter de si grandes lâchetés, peut seule opérer certaines conversions. A ceux-là donc que nos arguments ne sauraient convaincre, je proposerai, comme application éventuelle du droit en vigueur, l’hypothèse suivante, sur laquelle je les prie de faire connaître leur sentiment.

La guerre, après avoir grondé longtemps entre la France et l’Angleterre, éclate enfin. Les motifs et les prétextes n’y manqueront pas. Ce sera, avec le ressentiment des anciennes luttes et des vieilles injures, non pas sans doute la nécessité d’une incorporation : ce que la Manche a séparé, la politique ne le joindra jamais ; mais la prépotence sur l’Europe et sur le globe. Nous faisons pour le moment abstraction des autres puissances, qui comptent bien pour quelque chose ; nous supposons les jours d’Austerlitz et de Friedland revenus. Le continent est affaissé sous les armes de la France : il ne reste devant elle qu’un champion, c’est l’Angleterre. Des deux côtés du détroit les journaux prêchent la guerre à outrance et la nécessité d’en finir. Les cœurs s’exaltent aux récits semi-légendaires de la guerre de Cent ans ; chacune des deux nations rappelle ses victoires, ses conquêtes et ses hauts faits. Les Anglais célèbrent les journées de l’Écluse, de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt ; ils se souviennent d’avoir possédé Dunkerque, Calais, Boulogne, le Havre, Bordeaux. Un jour, un de leurs rois fut roi de France, et peu s’en fallut que les pays de langue d’oc et de langue d’oïl ne devinssent de langue d’yes. Tandis que la terre britannique est restée vierge des invasions des Français, et n’a jamais reçu la visite que de leurs touristes… le peuple anglais se vante d’avoir, dans ses guerres avec la France, toujours gagné la belle ; une seule fois la France a eu le dessus, mais elle combattait contre l’Angleterre en compagnie de soldats de race anglaise, dans la guerre d’Amérique. C’est l’Angleterre qui a brisé l’orgueil du grand roi dans la guerre de la succession d’Espagne ; c’est l’Angleterre qui a terrassé le grand empereur. Qu’est-ce que la défaite si promptement réparée de Fontenoy, auprès de tant de victoires, dont le résultat a été par deux fois de délivrer l’Europe de l’insolence française, et d’assurer à la Grande-Bretagne l’empire des mers ?…

Ces diatribes, rapportées de ce côté-ci de la Manche, exaspèrent le peuple français. Si quelque chose en France peut réunir en un même sentiment les partis qui la divisent, c’est une guerre contre l’Angleterre. Les légitimistes reprochent au gouvernement anglais d’avoir conspiré le renversement des Bourbons ; les orléanistes, d’avoir préparé la chute de Louis-Philippe ; les républicains, d’avoir appuyé le coup d’État du 2 décembre. Le socialisme est ennemi de l’Angleterre, parce qu’il la considère comme le centre et la forteresse du capitalisme exploiteur et malthusien, qu’il a juré de détruire. Le clergé l’exècre pour ses missions à la Pritchard. Toute la nation a sur le cœur les vingt-quatre années de guerre de la république et de l’empire, les siéges de Toulon et de Dunkerque ; les défaites d’Aboukir, de Trafalgar, de Waterloo, la perte de ses colonies, les affaires de Périm, de Suez, du droit de visite, du Maroc, et en dernier lieu l’intervention après coup des Anglais dans la révolution italienne. Jamais tant de matières combustibles ne furent amoncelées entre deux pays ; et il suffit d’une étincelle pour y mettre le feu. Que la guerre se déclare, elle ne finira que par l’humiliation définitive de l’une des deux puissances.

Comparons maintenant, d’une manière sommaire, les facultés des deux pays.

Population. — La France compte, depuis l’annexion de la Savoie et de Nice, trente-sept millions d’habitants ; la Grande-Bretagne, vingt-huit millions.

Territoire. — Celui de France est plus étendu et de qualité supérieure.

Industrie, commerce, agriculture, marine, colonies. Sur tous ces points la supériorité est à l’Angleterre.

Guerre. — L’armée française est la plus formidable machine de destruction qui existe, supérieure même à ce qu’elle fut sous le premier empire. Mais cet avantage est compensé par la supériorité de la marine anglaise et par l’étendue plus grande de son action. Tandis que les armées de terre se meuvent lentement et n’occupent qu’une faible étendue de pays, l’Angleterre avec ses vaisseaux enceint le globe.

Gouvernement. — Celui d’Angleterre est une bourgeoisie constitutionnelle ; celui de France une monarchie militaire. Le premier l’emporte dans la paix ; le second est préférable, à ce qu’on assure, pour la guerre.

Dette publique, budget. — La dette française est d’environ dix milliards, la dette anglaise de vingt. L’avantage est à la France. Mais cet avantage se change en désavantage, si l’on compare le capital accumulé dans les deux pays, la somme des affaires et des profits, et le budget. À ce point de vue, l’avantage passe à l’Angleterre.

État social. — L’inégalité des fortunes est moindre en France ; en revanche l’esprit d’entreprise est plus développé en Angleterre. L’Anglais est plus travailleur et consomme davantage ; le Français est plus artiste et consomme moins. Le génie de l’invention est au même degré dans les deux pays : mais l’Angleterre tire meilleur parti de ses découvertes que la France, qui se soucie médiocrement des siennes.

Au total on peut dire, ce que maint patriote anglais niera, et que maint patriote français n’accordera pas davantage, que, comme les qualités physiques, intellectuelles et morales dans les deux races sont équivalentes, les forces des deux États sont à peu près égales.

Vis-a-vis de l’étranger, ce que l’Angleterre doit d’influence à sa force productrice, à son commerce envahisseur, à ses immenses capitaux, à ses institutions libérales, la France l’obtient par sa position continentale, sa centralisation, sa propagande révolutionnaire et ses armées. Quant aux nationaux eux-mêmes, on peut dire que l’orgueil britannique et la vanité française sont partout également insupportables.

