La Guerre maritime et les Ports militaires de la France

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La Guerre maritime et les Ports militaires de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 314-346).
LA


GUERRE MARITIME


ET LES


PORTS MILITAIRES DE LA FRANCE


Notre temps est une époque de transformation, de passage d’un ordre ancien, lent à mourir, à un ordre nouveau lent à s’affirmer. La lutte des idées nouvelles contre les idées anciennes dure depuis un siècle, et combien éloigné apparaît encore leur triomphe définitif ! Des institutions sociales, réalisation pratique de ces idées, les unes profondément ébranlées, sont désormais sans force ; les autres n’ont pas encore trouvé les puissantes assises dont elles ont besoin pour se développer dans la plénitude de leur action féconde. Le doute, l’incertitude, sont dans tous les esprits, même alors que la grandeur, la sécurité nationales sont en question. L’organisation de l’armée ne reste-t-elle point un problème dont, depuis dix ans, le pays attend avec anxiété la solution, toujours retardée ? On la dit prochaine, admettons-le ; mais la France, pour se retrouver dans sa force guerrière, doit autant que sur son armée pouvoir compter sur une marine militaire qui, même en temps de paix, fasse rayonner au loin son influence civilisatrice. Notre marine de guerre répond-elle à cette impérieuse nécessité ? La légende de 1870-1871, menteuse comme toutes les légendes, nous a longtemps bercés de ses illusions. En tant qu’institutions fondamentales du moins, notre marine semblait en effet échapper à cette loi générale de rénovation qui nous entraîne. Était-ce bien vrai ? La question vient d’être posée avec un grand retentissement dans le monde maritime par le court passage au pouvoir d’un homme à l’esprit ardent et convaincu qui puisait dans son patriotisme cette double force, si rare de nos jours : la foi dans ses idées, la volonté de les réaliser à travers tous les obstacles. Son apparition d’un jour au ministère de la rue Royale aura eu du moins un résultat positif : ses projets de réforme ont reçu de leur auteur même une publicité qui semble appeler une discussion approfondie et générale. Nous ne discuterons ici qu’une seule des idées soulevées par ce vaste programme. Dans une pensée d’économie et de simplicité d’action, le port militaire de Rochefort, création de Colbert, était menacé dans son existence même. La raison des choses nous semble, au contraire, l’appeler à une importance nouvelle, que l’avenir ne peut que grandir encore. Ne nous trompons-nous pas ? La question vaut la peine d’être étudiée avec tous les développemens qu’elle comporte.


I.

L’objectif évident de toute marine militaire est la guerre maritime. Le problème fondamental qui s’impose à nos recherches avant tout autre est donc : Que sera une guerre maritime ? Chose étrange ! nul aujourd’hui, même parmi les plus distingués des hommes de mer, ne peut répondre à cette question. J’ajoute : nul d’entre eux ne peut dire quel sera véritablement l’instrument de combat dans une telle guerre.

Cette double assertion veut être prouvée. Ne semble-t-elle pas, en effet, un pur paradoxe, alors que non-seulement l’Angleterre, pour qui la mer est le suprême intérêt, mais toutes les nations du monde, dépensent chaque année, et depuis plus de trente ans, des sommes fabuleuses pour le maintien ou le développement de leur marine militaire ? L’Angleterre a ses Invincible, l’Italie ses Duilio, la France ses Dévastation, et pas un de ces formidables engins de guerre, où le bronze, le fer, l’acier s’accumulent sous toutes les formes, ne serait le type définitif du vaisseau de combat de l’avenir ! et leur réunion ne constituerait pas une de ces flottes puissantes, sinon invincibles, sur lesquelles une nation pourrait comme autrefois se reposer en toute confiance et de ses intérêts commerciaux et de la sécurité de ses frontières maritimes ! S’il en était ainsi, si ce double but n’était pas atteint, si ces dépenses étaient vaines et vains ces longs et persévérans efforts, à quoi bon continuer dans une voie sans issue ? Mais alors quelles sont les causes de cette impuissance supposée des flottes de guerre actuelles à assurer ces résultats supérieurs et de leur infériorité en regard des flottes d’autrefois qui y suffisaient pleinement ?

Ces causes sont multiples ; essayons d’établir celles dont l’action semble décisive.

Il y a moins de cinquante ans, à l’époque de la marine à voiles, la seule qui ait une histoire, toute force navale, quelle que fût son importance, était essentiellement une réunion plus ou moins nombreuse d’unités de combat (vaisseaux de ligne) réalisant avec plus ou moins de perfection un type idéal, mais précis, que les ingénieurs de toutes nations s’efforçaient d’atteindre. Qu’était cette unité de combat, ce vaisseau de ligne ? C’était une forteresse flottante en bois ; quatre batteries de trente canons, d’un calibre uniforme dans les derniers temps, s’étageaient, rayant les murailles extérieures de leurs bandes blanches. Une haute mâture sur laquelle se déployait au vent une triple pyramide de voiles dont l’orientation et la manœuvre constituaient une science spéciale, imprimait à la masse entière une vitesse dont le maximum atteignait rarement douze nœuds à l’heure et qui, de vaisseau à vaisseau, ne différait guère que d’un nœud au plus ; enfin, dans la partie cachée sous l’eau, les cales, s’accumulaient, rangés avec le plus grand ordre, les munitions de guerre, les rechanges, les vivres, l’eau, les approvisionnemens multiples nécessaires au combat et à la navigation et qui limitaient à trois mois au plus la durée des croisières au large. Ces traits généraux résument le type de l’unité de combat des marines d’autrefois, type uniforme, constant pour toutes les nations maritimes ; si uniforme, si constant que, pour juger presque sans erreur la force individuelle de chaque navire, il suffisait d’apprécier sûrement la hauteur de la mâture, l’écartement de ses deux mâts principaux ; par suite aussi, il suffisait, pour juger de la force matérielle d’une escadre, de compter les unités de combat, les vaisseaux de ligne qui la composaient.

Aussi une, aussi constante était la constitution du personnel qui montait ces escadres et leur donnait une âme. Amiraux, officiers, équipages, tous, avant toute autre qualité, devaient être des marins, des hommes de mer. Pendant la paix, les longues stations sur tous les points du globe où s’agitait quelque intérêt commercial ou politique, les voyages de circumnavigation et de découvertes, enfin les évolutions dans des escadres spéciales étaient la rude école où se formaient ces officiers et ces équipages à une vie spéciale, à une science spéciale ; vie spéciale, où l’isolement, la solitude, la réflexion intérieure, l’étude et le travail, les privations morales et les privations physiques trempaient les caractères, où l’habitude de la difficulté vaincue, du péril bravé, du danger surmonté donnait une précieuse expérience, celle de l’uniformité constante des causes sous la variété des incidens, et faisait du véritable homme de mer l’homme impassible du poète devant les ruines amoncelées ; science spéciale, dont les conquêtes, dont les progrès s’accomplissaient lentement, par longues transitions, et se traduisaient par quelque réforme, par quelque amélioration insignifiante en apparence, très importante au fond, dans le gréement, dans la voilure, dans l’artillerie, dans l’arrimage, dans le service intérieur. En temps de guerre, cette expérience de la mer si rudement acquise, ces réformes si lentement accomplies se révélaient dans leur importance décisive ; elles étaient les gages assurés de la victoire entre deux flottes que conduisaient au combat des chefs à qui s’imposaient les mêmes règles tactiques, règles uniformes, mathématiques, dont surent seuls s’affranchir quelques chefs de génie, les Suffren, les Nelson mais qui ne durent qu’aux succès les plus glorieux d’être absous de les avoir transgressées.

Les longs récits des batailles navales, leur étude critique si souvent faite montrent la fixité de ces règles, fondée sur l’uniformité constante des causes, malgré la variété des incidens. Pendant plusieurs heures, souvent pendant des journées entières, on s’est disputé « l’avantage du vent ; » enfin les deux flottes se joignent, marchant toutes deux en un ordre prescrit par la règle, en ligne de file ou de bataille (line of file, of battle), les deux expressions sont identiques ; elles se sont canonnées d’abord à distance, puis bord à bord ; les murailles sont trouées par les décharges répétées des batteries ; les ponts ruissellent de sang ; les mâtures tombent et pendent échevelées le long du bord ; les gouvernails brisés ne dirigent plus le navire, presque immobile ; l’abordage est devenu possible ; pour quelques-uns, il a décidé de la lutte. Les amiraux cherchent dans les débris de leurs flottes combien de leurs vaisseaux peuvent manœuvrer encore. Le vainqueur sera celui qui en comptera le plus ; il peut achever la destruction de son adversaire si celui-ci persiste dans une héroïque et folle résistance ; mais la brise change, la nuit se fait ou tout autre incident le soustrait à ses coups : la lutte n’est pas finie ; elle se renouvellera bientôt sur un autre champ de bataille ; ou la nuit a tardé, la brise est restée la même, rien n’a modifié les chances respectives des combattans ; ou peut-être encore la tempête a achevé l’œuvre de destruction si bien commencée. Alors la victoire est décisive ; elle s’appellera Trafalgar, si vous le voulez, et pendant dix ans l’Angleterre sera la maîtresse incontestée de l’océan. Ses escadres bloqueront toutes les côtes ennemies, fût-ce celles de l’empire de Napoléon, c’est-à-dire celles de l’Europe ; ses convois sillonneront sans crainte les grandes routes commerciales du monde, dont les négocians de Londres et de Liverpool exploiteront seuls les marchés et monopoliseront les richesses.

Des grandes guerres maritimes de Louis XIV aux grandes guerres maritimes de la révolution et de l’empire, les dernières qui aient ensanglanté l’océan, ces quelques lignes résument les longs récits de toutes les batailles navales ; elles en fixent aussi les résultats positifs, tristes ou glorieux pour nous, suivant que les flottes françaises sont commandées par les Duquesne, les Tourville, les Suffren, suivant que les flottes anglaises sont commandées par les Rodney, les Jervis, les Collingwood, par Nelson, le dernier et le plus illustre de tous. Aboukir, plus que Saint-Jean-d’Acre, fait évanouir les rêves du glorieux vainqueur des Pyramides ; Trafalgar ruine les projets du glorieux empereur et le rejette des plages de Boulogne vers les champs de bataille d’Austerlitz. Le maître de l’Europe épuise la France dans une lutte dont l’issue sera fatale pour elle. La maîtresse de l’océan, l’Angleterre, prépare, en toute sécurité derrière « ses murailles de bois, » son avenir d’incomparable grandeur et jette les assises de l’immense empire dont elle enserre aujourd’hui le monde, de cet empire dont les plus belles provinces sont ces colonies que créa la France, — le Canada, l’Inde, Maurice, — où les noms des Dupleix, des La Bourdonnais, des Montcalm rappellent seuls ce que fut autrefois la force expansive de notre race.

