La Hollande et le roi Louis Bonaparte/02

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La Hollande et le roi Louis Bonaparte
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 845-883).
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LA HOLLANDE
ET
LE ROI LOUIS BONAPARTE

II.
QUATRE ANS DE REGNE[1]


VI

Nous avons laissé le premier roi de Hollande s’acheminant avec sa famille vers le royaume que la politique de son frère lui avait érigé. La volonté nationale n’avait point du tout été consultée. Avec une effronterie étourdissante, on avait présenté à la France et à l’Europe comme « les représentans du peuple batave venus pour offrir en son nom la couronne au prince Louis Bonaparte » les membres d’une commission envoyée tout exprès par le gouvernement républicain pour tâcher, s’il était possible, de détourner le coup dont la république était menacée. Les résistances de la grande besogne officieuse, réunie par Schimmelpenninck, avaient été brisées comme du verre par la menace d’une annexion immédiate. Il n’était pas possible de se jouer plus cavalièrement d’un peuple dont la France et ses gouvernans avaient à maintes reprises garanti solennellement l’indépendance. Cependant le prince Louis s’avançait avec confiance au-devant de ses sujets. A Paris, on lui avait affirmé qu’il était désiré par un grand nombre, ce qui était faux, accepté par presque tous, ce qui était vrai en un certain sens, et il avait assez bonne opinion de lui-même pour espérer que cette acceptation, plus résignée qu’enthousiaste, se changerait peu à peu en affection dévouée. Le voyage ne fut marqué par rien de saillant. On put toutefois signaler l’extrême empressement des catholiques ou plutôt du clergé à venir protester de leur dévoûment à un prince qui professait leur religion. Cela était naturel. Les catholiques néerlandais devaient l’égalité civile à la révolution de 95, mais en fait ils étaient loin de posséder dans les administrations et les conseils de l’état une part de pouvoir proportionnée à leur importance numérique. Le personnel instruit manquait dans leurs rangs ; ils ne se rendaient pas compte de cette circonstance, à laquelle on ne pouvait rien, et posséder un roi de leur communion, un roi qui pratiquait, qui arrivait muni d’un confesseur, c’était pour eux comme une garantie que l’état d’infériorité où ils se voyaient encore maintenus ne tarderait pas à cesser. D’autre part, ce côté de la question, auquel on avait à peine songé dans le premier moment, ne laissait pas d’inspirer des inquiétudes vagues à la majorité protestante. Ce n’était pas tant du roi catholique, c’était de son entourage que l’on se défiait. On craignait de voir se former à l’ombre de son trône quelque nid d’intrigues dont la religion serait le prétexte, la domination cléricale le but réel. Cependant le catholicisme paraissait en ce temps-là si affaibli comme puissance politique, que ces craintes n’eurent pas grand écho. C’était bien plutôt l’idée qu’il fallait subir un roi, et un roi d’origine étrangère, qui jetait du froid dans l’accueil fait au nouveau souverain. Tout néanmoins se passa convenablement. Les magistrats apportèrent les clés des villes dans des plats d’argent et complimentèrent de leur mieux leurs majestés dans un français laborieux. A Rotterdam, on ne traversa point la ville, on la contourna pour se rendre à La Haye, où l’on arriva le soir du 18 juin 1806. La municipalité avait érigé quelques arcs de triomphe avec des devises emphatiques. Les historiens hollandais assurent qu’on offrit de l’argent à la pauvre corporation des porteurs de tourbe, pour les décider à dételer la voiture du roi et à le traîner en triomphe à travers les rues de La Haye, mais que tous refusèrent. Ce qui est certain, c’est que le premier accueil de la population fut glacial. Le cortège royal traversa la ville vers neuf heures du soir entre deux rangs de soldats, dont les acclamations commandées retentirent à peu près seules. Peu ou point d’illuminations privées ; beaucoup de maisons même avaient fermé leurs fenêtres, comme si elles eussent pris le deuil de la vieille république. Hortense, habituée à de tout autres réceptions, ne put retenir quelques larmes. Louis, moins surpris, la calma. Il comptait, et il ne se trompait pas, sur un changement prochain des dispositions publiques. Il descendit à la Maison du Bois, ce petit palais extra muros habité naguère par le conseiller-pensionnaire, où il resta huit jours avant de faire son entrée officielle à La Haye et afin d’organiser à tête reposée les principaux rouages du nouveau gouvernement.

Il est bon de se rendre compte de la situation, des difficultés et des avantages qu’elle présentait. Nous avons déjà fait allusion aux difficultés ; elles étaient grandes. Il s’agissait de se faire aimer comme roi, et, dans l’esprit de Louis, de faire souche dynastique. Or non-seulement il arrivait en étranger au milieu d’un peuple dont il ignorait la langue, dont il ne savait pas même très bien l’histoire, d’un peuple très attaché à ses coutumes, à ses mœurs, revêche aux influences du dehors, opiniâtre dans ses répugnances comme dans ses préférences ; mais encore il ne se dissimulait pas que l’esprit républicain était toujours très fort dans le pays, et que, circonstance à peser, contrairement à ce qui se passait ailleurs, c’étaient surtout les hautes classes qui en étaient imbues. Il est vrai qu’on reconnaissait aussi combien il était difficile de maintenir une forme politique plus que jamais suspecte dans une Europe partagée entre les vieilles et la nouvelle monarchie ; mais alors quel Hollandais, même au sein du parti patriote ou de l’ancienne oligarchie, ne se disait pas que, s’il devait entrer dans les destinées des anciennes provinces d’être gouvernées par une famille royale, il n’y avait qu’une famille dont le prestige fût assez ancien, dont l’illustration fût assez populaire, dont le caractère national fût assez reconnu, pour ceindre la couronne néerlandaise ? N’était-il pas évident en revanche que nul n’eût de sa vie songé à Louis Bonaparte, s’il n’avait eu un frère dont la volonté tenait pour le moment lieu de raison et de loi ? Si Louis avait été envoyé en Hollande comme gouverneur d’un pays conquis, ou s’il n’avait point pris sa propre royauté au sérieux, sa position eût été plus simple. Il avait à sa disposition des forces suffisantes pour s’imposer à la nation récalcitrante ; mais c’est une position dont il ne voulait à aucun prix. Il entendait se faire aimer ; il voulait être roi de par l’assentiment de son peuple. Si cette intention lui faisait honneur, encore une fois comment la réaliser ? On a beau parler dans l’histoire de royautés fondées par la ruse ou la violence, la même histoire démontre à qui l’étudie attentivement qu’on ne s’improvise pas roi, qu’il faut pour régner avec quelque chance de durée tout au moins la complicité indirecte de la nation, et Louis sentait fort bien que, s’il était réduit à n’appuyer son trône que sur la terreur qu’inspirait son frère, il eût mieux fait de n’y pas monter. Cependant, tout bien examiné, la situation n’avait rien de désespéré pour un prince désireux de régner et décidé à faire tout ce qu’il fallait pour y réussir. Il n’était pas sans offrir des dédommagemens aux divers partis que son arrivée au trône pouvait avoir offusqués. Les patriotes regrettaient la république, mais en définitive la nouvelle royauté allait consolider les réformes les plus importantes qu’ils avaient introduites, telles que la concentration du pouvoir, l’égalité civile et religieuse, l’unité de législation et d’impôt. De son côté, le parti orangiste ne pouvait nier qu’il avait jadis appelé de tous ses vœux la constitution d’un pouvoir central auquel ne manquait que le nom de royauté ; ce n’était pas la faute de Louis si les orangistes avaient échoué. La famille d’Orange portait la peine de ses maladresses récentes, et son représentant, le prince héréditaire, avait obtenu la principauté de Fulde comme une sorte d’indemnité des pertes que sa famille avait subies du fait de la révolution ; cela équivalait à une renonciation à la Hollande, et cette opinion était fort goûtée de Louis, facilement enclin aux idées légitimistes. En définitive, le parti orangiste n’était pas, comme les bourbonniens en France par exemple, inféodé à un principe absolu ; les princes d’Orange n’avaient jamais gouverné en vertu d’une sainte ampoule quelconque, et les orangistes pouvaient sans aucun sacrilège, sans renier aucun dogme, servir leur patrie sous un prince d’une autre maison. L’ancien patriciat était mort comme puissance politique ; l’influence individuelle, toujours très grande, de beaucoup de ses membres pouvait, moyennant quelque habileté dans les choix, passer à l’actif du nouveau régime. Quant à la masse du pays, au moment dont nous parlons, elle n’était précisément ni orangiste ni patriote ; elle était lasse, découragée ; elle admirait Napoléon et le redoutait. Mécontente, humiliée au premier abord de se voir menée comme un troupeau, elle reconnaissait qu’après tout, si l’empereur eût voulu, il aurait eu la force nécessaire pour rayer la Hollande du nombre des nations, et que mieux valait encore rester soi-même en acceptant un de ses frères pour souverain que de se suicider par une folle résistance. On pouvait même espérer des compensations à cette résignation forcée. Par affection pour le frère qu’il avait fait roi, l’empereur lui faciliterait sa tâche et ferait peser de moindres exigences sur le peuple qui l’aurait pour souverain que lorsqu’il n’avait affaire qu’à un magistrat suprême électif, qui, au bout du compte, n’était lui-même que sa créature. Sans doute il se laisserait plus facilement persuader par son frère de l’impossibilité d’appliquer à un pays ne vivant que de commerce les rigoureuses mesures que sa politique le conduisait à imposer à la France et à ses autres alliés dans l’intérêt de sa lutte acharnée contre l’Angleterre. Si, comme il le promettait, Louis se montrait vrai roi de Hollande, si, comme son ambition naturelle devait l’y incliner, il en épousait les intérêts vitaux, on pouvait attendre de son accession au trône un soulagement sérieux. Pour le reste, Dieu était grand, l’avenir aussi, et quand l’Europe serait rentrée dans des conditions normales d’existence, on aviserait. En un mot, avec son sens froid et le tour ordinairement positif de ses raisonnemens, le peuple hollandais se trouvait dans une situation d’esprit analogue à celle d’un homme en possession d’une grande opulence et qui perd tout à coup la moitié de sa fortune. Il est clair que cette perte lui est très sensible ; mais, comme il lui en reste assez pour vivre honorablement, et qu’avec de la patience, du savoir-faire, il peut espérer de la reconstituer, une fois le premier étourdissement passé, au lieu de s’abandonner à un stérile désespoir, il se résout à tirer le moins mauvais parti possible des circonstances qui s’imposent à lui, et se console en pensant qu’il aurait pu lui arriver pire. Si l’on veut encore, c’était un mariage de raison qui pouvait, avec de la bonne volonté mutuelle, aboutir à l’inclination.