De toutes ces différences on peut conclure quels seraient, pour chacun des deux pays, la portée et le risque d’une guerre de suprématie poussée à outrance. Puisque l’Angleterre l’emporte par son aristocratie et sa bourgeoisie, par son commerce, sa richesse, ses colonies, il est clair, d’après le droit en vigueur qui autorise tous les moyens de réduire l’ennemi, autant que d’après les conseils de la plus vulgaire prudence, que c’est sur la richesse anglaise, sur la marine, les colonies, les capitaux, les manufactures de la Grande-Bretagne, sur son aristocratie bourgeoise et nobiliaire, que devra porter l’action de la France, si la France est victorieuse. Par la même raison, ce sera sur la centralisation française et sur son organisation militaire que frappera l’Angleterre, si l’Angleterre gagne cette suprême et décisive bataille.

Examinons, l’une après l’autre, ces deux alternatives.

Supposons d’abord qu’après une traversée heureuse et une première défaite de la flotte anglaise, cent mille Français débarquent sur la côte d’Angleterre, suivis bientôt de cent mille, et s’il le fallait, de deux cent mille autres. Il est permis de croire que devant des armées régulières de cette importance les volontaires anglais, quelle que fût leur bravoure, ne tiendraient pas longtemps. L’Angleterre envahie et vaincue, Londres, Birmingham, Manchester et Liverpool occupés, la force navale d’Angleterre obligée par l’invasion du pays de capituler, voici ce que, d’après le droit de la guerre établi, la France pourrait faire, dans l’intérêt de sa suprématie à venir et pour l’assujettissement définitif de sa rivale :

La nation entière serait désarmée ;

Toute l’aristocratie et la bourgeoisie expropriée, dépouillée, réduite à la condition du prolétariat ;

La dette publique, la dette hypothécaire et la dette commanditaire déclarées éteintes ;

La terre, après cet immense dégrèvement, affermée par petits lots de quatre à dix hectares, et moyennant redevance de cinquante pour cent au-dessous du taux actuel des fermages ;

Les mines, les filatures, les chantiers de construction, toute l’industrie anglaise, traitée de la même manière et livrée à des compagnies d’ouvriers, moyennant intérêt de deux pour cent du capital ;

Toute la marine de guerre, les arsenaux, les magasins, déclarés de bonne prise ; l’Inde et les colonies passeraient à la France ; quant aux navires de commerce, partie serait dirigée vers les ports français, le reste abandonné à des compagnies de marins, organisées dans les mêmes conditions que les fermiers, les mineurs et tous les autres ouvriers ;

Enfin, une contribution de quatre milliards en numéraire, tableaux, statues, bijoux, vaisselle, meubles, linge, effets et marchandises, prélevée sur les classes élevées, et répartie entre le domaine et les sept millions de familles les moins aisées de la France.

Des percepteurs, installés dans toutes les paroisses de l’Angleterre et de l’Écosse, seraient chargés, au nom et pour compte du peuple français, d’encaisser par douzièmes les tributs établis sur l’agriculture, l’industrie, les mines, le commerce, la pêche, etc.

Cela fait, à la satisfaction commune de la plèbe anglaise, émancipée et enrichie par la ruine des nobles et des bourgeois, et de la plèbe française, gorgée des dépouilles de l’ennemi, il n’y aurait plus de rivalité entre les deux rives de la Manche, plus d’aristocratie anglaise, plus d’exploitation anglaise, plus d’orgueil anglais. L’Angleterre serait débarrassée même de son épiscopat et de son gouvernement. Une armée d’occupation et une haute police, voilà tout ce qu’il faudrait au vainqueur pour assurer sa jouissance et maintenir l’ordre. La France alors régnerait seule ; le revenu qu’elle tirerait d’outre-Manche couvrirait les dépenses de l’empire ; le peuple français, n’ayant rien à payer, redeviendrait le plus gai du monde ; l’obéissance lui serait légère ; et la plèbe d’Albion, débarrassée de ses exploiteurs, contente de son sort, lui tendrait une main fraternelle.

Ici la raison d’État se joignant à la raison économique, les considérations d’ordre public aux considérations d’humanité, rien ne manquerait à la légalité de ce grand acte de dépossession et de dénationalisation.

Voilà ce qu’aux termes de la jurisprudence guerrière, professée par tous les légistes depuis Grotius jusqu’à M. Hautefeuille, pratiquée avec plus ou moins d’intelligence par tous les conquérants, depuis Nemrod jusqu’à Napoléon ; par toutes les aristocraties, depuis les patriarches de la Bible jusqu’aux boyards de Moscovie et aux lords d’Angleterre ; par toutes les bourgeoisies, depuis celles de Tyr et de Carthage jusqu’à celles de Venise, d’Amsterdam et de Londres ; voilà, dis-je, ce que la France victorieuse serait en droit de faire subir à sa rivale, à la suite d’une guerre pour la suprématie en Europe. Le seul moyen, en effet, de contenir une nation vaincue et dont l’incorporation est impossible, c’est d’anéantir par la spoliation toute la classe riche et de faire du pays une vaste métairie, en divisant la population contre elle-même et faisant participer aux dépouilles de la classe riche la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.

Supposons maintenant la fortune contraire : l’Angleterre, appuyée par une coalition européenne, détruisant la flotte française dans un autre Aboukir ; les armées impériales anéanties dans un second Leipzig, suivi d’un second Waterloo ; la France envahie, Paris pris. Quelle sera la pensée des vainqueurs ? Le baron de Stein, l’esprit le plus libéral de toute l’Allemagne, mais qui n’aimait pas la France, Blücher et le Tugendbund nous l’ont dit, il y a quarante-six ans, et je l’ai entendu de mes propres oreilles répéter par leurs successeurs : ce sera, après avoir opéré sur la constitution économique du pays comme il a été dit tout à l’heure pour l’Angleterre, d’en finir avec l’unité française, cause première du militarisme français et des inquiétudes de l’Europe. Ici point d’aristocratie à déraciner : il s’agit, en poussant à sa dernière conséquence le principe d’égalité, si cher au peuple, d’opérer le démembrement du pays.