Ainsi, uniformité de type du vaisseau de ligne, unité de combat ; uniformité de composition des escadres, réunions plus ou moins nombreuses de ces unités ; un seul moteur, le vent, ne permettant qu’un nombre restreint de combinaisons tactiques et les imposant aux esprits les plus aventureux ; une même arme, le canon, lançant les mêmes projectiles, tels étaient les élémens constitutifs, à peu de chose près identiques, de toutes les marines à voile. Qui les différenciait ? Le personnel qui montait ces vaisseaux, les chefs qui commandaient ces escadres et qui, aux heures suprêmes, les animaient du souffle de leur âme héroïque. « Couvrez mon vaisseau de pavillons blancs ! » s’écriait Suffren au plus fort de la mêlée. England expects every one will do his duty était l’ordre du jour flottant aux mâts du Victory, le vaisseau de Nelson. Son devoir, c’était la victoire, et certes, les résultats de cette victoire, quand, ainsi qu’à Trafalgar, elle couronnait une longue lutte, valaient les flots de sang dont elle était achetée. C’était, pour la nation vaincue, l’anéantissement de son commerce, la perte de ses colonies, le blocus étroit de ses rivages ; c’était, pour la nation victorieuse, l’empire de la mer, l’exploitation commerciale du monde, l’absorption de ses richesses.

Que sont les marines militaires d’aujourd’hui et, dans l’état des choses actuel, quelles seraient les conséquences probables d’une guerre maritime ? J’ouvre un des nombreux recueils semi-officiels qui donnent, avec un grand luxe de détails, la composition de toutes les marines militaires du monde. En remontant des États-Unis d’Amérique, qui n’ont pas de flotte cuirassée, jusqu’à l’Angleterre, qui se repose aujourd’hui pour sa sûreté sur ses murailles de fer, comme jadis elle faisait sur ses murailles de bois, et qui, par cela même, reste la première puissance maritime du monde, l’écart est immense ; les autres marines se tiennent sur des échelons intermédiaires, toutes plus ou moins loin de la marine anglaise par le nombre, mais toutes s’en rapprochant par leurs élémens constitutifs. La variété de ces élémens se révèle à première vue : cuirassés d’escadre à mâture, cuirassés d’escadre sans mâture, cuirassés de station lointaine, cuirassés à batteries, à réduit central, à tourelles fixes, à tourelles mobiles, que sais-je encore ? Une multitude de types variant surtout suivant l’époque où ils ont été conçus et dont chacun, par cela même, ne ressemble que de loin au type qui l’a précédé, au type qui l’a suivi dans l’ordre de création de la flotte cuirassée. C’est là une conséquence inévitable d’une période de gestation, d’enfantement et, par suite, de tâtonnemens, d’expériences, d’essais, d’écoles, pour me servir d’un mot vulgaire mais expressif, et cette période doit toucher à sa fin ; on voudrait le croire, mais est-ce possible ?

L’Italie, la dernière venue des nations européennes, a voulu, comme elles, avoir sa marine de guerre et, après la bataille de Lissa, elle s’est résolue à la créer de toutes pièces ; de plus, comme elle ne prétend, pour le moment du moins, qu’à une influence sur une portion restreinte du monde maritime, le bassin de la Méditerranée, elle a renoncé sagement aux cuirassés de station lointaine ; elle a donc pu, dans la création de toutes pièces de sa marine, éviter les essais, les tâtonnemens, les écoles, et concentrer toutes ses ressources sur sa flotte de combat, sur ses cuirassés d’escadre. Leur nombre total s’élève à onze, et ils se scindent tout d’abord en deux grandes catégories : cuirassés d’escadre mâtés, cuirassés d’escadre sans mâture ; des sept qui constituent la première catégorie, quatre, construits à une époque déjà lointaine (1863-1865), l’ont été sur un type unique et ne diffèrent pas entre eux. Le cinquième s’en éloigne déjà ; les deux autres, armés en 1875, ne le rappellent plus que de très loin. Cependant les idées semblent se préciser aux lumières d’une expérience déjà longue. Les ingénieurs italiens croient avoir trouvé, sinon le type définitif du véritable cuirassé d’escadre, du moins un type assuré d’un long avenir. Le Duilio et le Dandolo sont mis sur les chantiers ; ils n’étaient pas achevés (1878) qu’un nouveau type prend la place de celui dont ils sont la pensée depuis peu réalisée. L’Italia et le Lepanto seront les spécimens de cette nouvelle conception.

L’exemple paraît décisif ; or cet exemple nous serait fourni, peut-être seulement avec moins de clarté, par toutes les marines de guerre cuirassées. N’est-ce pas la preuve irrécusable que, par les incessans progrès de la science appliquée à la sanglante industrie de la guerre maritime, cette industrie est fatalement vouée à l’incertitude et à l’instabilité ?

C’est qu’en effet, si le problème est simple dans son énoncé : qui l’emportera de la puissance d’attaque, de la puissance de résistance ? la solution, un moment entrevue à l’heure fugitive où les murailles de fer remplacèrent les murailles de bois, s’éloigne chaque jour devant ceux qui la cherchent. Le fer a remplacé le bois, l’acier remplace le fer, le canon rayé de 100 et de 120 tonnes a remplacé un moment l’obusier Paixhans, et le canon monstrueux à âme lisse de la marine américaine. Le choc par l’éperon remplace le choc par l’étrave. La torpille Withehead remplace l’inoffensive torpille dormante dont les Russes avaient semé les abords de Cronstadt aux jours lointains de 1854. Les rams, les béliers au lourd éperon, armés d’une ou de deux pièces du plus fort calibre, remplacent les batteries flottantes devant lesquelles s’écroulaient les murailles de Kinburn, que la catastrophe de l’Arrogante a pour toujours condamnées et auxquelles les Russes opposeraient aujourd’hui leurs popofka circulaires ; les thornycroft, aux vitesses de 18 à 20 milles à l’heure, naguère réputées impossibles, remplacent la lourde et bruyante chaloupe porte-torpille d’autrefois… Est-ce tout, et ces transformations rapides, sinon ces progrès, de par la science, sont-elles les dernières que la science imposera ? Qui l’oserait dire ? Dès lors n’est-il pas permis d’affirmer que ni le Lepanto italien, ni l’Invincible anglais, ni la Dévastation française, — et ces noms sont pris entre bien d’autres, — ne réalise dans la marine d’aujourd’hui le type cherché de l’unité de combat, de cette unité qui constituait les anciennes marines : le vaisseau de ligne. On insiste et l’on dit : La science, ou du moins ses applications à la guerre sur mer, ont leurs limites, qu’impose la raison des choses. L’heure approche, si elle n’est sonnée déjà ; on touche à ces limites. En fait, les cuirassés de création récente se valent à peu de chose près et sont également puissans et pour l’attaque et pour la résistance. En les fondant dans un type unique, après une expérience sérieuse, on aura résolu le problème autant que sa solution est possible ; et quelle expérience ? celle de la guerre ! Fata viam invenient. Jusqu’alors, la véritable puissance maritime d’un pays a pour expression supérieure ses escadres, c’est-à-dire la réunion en nombre plus ou moins considérable de cuirassés construits sur le type le plus récent.

C’est le propre des idées justes qu’après un certain temps de doute et de défiance, elles s’imposent à tous les esprits de bonne foi. Les idées qui, depuis trente ans, ont prévalu et qui nous ont conduits à l’état de choses que nous avons essayé de résumer, ont-elles ce caractère d’évidence ? s’imposent-elles ? Précisons-les.

La première, l’idée fondamentale, origine, point de départ, principe même de tout le système actuel, est celle-ci : Le navire de combat est avant tout un navire cuirassé ; la seconde : Le cuirassé d’escadre doit réunir en lui le maximum d’attaque, le maximum de résistance.

La question du décuirassement a été posée il y a longtemps déjà et par des hommes dont personne n’a nié la haute compétence. On a passé outre ; pour quelles raisons ? Je cherche et n’en vois pas d’autre, pour la France du moins, que la crainte peut-être assez légitime d’assumer les premiers la responsabilité d’une mesure aussi radicale. Le Fata viam invenient, ce moyen commode de ne rien faire, cette raison, à la hauteur de tant de caractères de nos jours, a prévalu, et le fait subsiste comme une vérité officielle. Le navire de combat est le cuirassé d’escadre ; acceptons-le avec cette seule réserve : les États-Unis d’Amérique n’ont pas de flotte cuirassée.

La seconde idée directrice est que le cuirassé d’escadre doit réunir en lui le maximum de puissance agressive avec le maximum de résistance ; elle a conduit, en Angleterre, à des créations telles que l’Inflexible et ses dérivés ; en Italie à l’Italia et au Lepanto. Voici les traits principaux de ce dernier type : longueur entre les perpendiculaires, 122 mètres ; hauteur au-dessus de l’eau, 7 mètres ; tirant d’eau, 8m,50 ; vitesse maxima, 17 nœuds ; artillerie : quatre canons de 0m,450 (100 tonnes), dix-huit pièces de 0m,17, un pont blindé situé à 1m,80 en abord et 1m,05 au milieu en dessous du niveau de l’eau ; un réduit supérieur cuirassé de 0m,450. Un éperon et, dans la batterie, des affûts lance-torpille complètent ses moyens d’attaque[1]. C’est l’idéal du genre, l’idéal italien du moins ; mais ses rivaux des autres marines ne s’éloignent guère de ces dimensions monstrueuses ; leur force de résistance est, autant qu’on peut le dire, égale à la sienne, et comme lui, ils réunissent les quatre élémens d’attaque : canons, éperons, torpilles, vitesse. Leur prix de revient à tous oscille entre 15 et 24 millions de francs, fait économique dont nous aurons à tenir compte plus tard.

Le premier et non le moins sérieux des reproches que l’on peut adresser à de telles créations, ou mieux, à l’idée dont elles procèdent, est l’oubli du principe, aujourd’hui, admis sans conteste, qu’en toute industrie, l’effet utile maximum est dû à la division du travail ; ici la méconnaissance du principe n’est pas de l’oubli, elle est cherchée, elle est voulue ; en est-elle plus rationnelle et mieux justifiée ? Le doute est permis, et les hommes les plus compétens ont élevé contre elle une objection qui ne laisse pas que d’avoir une portée sérieuse. Le cuirassé d’escadre, tel qu’ont pu le produire les ingénieurs dans les conditions que la raison des choses leur impose, est-il l’instrument de combat le plus utile, le plus effectif, ou bien, à sa place, ne serait-ce point une unité collective d’élémens divers, grâce auxquels les forces concentrées sur un seul navire, — éperon, canons, torpilles, vitesse, — pourraient, au moment psychologique, développer, fournir le maximum de leur puissance, c’est-à-dire de leur effet utile ? En d’autres termes et pour poser le problème avec plus de clarté et plus de précision, un cuirassé d’escadre luttant à la fois contre un bélier-éperon, un navire armé d’une pièce du plus fort calibre, dont il serait simplement l’affût mobile, quatre porte-torpilles, tous ayant et pouvant développer dans toutes les phases du combat une vitesse supérieure, un cuirassé d’escadre, disons-nous, ainsi attaqué, résisterait-il à l’assaut simultané de ces adversaires[2] ?

Sans chercher dans une discussion technique quelle est la valeur pratique de cette conception nouvelle de l’unité de combat des escadres actuelles, nous constaterons en sa faveur que c’est sur l’action combinée de ses propres élémens, s’appuyant sur les forts à terre quand il y en aura, que repose d’un commun accord la défense des côtes et des ports de mer du littoral. De tout ce qui précède, la première des assertions, point de départ de nos recherches : Nul ne peut préciser quel est aujourd’hui le véritable instrument de combat dans une guerre maritime, n’est-elle pas pleinement justifiée ?