Une seule chose manquait à cette théorie, à laquelle un moment les meilleurs esprits et le roi tout le premier purent s’arrêter avec complaisance ; malheureusement cette seule chose était capitale, je veux dire la connivence du tout-puissant seigneur qui avait érigé le royaume. Louis voulait être roi de Hollande pour de vrai, si j’ose ainsi dire ; son frère n’avait voulu envoyer à La Haye qu’un préfet couronné, et même il n’entendait pas lui laisser trop longtemps la couronne sur la tête.

En attendant, le nouveau roi dit lui-même dans ses Mémoires qu’il partit « avec une grande confiance. » Il est évident et conforme au caractère que nous lui connaissons qu’il se trouvait heureux d’occuper enfin un poste élevé, où il serait chez lui, où ses talens personnels pourraient se déployer sans se perdre dans l’éclat éblouissant de l’astre dont il n’avait été jusqu’alors que l’humble satellite. Il n’est pas moins évident pour nous que ses résistances momentanées à la volonté fraternelle avaient été plus voulues que sincères ; autrement il aurait pris plus de précautions contre l’éventualité, toujours possible, d’une divergence de vues entre lui et l’empereur. Le titre de connétable, de France que celui-ci tenait à lui voir conserver l’avait bien un moment inquiété. Ce titre impliquait une dépendance peu compatible avec la dignité d’une couronne royale ; celui qui la portait restait par le fait même citoyen français, et Louis voulait se faire hollandais de pied en cap. Napoléon l’avait, paraît-il, rassuré en lui disant que ce titre n’avait qu’une signification fédérative ; le roi de Hollande serait simplement par là un des premiers dignitaires de la ligue d’états dont l’empereur des Français devait être le protecteur et directeur suprême, et Louis n’avait pas la moindre intention de se soustraire à l’alliance française. Dans ses convocations avec les Hollandais venus à Paris, comme avec les notables qui le saluèrent à son arrivée, il prit soin de leur déclarer sous toutes les formes que, depuis le moment où il avait accepté la couronne de Hollande, il ne se considérait plus que comme Hollandais. Ces déclarations réitérées furent même assez fortes pour étonner les Français dont il s’était fait suivre.

La Haye n’est pas une très grande ville. Habituée à servir de résidence aux stathouders et récemment encore aux autorités centrales de la république, elle vivait trop de la cour ou de ce qui y ressemblait pour ne pas avoir les mœurs et la curiosité un peu frivole des villes de ce genre. En très peu de jours, tout La Haye sut ce qui se passait à la Maison du Bois. Il ne fut question que de l’affabilité, des belles manières, des excellentes intentions, de la ferveur hollandaise du nouveau roi. On avait beaucoup craint qu’il ne confiât plusieurs charges importantes de l’état à ses anciens compatriotes. Il n’en fut rien. Tous les postes politiques furent adjugés à des nationaux, même dans l’organisation intérieure de sa maison le roi fit une large place à l’élément hollandais, et personne ne songea sérieusement à lui reprocher de garder un certain nombre de Français pour son service personnel. Le contentement fut plus grand encore quand on apprit qu’un corps de troupes françaises, parti d’Utrecht pour escorter le roi lors de son entrée solennelle, avait été contremandé, et que Louis voulait se confier exclusivement aux troupes nationales. Quand l’empereur le sut, il fronça son auguste sourcil ; mais il était trop tard, la chose était faite, et habilement faite, car pour ces diverses raisons l’entrée solennelle fut très acclamée. Sur un point pourtant, Louis eut peut-être le tort de trop abonder dans son propre sens. Il voulut que toutes les dames d’honneur de la reine fussent hollandaises. Hortense se vit donc entourée de personnes fort bien nées, très estimables, mais pour la plupart peu faites à la vie des cours, très sérieuses, un peu raides, au milieu desquelles la pauvre reine se sentit bientôt mourir d’ennui ; toutefois cela passa inaperçu dans les préoccupations de la première heure. Le roi avait nommé, avant même d’être en Hollande, l’amiral Ver Huell ministre de la marine, et M. Gogel, du parti patriote, chef habile et probe d’une grande maison de commerce, ministre des finances. Il confirma M. van der Goes aux affaires étrangères, ce qui fut encore un excellent choix, unanimement approuvé ; il confia l’intérieur à M. Mollerus, ancien membre du gouvernement républicain, les travaux publics et les digues à M. Twent, spécialité honorable, la guerre au général Bonhomme, les colonies à M. van der Heim, conservateur du vieux système, la secrétairerie d’état à M. Röell, de l’ancienne oligarchie, d’une capacité politique reconnue, enfin la justice et police à M. van Hoof, homme nouveau, dont nul ne connaissait les titres à ce genre de fonctions, si ce n’est que le roi voulait absolument avoir au moins un catholique dans le cabinet, et qu’il était catholique. En somme, ce premier cabinet satisfît l’opinion, surtout parce qu’il témoignait d’une tendance louable à se mettre au-dessus des anciens partis et à rallier autour de la nouvelle royauté les hommes honorables et modérés qui les avaient jadis servis. C’était continuer habilement la ligne de conduite recommandée par van der Goes et adoptée par Schimmelpenninck. A celui-ci, le roi réservait la présidence perpétuelle du corps législatif, inscrite tout exprès pour lui dans la constitution : il eût vivement désiré le voir accepter ces fonctions, qui lui paraissaient une reconnaissance de la royauté par le dernier magistrat suprême de la république ; mais l’ex-conseiller-pensionnaire refusa net, et aucune instance ne put le faire changer de résolution. Il resta spectateur muet et chagrin d’événemens qu’il n’avait pu conjurer, mais qu’il ne voulait pas sanctionner. Toutefois on sut gré au roi de cette offre réitérée, et de ce qu’il respecta la retraite volontaire où se confinait celui qu’il avait en quelque sorte détrôné. Combien de nouveaux souverains eussent regardé comme leur premier devoir de rendre le royaume inhabitable à leur prédécesseur mécontent !

Le 25 juin 1806, le roi de Hollande fît donc son entrée solennelle dans sa capitale aux acclamations cette fois réelles de la population. Les ministres et les divers coups de l’état vinrent le complimenter, faire acte de soumission dans les limites des lois, et prêter le serment de fidélité. Dans les discours qui furent prononcés et que le roi a reproduits en grande partie dans ses mémoires, on peut constater que, malgré toutes les politesses et même les flatteries que l’on prodiguait au nouveau souverain, pas un seul de ces discours ne contenait l’assertion que Louis eût été appelé par la volonté nationale. « Nous espérons, nous nous flattons, nous nous attendons, » ces tournures prudentes reviennent à chaque pas. On rend hommage aux qualités, aux bonnes intentions du roi ; on lui dit que sa bonté s’attirera l’amour de son peuple, que « sa venue est une disposition de la Providence, dont les voies sont souvient mystérieuses ; » on observe avec joie que dans la nouvelle constitution « la séparation et l’indépendance des pouvoirs sont confirmées, » ce qui est excellent partout et toujours, mais enfin ce qui ne saurait être un compliment à l’adresse d’un nouveau prince, tout le reste est à l’avenant. Un officier français qui se trouvait près du roi ne put s’empêcher de lui dire : « Sire, on a l’air de vous faire la leçon ! » C’était assez vrai, ou du moins les discours se ressentaient encore visiblement d’un certain froissement patriotique. Le roi le comprit fort bien lui-même, mais il eut le tact de ne pas paraître s’en apercevoir, et il répondit en réitérant ses déclarations d’attachement sans réserve à la Hollande et à ses intérêts.

Le discours qu’il prononça trois jours après devant le corps législatif fut inspiré par les mêmes sentimens ; toutefois, et probablement dans la secrète pensée de faire à son tour une leçon d’histoire à ces incorrigibles républicains, il lui échappa une véritable bévue. Il alla jusqu’à leur dire que « du jour de son couronnement commençait la véritable indépendance des Provinces-Unies, et qu’un seul regard sur les siècles passés suffisait pour les convaincre qu’elles n’eurent jamais de gouvernement stable, de sort assuré, de véritable indépendance. » Le respect empêcha l’ébahissement de se faire jour ; mais en rapprochant cette étourdissante assertion de celles que l’empereur avait lancées moins d’un mois auparavant sur la vieille république, les membres de la haute assemblée durent se demander quel était donc l’ignorant qui avait enseigné l’histoire moderne aux Bonapartes.

Ce ne furent pourtant que des nuages à peine remarqués sur un ciel qui tendait à se rasséréner. Le fait est que le roi réussissait. On avait eu peur d’avoir affaire à un soldat parvenu, et l’on se trouvait en face d’un gentilhomme très prévenant, très affectueux, presque câlin avec ceux qu’il voulait s’attacher. Hortense aussi plaisait beaucoup. Elle donnait beaucoup d’éclat et d’animation aux fêtes et réceptions de la cour. Sa conversation enjoués, ses manières vives et gracieuses enchantaient tous ceux qui se rappelaient les allures plus que hautaines de l’Anglaise et de la Prussienne qui avaient occupé la première place sous les deux derniers stathouders. Sa danse en particulier faisait tourner les têtes, car la danse à cette époque était un art. Le malheur est que si Hortense plaisait en Hollande, elle-même ne s’y plaisait pas du tout. L’entourage que son mari lui avait imposé n’était pas de son goût. Elle avait bien accepté d’être reine de Hollande, d’abord parce que cela entrait dans les vues de l’empereur, puis parce qu’un diadème royal ne peut qu’embellir encore une jolie femme ; mais elle ne partageait nullement l’engouement hollandais de son mari. Elle prenait systématiquement le parti des Français venus avec le couple royal et reprochait au roi de les traiter injustement. Elle le blâmait d’avoir si complètement abjuré le caractère français. Comme lui, elle comprenait fort bien qu’ils n’étaient sur le trône que par la grâce de l’empereur, mais elle ne voyait pas, comme le roi, la nécessité de s’appuyer sur autre chose, et elle tenait évidemment plus à rester princesse impériale qu’à s’affermir comme reine de Hollande. Cette mésintelligence politique, venant se joindre aux incompatibilités de caractère que nous avons signalées, rendit de nouveau la vie commune insupportable aux deux époux. La correspondance suivie d’Hortense avec Joséphine et probablement aussi avec Napoléon devait porter les traces de ces mécontentemens. Ce qui est sûr, c’est que Louis devint bientôt soupçonneux, défiant envers sa femme ; il se crut plus d’une fois épié et dénoncé par elle. S’exagéra-t-il la portée des plaintes qu’une jeune reine qui s’ennuyait put faire entendre à sa mère et à son beau-père ? Le fait est que, peu de mois après son arrivée en Hollande, ayant trouvé une bonne occasion de rentrer en France, à Paris, elle ne voulut pas alors revenir dans le pays dont elle était la reine, et que le roi ne fit aucun effort pour la rappeler près de lui.