La nation étant donc désarmée, les forteresses et les ports détruits, les arsenaux vidés, les vaisseaux de guerre confisqués, toutes les dettes abolies, dette publique, dette hypothécaire, dette commanditaire, dette chirographaire ; une contribution de guerre de quelques centaines de millions frappée sur la bourgeoisie ; la terre serait livrée aux paysans, par lots incessibles et inaliénables, et moyennant une redevance égale à peu près à 50 % de la rente du sol ; les transports, les manufactures, les banques, les mines, la marine, organisés en services publics, et la classe travailleuse appelée, à la place de la bourgeoisie rentière et commanditaire, aux bénéfices des exploitations. Pour plus de sûreté, on abolirait les grandes industries du pays, ne lui laissant que les articles de luxe et de goût, pour la production desquels le positivisme anglais ne peut lutter avec la délicatesse française. C’est ainsi qu’à la place de ses anciennes écoles d’artistes et de ses corporations de métier, l’Italie a des fournisseurs de marbrerie et de peinture, pour l’exportation à l’étranger. Sur les profits de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, partie serait réservée pour les frais des nouveaux États, partie payée à l’ennemi, à titre de tribut.

Ces mesures générales prises, on procéderait à la division de l’empire français en douze régences indépendantes, ayant chacune pouvoir législatif et pouvoir exécutif nommés par le peuple ; plus, université, organisation judiciaire, banque centrale, bourse, etc. Les nationalités absorbées dans l’empire français seraient rappelées à la vie : Normandie, Flandre, Lorraine, Alsace, Bourgogne, Auvergne, Touraine, Dauphiné, Provence, Languedoc, Bretagne, etc., avec Rouen, Lille, Metz, Strasbourg, Dijon, Clermont, Orléans, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, pour capitales.

Resterait, pour consolider l’œuvre, à détruire Paris. Détruire Paris, ce n’est pas en raser les maisons ; Paris est plus que de la matière, c’est une idée, et c’est l’idée qu’il faudrait atteindre. Il suffirait, après la décentralisation de l’empire, de démolir les cent cinquante principaux monuments de la capitale : églises, palais, théâtres, ministères, mairies, musées, écoles, casernes, prisons, hôpitaux, écoles, académies, conservatoires, tribunaux, halles, entrepôts, arcs de triomphe, colonnes, la Bourse, la Banque, l’Hôtel de ville, les ponts et les gares de chemins de fer. Tout le mobilier appartenant à l’État, à la ville et aux établissements publics, déménagé et distribué aux douze nouvelles capitales. Avec une masse de population comme celle de Paris, rendue disponible, et qu’il serait facile, en la renvoyant dans ses départements, d’intéresser au succès de l’opération, huit jours suffiraient pour consommer cet acte de suprême vandalisme.

En six semaines, les dix-neuf-vingtièmes des habitants du département de la Seine se seraient écoulés dans les provinces. Paris ne serait plus qu’un amas de matériaux qui, pendant des siècles, fournirait aux besoins de la France entière. On y viendrait acheter des maisons toutes faites, que l’on transporterait au loin, pour servir à l’édification d’une France nouvelle. Les douze régences, chacune de deux à quatre millions d’âmes, formeraient une confédération de petits États qui, à peine venus à l’existence par le bon plaisir de l’étranger, fondés sur la spoliation et la banqueroute, seraient les plus grands ennemis de l’unité. La nationalité est un sentiment si débile dans les multitudes, si prompte à se confondre avec l’intérêt de clocher, que la plèbe des villes et des campagnes, enrichie par la ruine politique de la nation, prendrait rondement la chose, et, comme la bourgeoisie de 1814, voterait des remerciments à l’étranger. A toutes les époques de crise il surgit par bandes, comme une génération spontanée, des figures hétéroclites qui traduisent en charge le sentiment public, soulèvent l’épouvante, la pitié ou le dégoût, et disparaissent ensuite sans laisser de vestige. 1789 a eu ses brigands, 1793 ses sans-culottes, 1796 sa jeunesse dorée, 1815 ses verdets. Nous aurions les fanatiques du démembrement, criant et faisant crier : A bas la France ! Nombre de militaires, de savants, d’artistes, tout ce qui aurait le sentiment de la vie et de la dignité française, en voyant la patrie guillotinée, se brûleraient la cervelle ou deviendraient fous : au bout de trois ans il n’y paraîtrait plus. Un grand État, une grande nation, aurait disparu. Mais la vigne continuant de fleurir, les campagnes de se couvrir de moissons, le vin coulerait, l’argent circulerait, on boirait, on chanterait, on rirait, on ferait l’amour, comme au lendemain du déluge : Nubebant et bibebant, plantabant et œdificabant. Et il se pourrait que le peuple ainsi décapité fût encore plus heureux que ses maîtres, ô vanité de la guerre et de la politique !…

Que tous les hommes qui aiment leur pays ; que ceux pour lesquels les États sont autre chose que de vaines abstractions et qui ne croient pas que, la vie et même le bien-être des individus sauvés, tout soit sauvé, que ceux-là y réfléchissent. Dans tout ce que je viens de dire, il n’y a pas exagération d’un iota. Sans doute, la guerre n’a plus pour objet direct, avoué, le pillage ; sans doute la conquête, telle que la recherchèrent les Louis XIV, les Frédéric II, les Napoléon, est à autre fin que de percevoir, à la manière turque, un tribut. Mais il peut se faire, dans la condition économique actuelle des nations, et précisément en raison de leurs rapports économiques, que la ruine et la dissolution d’une société, que l’expropriation d’une nation tout entière apparaisse comme le seul moyen de mettre un terme à l’effusion du sang. Or, nous avons cité les paroles des auteurs : pour réduire un ennemi opiniâtre et toujours renaissant, tous les moyens que fournit la victoire sont licites, la dissolution de l’État, le partage du territoire, l’enlèvement des colonies, l’expropriation des citoyens. C’est ainsi que le tiers-état en a usé pendant la révolution vis-à-vis du clergé et de la noblesse : pourquoi une nation n’en userait-elle pas de même vis-à-vis d’une autre nation ? Et pourquoi, enfin, ô sagesse profonde du Journal des Débats, si jamais la guerre se rallume entre la bourgeoisie et le prolétariat et que celui-ci soit le maître, pourquoi le prolétaire n’userait-il pas aussi de la victoire vis-à-vis du bourgeois ? Patere legem quam ipse docuisti, vous dirait-il. Et vous, vous répondriez en baissant la tête : Tu l’as voulu, Dandin : Merito hæc patimur.