De cette incertitude même on pourrait conclure a priori à l’incertitude des règles de la nouvelle tactique navale ; mais malheureusement, ou heureusement, même avec les flottes composées de cuirassés d’escadre, cette incertitude est reconnue par tous ceux qui s’occupent de cette science : c’est ce qui résulte de leurs écrits et même des codes adoptés par les escadres d’évolution des plus grandes nations maritimes. Il semble admis pour le combat que l’action s’engagera par une première passe, un choc entre adversaires singuliers, un à un ; l’escadre étant rangée « dans un ordre sur lequel on ne saurait poser aucune règle absolue, car un amiral devra toujours s’inspirer des exigences du moment et subordonner la formation de ses vaisseaux aux manœuvres et à la nature de l’ordre adopté par ceux qu’il doit combattre[3]. » Il semble encore admis, par une fiction de la théorie que l’expérience ne semble pas devoir justifier, tant elle comporte de calme, de sang-froid, de volonté inébranlable, que cette passe d’armes, ces chocs ne produiront pas de résultat sérieux, — les vaisseaux n’ayant fait que se frôler, — et que la première phase du combat sera suivie « d’une mêlée dans laquelle une escadre doit se diviser en plusieurs groupes de bâtimens formant chacun une unité de combat » s’attachant à des adversaires particuliers. Dans cette mêlée, qui décidera du succès ? « Un hasard heureux comme celui qui, à Lissa, a immortalisé le nom de Tegethof, » qui, « ainsi que Nelson à Trafalgar, a triomphé bien plus par l’énergique audace du capitaine que par les savantes combinaisons du tacticien[4]… » Ces extraits, nous pourrions les multiplier. Quels aveux plus explicites peut-on demander qu’aucune règle fixe ne préside plus à la tactique navale ; que cette science, autrefois à peu près positive, « ne quittera plus désormais son caractère spéculatif et ne ressemblera pas à ces rameaux du savoir humain qui sont fondés sur des dogmes précis et des règles bien déterminées[5] ? »

Ainsi, variété du type de l’unité de combat, variété de composition des escadres, un seul moteur donnant en mer libre toute liberté d’allures au navire isolé, mais laissant dans l’indétermination les règles des combinaisons tactiques ; non plus une seule arme, mais trois armes dont un seul coup peut être mortel : tels sont les élémens constitutifs de toutes les marines actuelles. Qui les différencie ? La puissance individuelle de chaque cuirassé, le nombre de ces cuirassés.

Telles sont les marines de ce jour, étant donnée comme juste l’idée fondamentale dont elles procèdent toutes, que, seul, le cuirassé d’escadre est le véritable instrument de combat. Dès lors on peut poser comme démontrées les propositions suivantes qui s’enchaînent logiquement :


1o À égalité individuelle des élémens constituant deux escadres cuirassées ennemies, la victoire est assurée à la plus nombreuse des deux escadres, dont la réserve ne s’engagera qu’après les premières phases du combat, choc, début de la mêlée.

2o L’action devra donc être imposée par la plus nombreuse des deux escadres, la seconde étant, toutes choses égales d’ailleurs, sûre d’être vaincue et détruite.

3o Les forces respectives en nombre et en qualité de deux marines étant toujours connues dès le début des hostilités, l’empire de la mer appartiendra sans conteste à celle des deux nations dont la flotte cuirassée est la plus nombreuse (marines française et allemande, 1870 ; marines russe et turque, 1877).

4o Les grandes batailles navales ayant pour objectif l’empire de la mer, il n’y aura plus de batailles rangées.

5o La guerre maritime est supprimée.

Conclusion absurde, mais qui prouve que les prémisses du raisonnement logique qui y conduit sont fausses, c’est-à-dire que : 1o si le cuirassé d’escadre en opposition à tout autre navire a peut-être une supériorité réelle sur son adversaire, il n’est pas l’expression vraie de l’unité de combat sur mer, vainement cherchée jusqu’à ce jour ; 2o qu’une escadre, réunion plus ou moins nombreuse de cuirassés d’escadre, n’est pas l’expression de la puissance navale.


II.

Il y a longtemps déjà, aux premières années de ce siècle, Fulton, le véritable précurseur des ingénieurs de nos jours, avait trouvé le secret d’un bateau porte-torpilles sous-marin et l’offrait successivement aux gouvernemens de France et d’Angleterre. Tous deux rejetèrent ses offres, mais, après avoir fait étudier le nouvel engin de guerre par des commissions qui devaient se prononcer et sur son efficacité, et sur les conséquences probables de son adoption, l’efficacité en fut reconnue, et c’est elle qui décida du refus des deux gouvernemens, alors pourtant engagés dans une guerre acharnée. « Nous avons la suprématie de la mer, dit le comte de Saint-Vincent, premier lord de l’amirauté anglaise ; nous appartient-il d’encourager l’adoption d’un instrument de guerre qui peut nous l’enlever ? » Pitt, le grand ministre, ajoutait : « Un tel système, s’il réussit, ne peut manquer d’annihiler toutes les marines militaires. » Quant à la commission française, elle motivait ainsi les conclusions de son rapport : « Qu’adviendra-t-il des marines futures quand, à tout moment, un vaisseau pourra être lancé en l’air par un bateau-plongeur dont aucune prévision humaine ne peut nous sauvegarder ? »

Les gouvernans de notre époque ont passé outre à ces scrupules, à ces considérations d’avenir. Avec une ardeur singulière, ils se sont montrés pleins d’émulation en sens contraire, et, croyant sans doute que chacune des inventions nouvelles de ce genre constituait un progrès, donnait une puissance nouvelle à la marine de leur pays, ils ont accepté et adopté toutes les inventions dont le secret leur a été offert. Certes, à voir les machines de guerre formidables dont se composent les flottes actuelles, à considérer les sacrifices d’argent qu’elles imposent, à en juger surtout par le développement qu’elles ont pris, non-seulement dans les pays qui, toujours, prétendirent exercer une action sur les mers, mais encore dans ceux qui n’eurent jamais de marine militaire, il semble que les hommes d’état du passé se sont trompés dans leurs prévisions ; il semble que les faits eux-mêmes les ont démenties. Au fond, en réalité, en est-il bien ainsi, et lesquels ont bien vu dans l’avenir, d’eux ou des hommes d’état de nos jours ?

Tout n’est vrai ici-bas que d’une vérité relative. Le cuirassé d’escadre, avec son blindage en acier, ses canons de 100 tonnes, ses canons-revolver Hoschkiss, ses torpilles Withehead, son éperon gigantesque, sa vitesse de 16 nœuds, peut être le plus formidable engin de destruction que la science humaine puisse produire, mais les escadres cuirassées ne sont peut-être pas, nous l’avons vu, les instrumens les plus efficaces de la guerre maritime, leur raison d’être. Qui peut dire que la sécurité de l’Angleterre (le seul point de vue où se plaçaient et Pitt et lord Saint-Vincent), n’inspire pas à leurs successeurs des craintes que les premiers ne ressentirent jamais, même quand le premier consul surveillait du haut des falaises de la Manche la transformation de son armée de Marengo en armée de débarquement et hâtait l’organisation de ses flottilles de Boulogne. C’est qu’en effet les modifications récentes apportées à la constitution de toutes les marines militaires ont amené dans la guerre maritime, et surtout dans les résultats de cette guerre, des modifications profondes, celles-là même que ces hommes d’état prévoyaient avec une sagacité patriotique qui leur dictait leur refus d’adopter l’invention meurtrière de Fulton. La suprématie sur mer, l’empire de la mer (que nul ne disputait plus à l’Angleterre après Aboukir et Trafalgar) lui appartiennent toujours ; nous l’avons montré, d’ailleurs, ils sont acquis à la nation dont la flotte cuirassée est supérieure en nombre, — et la flotte anglaise n’a pas de rivale, — mais si les mots sont restés les mêmes, combien différentes les idées que ces mots expriment !

L’empire de la mer, c’était alors, pour l’Angleterre, la sécurité de ses flottes marchandes ; c’était encore plus celle de ses côtes et des ports de son littoral : sentinelles toujours vigilantes, l’œil des vigies sans cesse tourné vers la France, les frégates, gardes avancées des escadres de blocus, suivaient tous les mouvemens de nos ports militaires et en barraient les passes d’une chaîne de fer, que, seule, la tempête détendait pour quelques instans, en les forçant à prendre le large. Nos croiseurs avaient-ils pu profiter de l’heure fugitive et longtemps attendue, leur destinée était écrite, leur croisière s’achevait bientôt en quelque lutte héroïque, suprême protestation du courage et du patriotisme contre le nombre, et nos matelots allaient peupler les pontons de Southampton et de Plymouth. Vers les dernières années du premier empire, le blocus de tous les rivages européens était effectif ; nul ne passait que par leur volonté à travers les mailles serrées des croisières anglaises.

Les courses de l’Alabama et des croiseurs confédérés ; tout récemment encore, dans la guerre sud-américaine, l’épopée du Huascar, aux ordres de l’héroïque amiral Grau, montrent ce que sont devenus aujourd’hui ces blocus autrefois effectifs ; elles disent ce que vaut l’empire de la mer pour la protection du commerce, la sécurité des côtes de la nation qui tient en ses mains ce sceptre vermoulu plus qu’à demi brisé ; elles ont mis enfin en pleine lumière les causes morales, ou tout au moins économiques, qui, mieux que les coups directs des croiseurs ennemis, frappent au cœur, ruinent pour longtemps (si ce n’est pour toujours) ce commerce lui-même.

« Les croisières des corsaires confédérés n’avaient pas eu seulement un résultat matériel : la prise et la destruction d’un grand nombre de navires américains. Jusqu’au mois de mai 1864, 239 navires jaugeant ensemble 104,000 tonneaux, d’une valeur de plus de 15,000,000 de dollars (80,250,000 francs) avaient été détruits. L’effet moral avait été plus considérable encore, La plupart des navires de commerce fédéraux étaient transférés à des propriétaires anglais. Dans la seule année de 1863, on enregistra le transfert de 348 navires jaugeant ensemble 252,000 tonneaux. Les taux des assurances s’élevaient à des chiffres ruineux pour le commerce du Nord. La guerre se prolongeait enfin, non-seulement par les ressources que procuraient les coureurs de blocus, mais encore par la confiance que rendaient aux défenseurs du droit des états les exploits sans cesse renouvelés des Semmes, des Wadell et de leurs émules[6]. »

S’il en est ainsi, un jour nouveau ne se fait-il pas sur l’avenir des guerres maritimes et n’apparaissent-elles point comme devant avoir pour instrument le plus effectif des croiseurs à marche supérieure, auxquels leur vitesse et l’audace des capitaines donneront le prestige de l’ubiquité en leur permettant de déjouer toute poursuite ?

Affirmer qu’il en sera ainsi serait peut-être se hâter, en France surtout, où l’ignorance des choses de la mer n’est que trop générale, et, puisque la véritable méthode scientifique exige que toute hypothèse soit vérifiée et sanctionnée par l’expérience, cherchons s’il n’est pas d’autres faits plus récens qui mettraient hors de doute la vérité que nous venons d’entrevoir.