Mais nous anticipons sur la marche des événemens ; parlons, avant de poursuivre l’histoire du règne, de la constitution que Louis avait apportée toute faite, et qui fut acceptée, comme sa royauté, par leurs hautes puissances, ainsi que du traité entre la France et la Hollande qui devait régler les rapports ultérieurs des deux états.

Schimmelpenninck, dans son exil volontaire, dut se reprocher d’avoir si facilement consenti à introduire dans la république batave un système de gouvernement aussi peu libéral que celui de la constitution de 1805. La constitution royale n’en fut qu’un décalque, et même, à quelques égards, elle fut moins restrictive des droits de la nation. Par exemple, au lieu de ne compter que dix-neuf membres, chiffre vraiment ridicule pour une assemblée législative, leurs hautes puissances se composèrent désormais de trente-huit représentans. Du reste leur mode de nomination, le caractère illusoire de leur vote en matière de budget et d’impôt, l’absence du droit d’initiative, le manque absolu de garanties en faveur de la presse et du droit de réunion, rien de tout cela ne fut changé. Les prévisions de l’empereur ne l’avaient pas trompé, quand il avait rédigé la constitution de 1805 de compte à demi avec Schimmelpenninck. Les républicains ne pouvaient pas se plaindre d’avoir moins de liberté sous le roi Louis que sous le conseiller-pensionnaire. La constitution royale garantissait la dette publique, le maintien de la langue nationale dans la rédaction des lois et l’administration, une protection égale à tous les cultes, jointe à l’obligation pour chacun d’eux de se renfermer pour l’exercice dans l’intérieur des temples. Elle donnait au roi un conseil d’état de treize membres où les ministres avaient séance et voix délibérative. Elle se servait, pour définir les attributions royales, d’une phrase inquiétante par le vague des expressions. « Le roi, disait-elle, a exclusivement et sans restriction l’entier exercice du gouvernement et de tout pouvoir nécessaire pour assurer l’exécution des lois et les faire respecter. » L’absolutisme le plus arbitraire pourrait sortir de là. En cas de décès du roi, la régence devait appartenir de droit à la reine, et, à défaut de celle-ci, le régent du royaume serait nommé par l’empereur des Français parmi les princes de la famille royale ou parmi les nationaux. On voit que Napoléon avait pris toutes ses mesures.

Le traité conclu entre la France et la Hollande était frappé au même coin. « Considérant, disait-il ; que l’état des esprits en Europe fait du renouvellement périodique du chef de l’état en Hollande une source continuelle d’agitations, que le peuple hollandais a absolument besoin d’un gouvernement héréditaire pour rester tranquillement en possession de son indépendance politique et de sa liberté religieuse et civile, qu’il n’a pas moins besoin d’une protection puissante, et que la France est essentiellement intéressée à son alliance et à la stabilité de ses institutions, sa majesté l’empereur des Français, roi d’Italie, tant pour lui que pour ses successeurs à perpétuité, garantit à la Hollande le maintien de ses droits constitutionnels, son indépendance, l’intégrité de ses possessions dans les deux mondes. Sur la demande formelle faite par leurs hautes puissances représentant la république batave que le prince Louis-Napoléon soit nommé et couronné roi héréditaire et constitutionnel de Hollande, sa majesté défère à ce vœu ; néanmoins il est statué que les couronnes de France et de Hollande ne pourront être jamais réunies sur la même tête. » Un article stipulait la conclusion immédiate d’un traité de commerce entre les deux pays. Autant die promesses, autant d’engagemens violés. D’après l’article 6, le roi de Hollande sera à perpétuité grand dignitaire de l’empire sous le titre de connétable, et d’après l’article 7 les membres de la maison régnante de Hollande resteront personnellement soumis aux dispositions du statut qui fait loi pour la famille impériale de France. Ces deux derniers articles n’auraient jamais dû être consentis par le prince Louis, pour peu qu’il eût devisé les intentions réelles de son frère. En revanche, l’article 3 devait, dès la première heure, lui être particulièrement agréable : il lui attribuait la jouissance de deux palais à La Haye, du domaine et château de Soestdyk, un revenu annuel de 500,000 florins en biens-fonds et une liste civile de 1,500,000 florins, en tout plus de 4 millions de francs[2]. C’était énorme eu égard au pays, à l’époque et à la situation très obérée des finances hollandaises. Aujourd’hui, dans une situation des plus prospères, le roi des Pays-Bas, dont la fortune privée est insignifiante, doit se contenter de 600,000 florins de liste civile et d’une somme à peu près égale provenant des domaines, c’est-à-dire que, si nous tenons compte de la dépréciation de l’argent depuis le commencement du siècle, le roi Guillaume III ne reçoit pas même la moitié de ce qui fut assuré au roi Louis. Celui-ci ne se fit pas prier pour accepter cet article. Ce n’est pas du tout qu’il fût cupide, la suite l’a prouvé ; mais, tout en s’affirmant à lui-même qu’il avait des goûts très simples, il aimait à dépenser largement, il tenait à ce que sa cour fût brillante, et il voulait avoir les moyens de se faire des amis parmi ses sujets. Leurs hautes puissances durent s’incliner devant ce fait accompli comme devant tous les autres.

Cependant la nation hollandaise se fût résignée à cela comme à bien d’autres choses, si les espérances conçues à l’aurore du règne avaient pu se réaliser.


VII

La première chose à régler, c’étaient les finances. Schimmelpenninck, brusquement arrêté dans son travail de restauration matérielle, avait jeté d’excellentes bases ; mais la situation était encore des plus critiques. Il y avait 35 millions de florins d’arriéré et 9 millions de rentes échues à payer. Le budget des dépenses annuelles atteignait le chiffre de 78 millions de florins, y compris 35 millions 1/2 de rentes, et c’est tout au plus si l’on pouvait compter sur 55 millions de recettes. Le roi, bien conseillé par Gogel et plus ouvert que son frère Napoléon aux notions d’une saine économie politique, voulut d’abord qu’il fût bien entendu que les rentes seraient toujours intégralement payées ; puis, et jusqu’à ce que l’amortissement, qu’on allait organiser aussitôt que possible, eût fonctionné d’une manière sensible, il fut arrêté que le budget normal des dépenses ne dépasserait pas 20 millions de florins par an. Gogel se faisait fort d’obtenir encore 5 millions sur l’impôt ordinaire par des mesures fiscales ; le revenu de l’année suivante monterait donc à 60 millions. Resteraient 40 millions pour payer les rentes déjà constituées et celles de l’emprunt qu’on allait faire pour solder l’arriéré. Si la paix générale était conclue, le terrible cap était doublé, et le pays, rendu au commerce, ne tarderait pas à voir augmenter indéfiniment ses ressources disponibles. Le public hollandais, très expert en matière de finances, applaudit à cet arrangement et souscrivit l’emprunt proposé avec un empressement de bon augure. On vit monter la rente à la bourse d’Amsterdam, la seule peut-être en Europe où dans ce moment pareil phénomène fût possible. Le roi avait appris que la Hollande avait une créance déjà vieille à la charge de la France. L’amiral Sercey, pendant une croisière dans les mers asiatiques, avait reçu de la régence de Java des avances s’élevant à 4 millions de florins, pour lesquelles il avait donné des remises sur le trésor français. Cette dette, remontant à sept ou huit années, avait été reconnue en 1800 par Talleyrand, et Schimmelpenninck en avait en vain réclamé le paiement. Louis se flattait d’être plus heureux, lorsqu’à sa grande surprise son frère lui répondit sans plus de façon que ses prétentions étaient surannées, et qu’il n’avait pas d’argent disponible. Pourtant il obtint un allégement notable du fardeau provenant de l’entretien des troupes françaises. Il lui fut accordé que deux régimens français seulement et deux états-majors généraux resteraient à la charge de la Hollande ; mais ce ne fut pas sans peine, il dut même user d’une menace qui pouvait encore, au lendemain de son arrivée au trône, produire quelque effet : il menaça d’abdiquer. En même temps, on fit revenir peu à peu de Boulogne, sous prétexte de la réparer, la fameuse flottille, qui restait inutile dans la vase depuis l’expédition manquée contre l’Angleterre ; une fois de retour, les équipages furent congédiés. Il y eut surtout une résolution du roi qui lui concilia les sympathies générales. Les ports de Hollande étaient, comme ceux de France, bloqués par les croiseurs anglais, et des règlemens sévères interdisaient tout commerce avec l’Angleterre. C’était pour les Hollandais un état de choses bien plus insupportable que pour les Français. Aussi avait-on cherché des biais. Sous prétexte de se procurer les nouvelles et les journaux nécessaires, les agens consulaires français et plusieurs officiers accordaient des licences aux navires dont les armateurs ou cosignataires leur payaient un droit exorbitant. Le roi prit des mesures pour mettre un terme à ce scandale ; mais on sut bientôt aussi que, sans ouvrir officiellement les ports aux navires anglais ou venant d’Angleterre, il était décidé à regarder avec indulgence tous les arrivages qui ne seraient pas trop directement contraires aux règlemens provoqués par l’état de guerre. C’était aller au-devant des plus ardens désirs de la population. Le roi déclarait encore que sa ferme intention, quand la paix serait rendue à l’Europe, était d’établir un régime de très grande liberté commerciale ; il caressait même volontiers l’idée de faire un jour de la Hollande une sorte de grand port franc, librement ouvert aux marchandises de toute origine et devenant ainsi le premier marché du monde. Sur ce point, le roi entrait parfaitement dans l’esprit d’un peuple avant tout marchand et navigateur.

La modération dont il faisait preuve dans les affaires de justice n’était pas moins appréciée. Il se proposait d’établir dans les faits ce qui n’était encore que sur le papier, l’unité des lois civiles. Les codes français devaient servir de base, mais après avoir été mis en rapport avec les besoins locaux et les mœurs nationales. La réputation d’humanité qui l’avait précédé en Hollande s’accrut aussi par la manière clémente dont il traita les plus compromis dans une mutinerie qui éclata sur la flotte au moment de la prestation de serment, et qui n’avait été étouffée que par la fermeté de l’amiral de Winter. Le roi usait largement du droit de grâce qui lui était dévolu par la constitution. Il répugnait à sanctionner les arrêts de mort, et l’un de ses rêves d’avenir était de proposer un jour l’abolition de la peine capitale.