Ce qui me reste à dire de la conquête et du caractère qu’elle tend à prendre dans les temps modernes, rendra ces appréhensions encore plus plausibles.


CHAPITRE XI


CE QUE LA CONQUÊTE TEND A DEVENIR : RÉDUCTION DE LA GUERRE A L’ABSURDE.


L’homme a rarement le courage de ses idées. Cette paresse d’exécution est le principe de bien des inconséquences ; elle est aussi une sauvegarde contre bien des fureurs. Malgré le verbiage des légistes, la rhétorique des historiens et la jactance des militaires, le doute s’est glissé dans les esprits. On ne s’est pas demandé, avec la précision que j’y ai mise, ce que c’est en soi que le droit de la guerre ; quel en est le principe ; quelles sont les conditions de son exercice ; jusqu’à quel point il est permis de saccager et d’occire ; si, par conséquent, la spoliation du vaincu a rien de commun avec les lois et l’objet politique de la guerre, et s’il est tel cas qui puisse autoriser la destruction d’une nationalité et l’expropriation de tout un peuple, comme je viens d’en faire, dans le précédent chapitre, l’hypothèse. Ces questions, et bien d’autres que soulève l’idée si ridiculement méconnue d’un droit de la force, dorment ensevelies dans la conscience des peuples.

Mais, à défaut d’une critique savante, l’influence générale de la civilisation, l’adoucissement des mœurs, le sentiment confus d’une constitution supérieure vers laquelle l’humanité est poussée, ont commencé à détremper, si j’ose ainsi dire, la férocité de l’homme de guerre. Une pudeur secrète le saisit, lui, l’homme de toutes les licences ; il sent que ces idées de dévouement, d’honneur, de liberté, dont il est le représentant et le héros, sont incompatibles avec les procédés du brigandage ; il éprouve, à l’idée de pillage, un insurmontable dégoût. Si l’ère des conquêtes est passée, il n’en sait rien ; mais il se dit que la guerre, quelle que soit sa cause profonde, a pour but non de trancher un problème d’économie, mais de résoudre une question politique ; que des lors la guerre est censée se faire entre les états plutôt qu’entre les peuples ; qu’en aucun cas la conquête ne saurait avoir pour effet de créer, par la spoliation et la déchéance, des peuples entiers de colons et de serfs ; que l’incorporation d’une ville, d’une province n’implique aucunement la spoliation des particuliers ; que dès lors le droit de conquête, tel que le droit des gens le suppose, ne pouvant être exercé que par l’état, est soumis aux règles qui président à l’accroissement et à la délimitation des états, et exclut toute idée de confiscation et de servitude.

Ces sentiments sont aujourd’hui ceux de toutes les nations civilisées ; c’est pour cela qu’ils gagnent jusqu’aux militaires. De même que l’on est tacitement convenu, comme l’a dit Grotius, de ne pas mettre à prix la tête des princes, alors même qu’il existe des raisons de croire que la guerre est toute de leur fait ; de même il y a convention tacite de ménager, en cas de conquête, la classe des propriétaires, dont la mise à nu équivaudrait à une décapitation du peuple. Quel souverain en Europe se soucierait de régner sur une nation composée uniquement de parias ? L’Angleterre ne le fait pas même avec les Hindous, dont elle ménage les rajahs et les brahmanes. Les nationalités ont vécu et grandi jusqu’à présent par leurs aristocraties ; c’est pour cela que la Pologne ne sera pas regardée comme soumise et définitivement incorporée tant qu’il restera une noblesse qui la représente et qui proteste ; et c’est pourquoi la conscience universelle réprouve les exécutions et les confiscations exercées contre cette noblesse par des conquérants qui ne savent ni la fléchir ni la remplacer.

Mais, si telle est la tendance des mœurs modernes, s’il est acquis à la civilisation que l’incorporation d’un pays dans un autre emporte de plein droit, pour les habitants incorporés, avec l’isonomie, le respect de leurs propriétés, quel avantage peut offrir encore la conquête, et comment la guerre ne cesse-t-elle pas d’elle-même, faute de pouvoir être bonne à rien ? Qu’importe au Piémont d’obtenir la Lombardie, à l’Autriche de l’avoir perdue, si en dernière analyse les habitants de cette province jouissent des mêmes avantages, supportent les mêmes charges, que ceux de l’État dans lequel ils se trouvent incorporés ; si, selon les règles d’une bonne administration, l’impôt payé par chaque localité ne doit être dépensé que pour le service de la localité ? Qu’est-ce que le Piémont, la France, la Suisse, ont à perdre ou à gagner, dans de telles conditions, à l’annexion de la Savoie ? De quel avantage serait pour nous autres Français la frontière du Rhin ? Et réciproquement, que peut faire à la Lombardie de se dire piémontaise plutôt qu’autrichienne ; à la Savoie de devenir républicaine en s’unissant aux Suisses, ou impériale en passant aux Français ; à la Belgique de conserver son indépendance ou d’entrer dans notre orbite ? Avec l’isonomie qu’aucun État conquérant ne refuse plus ; avec un budget réduit à sa plus juste expression ; avec le libre échange qui gagne partout en faveur ; avec la jouissance des libertés politiques, la question de nationalité est, à ce point de vue des intérêts, de la plus parfaite insignifiance. Que deviennent, enfin, les questions de territoire, de frontière, de colonies, de marine, de douanes, si, d’un côté, l’objet pour lequel on est censé faire la guerre, pour lequel on l’a faite de tout temps, bien qu’on se soit de tout temps gardé d’en rien dire, le butin, le tribut, la confiscation, la terre, les colonies, les priviléges commerciaux, si cet objet de la guerre, dis-je, n’existe plus ; si d’autre part, la liberté est partout égale, si les droits sont les mêmes, si les institutions ne différent que par tes mots, si la solidarité enfin, aussi bien entre les cités qu’entre les individus, n’excluant pas l’indépendance, offre partout les mêmes garanties et les mêmes réserves ?