La guerre de la sécession est finie. Les états rebelles sont vaincus. Ils expient leur faute ou leur crime. Mais n’ont-ils pas eu des complices et ces complices resteront-ils impunis ? Plus d’un gouvernement en Europe a aidé non-seulement de ses vœux et de sa sympathie plus ou moins avoués, mais par des actes, la longue résistance des états du Sud. Le plus compromis d’entre eux est certainement le gouvernement anglais. C’est dans les ports anglais que les confédérés ont puisé les élémens de leur marine, et, de plus, c’est l’Angleterre qui s’est portée l’héritière du commerce agonisant des états du Nord. N’a-t-elle pas à rendre un compte sévère de tous ses agissemens, des facilités que les croiseurs du Sud ont trouvées dans ses arsenaux, de sa commode interprétation des lois de la neutralité, de ses complaisantes et hâtives appréciations des titres des rebelles à être reconnus comme belligérans ? Tous ces griefs seront réunis en un faisceau, formeront une question dont le titre seul les résumera tous et dira la portée menaçante. Ce sera la question de l’Alabama, et la question de l’Alabama est posée. Par elle, deux grandes nations maritimes (les plus puissantes de toutes) sont mises en présence : toutes deux animées, malgré le cours du temps, et les progrès des idées modernes, d’une de ces haines vigoureuses de famille qui gardent le mieux le souvenir des injures reçues et l’âpre désir de les venger. De ces deux nations, l’une a une flotte cuirassée incomparable par le nombre et la puissance des vaisseaux qui la composent ; elle sera sûrement, elle est déjà la reine de l’Océan ; partout où ses escadres se présenteront, elles sont sûres de la victoire, que dis-je ? elles ne rencontreront pas d’adversaires. Les États-Unis n’ont pas un seul cuirassé de haut bord à leur opposer[7]. Qu’importe ? la question de l’Alabama est posée : Comment sera-t-elle résolue ? Par la guerre ? Non. Le congrès de Genève se réunit. Ses décisions condamnent l’Angleterre, et l’Angleterre se soumet, et religieusement elle exécute les décisions arbitrales du congrès, ces décisions qui courbent son hautain patriotisme aux pieds de ses anciens sujets, devenus ses plus orgueilleux rivaux ; et alors ne serait-ce pas que l’heure est enfin venue du règne de la justice ? ne serait-ce pas que désormais la force ne prime plus le droit ?

Ceux-là peuvent le croire qui se paient de mots et d’illusions. Oui, sans doute, les hommes d’état de l’Angleterre disent bien haut, qu’en acceptant l’arbitrage du congrès, qu’en exécutant ses décisions, ils ne se sont inclinés que devant la justice ; il semble que personne ne pourrait affirmer le contraire, et pourtant ceux dont la prétention est de voir au fond des choses répondent : Non, la justice seule n’a pas triomphé. Non, le droit n’a pas primé la force. C’est au contraire la force et la force seule qui a vaincu ; seulement, et, par un concours de circonstances trop rares dans la vie des peuples, la force était l’auxiliaire de la justice et du droit. Quelle est donc cette force dont ils parlent et de quel côté la voient-ils dans une guerre entre deux adversaires si inégalement armés ? Ils la voient là où elle est réellement, du côté des États-Unis, qui, eux, n’ont point adhéré au premier article de la déclaration sentimentale de 1856, et dont les innombrables corsaires vont s’acharner à la poursuite des flottes marchandes de l’Angleterre. Les escadres anglaises peuvent sillonner l’océan et promener leurs glorieuses couleurs sur tous les points du globe, combien de leur navires de commerce sauveront-elles du danger qui les menace, et, le commerce anglais détruit, que devient la puissance anglaise, que devient l’Angleterre elle-même ?

Les guerres maritimes de l’avenir, — contre l’Angleterre du moins, — pourraient bien être essentiellement une guerre de course. Poursuivons nos recherches.

La guerre de 1870 éclate comme un coup de foudre dans un ciel serein. Les escadres cuirassées françaises sont prêtes. L’escadre d’évolution couvre la Méditerranée et assure le retour en France de notre armée d’Afrique. Une seconde escadre a déjà franchi le Sund et bloque la côte allemande de Kiel à Dantzig ; une troisième enfin part de Brest et menace les provinces littorales de la mer du Nord, acquisition récente de la Prusse. La division cuirassée allemande s’est hâtée vers Wilhemshaven ; elle s’y enferme, bien résolue à ne pas sortir de l’abri de ses défenses incomplètes, improvisées, mais insurmontables ; quant aux quelques navires de guerre épars sur l’océan pour protéger le commerce de la Confédération du Nord, ils renoncent à une mission à laquelle ils se croient inégaux. À l’ancre dans les rades étrangères et couverts des lois de la neutralité, ils resteront impassibles devant les défis qui leur seront adressés. Les navires qu’ils devaient protéger font comme eux et restent cloués aux ports où la nouvelle de la guerre est venue les surprendre. Ceux qui parcourent les routes naguère pacifiques de l’océan, devenues pour eux pleines de périls, sont la proie de nos croiseurs, proie facile dont la meilleure et peut-être la seule protection fut encore les instructions singulières données à nos capitaines, à l’ouverture des hostilités. Mais l’heure sombre a sonné pour la France. Reischoffen, Sedan, Metz ont vu, comme en un gouffre immense, s’engloutir nos armées. La lutte continue, encore inégale, mais non désespérée. Des hommes, ils accourent en foule, mais comment en faire des armées ? Où sont les armes d’abord, les munitions, les approvisionnemens de tout genre qui leur sont nécessaires ? Depuis longtemps, nos arsenaux sont vides et l’industrie nationale est bien lente. Où les prendre ? où les acheter ? En Angleterre, en Amérique, sur tous les marchés du monde ; ces marchés nous restent ouverts ; nos croiseurs protègent les grandes routes qui y conduisent, nos escadres bloquent les côtes ennemies ; la France vaincue sur terre reste du moins reine et maîtresse de la mer.

Soudain, une nouvelle étrange retentit comme un cri d’alarme. Un croiseur allemand a déjoué la surveillance de nos escadres ; c’est l’Augusta, un des corsaires construits en France pour les rebelles américains, acheté naguère par la Prusse ; sa vitesse est supérieure à celle du plus rapide des croiseurs lancés à sa poursuite ; il a paru un moment devant Rochefort et il a capturé un aviso de l’état ; quelques heures après, il était à l’embouchure de la Gironde, et il capturait deux navires marchands qui déjà croyaient toucher au port. Où sera-t-il demain ? Sans doute sur les grandes routes de New-York au Havre, à Bordeaux ; la défiance est partout : frets d’assurances, frets de transports haussent déjà sur les marchés ouverts à nos efforts. Mais l’esprit des Semmes, des Wadell n’anime pas le capitaine de l’Augusta ; par un retour inespéré de la fortune de la France, il conduit son navire à Vigo pour y refaire ses approvisionnemens de charbon. Deux de nos croiseurs l’y suivent et mouillent à ses côtés : jusqu’à la fin de la guerre, l’Augusta restera impuissante.

Qui dira les difficultés qu’eût créées aux derniers élans de la défense nationale une décision plus virile, celle qu’auraient prise certainement ces hommes de mer intrépides qui commandaient les corsaires sécessionnistes, les Florida, les Alabama dont les exemples resteront comme d’éternels modèles ? Dans la crise suprême que nous traversions alors, dans les années qui suivirent, années de recueillement douloureux où tous les esprits étaient tournés vers les Vosges, l’incident de l’Augusta fut vite oublié, ses conséquences méconnues. L’importance du nouveau rôle des croiseurs dans toute guerre maritime semble n’avoir été comprise que de quelques rêveurs isolés ; de nouveaux incidens n’allaient pas tarder à la mettre en pleine lumière.

La guerre, mais une guerre dès longtemps prévue, éclate en Orient entre la Turquie et la Russie. La flotte russe est inférieure en nombre à la flotte turque ; comme naguère les Allemands à Kiel et à Wilhemshaven, les cuirassés russes s’enferment dans leurs ports inaccessibles de Cronstadt et de Nicolaïef ; les croiseurs russes porteront seuls le poids de la guerre, et quels croiseurs ? Des paquebots transformés comme la Vesta, n’ayant pas même une vitesse égale à celle de la plupart des cuirassés turcs. On sait quels services ils rendirent à leur pays, non pas en ruinant le commerce de la Turquie, — ce commerce est dans la main des neutres, — mais comme convoyeurs de ces chaloupes porte-torpilles (je ne dis pas des thornycrofts), qui, pendant toute la guerre tinrent en alerte les escadres turques et leur portèrent plus d’un coup meurtrier. Jusqu’ici cependant les faits ne vont pas à la preuve directe que nous cherchons ; une évolution marquée de la politique anglaise va nous la fournir. L’Angleterre semble vouloir, une fois encore, prendre en main la cause de son antique client, « l’homme malade » de Stamboul. Alors s’organise à Saint-Pétersbourg, à Moscou, la Société des croiseurs volontaires ; ses agens sont aux États-Unis, où ils achètent les croiseurs rapides, élémens de la nouvelle marine russe ; les équipages sont prêts, les officiers désignés et les dispositions du gouvernement, de l’opinion publique en Amérique, semblent peu favorables au respect des lois de la neutralité : les souvenirs de l’Alabama y sont encore vivans. L’Angleterre s’arrête, donnant une nouvelle preuve de son impuissance, et devant quels dangers recule-t-elle ? Devant la menace d’une guerre de course dont son commerce sera l’enjeu. Mais la leçon ne sera pas perdue : aux croiseurs improvisés de ses adversaires, elle opposera désormais toute une flotte de croiseurs, les uns véritables navires de combat, construits, armés pour la course ; les autres, paquebots aux vitesses supérieures, construits pour être transformés en navires de guerre dans des conditions spéciales, et qui, à l’heure venue, seront peut-être les élémens les plus effectifs de la défense de son commerce. La Servia est le dernier des paquebots de la compagnie Cunard, construits sous l’empire de ces idées ; il a 161 mètres de long, 15m,85 de large, sa capacité est de 5,500 tonnes, en dehors de 1,800 tonnes de charbon et 1,000 tonnes de water-ballast ; sa coque est en acier ; sa vitesse de 17 nœuds 1/2, peut-être 18 nœuds.

Ces puissans efforts de l’Angleterre sont significatifs. Aussi, sans rappeler les exploits du Huascar, les courses aventureuses de La Union, une sœur de l’Augusta, sur les côtes du Pacifique, du Callao à Punta-Arenas, dans le détroit de Magellan, il nous semble possible d’affirmer que la guerre maritime dans l’avenir sera essentiellement une guerre de course. Ne sera-t-elle qu’une guerre de course ?

Frédéric II de Prusse disait que, pour vaincre, il fallait trois choses : de l’argent, de l’argent et encore de l’argent ; Danton, qu’il fallait trois choses : de l’audace, de l’audace et encore de l’audace. Le grand roi philosophe et guerrier, le grand révolutionnaire, se complètent l’un par l’autre, ou plutôt leur pensée est la même. Seulement, Frédéric se savait assez riche en audace pour en prêter à ceux qu’il inspirait de sa volonté puissante ; il n’en parlait pas, mais il prêchait d’exemple. Plus que jamais aujourd’hui, l’argent et l’audace sont les élémens premiers de la victoire, surtout dans une guerre maritime, quand argent et audace sont mis au service de la science et de l’expérience. On sait quel est le prix des cuirassés d’escadre ; l’argent n’a pas été ménagé pour en faire les instrumens de combat les plus puissans. Néanmoins, et, par la raison des choses, peut-être, à l’heure décisive, ne répondront-ils pas aux légitimes espérances qui inspirèrent les gouvernemens européens et les décidèrent à se lancer dans cette voie coûteuse d’innovations sans fin, et peut-être sans issue. Une flotte supérieure en nombre sera, dès le début des hostilités, maîtresse de la mer. Mais aujourd’hui cette souveraineté est un mot plus qu’un fait ; elle ne garantit pas même la sécurité du commerce national. Est-ce donc pour ce mince résultat que ces flottes ont été créées, et, la guerre venue, n’auront-elles pas un rôle à jouer, des missions à remplir, plus dignes des forces redoutables que chaque vaisseau porte en lui, et dont leur réunion semble devoir encore multiplier la puissance ? Ces missions, ce rôle, sont tout indiqués, à unie condition cependant : c’est que, descendant des hauteurs nuageuses de cette sentimentalité qui a créé cette monstrueuse association de mots : les droits de la guerre, on revienne à la logique qui en réalité mène le monde, et dont peuples et individus se repentent toujours d’avoir méconnu la loi.