Il s’occupa très sérieusement de la grande question des digues. Il ne rend pas tout à fait justice dans ses mémoires à Schimmelpenninck, qui lui avait frayé la route en établissant l’administration centrale du waterstaat et en jetant les fondemens des grandes écluses de Katwyk. Ses souvenirs auront été probablement en défaut, car il en parle comme si c’était lui qui eût le premier centralisé le waterstaat, l’essentiel, c’est qu’il lui donna une sollicitude constante et qu’il fut bien conseillé par ceux qu’il avait mis à la tête de cet important département. La preuve en est dans les travaux d’exhaussement et de dessèchement qu’il fit entreprendre, dans les projets qu’il se réservait de mettre à exécution quand les finances seraient rétablies. Parmi ces projets, nous devons citer le dessèchement du lac de Harlem, qui n’eut lieu que plus de trente ans après, et celui des Plusses, ces grands étangs qui se succèdent à perte de vue entre Rotterdam et Souda, et qu’on achève de dessécher au moment même où nous écrivons.

Au département des cultes, sa position était délicate. Il avait, comme la plupart des Bonapartes, un fonds d’attachement tout italien pour le catholicisme, une très haute idée de sa valeur sociale, une vénération profonde pour le prêtre, le tout associé à une singulière ignorance des autres doctrines religieuses. On l’eût profondément surpris, si on lui eût démontré, pièces en main, que les sociétés modernes ne peuvent subsister qu’en répudiant dans leurs institutions et dans leurs lois des principes que la papauté a toujours tenus pour inviolables et sacrés. Cette illusion, il est vrai, était celle d’une foule d’esprits à cette époque, elle fut partagée par Napoléon, qui ne s’aperçut que bien tard des inextricables difficultés où il s’était engagé par le concordat ; mais elle était moins générale dans les pays où le protestantisme dominait, où les hommes politiques étaient habitués à considérer la rupture avec Rome comme l’une des conditions d’une existence nationale vraiment indépendante. Le roi Louis était à cent lieues de pareilles pensées. Son bon sens et son amour sincère de la tolérance firent seuls qu’il se contraignit et s’attacha de son mieux à rassurer la majorité protestante. Il n’y parvint pourtant qu’à demi. Les constitutions qui s’étaient succédé depuis 1795 assuraient aux catholiques l’égalité des droits et la protection de l’état. Peu à peu, à la faveur des idées nouvelles et dans la mesure ou ils se mêleraient à la vie commune, ils devaient prendre leur part d’influence et de pouvoir. Seulement il fallait ne rien faire de factice pour hâter ce moment et ne pas nommer aux postes importans des hommes médiocres uniquement parce qu’ils étaient catholiques, et c’est ce que le roi Louis se crut parfois obligé de faire. Il y avait un abus à supprimer, celui qui consistait, en vertu des privilèges attribués à l’église de l’état, à remettre aux réformés, dans les localités où ils n’étaient qu’une petite minorité, les grandes églises qu’ils ne pouvaient remplir, tandis que la majorité catholique devait se contenter de petites chapelles insuffisantes. Le roi eût agi sagement, s’il eût confié le soin de régler ce genre de difficultés à une commission mixte, qu’il eût même pu sans inconvénient composer en majorité de protestans libéraux. Il eût ainsi évité la responsabilité de mesures qui, tout équitables qu’elles fussent en elles-mêmes, ne pouvaient passer dans les faits sans produire des froissemens graves. Il voulut au contraire procéder lui-même à ce qu’il regardait comme une réparation. Ses décisions ne furent pas toujours heureuses. Par exemple, il enleva aux réformés wallons de La Haye, descendans pour la plupart des Français réfugiés sous Louis XIV et Louis XV, l’église qu’ils possédaient depuis la révocation, celle qu’avaient consacrée les prières et les larmes des exilés, où Saurin avait tonné de sa puissante voix. Le plus souvent son passage par les villes qu’il visitait fut marqué par le don fait aux catholiques d’une église prise aux réformés. Encore une fois, il se peut que chacune de ses décisions fût conforme à l’équité, et que, si le roi n’avait pas été lui-même catholique, personne n’eût songé à s’en plaindre. Je dois dire néanmoins que c’est dans les conversations des vieillards et dans les manuscrits inédits que j’ai trouvé des marques de ces plaintes plutôt que dans les pièces officielles ou les publications du temps. Si la presse eût été libre, on en trouverait certainement d’autres traces ; mais la presse ne l’était guère sous le roi Louis, et on a vu que la constitution était muette à son égard. Ce prince se croyait sincèrement libéral, mais son libéralisme ne supportait pas aisément la contradiction. Un journal d’Amsterdam ayant parlé en termes peu mesurés de la famille royale de Prusse, le roi, qui aimait beaucoup cette famille, le supprima par un simple décret. Enfin le mécontentement du protestantisme n’eut pas le loisir, il eut à peine la volonté de se faire jour. Il y avait trop d’intérêts nationaux dont le roi Louis avait épousé la cause dans un sens conforme aux vœux les plus ardens du pays pour qu’on se montrât trop susceptible.

L’un des points sur lesquels le roi s’associa le plus complètement à l’esprit national, ce fut la grosse question du recrutement de l’armée. Les Hollandais n’avaient jamais connu la conscription, et, d’après tout ce qui leur revenait de France, ils l’avaient en horreur. Le peuple hollandais est marin, il n’est pas militaire. Ses armées se composaient jadis de volontaires, c’est-à-dire de mercenaires qu’on recrutait en Suisse, dans la Hesse, au pays wallon. Même aux périodes les plus guerrières de son histoire, on ne le voit jamais pris par la fièvre des conquêtes. S’il bataille souvent dans le Brabant, sur le Rhin, en Belgique, c’est pour se défendre. Le Brabant lui-même n’est conquis par l’ancienne confédération que parce qu’on en regarde la possession comme une barrière indispensable contre les envahisseurs du midi. Ce n’est pas du tout que ce peuple manque de courage, il le prouve en défendant son territoire, ses villes surtout, avec le dernier acharnement ; mais les expéditions militaires ont peu d’attrait pour lui. L’idée qu’un caprice de souverain peut enlever des milliers d’hommes à leurs foyers et les envoyer mourir à des centaines de lieues pour des causes qu’ils ne comprennent seulement pas, cette idée l’a toujours révolté. Encore aujourd’hui, après la rude école de l’empire, qui permit à la restauration hollandaise de recruter l’armée d’après un mode analogue au système français, l’armée hollandaise n’est sérieusement organisée qu’en vue de la défense du territoire, et l’armée coloniale, celle qui doit garder les grandes colonies asiatiques, ne se compose que de volontaires. En présence de pareilles dispositions, et du moment que le roi Louis tenait à se faire aimer du peuple hollandais, il ne fallait pas songer à introduire la conscription. Napoléon aurait voulu qu’il le fît ; dans sa correspondance, il reproche à son frère en termes très durs les répugnances qu’il professe à cet endroit. C’était pourtant une des conditions rigoureuses de la réussite du nouveau roi.

Il y eut toutefois quelques erreurs dans sa politique militaire. La Hollande, qui compte tant de marins dans sa population, peut plus aisément former une marine respectable qu’une armée imposante. L’amiral Ver Huell aurait voulu que le roi Louis appliquât de préférence à la marine l’argent dont il pouvait disposer. C’était le moyen de relever la Hollande devant l’Europe, de faire apprécier en France l’utilité de son alliance dans une guerre prolongée contre l’Angleterre, d’inquiéter l’orgueilleuse puissance dont la sécurité irritante provenait de ce qu’elle était depuis Trafalgar seule et unique maîtresse des mers. Ce conseil, peut-être intéressé, n’en était pas moins judicieux. Dans les premiers temps, Louis Bonaparte aurait pu le suivre avec l’assentiment de son frère, qui n’était pas encore engagé dans sa guerre contre la Prusse et la Russie, et il aurait eu ainsi des excuses plausibles toutes trouvées pour résister plus tard aux écrasantes exigences du chef de l’empire français. Il n’en voulut rien faire. Il aimait à entourer son trône d’une armée relativement considérable. Une marine n’ajoute pas grand’chose au lustre immédiat d’une cour ; elle est toujours trop loin de la capitale. De plus Louis Bonaparte tenait beaucoup à une garde royale, et une garde royale suppose une armée dont elle est l’élite. Il eut sa garde, elle lui coûta fort cher, et je n’ai vu nulle part qu’elle lui ait rendu des services proportionnés aux sacrifices qu’elle entraîna. Le recrutement de l’armée active resta donc volontaire ; seulement il fut résolu qu’on organiserait une schuttery ou garde nationale, spécialement destinée à la défense du territoire et dont devaient faire partie tous les citoyens au-dessous de cinquante ans. Le roi Louis eut l’idée aussi, et une idée qui déplut beaucoup, de destiner à la profession des armes tous les orphelins, élevés dans les institutions de charité. Il avait été frappé du grand nombre d’établissemens de bienfaisance et surtout d’orphelinats créés en Hollande ; mais selon lui on élevait mal les orphelins, et il ne pouvait s’accoutumer à ces costumes bigarrés, étranges, qu’ils portaient depuis des siècles et qu’ils portent encore aujourd’hui. Il ignorait sans doute que ces uniformes bizarres, mais pittoresques, sont la sauvegarde des orphelins dans leurs allées et venues à travers les rues des cités qu’ils parcourent en liberté. Le public les aime ainsi, les traite en enfans de la communauté, leur accorde parfois ce qu’il refuserait à d’autres. Il n’est pas rare que les jours de kermesse les promeneurs visitant les boutiques de la foire achètent spontanément des jouets ou des friandises pour les orphelins qu’ils rencontrent. Aussi le sentiment public se révoltait à la pensée que les pauvres enfans, au malheur de n’avoir ni père ni mère, devraient joindre celui de devenir forcément soldats. Ce fut même la cause de la seule émotion populaire qui troubla le règne de Louis Bonaparte. Quand les officiers recruteurs vinrent à Rotterdam pour enlever de l’orphelinat les jeunes gens en âge de servir, le peuple s’attroupa pour s’opposer à leur départ. Pourtant le lendemain il fallut céder, la ville allait être occupée, et puis il faut toujours en revenir à ceci, que la Hollande en était au point de tout céder au roi qu’on lui avait imposé, de peur qu’on ne le lui enlevât, et qu’en le perdant elle ne perdît tout.