Il est évident que la guerre, affranchie du motif secret et honteux qui la détermine, par l’abolition du pillage, de la course, des contributions de guerre, et de toute espèce de réquisition, entourée ensuite de tous les droits civils, politiques, internationaux, qu’elle-même a fait naître, va se trouver sans objet ; qu’il ne viendra à la pensée de personne d’y avoir recours, puisque ni la richesse ni l’honneur de la patrie n’y sont plus intéressés ; que les difficultés internationales, ramenées à des questions de droit simple, peuvent être diplomatiquement ou arbitralement résolues ; enfin, que la justice de la force et tout son appareil, tout ce qui en dépend, tout ce qui la suppose, l’implique, la soutient, toute cette juridiction et cette jurisprudence doivent être supprimées, faute de justiciables.

Cette conclusion est des plus graves, attendu qu’il s’agit ici de bien autre chose que d’un simple désarmement et de la cessation du carnage ; il y va de tout le système politique, fondé en entier sur la guerre, et que rien jusqu’ici ne semble pouvoir remplacer. C’est l’observation même que nous nous sommes faite dès les premières pages de cet ouvrage : Qu’est-ce que la société sans l’État ? Et qu’est-ce que l’état lui-même, sans ce que Rousseau nomme le prince, monarque ou magistrat, héréditaire ou élu, c’est-à-dire sans la guerre faite homme et portant l’épée ?

La situation est pressante, et l’on se demande comment la guerre saura y échapper, et ce que la société, si la guerre succombe à cette épreuve, deviendra sans elle.

C’est ici que nous allons voir la guerre, poursuivie, si l’on me permet cette métaphore toute militaire, dans son dernier retranchement, faire éclater sa contradiction et se montrer dans sa laideur.

Il en est des idées et des institutions comme des villes et des États : elles se défendent jusqu’à extinction. La guerre, je parle d’elle comme je ferais d’une personne vivante, défendant son existence menacée, la guerre ne veut pas s’en aller ; elle ne veut pas mourir. Elle a dès longtemps prévu l’objection qui lui serait faite ; tacticienne prévoyante, elle s’est ménagé une retraite, un passage dérobé, où nous allons la suivre.

La cause première de la guerre, avons-nous dit, est le paupérisme, en autres termes, la rupture de l’équilibre économique. Son but secret, mais réel, est de subvenir au déficit par la conquête, autrefois, et moins cérémonieusement, par la confiscation, le tribut, le pillage. Supprimez la cause première de la guerre, elle n’existe pas. Interdisez-lui le but que cette cause lui assigne, elle n’a plus de raison d’être. Or, comme le paupérisme ne semble pas pouvoir jusqu’ici être éteint, que la guerre n’a pas reçu cette mission ; comme par conséquent l’antagonisme parait inhérent à l’humanité, la guerre ne peut pas être éliminée, et puisqu’elle existe, il faut qu’elle consomme. Que fera-t-elle donc, si d’un côté elle est obligée par sa propre loi de traiter sa conquête comme son propre État, de l’administrer en bonne mère de famille ; si d’autre part le point d’honneur lui interdit le pillage ?

La guerre ne peut mentir à sa cause. Fille de famine, après avoir cherché pâture à l’étranger, mais forcée par le progrès de la civilisation de renoncer à l’étranger, elle va se rejeter sur ses propres nationaux ; comme Saturne, elle dévorera ses enfants, et c’est afin d’augmenter le nombre de ses victimes et d’éloigner son suicide, qu’elle continue de chercher des conquêtes.

La guerre, en autres termes, tend à esquiver le libéralisme qui la poursuit en se réfugiant dans le gouvernementalisme, autrement dit système d’exploitation, d’administration, de commerce, de fabrication, d’enseignement, etc., par l’État. Donc, on ne pillera plus, c’est ignoble ; on ne frappera plus de contributions de guerre, on ne confisquera pas les propriétés, on renoncera à la course, on laissera à chaque ville ses monuments et ses chefs-d’œuvre, on distribuera même des secours, on fournira des capitaux, on accordera des subventions aux provinces annexées. Mais on gouvernera, on exploitera, on administrera, etc., militairement : tout le secret est là.

Un État peut se comparer à une compagnie en nom collectif ou anonyme, dans laquelle il y a d’immenses capitaux à manier, de grandes affaires à traiter, de gros profits à faire ; par conséquent, pour les fondateurs, directeurs, administrateurs, inspecteurs et tous autres fonctionnaires, des gratifications à espérer, plus de magnifiques traitements. Les services sont organisés, hiérarchisés en conséquence, selon l’ordre de mérite et d’après les états de service des sujets. Plus l’État prend d’extension, plus le pouvoir a de fonds en maniement ; mais plus il manie d’argent, plus naturellement il en reste à son personnel et à toutes ses créatures.

La cause première de la guerre, à savoir le paupérisme, continuant d’agir, agissant même par en haut avec plus, d’intensité encore que par en bas, il y a donc toujours militarisme au dedans et tendance à la conquête au dehors ; seulement la guerre, au lieu de piller et pressurer le peuple conquis, réalise ses bénéfices sous une autre forme. De même qu’aux siècles d’Alexandre et de César le pillage héroïque s’était transformé en conquête, de même la conquête tend à se transformer à son tour en gouvernementalisme.

Préfectures, commissariats, dotations, pots-de-vin, sinécures, traitements, pensions, remplacent les exactions proconsulaires, les dépossessions, la latifundia, les ventes d’esclaves, les confiscations, tributs, fournitures de grains, de fourrages, de bois, etc. C’est surtout au moment de la prise de possession que se font les bons coups. Que de services à créer, d’emplois à distribuer ! Que de promotions ! Quelle bureaucratie ! Et pour les gens d’affaires, que de spéculations ! Voilà la guerre dans sa phase la plus élevée, la guerre avec l’isonomie, sans expropriation et sans pillage.

Un effet de ce système est de faire croître les dépenses de l’État, qu’on devrait appeler de leur véritable nom frais de guerre, à mesure que la hiérarchie se renforce et s’élève, à mesure par conséquent que l’État s’étend, ou ce qui revient au même que le gouvernementalisme se développe. Sous l’empire de Napoléon Ier, qui faisait encore la guerre à l’ancienne mode, l’extension du pouvoir central, son ingérance, étaient loin, malgré la sévérité de l’administration, de ce qu’elles sont devenues depuis. Le budget n’atteignait pas un milliard. Sous la Restauration, la monarchie de juillet, la république de 1848 et le second empire, la hiérarchie politique s’est développée, l’administration centrale s’est fortifiée de tout ce qu’a perdu la vie locale, et le budget de 1860 est prévu à un milliard neuf cent vingt neuf millions. Ce résultat du développement gouvernemental qui caractérise les grandes agglomérations politiques est ce qui cause le plus d’effroi aux petits États. Comme les petits animaux en présence des grands quadrupèdes, ils ont peur d’être engloutis, à moins que, comme la pauvre Savoie, ils n’espèrent tirer de leurs dominateurs plus que ceux-ci ne sauraient leur prendre. Dans ce cas on peut dire que ce sont les rats qui dévorent les éléphants ; car il faut toujours, dans ce monde d’extermination, que l’un mange l’autre.