La guerre peut être définie : l’appel suprême du droit contre la force qui nie ce droit ; d’où l’objectif supérieur de la guerre : faire le plus de mal possible à l’ennemi. Or, si un grand roi, philosophe et maître en l’art de la guerre, déclare que la richesse est le nerf de la guerre, tout ce qui frappe l’ennemi dans sa richesse, a fortiori tout ce qui l’atteint dans les sources mêmes de cette richesse, devient non-seulement légitime, mais s’impose comme obligatoire. M faut donc s’attendre à voir les flottes cuirassées, maîtresses de la mer, tourner leur puissance d’attaque et de destruction, à défaut d’adversaires se dérobant à leurs coups, contre toutes les villes du littoral, fortifiées ou non, pacifiques ou guerrières, les incendier, les ruiner et tout au moins les rançonner sans merci. Cela s’est fait autrefois ; cela ne se faisait plus ; cela se fera encore : Strasbourg et Péronne en sont garans.

Par ce nouveau rôle et ces nouvelles missions que la logique impose aux escadres cuirassées nous entrons dans un nouveau système de guerre maritime : celui de l’attaque et de la défense des côtes. Quel que soit le but de l’assaillant, il est évident qu’il se présentera en force avec tous les moyens d’action que les circonstances lui permettront de réunir et qui seront calculés en vue du but spécial à atteindre. Quant à la défense, elle semble devoir être scindée en deux élémens distincts : défense fixe, défense mobile ; l’une comprenant les torpilles dormantes, les barrages, les fortifications de tout genre, établies d’avance ou improvisées sur le rivage, l’autre, reposant sur l’action isolée ou combinée des béliers, des batteries flottantes, des canonnières, des thornycrofts porte-torpilles à grande vitesse, s’appuyant suivant les lieux sur les vaisseaux cuirassés, sortant de l’inaction où les condamnait en haute mer l’infériorité du nombre.

L’étendue du théâtre des opérations d’une telle guerre, l’infinie variété des combinaisons qu’elle permet, nous rejettent encore une fois dans l’inconnu, ou tout au moins l’indéfini. Avec la mobilité extrême que là vapeur donne à tous les navires de guerre, quelle que soit d’ailleurs l’arme spéciale dont ils sont munis, avec la rapidité et la sûreté des informations que permet le télégraphe électrique, avec la force de concentration qu’assurent les chemins de fer, si, d’un côté, nul point du littoral n’est à l’abri d’une attaque, de l’autre, il n’est aucun point du littoral qui ne puisse être puissamment et rapidement protégé. Toute tentative de débarquement sous le feu d’une escadre maîtresse de la mer semblé pouvoir réussir, mais tout corps d’armée ainsi aventuré en plein territoire ennemi semble devoir être rejeté à la mer, avant d’avoir solidement établi sa base d’opérations et de ravitaillement ; et si cette base reste l’escadre qui l’a porté, si c’est par la mer qu’il doit vivre, sa situation parait bien hasardée, sinon compromise ; enfin, on peut se demander ce que pèse de nos jours, pour le succès définitif de la guerre, un corps d’armée dont l’effectif ne peut dépasser 30,000 hommes. Tout reste donc, nous le répétons encore, voué à l’inconnu, à l’indéfini, à des hasards heureux. Ce sera l’affaire de ceux qui prépareront de telles opérations, après les avoir décidées ; de ceux-là surtout qui auront à les mener à bonne fin.

Ces réserves faites, et nous ne saurions trop insister sur leur importance, il nous semble que du fond obscur de cet indéfini, se détachent, au nom de la raison des choses, quelques conjectures qui apparaissent avec un certain degré de probabilité, sinon de certitude. Comme ce sont les seules clartés qui résultent de nos recherches, et qui nous permettent de les pousser plus avant, nous essaierons de les résumer sous forme de propositions :


1° La dépréciation de la puissance de l’artillerie contre un but cuirassé mobile a été constatée par l’expérience. Elle diminue sensiblement les risques que court une flotte cuirassée, couverte de fumée et défilant à grande vitesse devant les batteries de côte les plus fortement armées. Il semble permis de croire qu’en beaucoup de circonstances une flotte aux ordres d’un Nelson ou d’un Ferragut n’hésiterait pas à courir ces risques, si le but à atteindre valait l’enjeu d’un tel coup de fortune.

2° Toute escadre surprise au mouillage par une escadre sous vapeur, est une escadre détruite, l’éperon, dont l’assaillant peut seul se servir, devenant alors une arme aussi sûre pour lui que mortelle pour son adversaire.

3° Toute escadre au mouillage, — si l’accès de ce mouillage est possible, — peut être surprise la nuit et même attaquée le jour, par une flottille de thornycrofts.

4° La portée des pièces de 0m,27 étant de 11,000 mètres, celle des pièces de 0m,14 de 7,200 mètres avec un angle de pointage de 35°, toute ville, tout établissement occupant une grande étendue de terrain, et dont un navire quelconque ainsi armé peut s’approcher à une distance moindre que ces portées, peut être bombardé, incendié, sans que l’assaillant coure de risques sérieux de la part des batteries de côte qui défendent la ville.


Quelques faits peuvent servir, non à démontrer, mais à illustrer ces propositions, qui resteront douteuses jusqu’aux jours d’expériences décisives. Dans toutes les opérations de guerre auxquelles elles se rapportent, quel est, en effet, le facteur du succès ? L’audace, c’est-à-dire le mépris de la mort mis au service du patriotisme et de la science professionnelle. C’est là une force morale qui ne tombe sous le coup d’aucune appréciation a priori. Turenne pouvait bien dire la veille d’une bataille : « Tu trembles, carcasse ! tu tremblerais bien plus si tu savais où je te conduirai demain, » et le lendemain il allait où il s’était promis d’aller. Les capitaines qui se prépareront aux futures opérations des guerres maritimes trembleront sans doute la veille comme l’illustre maréchal. Iront-ils jusqu’au bout le lendemain ? Dieu seul peut le dire.

Le combat du Huascar contre le Shah et l’Amethyst anglais nous fournit la première de ces illustrations. « L’état du Huascar après le combat, dit un écrivain militaire, est un exemple de la dépréciation que subit l’artillerie à la mer, le jour de l’action. Il y a loin en effet des résultats obtenus pendant un combat à ceux observés dans les polygones… En résumé, le monitor a été atteint par 70 ou 80 projectiles. Aucun projectile de 0m,23 n’a perforé sa cuirasse[8]. »

La rade de Toulon vient d’être fermée hermétiquement par des jetées pour soustraire à une surprise les escadres au mouillage dans cette rade. Voici d’ailleurs quelques-unes des considérations par lesquelles M. le contre-amiral Du Pin de Saint-André justifie cette coûteuse précaution. «… Il est possible que notre escadre soit récemment arrivée à Toulon à la suite d’une navigation pénible ; les équipages sont harassés, ont besoin d’un repos qui n’est pas moins indispensable aux machines et aux chaudières ; les approvisionnemens sont à renouveler, et les réparations d’entretien sont urgentes ; peut-être réunit-on une flotte de transports pour frapper un grand coup sur un port ennemi, etc. Tous les cas sont possibles. Faudra-t-il paralyser en permanence toute une flottille de croiseurs pour surveiller les abords éloignés et ceux immédiats de la rade ? êtes-vous assuré quand même qu’une occasion fortuite ou du fait de l’ennemi ne les dispersera pas ? allez vous tenir sur pied toutes les nuits les garnisons des forts et des batteries et les équipages des vaisseaux pour éloigner toute chance de péril ? Quoi que vous fassiez, la fatalité peut un jour accumuler en faveur de l’ennemi tant de circonstances heureuses et pour nous défavorables, que toutes vos précautions soient en défaut. L’histoire est là pour nous prouver que la fortune de la guerre se plaît au merveilleux le plus invraisemblable et que rien n’est impossible.

« Ce jour-là, au coucher du soleil, par un temps clair, aussi loin que le regard peut atteindre, du haut des sémaphores et du des mâts des croiseurs avancés, aucun indice de fumée lie décèle l’ennemi. Il est loin ; on peut être tranquille. En effet, l’ennemi est très loin, il est à 50, à 80, à 100 kilomètres, si vous voulez, à une distance enfin où sa présence ne peut être soupçonnée.

« Cependant le temps a changé ; à peine le soleil a-t-il disparu que la nuit arrive, sombre et pluvieuse, mais la mer est belle. La flotte ennemie, poussant ses feux et marchant à toute vapeur, se dirige sur Toulon. Trois heures lui suffisent pour franchir une distance de 60 kilomètres et plus ; elle a pu échapper aux croiseurs du large, elle s’arrête avant de pouvoir être aperçue des croiseurs de la côte. Aussitôt chacun des vaisseaux, porteur d’un canot torpilleur de chaque bord, le met à la mer ; ces torpilleurs sont munis, les uns de torpilles Withehead, les autres de torpilles portatives. Ils partent et se glissent comme des serpens vers l’entrée de la rade. Peut-on répondre que quelques-uns ne réussiront pas et sur cette certitude pourra-t-on dormir tranquille ? Eh bien, dans une rade, dans un port, dans un arsenal comme Toulon, il faut pouvoir dormir tranquille sous peine de voir épuiser de fatigue les équipages et les troupes, ruiner promptement le matériel et arrêter la. marche de tous les services. »

Ce qui est vrai de toute évidence pour Toulon l’est également pour Cherbourg, et ne paraît pas invraisemblable, même pour Brest, bien que l’écrivain si compétent que nous venons de citer ajoute : « Une flotte ennemie ne pourra jamais apparaître subitement au milieu de la nuit devant Brest… Pour y arriver, elle a d’abord à surmonter les obstacles d’une navigation étendue qui permettent le développement d’une défense formidable et qui donnent la certitude d’être prévenu suffisamment à l’avance. Ce n’est pas par une nuit sombre que l’ennemi pourra s’aventurer à toute vapeur dans l’Iroise et remonter le goulet de Brest ; pour cela, il faut qu’il y voie clair et qu’il s’avance avec une certaine prudence, afin de ne pas aller au-devant d’un naufrage durant ce long trajet. A portée du canon de la terre, l’action de l’artillerie combinée avec celle des torpilles fixes ou mobiles de toute nature pourra lui être funeste, et dans tous les cas, depuis le moment où la vigie d’Ouessant, sentinelle avancée, aura signalé l’ennemi, jusqu’au moment où il aura pénétré dans la rade, on aura tout le temps pour se disposer à le bien recevoir[9]. » — Tout arrive, rien n’est impossible, disait tout à l’heure l’auteur de la note que nous citons, et je m’en tiens à cet avis. Quant aux certitudes sur lesquelles repose son nouvel optimisme, peut-être sont-elles fondées, s’il ne s’agit que d’une escadre de haut bord ; que deviennent-elles, si les passes doivent être surprises, et plus tard les escadres au mouillage, par une flottille de thornycrofts à grande-vitesse, qui n’aurait certes pas besoin de pilote, dont la présence ne sera pas signalée par les vigies d’Ouessant, supprimées par l’ennemi dès le début de la guerre, s’il est maître de la mer ? Question d’audace, de résolution, de sang-froid et de science professionnelle. Qu’importe d’ailleurs ! la chose est humainement possible, et dans un port, dans une rade, dans un arsenal comme Brest, aussi bien qu’à Toulon, « il faut pouvoir dormir tranquille sous peine de voir épuiser de fatigue les équipages et les troupes, ruiner promptement le matériel et arrêter la marche de tous les services. »

Illustration et non démonstration, avons-nous dit, et certes ; nous ne pensons pas avoir dissipé les doutes que soulèvent les problèmes que nous avons agités, de nouveaux exemples y seraient inutiles. Mais ces doutes, cette incertitude, n’étaient-ils pas le point de départ de nos recherches, le Quod erat demonstrandum ? serait-ce alors que ces recherches n’ont pas de résultats positifs, d’enseignemens pratiques, de leçons dont il faut tirer profit ? Nous croyons, au contraire, qu’en nous montrant ce qui n’est plus, ce qui ne peut pas être, elles nous ont conduit à ce qui doit être, qu’en nous signalant les dangers possibles d’une fausse sécurité, elles permettent de les conjurer.