Enfin l’année 1806 touchait à peine à son terme qu’avec une précipitation qui fut vue d’un très mauvais œil à Paris, le roi de Hollande décréta la création de deux ordres de chevalerie, celui de l’Union et celui du Mérite. Les critiques acerbes du grand frère qui se moquait de cette hâte de faire parade des privilèges royaux n’étaient pas cette fois sans raison[3]. Le mécontentement impérial fut encore plus grand lorsque la nouvelle parvint à Paris que le prince avait institué des maréchaux et des colonels-généraux, des maréchaux pour une armée de 20,000 hommes, et dont plusieurs avaient à peine fait la guerre ! Louis Bonaparte aimait passionnément à régner, à faire le roi. Cette faiblesse l’entraîna depuis à d’autres bévues sans toutefois empêcher le pays de lui savoir gré des trois résolutions, alors capitales, qu’il avait prises : paiement intégral des dettes, indulgence dans l’interprétation des lois de la guerre appliquées à l’intercourse commerciale, refus absolu d’introduire la conscription. Tel était néanmoins le vice fatal de sa situation que les mêmes choses qui lui valurent une popularité réelle auprès de ses sujets le perdirent dans l’opinion de son frère.


VIII.

Afin de donner une idée générale de l’esprit qui marqua les quatre années du règne de Louis Bonaparte en Hollande, nous avons devancé quelque peu l’ordre chronologique des événemens. Cela nous permettra de reprendre avec plus de clarté et de suivre plus rapidement le fil d’une histoire subordonnée, comme on peut s’y attendre, aux agitations colossales dont l’Europe fut le théâtre sous le premier empire ; nous pourrons ensuite revenir sur la brouille de plus en plus prononcée entre l’empereur et le roi de Hollande, et qui hâta la catastrophe finale.

Une chose préoccupait le roi Louis presque autant que l’organisation de son royaume : c’était le soin de sa santé, qui, nous le savons, était chancelante, mais dont il paraît s’être un peu exagéré le délabrement. C’est dans l’espoir de la fortifier que moins de six semaines après son arrivée en Hollande, il alla passer le mois d’août et presque tout le mois de septembre à Wiesbadan et à Aix-la-Chapelle. Cependant les relations de l’empire français et de la Prusse allaient en s’envenimant. Bientôt la guerre fut imminente. Depuis la campagne d’Austerlitz, une grande partie de l’armée française était restée en Allemagne. Napoléon était encore dans sa période de campagnes foudroyantes et décisives. Parti de Paris le 24 septembre 1806, il était le 28 à Mayence, le 3 octobre à son quartier-général de Würzbourg, le 14 octobre la bataille d’Iéna était gagnée, et la monarchie prussienne à deux doigts de sa perte.

Le roi de Hollande se vit contre son gré forcé de prendre part à une guerre pour laquelle Napoléon avait requis le concours des alliés de la France. Les sacrifices nouveaux d’hommes et d’argent qu’elle entraînait venaient cruellement déranger les plans d’économie dont il espérait le rétablissement de ses finances. Pourtant ce fut avec zèle qu’il s’acquitta du rôle qui lui était confié. Ses instructions lui prescrivaient de simuler une attaque sur la Westphalie en prenant Wesel, sur la rive droite du Rhin, comme base d’opération. Tandis que la Frise orientale était envahie par un corps hollandais sous les ordres du général Daendels, Louis réunit 15,000 hommes à Wesel, donnant la main au maréchal Mortier, qui devait se porter sur Cassel et en faire déguerpir l’électeur, allié de la Prusse, Le roi fit jeter un pont sur le Rhin devant Wesel, rassembla des vivres et des munitions, et le 15 octobre il se dirigeait avec toutes ses forces disponibles sur Munster. L’écrasante victoire d’Iéna fit qu’on ne s’occupa guère de cette diversion, pourtant habile et bien exécutée, qui eût été en cas de revers le salut de l’armée française ; mais Louis eut une autre mortification plus dure à digérer. Il espérait tirer parti du malheur de la situation en prenant part à la guerre comme roi allié de la France, marchant à la tête de son armée nationale et se créant ainsi, pour lui et son royaume, des titres à la considération, à la gratitude même de la nation française. Quelle ne fut pas sa déception d’apprendre que des ordres formels de l’empereur interdisaient toute constitution d’une armée hollandaise, et que les divisions en seraient réparties dans les corps d’armée français dont Mortier avait le commandement en chef ! Les réclamations, les plaintes de Louis n’eurent aucun effet. Froissé, il laissa ses troupes à Mortier, entré dans Cassel avec peu de monde, et revint à La Haye en se creusant la tête pour deviner quelles pouvaient être les intentions de l’empereur. Ce n’était pourtant pas difficile à deviner : l’empereur ne se souciait pas de voir se consolider la royauté de son frère. Bientôt une sinistre nouvelle vint consterner la Hollande et son roi. Un décret impérial daté de Berlin le 21 novembre 1806 inaugurait ce monstrueux système de blocus continental que Napoléon a peut-être regardé comme la plus belle conception de son génie, et qui a été en fait la cause la plus puissante de sa chute, car il exaspéra les masses du nord, il engendra les guerres interminables qui se succédèrent depuis, et rendit les revers irréparables par la coalition des intérêts matériels et des passions patriotiques, deux forces bien puissantes prises séparément, mais dont l’union est irrésistible. On sait que, par une application draconienne des règles autorisées par le droit de la guerre, Napoléon voulut interdire en France, dans tous les pays alliés de la France ou occupés par ses armées, tout commerce quelconque avec l’Angleterre. Tout produit des manufactures ou des colonies anglaises devait être confisqué et anéanti partout où l’on pourrait le saisir, à 300 lieues dans les terres comme sur les côtes. Toute lettre venant d’Angleterre ou y allant devait être interceptée et détruite, tout bâtiment ayant touché un port anglais était déclaré de bonne prise, tout Anglais saisi en France et dans les pays alliés ou soumis était prisonnier de guerre. Peu de temps après, ce système fut couronné par le décret qui déclarait confisqué tout navire neutre qui aurait subi la visite d’un croiseur anglais !

Nous n’avons pas besoin de rappeler les maux incalculables que ce défi lancé contre la nature des hommes et des choses fit tomber sur la France comme sur le reste de l’Europe ; mais il y eut des degrés dans la pesanteur du fardeau. Il est clair que les populations méridionales, sobres, peu habituées au comfortable domestique, travaillant peu, trouvant sur leur sol à peu près tout ce que réclamaient leurs besoins et leurs goûts, n’en furent pas affectées au même point que les pays du nord, qui depuis des siècles faisaient une consommation toujours croissante de denrées exotiques, qui ne savaient plus se passer de tabac, de thé, de café, de sucre, y tenaient comme les Français tiennent au pain, et s’habillaient avec les étoffes que l’Angleterre seule pouvait leur fournir abondamment et à bas prix. Le blocus continental fut une entreprise d’une rare audace, mais profondément impolitique. Son auteur cherchait à la justifier en l’opposant aux absurdes prétentions de l’Angleterre en matière de blocus maritime ; cette puissance voulait qu’une simple déclaration de son amirauté constituât un port en état de blocus réel, lors même qu’aucune force effective n’en interdirait l’entrée. Si Napoléon eût su attendre, les intolérables prétentions de l’Angleterre eussent rattaché à sa cause toutes les nations commerçantes ; mais par son système continental il devenait lui-même plus insupportable encore. On se risque dans le commerce contre un blocus fictif, souvent même contre un blocus réel, quitte à supputer les chances qu’on a de le forcer de manière ou d’autre et à diriger ses spéculations en conséquence. L’opération se résout alors en une question d’assurance maritime ; mais que faire contre une police qui, de Dresde et même bientôt de Saint-Pétersbourg à Nantes et de Copenhague à Cadix, viendrait fouiller les fabriques et les entrepôts, les magasins et les boutiques, et saisir tout ce qui serait ou paraîtrait marchandise de provenance anglaise ? Rien n’était mieux combiné pour tuer le commerce anglais et le commerce du monde entier. Plutôt cent fois le système anglais, tout gênant qu’il fût, que ce système impérial avec son implacable inquisition !

S’il y avait un coin de l’Europe où ces doléances fussent aussi vives que naturelles, c’était la Hollande. Dans ce pays, où l’industrie locale était alors très peu développée, on ne vivait que de la culture des terres et du commerce ; les terres fournissaient en abondance la viande, le fait et le fromage, ce qui était une grande source de richesse, mais pour le reste l’agriculteur devait tirer de l’étranger ce qu’exigeaient ses besoins. Dans les villes, tout le monde ou à peu près faisait du commerce, et il n’y avait pas moyen d’en faire sans se mettre en rapport direct ou indirect avec l’Angleterre et ses colonies. Malgré la politique indulgente de Louis, le commerce hollandais souffrait énormément depuis la rupture de la paix d’Amiens. Il faut lire, dans les lettres que le jeune Niebuhr[4], séjournant alors en Hollande, adressait à son père et à son beau-frère, les lamentables statistiques qu’il recueillait dans ses excursions à travers le pays. Beaucoup de maisons hollandaises avaient en Angleterre des succursales ou des maisons associées ; d’autres y avaient placé antérieurement leurs capitaux. On correspondait par des voies indirectes, dispendieuses, ou bien par des moyens interlopes, en se servant des smoggleurs des deux nations, dont la race, favorisée par la longueur des guerres, se recrutait sans cesse. C’était coûteux, souvent dangereux, toujours fort pénible ; mais enfin, si l’on ne vivait pas largement, on vivotait ; les fortunes ne se perdaient pas entièrement, les lourds impôts qui grevaient le pays trouvaient quelque chose à frapper. Le roi Louis, dont les sentimens d’économiste étaient déjà très affectés des gênes que l’état de guerre imposait au commerce, fut atterré par la promulgation du décret de blocus continental. Il refusa de le publier dans sa teneur littérale, du moins il n’en ordonna l’application qu’aux régions de la Frise orientale qui pouvaient passer pour pays conquis. Il se borna, pour son royaume proprement dit, à ne lui donner force de loi que « pour autant que les mesures déjà en vigueur ne seraient pas suffisantes. » Les marchandises anglaises qui viendraient à être saisies seraient, non pas détruites, mais vendues au profit du fisc. Cette mesure avait du moins l’avantage de rapporter quelque chose au trésor et de ne pas priver la population de ce qui pour elle était le nécessaire. Il en écrivit franchement à l’empereur, qui fut, comme bien on pense, aussi mécontent que possible. Sa colère, ses menaces, excitées par les rapports souvent perfides d’agens secrets que sa police avait semés le long des côtes de Hollande et qui lui dénonçaient des infractions au blocus, même lorsqu’ils avaient vendu fort cher la promesse de les tenir secrètes, arrachèrent au roi Louis un mot d’une véritable profondeur sous sa forme triviale. Dans son étrange ignorance des effets de toute mesure douanière, ne comprenant pas qu’il est des lois de commerce et d’échange aussi inviolables que les lois physiques ou qui ne peuvent être violées qu’en apparence, parce qu’elles retrouvent leur application sous d’autres formes, Napoléon prétendait qu’il dépendait uniquement de Louis, dans un pays tel que la Hollande, de rendre tout commerce avec l’Angleterre impossible. « Empêchez donc la peau de transpirer ! » s’écria un jour le malheureux roi, à qui l’on voulait faire exécuter l’inexécutable[5].