Ainsi la guerre tourne dans un cercle. Après avoir absorbé tout ce qui se trouvait à sa portée et qui ne pouvait se défendre, chaque État est induit à s’armer contre lui-même et à se traiter en pays conquis. Cette étrange conclusion, que devait faire ressortir, plus qu’aucune autre époque, le dix-neuvième siècle, en raison de son progrès politique et industriel, est un des plus graves dangers qui menacent les peuples et les gouvernements.

En 1823, la monarchie légitime éprouve le besoin de se rallier l’armée, de se donner une attitude militaire qui la rende redoutable au dehors, en même temps qu’elle ressusciterait son parti et ranimerait sa tradition au dedans. Par les conseils de M. de Chateaubriand et avec l’approbation de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse, elle entreprend la guerre d’Espagne. Voilà la légitimité triomphante, le duc d’Angoulème devenu un héros, les émigrés dans l’enthousiasme. Que leur donnera l’Espagne, pour l’avoir délivrée de ses révolutions ? Rien : la guerre d’Espagne fut l’acte désintéressé d’une politique d’ordre. Mais la France payera : en 1825 fut voté le milliard d’indemnité, en actions de grâces de la victoire remportée sur les Cortès. Sans doute le vote n’a pas été motivé sur le droit de guerre ; d’autres considérations l’ont déterminé et rendu moins odieux à la bourgeoisie et aux peuples. Mais cette indemnité, on ne se serait pas cru en mesure de la lever, sans l’appui des vainqueurs du Trocadero.

Cinq ans après, en 1830, cette même monarchie légitime fait la conquête d’Alger. On y saisit quelques millions sur lesquels on ne comptait guère ; puis on se hasarde, par les ordonnances de juillet, à faire une nouvelle traite sur la révolution, qui cette fois refusa de payer.

Parlerai-je du gouvernement de Louis-Philippe, surnommé la paix à tout prix ? Que lui ont valu les campagnes d’Afrique, la prise d’Anvers, l’occupation d’Ancône ? Rien, si ce n’est de se soutenir, tant bien que mal, à travers les conspirations, les insurrections, le mépris croissant, la misère grondante. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’en dix-huit ans la guerre, que nous n’avons faite à personne, nous a enlevé, à la pointe de la baïonnette, une somme d’au moins six milliards.

Maintenant où en sommes-nous ? La gloire, depuis 1852, a de nouveau couronné nos armes ; mais la question n’est pas là. La France entretient une armée de six cent mille hommes ; les autres puissances, chacune selon ses moyens, l’imitent. Que nous ayons ou que nous n’ayons pas la guerre, que nous soyons vainqueurs ou vaincus, le résultat sera celui-ci : les conquêtes, par le fait de l’isonomie qu’on ne refuse plus aux pays incorporés, et par celui des libertés politiques devenues le patrimoine commun des nations, donnant zéro de bénéfice, il reste que les armées, qui aux termes du droit de la guerre devraient vivre de la guerre et enrichir leurs patries respectives, se nourrissent de la substance de leurs peuples. Sur un budget d’un milliard neuf-cent vingt-neuf millions, le département de la guerre en absorbe six cents. C’est ce qu’on appelle la paix armée. Lors de l’expédition de Crimée le gouvernement a emprunté, en sus du budget, un milliard cinq cents millions ; la guerre de Lombardie a exigé un supplément de cinq cents millions, total deux milliards en cinq ans. Ajoutez les pensions, les dotations, la caisse de l’armée, et cet éternel décime de guerre que Napoléon Ier, malgré son talent de nourrir la guerre par la guerre, fut forcé d’établir, que nous payons depuis plus de cinquante ans, que nous payerons, si le système ne change, dans les siècles des siècles, et nous arrivons à ce singulier résultat que la guerre se réduit, en dernière analyse, a donner ses citoyens en pâture à ses soldats.

Eh bien, c’est en présence de ces faits, des conséquences qu’ils traînent à leur suite et des idées sans nombre qu’ils font jaillir, que je reprends l’hypothèse développée au chapitre précédent, touchant une guerre entre la France et l’Angleterre.

La guerre, ayant sa cause dans l’anarchie économique, que toutes les nations civilisées s’accordent à admettre, sous le nom de liberté du commerce et de l’industrie, comme une vérité scientifique, peut être regardée comme indestructible. La preuve, c’est que l’Europe, qui depuis quarante-six ans est entrée dans l’ère de la paix armée, au lieu de tendre à la paix désarmée, arme tous les jours davantage.

La conquête, dans les conditions où elle s’accomplit de nos jours, ne rapporte rien au conquérant ; loin de là, elle ne sert qu’à faire croître les frais d’État en proportion toujours plus rapide que le revenu. Ajoutez que les motifs de la guerre, après s’être constamment renfermés dans la sphère de la politique, tendent, par l’effet du scepticisme politique et du désillusionnement général, à s’accuser comme motifs économiques et conséquemment à s’identifier avec la cause première.

Admettant donc l’hypothèse d’une guerre à outrance entre la France et l’Angleterre, et attendu, d’un côté, qu’une pareille guerre ne pourrait se résoudre en une incorporation, parce que la nature des choses y est contraire ; d’autre part qu’elle aurait pour motif avoué, ici de vaincre la prééminence qu’assure à l’Angleterre son industrie, son commerce et sa richesse ; là de détruire l’influence exercée par la France sur le continent par la puissance de sa centralisation et de ses armées, il est clair que, si l’on voulait pour tout de bon en finir, la nation victorieuse devrait, écartant toute fausse générosité et toute fausse honte, prononcer la dissolution politique et l’expropriation en masse de la nation vaincue, à peine de s’exposer à subir un jour de terribles représailles. Impossible, pour mettre un terme à cette rivalité acharnée, de trouver une autre solution.