L’empire de la mer, dans le sens étroit qu’il faut donner aujourd’hui à ces mots, est à la flotte cuirassée la plus nombreuse. Une nation maritime doit donc savoir contre qui elle veut maintenir cette souveraineté, et avoir une flotte cuirassée aussi nombreuse que celle de ses futurs adversaires. Exemple : l’Angleterre, qui veut maintenir contre tous sa suprématie navale et qui, par suite, maintient sa flotte cuirassée en état de lutter avec toutes celles du monde réunies contre elle. Cette règle subsistera tant que la preuve ne sera pas faite que le cuirassé d’escadre n’est pas la plus puissante unité de combat.

La course sera le moyen le plus efficace de ruiner le commerce ennemi. Il y a donc lieu de créer une flotte de croiseurs spéciaux. On a vu la Russie qui l’a voulue, l’Angleterre qui l’a créée avec une résolution et par des mesures exceptionnelles qui doivent servir d’exemple.

Le blocus de tout le littoral d’un pays est impossible ; celui d’un seul port est d’une difficulté extrême ; il n’est effectif que par la concentration de nombreuses escadres de blocus, échelonnées sur plusieurs lignes concentriques rayonnant autour de ce port. Il faut donc répartir sur plusieurs centres d’arméniens le point de départ de nos divisions navales et de nos croiseurs pour assurer leur entrée en mer libre.

Tout point du littoral peut devenir le point de débarquement d’une armée ennemie ; toute ville du littoral peut être incendiée et rançonnée par des flottes ou même par de simples croiseurs ennemis. Il faut donc encore répartir sur plusieurs centres d’action les élémens maritimes constitutifs de la défense des côtes : béliers, batteries flottantes, canonnières et thornycrofts ; il faut donc autant que possible mettre ces centres d’action hors de la portée des canons de plus haut calibre et empêcher par leur multiplicité et leur éloignement dans l’intérieur, que l’ennemi ne soit au courant de ce qui s’y passe.

Que nos escadres soient au mouillage dans nos ports et nos rades, se préparant à prendre la mer, ou qu’elles s’y présentent pour s’y ravitailler, s’y refaire après une croisière, un combat, il faut que de tout temps, accessibles pour elles, nos ports les mettent à l’abri d’une attaque de vive force et d’une surprise, et pour cela il faut que leur accès soit absolument interdit à l’ennemi…

Sans pousser plus loin ces conclusions de nos recherches, en admettant qu’elles ne soient pas d’une vérité absolue, n’est-il pas évident qu’elles contiennent une part de vérité que nul ne peut méconnaître ? En tous cas, elles étaient nécessaires pour répondre. en connaissance de cause à la question première que nous nous étions posée : Faut-il, dans l’intérêt de la marine et de la France, maintenir ou supprimer le port militaire de Rochefort ? Les prémisses nécessaires sont posées ; peut-être même avec trop de développemens ; il est temps d’entrer dans le vif de la question.


III


Les ports militaires de l’Allemagne sont Kiel et Wilhemshaven. Nous en emprunterons la description à un remarquable travail de M. Paul Merruau, publié ici même il y a six ans[10] :

« La baie de Kiel est entourée de collines élevées qui brisent le vent, l’amortissent et l’éteignent. Cette ceinture de hauteurs forme un mur autour du bassin de la baie, qui jouit ainsi d’une sécurité encore augmentée par un rideau de bois croissant sur les collines… Le fiord de Kiel a 16 kilomètres de longueur ; ouvert au nord, il s’enfonce au sud en faisant entonnoir. La ville de Kiel est au fond ; très évasé à l’entrée, le fiord se rétrécit à quelque distance, à un endroit où il est étranglé entre deux caps placés sur les deux rives vis-à-vis l’un de l’autre. C’est là qu’on avait construit en 1870 un triple barrage composé de chaînes, de chalands chargés de pierres et de torpilles ; il y existe une forteresse, Friederichshort, sur la pointe de terre qui s’avance à droite de l’entrée de la baie ; à gauche, sur l’autre rive, le cap est gardé par une redoute garnie d’une grosse artillerie ; entre la citadelle et la redoute, la passe est large au plus de 7 à 800 mètres, et pour détruire le barrage qu’on y rétablirait en temps de guerre, il faudrait opérer sous les feux croisés de ces deux ouvrages de défense très bien armés. L’escadre qui tenterait cette entreprise désespérée aurait, dans tous les cas, l’obligation d’éteindre d’abord les feux d’autres travaux défensifs qui précèdent Friederichshort et sont placés à l’ouverture de la baie, l’un en un lieu appelé Brauneberg et en face, sur le rivage opposé, une redoute à parapets blindés. Ce quadrilatère présente à l’ennemi plus de deux cents embrasures. Pourtant l’état-major général à Berlin ne trouve pas cette défense complètement rassurante, et il se prépare à l’augmenter par la construction de trois autres forts.

«… Il a pris d’autres précautions.

« Le pourtour du fiord laisse entre la mer et le pied des collines un espace de terrain où les constructeurs auraient pu placer des cales couvertes, des chantiers, des docks et tous les ateliers que comporte un grand établissement maritime ; mais, pour plus de sûreté, l’arsenal et le port ont été concentrés dans un bassin creusé à l’intérieur du fiord, sur la rive orientale, près d’un village de pêcheurs qu’on nomme Ellerbeck. Six ouvrages de défense sont spécialement réservés pour couvrir ce bassin et les établissemens qui l’entourent. Enfin la forteresse de Rendsbourg, enlevée aux Danois et située dans le voisinage, pourrait au besoin porter secours à la flotte ancrée dans le port et prendre entre deux feux les troupes de débarquement.

« Au demeurant, le port de Kiel, tel qu’il existe, avec une rade magnifique, un bassin où la mer à 40 pieds de profondeur, où les bâtimens peuvent partout accoster au rivage, où l’on ne rencontre ni courans ni bas-fonds, où la nature a préparé pour ainsi dire l’emplacement de formidables fortifications, n’a rien à envier aux plus beaux établissemens maritimes. La défense en a été réglée par une commission que présidait M. de Moltke en personne ; il est dès à présent imprenable.

« Le gouvernement de Berlin a cru devoir en outre se ménager un poste fortifié dans la mer du Nord, en face de l’Angleterre…

« … Il y avait, sur la mer du Nord, un lieu favorable à la création d’un tel port ; c’était le duché d’Oldenbourg, dont le territoire commence au Weser et finit à la Hollande… La Prusse étant pressée de construire le port, elle acheta, en 1853, au grand-duc, au prix de 1,875,000 francs, un terrain de 310 hectares à l’embouchure de la Jahde, rivière qui se jette dans la mer du Nord, à l’ouest du Weser. La Jahde se décharge au fond d’une baie dont la profondeur et l’étendue sont loin de pouvoir être comparées au fiord de Kiel, mais où des travaux d’ailleurs considérables pouvaient permettre de fonder un port militaire. Le gouvernement berlinois avait choisi cet emplacement. Singulière coïncidence, ce choix fut fait d’après l’avis de Napoléon Ier, qui avait désigné comme propre à la construction d’un grand port de guerre la baie de Jahde, à l’époque où le département des Bouches-du-Weser était compris dans les limites de l’empire français.

« Les travaux furent entrepris sans retard ; l’œuvre était d’un accomplissement difficile. Les terres, en cet endroit, sont plates, stériles et composées d’une argile sablonneuse ; elles se délaient et s’effondrent par l’action de la mer. Pour donner au rivage la solidité nécessaire, il fallait l’étayer par des digues. Ce premier travail, souvent interrompu par des inondations, fut pénible, long et coûteux ; mais le génie tenace de la nation triompha de la faiblesse de la terre et des résistances de la mer. Les ingénieurs, passèrent sans perdre de temps à la construction du port même, La marée s’y faisant vivement sentir, ils y disposèrent des écluses de grandes dimensions pour retenir l’eau des bassins. A la suite d’un avant-port où plongent deux jetées en granit que terminent deux môles, les navires venant de la mer traversent une première écluse qui s’ouvre dans le port intérieur, une seconde écluse les conduit dans un canal et ce canal conduit au port. C’est un bassin long de 1,100 pieds et large de 700. Au fond sont placées les cales de construction, les formes de radoub et les ateliers. L’eau, dans les bassins, est maintenue à la hauteur de 9 mètres et les cales de construction sont de dimensions à recevoir les plus grands navires ; le port de Jahde peut donc créer et abriter une flotte de premier ordre. On achève avec une ardeur extrême les fortifications de cet arsenal. Sur la digue du nord, trois forts en défendront l’entrée ; à l’autre extrémité du golfe, on fortifie l’endroit nommé Eckwarder-Horn… » Ajoutons qu’en 1870 Wilhemshaven ne fut pas attaqué par nos escadres, sans doute parce qu’il n’était pas attaquable. En tout cas, aujourd’hui, on peut dire du port de Wilhemshaven comme de celui de Kiel qu’il est imprenable, par mer du moins.

Tels sont les deux ports militaires de l’Allemagne. La nature a tout fait pour Kiel, la science et la volonté de l’homme pour Wilhemshaven. C’est parce que cette volonté, cette énergique persévérance, cette science, victorieuse de tous les obstacles, doivent être un enseignement pour ceux qui préparent l’avenir d’une grande nation voulant devenir une grande puissance maritime, que nous avons transcrit intégralement cette description des deux grands arsenaux de la marine allemande, création récente elle-même d’une volonté énergique et persévérante. Nous serons plus brefs désormais.

La Russie a deux grands ports militaires : Kronstadt et Nicolaïef.