Dans un moment d’irritation, Louis en vint à ordonner la fermeture des ports à tous les navires sans exception. Cette mesure, prise en hiver, au moment des gelées, cessa d’avoir son effet au printemps ; mais ce fut depuis lors entre les deux frères une série continue de récriminations, Napoléon blâmant Louis en termes violens de ce qu’il appelait sa faiblesse, Louis criant grâce au nom de son trésor à sec, de ses sujets ruinés et des sacrifices que la Hollande ne cessait de faire. Il prétend dans ses mémoires que dans l’hiver de 1806 à 1807, la Hollande n’entretint pas moins de 50,000 hommes sous les armes, en grande majorité incorporés dans les divisions de l’armée française. Il est à présumer que ce chiffre est exagéré ; on le réduirait de moitié qu’il serait encore très considérable, si l’on pense que, continuellement exposé à une attaque anglaise, le pays devait rester toujours sur un pied respectable de défense.

On savait en Hollande que le roi tenait bon contre les exigences de son terrible frère. Un événement local ne lui fit pas moins de bien dans l’esprit de ses sujets. Le 12 janvier 1807, un bateau chargé de poudre qui traversait Leyde fît explosion au beau milieu de la ville. Le désastre fut épouvantable ; huit cents maisons furent ou détruites ou fortement endommagées. La population épargnée était folle de terreur ; des décombres fumans sortaient des cris affreux. Le feu prenait partout. Ceux qu’on voulait secourir voyaient souvent leur salut compromis par les efforts mêmes que l’on faisait pour les tirer des ruines. Le roi, aussitôt averti, accourut à Leyde malgré son état maladif, paya de sa personne, encouragea les travailleurs, donna une direction efficace aux secours qui arrivaient de toutes parts, en un mot fit énergiquement son devoir de roi[6]. Les mesures qu’il proposa ensuite au corps législatif pour venir au secours de la ville si rudement éprouvée furent bien inspirées et eurent d’heureux effets. Le roi patronna de son exemple et de sa recommandation une grande collecte nationale qui fut très fructueuse. Cette initiative du roi était d’ailleurs conforme à l’esprit comme aux précédens du pays. Croirait-on que Napoléon tança son frère d’une verte façon de ce qu’au lieu d’ordonner, il demandait !

Passons rapidement sur les mesures administratives et financières qui occupèrent les premiers mois de 1807, la création d’une direction des beaux-arts, l’installation de l’ordre de l’Union, où le roi put se livrer à son aise à ses effusions romantiques, l’envoi à Java du général Daendels, la discussion du budget, que Gogel parvint encore une fois à équilibrer, mais à quel prix ! moyennant un nouvel emprunt de 40 millions, pour le service duquel on dut engager le produit des impôts d’Amsterdam. Les exigences militaires de la France et les frais imprévus résultant de l’introduction du gouvernement royal avaient creusé ce nouveau déficit. Napoléon revenait toujours à la charge dans ses lettres pour que Louis réduisît les rentes. Le roi disait avec raison que la réduction d’une rente d’état sous le nom de retenue ou d’impôt n’est pas autre chose qu’une banqueroute déguisée, que la Hollande vivait encore de son crédit, mais ne vivait plus que de cela, que si elle manquait à ses engagemens, tout croulerait. « Une banqueroute, disait-il, équivaudrait à la rupture de nos digues. » L’empereur, qui avait ses projets, ne voyait pas qu’il y eût nécessité absolue de conserver même les digues. Ce qu’il apprit avec plus de plaisir, c’est que son frère avait obtenu de leurs hautes puissances du corps législatif qu’elles renonçassent à un titre peu conforme aux très modestes attributions d’une assemblée qui n’avait que ce nom de commun avec les anciens staaten-generaal. « Comment ! s’écria l’empereur à cette nouvelle, Louis est parvenu à arracher cette plume du paon ! » Il y avait dans cette ombre de pouvoir parlementaire quelque chose qui offusquait ses sentimens d’autocrate. Cependant le roi avait visité au printemps les îles de la Meuse et la Nord-Hollande. Il avait été généralement bien accueilli par les populations. La division du pays en départemens correspondant aux anciennes provinces avait été régularisée. Le seul changement notable fut la séparation de l’ancienne province de Hollande en deux départemens ; Nord-Hollande et Sud-Hollande, séparation qui mettait fin à la prépondérance écrasante de cette province, et que tout concourait à justifier, car cette division a été réintroduite il y a une vingtaine d’années. Tout à coup un grand malheur privé vint assombrir cette aurore du règne. A peine de retour à La Haye, le roi vit mourir inopinément le 2 mai son fils aîné. Ce fut un coup affreux pour Louis et pour Hortense, qui s’abandonnèrent à tous les excès de la douleur. Le séjour de La Haye, de la Hollande elle-même, leur devint insupportable. Après quelque temps passé à la campagne chez M. de Heeckeren, la reine se rendit aux Pyrénées, où le roi la rejoignit bientôt. Louis, dans ses mémoires, sent que cette fugue n’avait rien de très royal, et met en avant pour l’expliquer l’état de sa santé et le chagrin cuisant qu’il éprouvait de voir et d’être impuissant à soulager les intolérables souffrances du pays sur lequel il était appelé à régner.

Les événemens se précipitaient à l’autre extrémité de l’Europe. La bataille de Friedland avait été gagnée par l’armée française, l’entrevue de Tilsitt avait eu lieu, et tout le système européen semblait désormais dépendre de l’amitié personnelle des empereurs de France-et de Russie, qui n’avaient plus rien à se refuser. Le résultat le plus immédiat de cette intimité avait été un redoublement de rigueur dans l’application des mesures destinées à renforcer le blocus continental, et la Hollande s’en était ressentie en premier lieu. Sur l’ordre de Napoléon, des gendarmes français déguisés passèrent la frontière hollandaise, et enlevèrent des Hollandais soupçonnés d’entretenir avec les Anglais un commerce de contrebande. A Paris, on affectait de s’adresser à la régence hollandaise, comme si le roi eût abdiqué ou fût mort. Le bruit de sa mort courut même dans le pays. On ne concevait pas qu’en de pareilles conjonctures le roi restât sans donner signe de vie à 300 lieues de son peuple. Les troupes hollandaises s’étaient distinguées à Friedland, les ordres du jour avaient rendu hommage à leur bravoure ; le roi de Hollande fut le dernier à le savoir. Enfin Louis apprit par les lettres respectueuses, mais fermes, de ses ministres le fâcheux effet de cette absence prolongée, et après un séjour de plus de trois mois hors de son royaume il s’empressa d’y retourner ; mais Hortense ne l’y suivit pas et resta en France. En passant par Paris, il eut une entrevue avec son frère, qui lui reprocha durement ce qu’il appelait sa connivence avec l’Angleterre, et lui raconta, comme une bagatelle sans importance, le joli tour qu’il avait joué à ses sujets contrebandiers avec ses gendarmes déguisés. En même temps l’empereur lui notifia qu’il avait absolument besoin de Flessingue pour commander la grande bouche de l’Escaut, et qu’il fallait la lui donner. Pour adoucir l’amertume du sacrifice, il allait arrondir la Hollande du côté du nord en lui adjoignant l’Ost-Frise et quelques petits territoires, et du côté du sud en lui remettant le district de Zevenaar. Les représentations d’ailleurs timides de Louis, qui n’était jamais très hardi en présence de son frère, n’eurent aucune influence sur ses décisions ; les ministres hollandais eux-mêmes furent d’avis qu’il fallait encore céder, et cet échange de territoires fut ratifié à Fontainebleau le 11 novembre 1807.