Remarquez du reste que cette épouvantable exécution serait autorisée par le droit de la guerre tel qu’il a été exercé dans tous les temps et que l’enseignent les légistes. Le droit des gens n’y contredirait pas non plus, puisque d’après les mêmes autorités le droit des gens n’est autre que celui de la guerre ; le droit politique et le droit civil, enfin, de même que le droit économique, ne s’y opposeraient point, puisque dans le cas particulier ces droits seraient subordonnés au droit de la guerre, dont le salut public est la loi suprême.

Certes, si le cas de guerre était présenté en ces termes aux deux nations, française et britannique, la perspective d’une pareille éventualité leur donnerait à réfléchir.

De part et d’autre la majorité cherchant une transaction, la guerre pourrait bien n’être jamais déclarée ; le problème de la paix perpétuelle entre les deux peuples serait de fait résolu.

Mais croit-on en revanche que, si la décision à prendre n’était portée au tribunal de l’opinion qu’après que la guerre elle-même aurait déjà prononcé, la nation victorieuse se laisserait attendrir ; qu’entre la certitude d’une domination à jamais assurée, l’appât d’un butin immense, d’un budget couvert par le tribut étranger, et la possibilité de succomber à son tour dans de nouveaux combats et être traitée selon la rigueur de la victoire, elle hésiterait ? Je dis que cette nation-là serait insensée qui, ayant pour elle le droit et le pouvoir, éprouverait le moindre scrupule. Elle n’aurait pas mérité de vaincre, elle ne mériterait pas de vivre. Le gouvernement qui, en pareil cas, se laisserait aller aux conseils de la modération, serait traître à la patrie.

Voilà pourtant où nous en sommes, avec le droit international, traditionnel et classique, qui régit l’Europe. Pas de nation qui ne soit aujourd’hui placée dans l’alternative, je ne dis pas seulement de perdre son indépendance politique, sa souveraineté, mais d’être expropriée de toute sa richesse, mobilière et immobilière, et soumise éternellement au tribut ; ou bien de se consumer elle-même, si elle est incapable de se procurer une proie.


CONCLUSION


Lorsque après avoir reconnu la nature juridique de la guerre et sa mission humanitaire, nous avons recherché si ses jugements et ses exécutions étaient conformes, dans la pratique, à ce que faisait attendre d’elle la théorie, nous sommes arrivés à une constatation douloureuse. Considérés à distancent dans leur généralité, les jugements de la guerre sont valides et justes : ils portent leur sanction en eux-mêmes. On peut dire d’eux ce que le psalmiste dit des jugements de l’Éternel : Judicia Domini recta, justificata in semetipsa. Analysés dans le détail, ce n’est plus qu’une affreuse caricature des formes de la justice. Ce qu’on appelle guerre dans les règles, à le bien juger, est la légalisation du brigandage.

Sur quoi nous demandant d’où pouvait venir cette effrayante contradiction, et approfondissant plus que nous n’avions fait jusque-là les causes de la guerre et ses motifs, sortant des considérations de la politique pour pénétrer dans la sphère de l’économie, nous nous sommes convaincus que la cause première, universelle, et toujours instante de la guerre, est le paupérisme, soit, la rupture de l’équilibre économique.

L’humanité, avons-nous dit, est placée sous un ensemble de lois organiques auxquelles elle ne peut se soustraire sans se corrompre et se rendre misérable.

La première de ces lois est la loi d’alimentation, ou mieux de consommation, essentielle à la physiologie de notre être.

La seconde est la loi du travail, par laquelle l’homme ne consomme que ce qu’il se procure, en langage économique, ce qu’il produit.

La troisième est la loi de pauvreté, par laquelle l’homme en travaillant ne produit que ce qui lui suffit. Le but de cette loi est d’élever sans cesse l’homme au-dessus de l’animalité, de le rendre de plus en plus libre, maître de ses sens, de ses appétits et de ses passions, en spiritualisant son existence.

De cette loi de pauvreté, imposée par la prévoyance de la nature, en dérive pour nous une quatrième, qui est la loi de frugalité et de tempérance, par laquelle l’homme conforme son régime domestique à sa destinée sociale.

La cinquième loi, enfin, a pour but de répartir entre les membres de la communauté les services et les produits sur les données précédentes, et de manière à niveler le plus tôt possible les conditions et les fortunes, sans manquer au droit d’aucun : c’est la loi de justice.

Or, qu’arrive-t-il ? Toutes ces lois, par l’effet de l’ignorance populaire, de la suggestion des sens, des illusions de l’idéal et de l’exagération du droit personnel, sont méconnues et violées. La loi de consommation est violée, en ce qu’au lieu d’être considérée comme un moyen, elle est prise pour une fin ; la loi du travail violée, en ce que le travail est regardé comme une infortune et un châtiment, et que chacun cherche à s’en décharger sur le prochain, ce qui produit l’esclavage et le prolétariat ; la loi de pauvreté violée, par la fascination de la richesse ; la loi de tempérance violée, par la fièvre de luxe et la recherche des voluptés ; la loi de justice, enfin, violée par l’acception des personnes, de laquelle naissent le parasitisme, l’inégalité d’instruction, le défaut d’équilibre dans les fonctions et la fausse répartition des produits.

Mais la nature, la raison et la justice ne se laissent pas impunément outrager. Elles trouvent leur sanction pénale dans le paupérisme, qui, se jetant sur la société, attaquant toutes les classes, creuse le déficit, engendre dans l’état la tyrannie, sème entre les nations la discorde, les pousse à la guerre, qu’il corrompt ensuite dans son essence et déprave.