Nicolaïef est le port du sud, de la Mer-Noire. Il est au confluent du Bug et de l’Ingul, à 25 milles de L’embouchure du Bug, qui, lui-même, vient se perdre dans le limon du Dnieper, et à 40 milles de Kinburn, la plus avancée des forteresses qui en défendent les approches. Un simple coup d’œil jeté sur une carte fait comprendre les difficultés de la navigation à travers les passes sinueuses, étroites, changeantes qui, de Kinburn, conduisent à Nicolaïef ; de simples torpilles dormantes suffiraient à les rendre infranchissables, et ce n’est pas sur elles seules que se reposeraient les défenseurs de Nicolaïef ; sans énumérer toutes ces défenses, on peut dire de cet arsenal qu’il est imprenable, à l’abri d’une surprise comme d’un bombardement à distance.

Kronstadt est le grand port russe de la Baltique, la porte de la Neva, la forteresse de Saint-Pétersbourg, qu’elle rend inviolable par mer. C’est une immense citadelle qui commande, des feux convergens de ses trois mille pièces d’artillerie, le canal qui du large conduit dans la rade intérieure et à l’embouchure de la Neva. Ce canal est long et étroit ; deux vaisseaux ne peuvent s’y engager de front ; des bouées que le premier soin de la défense, serait de faire disparaître signalent les amers des bancs à travers lesquels il est creusé. Kronstadt est imprenable, et si un bombardement à distance est possible, les murs de granit de ses remparts sont couverts aujourd’hui d’une armure d’acier et couronnés par des coupoles tournantes abritant les plus puissans canons. Les bombes ennemies s’y briseraient impuissantes.

L’Angleterre a encore quatre grands ports militaires ; elle semble les regarder plutôt comme une défense contre les prétentions et le monopole des puissantes maisons industrielles qui construisent ses flottes que comme les chantiers mêmes de ces flottes. Ce sont surtout des ports d’armement et de réparation : Chatham fait seul exception. Dans ces dernières années, il a pris des développemens qui le désignent comme le principal centre de concentration et d’action des forces navales anglaises. Ces mots d’un diplomate célèbre : « Tout arrive, » ont sans doute inspiré les hommes d’état de l’Angleterre. Tout arrive, et tout est à prévoir, même le jour où les murailles de fer se révéleraient moins puissantes que les vieilles murailles de bois et n’assureraient plus à l’Angleterre l’empire incontesté de l’océan ; même le jour où ses côtes inviolées seraient insultées, ses ports incendiés par une flotte ennemie victorieuse. Ce jour-là, Chatham resterait inattaqué ; il est inattaquable, à l’abri des surprises des thornycrofts comme des atteintes des plus puissantes escadres. Sa situation géographique lui a créé ce privilège. L’arsenal de Chatham se développe, en effet, sur la rive droite de la Medway, affluent de la Tamise, à 20 kilomètres du confluent des deux rivières ou plutôt de l’embouchure de la Medway, car la Tamise, en ce point, c’est déjà la mer. Dans son cours sinueux obstrué de bancs qui rétrécissent encore les passes ouvertes aux grands navires, la Medway a une largeur moyenne de 400 mètres ; mais, à plus de 5 milles de la ville, la distance entre les deux rives n’est plus que de 300 mètres.

Kiel et Wilhemshaven, Kronstadt et Nicolaïef, Chatham, tels sont les ports militaires, créations à proprement parler de ces derniers temps, sur lesquels se reposent les trois grandes puissances européennes dont on peut dire qu’elles tiennent en leurs mains les destinées du monde. Quelles que soient les conjectures que l’on puisse faire, les craintes ou les défiances que puissent inspirer les découvertes de la science et leur application à l’art de la guerre maritime, trois au moins de ces ports semblent devoir rester ce qu’ils sont de nos jours, c’est-à-dire défier toute surprise, braver toute attaque à force ouverte : ce sont les ports de Wilhemshaven, de Nicolaïef et de Chatham ; tous trois sont inaccessibles aux thornycrofts les plus rapides et les plus subtils ; leur éloignement du rivage de la mer les met à l’abri d’un bombardement à distance.

Ces deux conditions d’inviolable sécurité, nos ports de guerre les remplissent-ils ? Non.

Cherbourg, ouvert à toutes les surprises, est un nid à bombes et à obus. Les lueurs de l’incendie de Sweaborg, dès 1854, éclairent d’un jour sinistre le sort qui l’attend à la plus prochaine guerre maritime. Les passes extérieures et le goulet de Brest peuvent être franchis en quelques heures de nuit par des thornycrofts, en quelques heures de jour par une flotte bravant peut-être avec impunité les fortifications qui les défendent. Lorient, dont le mouillage intérieur est fermé à toute surprise, peut être incendié du large et détruit en quelques heures. Rochefort, dont le port intérieur est protégé contre toute attaque par son éloignement de la mer et le cours sinueux et resserré de la Charente, n’est accessible ni à nos cuirassés d’escadre ni même à nos grands croiseurs. Toulon, que les jetées récemment achevées mettent à présent à l’abri d’une surprise de torpilleurs, reste toujours sous le coup d’un bombardement trop facile. Tel est, résumé en quelques lignes, l’état exact de nos ports militaires, telles les conditions qui nous sont faites par les transformations accomplies dans la constitution des marines de guerre, transformations dont, par un singulier retour des choses de ce monde, un gouvernement français a été le plus ardent promoteur. Toutes les arguties de mots au service d’idées vraies peut-être autrefois, absolument fausses aujourd’hui, tous les sophismes de la vanité nationale se trompant inconsciemment, sciemment peut-être, tous les paradoxes abritant l’irrésolution, pour ne pas dire l’incurie, sous le respect de traditions historiques, ne changeront rien à cette situation. Là est la vérité, toute la vérité, et cette vérité s’impose avec toutes ses « angoisses patriotiques » à ceux qui croient encore à la France, à qui ses destinées tiennent encore au cœur, pour qui n’ont pas été perdus les sombres enseignemens de « l’année terrible. » Cette vérité, l’Europe la connaît, mais la France l’ignore. Qui la lui dira et quand ? Demain peut-être sera-t-il trop tard. Abou kir et Trafalgar ont précédé Waterloo ; Sedan et Metz doivent ils précéder l’heure fatale, oui dans un gouffre sans nom encore, s’engloutira à jamais la puissance maritime de notre patrie ?

Mais y a-t-il un remède à cette situation, et si ce remède existe, quel est-il ?

Cherbourg, Toulon peuvent-ils être mis à l’abri d’un bombardement ? Non.

Brest peut-il être mis à l’abri d’une attaque de vive force ? Non. D’une surprise de nuit ? Oui. Et le ministre actuel de la marine, avec une intelligence patriotique de ce qui doit être fait, a pris en main, avec son énergique volonté, l’exécution des travaux nécessaires.

Rochefort peut-il être rendu accessible à tous nos navires de guerre ? Oui, et par des travaux moins coûteux et pour des résultats plus assurés, surtout plus décisifs que ceux dont la défense de Cherbourg, de Lorient et de Toulon peut et doit être l’objet. Mais, s’il en est ainsi, pourquoi ces travaux ne sont-ils pas décidés, ou plutôt pourquoi ne sont-ils pas en cours d’exécution, pourquoi ne sont-ils pas dès longtemps achevés ?

Si tout ce que nous avons établi précédemment est faux, une telle indifférence s’explique, elle est naturelle, elle va de soi. Que n’en est-il ainsi ! Malheureusement d’autres que nous voient l’avenir comme nous le voyons, d’autres que nous ont les mêmes doutes, les mêmes défiances, les mêmes craintes, inspirés par la sécurité trompeuse où s’endort le pays. Dans des mémoires officiels, secrets, dans des études rendues publiques, ils ont montré la nouvelle puissance et les nouveaux modes d’action des marines militaires tels que nous avons essayé de les exposer ici ; ils ont signalé les dangers de notre situation tels que nous les signalons après eux, ils ont indiqué pour conjurer ces dangers les moyens que nous indiquons nous-même ; ils ont enfin rapporté fidèlement les exclamations de surprise qu’arrachait aux marins de l’Allemagne, de la Russie, de l’Angleterre, leurs hôtes, non une indifférence justifiée, mais un aveuglement volontaire dont se félicitait bientôt leur patriotisme ; et comme ces écrivains avaient, et l’autorité de la science, et celle de l’expérience, et celle d’un rang élevé dans la hiérarchie de notre marine militaire, si leurs avis semblent avoir été rejetés, si les conclusions nettes et précises de leurs études n’ont pas été adoptées, si, au contraire Rochefort, dont ils eussent voulu faire le Wilhemshaven, le Nicolaïef, le Chatham de la France, semble condamné comme port de guerre, même dans les humbles conditions d’existence où l’ont laissé vivre tous les ministres de la marine depuis Colbert et ses grands successeurs, nous ne voyons et ne pouvons voir qu’une raison, non pas à cette indifférence, à cet aveuglement, mais à cet abandon volontaire : c’est que Cherbourg, Lorient, sans valeur réelle, abandonnés à la fatalité des choses qui les a condamnés, Rochefort, même transformé comme il peut l’être, sont aujourd’hui inutiles à notre puissance navale, à laquelle Brest et Toulon suffisent désormais.

Concentrer, en effet, toutes nos forces, tous nos moyens d’action sur l’Océan à Brest, sur la Méditerranée à Toulon ou tout autre point mieux choisi, l’étang de Berre, par exemple ; y préparer dans le secret des escadres puissantes dont la réunion, toujours certaine aujourd’hui, assurerait la supériorité du nombre, gage lui-même assuré de la victoire, et frapper un coup décisif sur l’ennemi, vaincu d’avance, est certes une conception grandiose : c’était, avant Trafalgar, la conception même de l’empereur Napoléon pour frapper au cœur l’Angleterre par son armée de Boulogne ; on sait quelles causes d’ordre intellectuel et physique firent, à la veille du succès, avorter ces combinaisons du génie ; et pourtant aujourd’hui cette conception grandiose n’est-elle pas une conception chimérique que la raison des choses condamne irrévocablement ? Les temps où l’empereur pouvait écrire à son ministre de la marine : « Voilà le chef-d’œuvre de la flottille ; elle coûte de l’argent, mais il ne faut être maîtres de la mer que pendant six heures pour que l’Angleterre cesse d’exister, » sont loin, bien loin de nous, moins par les années que par les changemens accomplis et dans le mode et dans les conséquences d’une guerre maritime couronnée par le succès d’une grande victoire. Ces conséquences, nous avons essayé de les préciser, d’en dire la portée réelle. Admettons que nous nous soyons trompé, admettons que la réunion sur un point donné, à une heure donnée, de toutes nos forces maritimes soit nécessaire à la réussite d’une combinaison décisive dans ses résultats, cette réunion ne serait-elle pas favorisée plus que contrariée par l’existence de plusieurs et même simplement de deux ports sur l’Océan ? Les succès de l’amiral Missiessy, les chances heureuses qu’il rencontra dans ses croisières aux Antilles, la rapidité de la diversion qu’il y faisait pour donner le change à Nelson, furent aussi funestes à l’accomplis sèment intégral du plan de l’empereur que les tempêtes qui retinrent à Brest l’amiral Gantheaume, que les irrésolutions de l’amiral Villeneuve après le combat du cap Finistère et sa retraite au Ferrol. Leurs trois escadres séparées par tant de causes diverses pourraient aujourd’hui, grâce à la vapeur et au télégraphe électrique, se rencontrer à heure fixe au rendez-vous qui leur serait assigné au dernier moment. Il leur suffirait de déjouer la surveillance des escadres de blocus, chose plus facile de nos jours, ou mieux encore et, chose assurée, d’en triompher de haute lutte. Nous avons montré les difficultés du blocus effectif d’un seul port par des escadres cuirassées. Tout ce qui diminuerait la force, c’est-à-dire le nombre des unités de combat de ces escadres, irait donc au succès des deux solutions : déjouer ou briser leur surveillance. Or le nombre des cuirassés d’escadre étant limité, et connu dès l’ouverture des hostilités, ce nombre ne pouvant s’accroître d’ailleurs pendant la guerre (la durée normale de la construction et de l’armement d’un cuirassé d’escadre étant supérieure à celle de la guerre), il est clair que la répartition, la division de ces cuirassés en un plus grand nombre d’escadres de blocus ira directement, aussi directement que possible, à l’affaiblissement de chacune de ces escadres. Mais si ces mêmes escadres, déjà réduites en nombre, se trouvent avoir pour adversaires non-seulement les cuirassés ennemis dont le nombre limité est connu, mais encore d’autres adversaires aussi redoutables et dont le nombre pourrait être accru sans limites, n’est-il pas évident que la sortie de nos escadres devient une opération assurée du succès ? Quels sont donc ces auxiliaires appelés à un rôle aussi important et aussi imprévu ? Ce sont ces béliers, ces canonnières, ces thornycrofts, toute cette poussière navale, comme on disait autrefois, dont l’efficacité peut être discutée en haute mer, mais qui, de jour en jour, s’affirme avec plus de supériorité en eaux calmes. Derrière la ligne de tirailleurs qui les couvrent et qui tiennent l’ennemi à distance, les bataillons en masse compacte défilent et effectuent le mouvement qui décidera du gain de la bataille ; ainsi derrière le front menaçant de ces tirailleurs maritimes défileront, devant l’escadre de blocus, repoussée au large, nos cuirassés d’escadre, et la mer leur sera ouverte. Le principe de la division du travail produisant le maximum d’effet utile trouve ici une nouvelle et féconde application, mais cette application condamne la concentration en deux ports isolés, l’un sur la Méditerranée, l’autre sur l’Océan, de nos cuirassés d’escadre.