Il était très dur pour les Hollandais de se voir enlever par leur auguste allié une ville telle que Flessingue, appartenant au vieux sol de la patrie néerlandaise. Cependant les compensations du côté de la Frise n’étaient pas sans valeur, et surtout on croyait qu’à force de soumission et de sacrifices on désarmerait le lion dévorant. En cela, je pense qu’on eut tort. Cette apparente indifférence devait encourager un appétit qui n’allait pas tarder à se montrer insatiable. De son côté, Louis commit une faute nouvelle. Son esprit, mélancolique, assombri par les contrariétés politiques et les chagrins de famille, éprouvait un besoin de continuel changement. La Haye, où il était rentré le 23 septembre 1807, ne lui plaisait plus. Pendant son voyage aux Pyrénées, il avait fait acheter sous main à Utrecht des maisons particulières contiguës avec l’intention de les réunir en un seul corps de bâtiment et d’y faire un séjour provisoire. Au fond, il avait envie d’aller se fixer à Amsterdam. Il lui semblait que cette grande ville ferait une capitale plus imposante que l’ancienne résidence des stathouders. Il se trompait. La Haye n’est pas ce qu’on peut appeler une grande ville, mais elle est élégante, bien percée ; elle a de belles places bien plantées, de grands hôtels d’ambassade, une des plus belles promenades de l’Europe, le Bois, à ses portes. Si donc ce n’est pas une grande capitale, c’est une résidence qui fait très bonne figure. Amsterdam au contraire est une ville trop exclusivement commerçante pour être la ville de la cour. Aujourd’hui, bien qu’ayant le titre de capitale du royaume, elle ne voit la famille royale dans ses murs qu’un petit nombre de jours chaque année. L’ancien et grandiose hôtel de ville, qui s’élève si majestueusement sur la place du Dam, en face de la bourse, et dont la masse imposante contraste d’une manière si originale avec les fines nervures de l’Église-Neuve, située tout auprès, est dans toute la force du terme la « maison commune, » riche et cossue, d’une cité de marchands, d’armateurs et de banquiers ; ce n’est pas, ce n’a jamais été un palais, bien que depuis le règne de Louis Bonaparte, et pour lui plaire, la ville ait consenti à l’appeler de ce nom. Point de jardins, point de cour d’honneur, point même de grande porte d’entrée. C’est un hôtel de ville superbe et un palais défectueux, lourd et mesquin. Ces considérations n’arrêtèrent pas le roi, qui se fit offrir ce gros bâtiment par la ville[7]. Celle-ci, du moins la classe supérieure, céda en rechignant. Elle tenait à son hôtel municipal, et le lui donna, n’osant refuser, à peu près comme la commission batave lui avait offert la couronne. Pourtant les boutiquiers et le petit peuple espérèrent que le séjour de la cour remédierait en partie à la stagnation des affaires, et ramènerait un peu de mouvement dans les rues, autrefois si animées, de la métropole commerciale. Le pays lui-même vit tous ces changemens avec déplaisir : il était habitué à La Haye, résidence du gouvernement central, et en Hollande c’est quelque chose qu’une habitude. Il calculait que l’installation provisoire à Utrecht, l’installation définitive à Amsterdam, coûteraient fort cher. Cela d’ailleurs n’empêchait pas le roi de faire procéder à la restauration et à l’ameublement du beau château du Loo, situé en Gueldre, ancienne résidence d’été et de chasse des princes d’Orange, et qui avait beaucoup souffert du passage des troupes françaises en 95. Cette nouvelle entreprise devait engloutir de belles sommes, non moins que l’achat ordonné par le roi de la maison de campagne de MM. Hope, près de Harlem, connue sous le nom du Pavillon, et dont il fit l’acquisition en la payant fort cher à des propriétaires récalcitrans. Et c’est au moment où le roi prêchait l’économie sur tous les tons qu’il donnait sans motif sérieux l’exemple d’une pareille prodigalité !

On avait néanmoins une telle peur de voir le roi se dégoûter du trône et partir, qu’on dissimula de son mieux le mécontentement qu’on ressentait. La Haye fut consternée ; elle perdait ce qui faisait en quelque sorte sa raison d’être ; pourtant elle se tut, les autres villes de même. Utrecht, ville de rentiers, de petits nobles, de puritains et de professeurs, n’aime point ce qui tend à troubler la placide monotonie de son existence. Donc Utrecht se souciait très peu de recevoir la cour à demeure ; elle se tut également. Louis prit ce silence pour une approbation : ce n’était que de la résignation. Plusieurs changemens, dont les motifs ne furent pas très clairs, eurent lieu aussi dans la composition du cabinet. M. de Hogendorp, ministre de la guerre, qui succédait lui-même au général Bonhomme, fut envoyé comme ambassadeur à Vienne et remplacé par le général Janssens, défenseur malheureux, mais courageux, du Cap. M. van Maanen succéda au département de justice et police à M. van Hoof, qui n’avait pas, semble-t-il, déployé les talens que le roi lui supposait. L’amiral Ver Huell, ministre de la marine, reçut l’ordre d’aller à Saint-Pétersbourg. Le fin mot de ces changemens, c’est que Louis soupçonnait ces ministres, surtout Hogendorp et Ver Huell, d’être plus dévoués à son frère qu’à lui-même. Ses soupçons ne purent que s’enraciner quand il apprit par une lettre des plus brutales de Napoléon que celui-ci refusait l’ambassadeur que Louis voulait lui envoyer, et réclamait impérieusement Ver Huell comme représentant de la Hollande à Paris. L’amiral, qui voyageait à très petites journées vers Saint-Pétersbourg, comme s’il eût attendu un contre-ordre, fut rappelé à temps, remplacé par M. Six auprès d’Alexandre, et n’eut qu’à tourner bride dans la direction de la France. On vit bientôt avec regret M. van der Goes abandonner le portefeuille des affaires étrangères et céder la place à M. Roell, ex-secrétaire d’état. Il semble que la raison de ce dernier changement fût toute personnelle. Van der Goes était pessimiste, médiocre courtisan et habitué à décider lui-même dans les affaires diplomatiques, dont il avait depuis longtemps la direction. En même temps arriva de France le ministre Alexandre de Larochefoucault, que Louis-regarda dès la première heure comme un espion mal disposé pour lui et la Hollande, et dont les allures cassantes, le langage irritant, n’étaient pas de nature à modifier cette première impression. Le budget de 1808, préparé par l’infatigable Gogel, devait pourvoir à un nouveau déficit de 30 millions de florins. Un nouvel emprunt était nécessaire ; de nouvelles taxes furent prélevées pour en assurer le service. Tout à coup le roi reçut une lettre confidentielle de l’empereur, qui, à la date du 28 mars, ne lui offrait ni plus ni moins que la couronne d’Espagne, dont il disposait déjà, comme on peut le voir un mois avant la fameuse entrevue de Bayonne. « Le climat de la Hollande ne vous convient pas, disait Napoléon, la Hollande ne peut se relever de ses ruines ; répondez seulement oui, et l’affaire est conclue. » Louis eut l’honnêteté de refuser cette offre insidieuse. Sans doute l’Espagne était un bien plus grand royaume que la Hollande, un pays catholique et monarchique de longue date : Napoléon savait qu’il prenait son frère par son faible en mettant en avant la question de climat, et en 1808 rien ne permettait encore de prévoir que l’astre du premier empire subirait sa première éclipse dans la patrie du Cid ; mais le roi pensait qu’il y avait un contrat d’honneur entre lui et la nation hollandaise, et que son départ serait le signal de cette annexion dont sa présence sur le trône de Hollande constituait le seul empêchement sérieux. Bien que cette négociation dût être tenue fort secrète, il en transpira quelque chose. Je suis un peu tenté de croire que Louis mit quelque coquetterie dans ses indiscrétions ; bientôt du reste il ne fut plus nécessaire de garder le secret, et les Hollandais lui furent reconnaissans de sa décision. Au surplus le roi s’ingéniait de toutes les façons à flatter l’amour-propre national. Depuis le mois d’avril 1807, il avait changé son nom de Louis en son équivalent hollandais Lodewyk. Il s’escrimait de son mieux pour apprendre à parler le hollandais, et n’y parvenait guère ; en vain faisait-il venir auprès de lui des professeurs et des littérateurs distingués pour les consulter sur les moyens de vaincre les difficultés que, comme la plupart des Français, il rencontrait dans le maniement de cette langue aux aspirations fréquentes et à l’accentuation très despotique[8]. Cependant il y gagnait de rapprocher de sa personne des hommes éminens jusqu’alors un peu boudeurs, et qu’il réussissait aisément à captiver par ses manières affables. C’est ainsi qu’il s’assura les sympathies de M. van Lennep, père du romancier dont nous avons parlé dans la Revue[9], et dont le républicanisme, jusqu’alors assez farouche, s’adoucit beaucoup dans ses entretiens linguistiques avec le roi. Louis alla même, tant il avait à cœur de se faire Hollandais, jusqu’à permettre dans ses salons l’usage de la longue pipe hollandaise et à en donner l’exemple en personne. L’absence d’Hortense favorisait cette concession, alors inouïe dans une cour. Toutefois cet essai ne dura pas longtemps. Louis éprouva sans doute quelques inconvéniens personnels de cet accommodement aux mœurs nationales, il ne revint pas sur la permission qu’il avait donnée ; mais, comme on vit qu’il ne fumait plus lui-même, on n’osa plus fumer en sa présence.


IX

Le 20 avril 1808, jour où le roi faisait son entrée solennelle à Amsterdam pour prendre possession de son nouveau palais, son troisième fils, aujourd’hui empereur des Français, naquit à Paris. Cet événement coïncidait avec les preuves de bon vouloir qu’il pouvait remarquer dans sa nouvelle capitale : l’assemblée très brillante de l’ordre de l’Union, les préliminaires de la première exposition de l’industrie nationale et de la fondation d’un institut royal des arts et des sciences[10], l’espoir qu’on avait de voir enfin la paix générale assurée par de nouveaux succès de la France en Espagne, toutes ces circonstances jetèrent encore un certain éclat sur ce moment du règne. Le voyage que le roi fit dans plusieurs provinces s’en ressentit.

Ce moment fut court. Déjà le bruit se répandait que l’empereur, non content d’avoir Flessingue, exigeait de nouvelles cessions de territoires, que te Brabant et la Zélande étaient menacés d’annexion. Bientôt le ministre de France en parla directement au roi comme d’une bagatelle. Louis répondit sur le ton de l’indignation, et en écrivit directement à l’empereur. La réponse de celui-ci, datée de Saint-Cloud 17 août 1808, ne doit pas être omise ; rien ne met mieux à nu la politique en partie double que Napoléon avait adoptée à l’égard de la Hollande.

« Mon frère, je reçois votre lettre relative à l’ouverture qu’a faite le sieur de Larochefoucault. Il n’a été autorisé qu’à la faire indirectement. Puisque cet échange ne vous plaît pas, il n’y faut plus penser. Il était inutile de me faire un étalage de principes, puisque je n’ai jamais dit que Vous ne deviez pas consulter la nation. Des Hollandais instruits avaient fait connaître qu’il serait indifférent à la Hollande de perdre le Brabant, semé de places fortes qui coûtent beaucoup, qui a plus d’affinité avec la France qu’avec la Hollande, en l’échangeant contre des provinces du nord, riches et à votre convenance (l’empereur entendait parler de la région des villes hanséatiques). Encore une fois, puisque cet arrangement ne vous convient pas, c’est une affaire finie. Il était inutile même de m’en parler, puisque le sieur de Larochefoucault n’a eu ordre que de sonder le terrain. »