Alors nous a été révélé le mystère d’iniquité. Nous avons compris comment la guerre, engendrée de famine, produit la rapine, et comment ce honteux réalisme est devenu l’idéal des héros. Nous avons vu la guerre, à l’origine des sociétés, confondant ses motifs politiques avec sa cause économique, s’identifier au brigandage ; toutes les épopées célébrer la gloire de ces illustres pirates, et la religion elle-même leur prodiguer ses bénédictions. Nous l’avons vue, cette guerre hypocrite, de libre et privée qu’elle était d’abord, se généraliser et devenir peu à peu une entreprise exclusivement publique, un privilége de l’État, mais en conservant toujours son caractère de piraterie. Nous avons assisté ensuite à la naissance de la conquête, par laquelle la guerre manifeste son caractère politique, révolutionnaire et providentiel, conformément au droit de la force ; et nous avons vu ces deux faits, pillage et conquête, le premier répondant au paupérisme qui cause la guerre, la seconde à la raison d’État qui la motive, se distinguer nettement l’un de l’autre dans la théorie, mais sans cesser de marcher de concert et de s’entre-servir dans l’action.

Enfin, la civilisation poursuivant, en dépit de la guerre et souvent même par la guerre, sa marche victorieuse, nous sommes arrivés à cette situation étrange, qui est celle de l’Europe au dix-neuvième siècle, savoir, que l’état de guerre, malgré qu’en aient les chefs d’État et la partie éclairée des nations, subsistant toujours ; les armées et les moyens de destruction étant plus formidables que jamais ; en même temps le mépris du pillage semblant devoir prendre le dessus et la conquête se résoudre en une pure incorporation politique : le bénéfice de la conquête se réduirait, pour l’État conquérant, à l’exploitation de ses propres sujets. Pour qu’il en fût autrement il faudrait revenir au système des guerriers antiques, des Spartiates vis-à-vis des Hiloles, des Romains vis-à-vis des nations soumises, des Turcs vis-à-vis des chrétiens ; il faudrait, par une extension exorbitante des motifs politiques, procéder, la bataille gagnée, à la dissolution de l’État vaincu, exproprier la nation en masse, la constituer fermière de son propre sol, et faire du pays soumis une métairie au profit et pour la plus grande gloire du vainqueur.

Ou l’exploitation de ses nationaux, ou la réduction en servitude de l’étranger, tel est le dilemme posé aujourd’hui au conquérant par la guerre.

C’est en présence de ce dilemme, auquel il est de toute impossibilité aux chefs d’état d’échapper, que nous reproduirons la question déjà prévue à la fin du livre III, et ajournée jusqu’à plus ample information sur la cause de la guerre : S’il est permis de songer a une réforme du code de la guerre et d’en ramener les opérations à une pratique meilleure ?

Car, si d’un côté l’on ne peut dire que la politique ait fait son temps, que le règne de la raison d’État soit fini, que la guerre par conséquent ait rempli sa mission, et qu’il n’y ait plus entre les nations ni disjonction ni incorporation à opérer, en deux mots s’il est probable que dans la condition actuelle de la société une prolongation du régime de guerre soit à prévoir ; de l’autre, on ne saurait admettre que les conquérants dussent travailler au progrès de cette civilisation à leurs propres dépens, et, comme les combattants des jeux olympiques, se contenter pour prix de leurs victoires d’un simple laurier.

Donc, encore une fois, une réforme de la guerre est-elle possible ? Et si cette réforme n’est pas possible, que devient le mouvement de l’humanité, que devient la civilisation ?

  1. Il est à remarquer que dans les discussions auxquelles le décret du 21 novembre a donné cours, tant au sein du Corps législatif et du Sénat que dans la presse, le patriotisme des conservateurs s’est montré beaucoup plus susceptible, à l’endroit de l’unité italienne, que celui des démocrates. En 1815, on disait plus royaliste que le roi. On dit aujourd’hui, et c’est la démocratie qui aura donné lieu au proverbe, plus unitaire que l’Empereur. Pour l’Italie de M. de Cavour la démocratie française est pleine de confiance ; elle fait bon marché de la prépotence nationale. Que conclure d’une politique aussi désintéressée ? Serait-ce que la jeune démocratie renonce à toute idée de guerre et de conquête, et que, pour plus de sûreté, elle pense, pur cette création d’une Italie une et indivisible, à enfermer, pour ainsi dire, dans sa cage l’aigle impériale ? Les démocrates d’outre-Rhin en sauraient à leurs frères de France un gré infini. En tout cas, les efforts de ces derniers secondent merveilleusement les dispositions des Italiens. Je demandais, il y a quelques jours, à un voyageur qui arrivait d’Italie, si, dans le cas d’une guerre entre la France et l’Europe, les Italiens marcheraient avec nous ? — Oui, me répondit-il, si l’Angleterre elle-même marche avec la France ; sinon, non. Car l’Angleterre, pour les Italiens, et bien qu’elle n’ait rien fait pour leur indépendance, c’est la liberté ; tandis que la France, c’est… c’est la protection.
  2. C’est aux prévisions de guerre universelle qu’il faut attribuer deux publications récemment sorties de plumes républicaines, l’une de M. Jean Reynaud, l’autre de M. Villiaumé, auteur d’une Histoire populaire de la Révolution.
      Je n’ai pas lu le premier de ces écrits : j’ai seulement entendu dire que l’auteur s’était proposé de faire connaître la vraie pensée de la Révolution française et des républicains français sur cette matière brûlante de la guerre et de la conquête. Il va sans dire que M. Jean Reynaud proteste contre la résurrection du militarisme.
      L’Esprit de la guerre, de M. Villiaumé, est conçu dans le même but. L’auteur a surtout en vue les moyens d’arriver à une paix définitive : ces moyens seraient tels, si l’on en croit l’honorable publiciste, qu’avec leur secours les neuf dixièmes des guerres pourraient être évités. Ou reste, M. Villiaumé a beaucoup moins songé à faire un livre de doctrine qu’un recueil de préceptes pratiques. Considérant que la mission du peuple français n’est pas finie, regardant la guerre comme inévitable et allant au plus pressé, il a réuni dans son livre tout ce que les auteurs qui ont traité de ces matières lui ont fourni de plus utile, et donné la plus grande place a ce qui concerne la politique militaire, la stratégie, la tactique et la guerre civile. J’espêre néanmoins que le peuple français n’aura pas besoin, autant que le suppose M. Villiaumé, de ses énergiques leçons. Les excitations à la guerre sont nombreuses : mais les résistances ne sont pas moindres. C’est en vue de fortifier celles-ci que j’ai entrepris mon travail : en quoi ma pensée ne diffère certainement pas de celle de M.M. J. Reynaud et Villiaumé.