Nous avons établi, en effet, en parlant de la guerre de défense des côtes, la nécessité de multiplier les centres d’action d’où rayonneraient sur tout le littoral, afin de défendre celui de ses points qui serait attaqué, les élémens multiples de cette guerre, béliers, batteries flottantes, canonnières, thornycrofts. S’ils doivent de plus, en plus grand nombre possible, concourir à dégager nos ports des escadres de blocus, ne faut-il pas que ces ports, points de départ et d’armement de nos cuirassés, dont au reste la jonction avec l’escadre dont ils font partie est mathématiquement assurée, soient aussi le plus nombreux possible ?

Ainsi, que l’on admette ou que l’on rejette nos idées sur le mode et les résultats de ce que nos pères appelaient la grande guerre, la raison des choses conduit à multiplier les centres de construction, d’armement et de départ des instrumens quels qu’ils soient de la guerre maritime, qui sera à la fois une guerre d’escadre, une guerre de course, une guerre de défense des côtes. Par cela même la création à Rochefort d’un véritable port de guerre, c’est-à-dire d’un port inaccessible à l’ennemi, toujours ouvert à nos navires et à nos escadres, apparaît comme nécessaire elle-même. Des considérations d’un autre ordre, mais non moins sérieuses, vont apporter d’autres preuves à l’appui de cette nécessité.

Toute escadre surprise au mouillage est, nous l’avons dit, une escadre détruite ; a fortiori, toute escadre, tout navire isolé surpris en mer, dont la puissance motrice, la vitesse seraient sérieusement amoindries, serait une escadre, un navire perdus. Or, après une de ces batailles navales que l’on suppose nécessaires, où la victoire aura été chaudement disputée, tous les survivans, vainqueurs ou vaincus, sortiront de la lutte avec de profondes blessures ; la plupart d’entre eux ne seront que des épaves flottantes que leurs compagnons d’armes moins maltraités convoieront vers un rivage ami. Au prix de quels efforts, à travers quelles difficultés, on le devine. Qu’ils se hâtent cependant. Ce n’est pas la tempête seule qui pourrait achever l’œuvre de destruction si bien commencée. Quelque croiseur rapide n’a-t-il pas porté la nouvelle de la bataille au port le plus voisin et ne revient-il pas guidant de nouveaux adversaires, ardens à achever la défaite, plus ardens encore à la changer en victoire ? Une journée, une heure ont une importance suprême. Un lambeau de voile, gonflé par un vent favorable, des courans dirigés vers le port de refuge peuvent décider du salut ou de la perte de ces formidables machines de guerre qui coûtent 20 millions de francs et trois années de travail. Or, sur ce vaste champ de bataille si souvent ensanglanté, que comprennent les côtes d’Espagne et de France, entre le cap Finistère et le cap Lizard, quel que soit le point où se sera livré le nouveau combat, vents généraux, courans constans portent tous vers le golfe de Gascogne. C’est une vérité de fait, dont on peut se rendre compte, pour les courans, en compulsant le plus simple atlas, la carte n° 7, par exemple, de Stieler, et pour les vents, par la loi de leur giration dans notre hémisphère ; elle s’accomplit du sud au nord en passant par l’ouest, et dans le cycle entier, les vents de sud-ouest d’ouest, et de nord-ouest sont dominans et de plus longue durée. Ces vents, ces courans pousseront donc, et avec une vitesse relativement très grande, ces épaves flottantes, débris glorieux de la bataille, vers la côte française, au sud d’Ouessant, au sud de l’Iroise et de l’entrée de Brest. C’est leur première chance de salut. Mais tout sera-t-il dit, et seront-ils sauvés ? Pour qu’ils le soient, il faut qu’un port leur soit ouvert où nul ennemi ne puisse les atteindre. De Brest à Bayonne, ce port n’existe pas ; il faut donc le créer. Où ? A Rochefort, où seul il est possible.

La tâche que nous nous sommes imposée touche à sa fin. Nous n’avons pas à montrer ici, nous ne dirons pas la possibilité, mais les facilités extrêmes de creuser à ciel ouvert un canal de 9 mètres de profondeur, de 20 kilomètres au maximum, aboutissant, soit de Rochefort à la fosse d’Énet sur la rive droite, soit de Rochefort ou de Soubise à la rade d’Estrées, sur la rive gauche de la Charente, Les études préparatoires ont été faites et bien faites ; les plans ont été dressés, et ce n’est pas la somme fixée par les devis qui a empêché l’exécution des travaux. Qu’est cette somme en comparaison de celles qui ont été dépensées à Kronstadt, à Wilhemshaven, à Chatham ? Non, ce qui a empêché l’exécution de ces travaux, ce sont les idées que la logique même nous a conduit à combattre, et sur lesquelles il nous a paru de notre devoir de faire la vérité.

Il se peut, et nous le craignons, que nous n’ayons pas réussi. Qu’importe ? d’autres réussiront. L’heure de la vérité, comme celle de la justice, est lente à venir ; elle arrive toujours. Mais notre travail ne sera pas inutile, quoi qu’il advienne. Nous croyons, en effet, avoir mis hors de doute l’exactitude des deux propositions qui ont été le point de départ et la base de nos recherches : Nul ne peut dire ce que sera la guerre maritime ; quel sera l’instrument le plus efficace de cette guerre. Dès lors nous dirons, et ce sera notre dernier mot : Le propre du génie est de travailler pour l’avenir. Rien ne prouve que l’avenir qu’a préparé Colbert est épuisé : laissez vivre sa création ; ne touchez pas au port de guerre de Rochefort. Nous dirons : C’est le propre du patriotisme d’assurer le présent, alors que l’avenir est incertain, plein de sombres menaces : ne touchez pas au port de guerre de Rochefort ; êtes-vous sûrs, en effet, que vous n’allez pas détruire une des forces vives qui assurent, nous ne dirons pas la grandeur, mais la sécurité même de notre patrie ; et, comme nous avons foi dans le patriotisme du ministre de la marine, nous avons confiance et nous espérons, et nous croyons que Rochefort sera conservé à l’avenir de la France.


T. AUBE.

  1. Sur le Lepanto, la résistance ne repose plus sur la cuirasse, mais sur le principe de la protection demandée à la flottaison cellulaire imaginée en Angleterre, et poussé à l’extrême sur les cuirassés italiens de plus récente date.
  2. La question en termes identiques se discute actuellement à l’amirauté anglaise.
  3. De Penfentenyo, Projet de tactique navale.
  4. Amiral Bourgois, Mémoires sur la question des cuirassés.
  5. Lieutenant Smeckin, aide de camp de l’amiral Boutakof, Lecture sur la tactique.
  6. Les Croiseurs, la Guerre de course, par M. Dislère, ingénieur de la marine.
  7. Le Temps du 8 janvier publia, dans sa correspondance, la note suivante sur les difficultés morales de la création de la marine de guerre américaine : « La création d’une nouvelle marine militaire est, en effet, plus que jamais le rêve des hommes d’état américains, et il n’est guère douteux que la tâche ne soit très prochainement entreprise. Le principe est dès à présent adopté ; on en est à l’étude d’un plan d’ensemble et aussi à l’organisation des voies et moyens. Il est donc très naturel que M. Arthur y regarde à deux fois avant de choisir l’homme qui sera chargé d’une mission de cette importance ; et cette prudence très louable se complique d’une considération délicate : c’est que, aux États-Unis comme ailleurs, la comptabilité en nature de la marine a toujours été la bouteille à l’encre. Les arsenaux et les ateliers ont été de tout temps livrés au pillage ; des centaines de millions de dollars s’y sont engloutis sans qu’il en reste rien que quelques méchantes carcasses de vaisseaux dont pas un ne serait capable d’accepter le combat, — et encore moins de l’éviter, a dit un amiral. Tout est donc à créer, personnel et matériel, et il faudra une main sûre pour le nettoyage d’abord, pour l’édification ensuite. Or là, plus qu’ailleurs, M. Arthur est embarrassé pour rester indépendant du général et de son entourage, sans froisser de vieilles amitiés, car ce sont encore les traditions de ce temps-la qui règnent dans l’administration de la marine, et ce sont les plus détestables traditions d’une époque où la corruption officielle atteignait aux dernières limites du cynisme. »

    Et nous extrayons du Army and Navy Journal, de décembre 1881, les renseignemens suivans :

    « La commission estime qu’il y a lieu de créer une flotte cuirassée, mais qu’il n’y a lieu d’y procéder qu’après avoir terminé les trente-huit navires suivans non cuirassés :

    « Cinq béliers en acier, 2,000 tonnes ; cinq canonnières porte-torpilles ; dix croiseurs porte-torpilles ; dix bateaux torpilleurs pour la défense des côtes et enfin les huit croiseurs en construction déjà.

    « Ce programme ne sera achevé que dans huit ans. Les Américains ne se montrent donc pas empressés d’avoir une flotte cuirassée. Cette parole énergique d’un de leurs amiraux les plus distingués, qu’avec les navires actuels il serait plus difficile encore de refuser le combat que de l’accepter, même avec la certitude d’être vaincu, montre bien la pensée qui a dirigé la commission. Elle veut des navires à grande vitesse, pouvant refuser le combat et l’imposer à son heure. »

  8. Revue maritime, 1881 ; des Opérations de guerre maritime récentes.
  9. Amiral Du Pin de Saint-André, la Rade de Toulon et sa Défense ; Paris, Berger-Levrault.
  10. La Création de la flotte prussienne. Voyez la Revue du 1er mai 1870.