Il est à noter qu’un an s’était à peine écoulé que l’empereur ne faisait plus sonder le terrain, exigeait péremptoirement la cession des deux provinces, et ne consultait pas un seul instant la nation. En attendant, tout en ayant l’air de n’y plus penser, Napoléon décréta le 16 septembre suivant que toute exportation de denrées coloniales expédiées de Hollande sur un point quelconque du territoire de l’empire serait désormais interdite. Ce décret était basé sur la présomption que presque toutes ces denrées étaient de provenance anglaise. Ce n’en était pas moins une étrange façon de traiter un pays allié, gouverné par un frère de l’empereur, couvrant le nord-est de l’empire, et dont 3,000 soldats versaient leur sang en Espagne aux côtés de l’armée française. Le commerce hollandais, déjà frappé de tant de manières, en souffrit horriblement. Louis se vit forcé par là d’appliquer dans toute sa teneur le système du blocus continental, et l’empereur cédait à ses sollicitations en révoquant le décret du 16 septembre ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Les finances hollandaises continuaient de s’abîmer dans le gouffre du déficit malgré les efforts de Gogel et l’art avec lequel cet habile financier tirait du pays tout ce qu’il pouvait lui fournir. Le dernier emprunt de 30 millions de florins n’avait été couvert qu’aux deux tiers. Le corps législatif rompait avec sa docilité habituelle en exprimant de vives doléances sur l’état désastreux du commerce. Le roi faisait ce qu’il pouvait pour le rassurer, le consoler, lui faire entrevoir la conclusion prochaine d’une paix générale à laquelle lui-même ne croyait guère, et dont ses sujets désespéraient, car déjà, en dépit des bulletins officiels, on savait que les choses allaient mal en Espagne, et des rumeurs étranges circulaient à la bourse d’Amsterdam sur les dispositions réelles de la cour de Russie. Les pays de grand commerce sont ordinairement les mieux renseignés sur le véritable état des affaires générales. Les correspondances privées, dont l’intérêt pécuniaire est le seul mobile, obtiennent plus de créance que les nouvelles officielles, surtout quand celles-ci manquent de tout contrôle public. Napoléon était furieux contre les nouvellistes hollandais. Quand on lit les plaintes violentes qu’il adresse à son frère à leur sujet, on pense involontairement aux colères de Louis XIV contre les gazetiers de Hollande ; mais que faire contre cette infiltration de la vérité ? C’était le cas ou jamais de répéter à Napoléon que sa puissance elle-même n’allait pas jusqu’à empêcher la peau de transpirer.

Louis tenait encore bravement tête à l’orage. Il travaillait avec une ardeur qui surprenait ses conseillers à l’organisation toujours défectueuse de son royaume. Le code criminel, élaboré sur la base du code français par une commission de savans jurisconsultes et discuté article par article en présence du roi, fut présenté à l’approbation de la chambre avant la fin de 1808, La délicate question des cultes reçut un commencement de règlement. Les ministres réformée conservaient leur traitement antérieur ; les autres confessions, dès que l’état du trésor le permettrait, recevraient à leur tour des subsides. Tout traitement ecclésiastique tomberait désormais à la charge du budget national, les villes et les corporations qui les allouaient auparavant en étaient exemptées ; mais les biens-fonds sur lesquels beaucoup de ces traitemens étaient prélevés devaient faire retour au domaine public. Une commission spéciale présiderait à la répartition des grandes églises entre les communautés religieuses d’une même localité. Tout cela était sage et dicté par les circonstances ; seulement on regrettait de voir que dans ses voyages le roi continuait d’adjuger motu proprio des églises réformées à ses coreligionnaires, et qu’il refusait d’allouer aux synodes des églises réformées un subside annuel fixe pour leurs frais de séance. Il voulait se réserver d’y pourvoir lui-même par décret royal. C’était les mettre sous sa dépendance personnelle, c’était témoigner une certaine défiance à l’égard de corps représentatifs héritiers des vieilles traditions de la république, et qui, à un moment donné, auraient pu ne pas se montrer trop dociles à la politique royale. La fière église réformée des Pays-Bas se sentit quelque peu humiliée de dépendre ainsi d’un souverain catholique, aux intentions duquel tous se plaisaient à rendre hommage, dont la conduite n’était point celle d’un dévot, encore moins d’un ascète, mais qui allait scrupuleusement chaque année à Utrecht pour y faire ses pâques en fils soumis de l’église romaine. S’il ne forçait personne à suivre son exemple, on savait qu’on lui plaisait en l’imitant.

Cependant il ne faut pas se lasser de le répéter, ces critiques de détail, ces inquiétudes, qui, dans d’autres circonstances, eussent engendré les plus sérieux mécontentemens, étaient alors comme absorbées par les sombres préoccupations que causaient l’état des finances et du commerce, les guerres interminables, la peur qu’inspirait l’empereur. Le nouveau code civil, calqué aussi pour la plus grande partie sur le code Napoléon, fut présenté au corps législatif dans les derniers jours de 1808. L’empereur avait insisté pour que les deux législations de France et de Hollande fussent unifiées dans le plus bref délai ; mais son déplaisir fut grand lorsqu’il apprit que Louis, d’accord avec ses conseillers, avait introduit dans son code plusieurs modifications nécessitées par la différence des coutumes et des mœurs. Rien pourtant n’était plus simple, si l’on eût voulu ; maintenir l’indépendance de la Hollande, d’autant plus que ces modifications respectaient tous les grands principes consacrés par le code français. Le système métrique fut aussi introduit par le gouvernement royal ; seulement, pour en faciliter l’usage, on donna des noms hollandais aux nouvelles mesures, ce qui fit une nomenclature assez étrange, modifiée encore une fois à la restauration, mais qui a duré malgré ses anomalies jusqu’à une loi récente par laquelle l’usage de noms plus européens que français a été enfin sanctionné par les chambres néerlandaises.

L’année 1809 commençait assez bien, si l’on consent à prendre cette expression dans un sens très relatif. Les mesures rigoureuses dont le commerce maritime plus ou moins interlope était frappé n’étaient appliquées qu’avec de certains ménagemens. La contrebande florissait. L’empereur le savait et s’en plaignait avec la dernière rudesse. C’est son système qui la développait par l’appât des énormes bénéfices qu’elle rapportait. On sait combien elle était grande en France malgré les légions de douaniers qui en surveillaient les côtes. En Hollande, dans ce pays d’îlots, de criques sans nombre, de côtes plates, de brumes intenses, elle était plus facile que partout ailleurs. De plus elle était favorisée par la connivence directe ou indirecte de la population tout entière. Il ne s’agissait pas de se soustraire au paiement de droits plus ou moins élevés : c’est contre la prohibition absolue qu’on s’insurgeait. Outre qu’un peuple marchand ne peut jamais prendre tout à fait au sérieux la criminalité d’actes dont le caractère délictueux est artificiel, il n’y avait pas moyen de faire comprendre au peuple hollandais qu’il était tenu de mourir de faim pour seconder la politique absurde d’un souverain étranger qu’il ne connaissait plus que par l’extravagance de ses ambitions. A côté de la contrebande, il y avait encore un certain commerce, à moitié loyal, cherchant à se mettre en règle au moyen de petits subterfuges dont personne n’était la dupe. Le roi eût voulu y mettre un terme qu’il n’eût pu le faire : on ne lui eût pas obéi. Les admirateurs quand même du premier Napoléon se sont appuyés sur cet ensemble de faits pour justifier les mesures préparatoires à l’annexion et l’annexion elle-même. Il faut leur accorder que la stricte exécution du blocus continental entraînait la réunion de la Hollande à l’empire, mais pas seulement cette réunion-là : c’est l’Europe entière, la Russie comprise, qui aurait dû être annexée. D’autre part ils oublient que ni Louis ni son peuple « ne pouvaient agir autrement, » que l’annexion, si elle eût duré dans les conditions où elle se fit, eût tout simplement réduit à l’état de désert ou de marécage un pays où personne n’aurait trouvé les moyens de vivre, et qu’un commerce en réalité très entravé, très contrarié, très, amoindri, comme il l’était sous le régime de Louis, répondait au seul but raisonnable que l’on pût se flatter d’atteindre auprès des Anglais, c’est-à-dire que les commerçans anglais devaient bientôt appeler de tous leurs vœux une paix qui leur permettrait de trafiquer en grand et non plus seulement par petites échappées.

Une émouvante catastrophe rehaussa encore les mérites de Louis Bonaparte auprès de son peuple. Lors de la débâcle des glaces de 1809, il arriva ce qui arrive souvent sur les fleuves néerlandais : les glaçons flottans qui viennent du sud s’accumulent sur les bancs de glace situés plus bas qui n’ont pas encore dérapé, et ne tardent pas à former un barrage transversal derrière lequel les eaux s’amassent. Le danger qui menace les digues protectrices de la contrée voisine est alors très grand. Tantôt les eaux les dépassent en hauteur, tantôt, et c’est le cas le plus fréquent, détrempées par le dégel, pressées par cette masse liquide, heurtées par les blocs de glace, elles s’effondrent et livrent passage aux flots dévastateurs. Telle fut la cause qui, en janvier 1809, détermina l’inondation du Betuwe, grande lie située entre le Leck et le Wahal[11]. Des villages entiers furent envahis soudainement ; la ville de Gorcum elle-même faillit disparaître. On dut abattre des maisons pour improviser une digue assez forte pour protéger le reste de la ville. Le roi se montra cette fois encore à la hauteur de son devoir. Bien que souffrant, il se rendit en hâte sur le théâtre de l’inondation, présida aux travaux que la population, tout entière sur pied, opposait au fléau qui grandissait d’heure en heure, contribua à sauver des centaines de malheureux, en soulagea directement un grand nombre et remonta le moral de tous. Il courut même de véritables dangers, sa voiture ayant failli être emportée avec la digue, envahie par les glaçons. Le peuple hollandais, dont l’inondation est l’ennemie intime, fut enchanté de son roi dans cette circonstance. De nos jours, le roi Guillaume III, qui a dû payer de sa personne dans des cas semblables, s’est acquis par là le meilleur de sa renommée personnelle. C’est aussi ce que les vieillards de la classe inférieure vous racontent tout de suite lorsqu’ils veulent dire du bien du roi Louis. J’ai encore vu de grossières images du temps, mais dont la grossièreté même atteste la popularité, le représentant à pied sur les digues ébranlées ou en canot sur les terrains submergés et dirigeant les opérations de sauvetage. Une collecte, dont le roi prit l’initiative et dont le résultat fut inespéré, surtout quand on pense à la diminution des fortunes, compléta la série de mesures destinées à relever la région inondée d’une ruine qui un moment avait semblé irréparable.

Peu de temps après, le roi de Hollande fut surpris par une nouvelle qui le laissa indécis entre la joie et l’inquiétude. Murat avait cessé d’être grand-duc de Berg (région de Clèves, Dusseldorf, Elberfeld) pour monter sur le trône de Naples. Il plut à l’empereur d’investir du grand-duché vacant le fils de Louis, prince royal de Hollande depuis la mort de son frère aîné, et cette investiture paraissait au premier abord très avantageuse. Quand il succéderait à son père, le jeune prince pourrait adjoindre à son royaume héréditaire une contrée fertile, industrieuse, limitrophe, et dont les habitans en majorité parlent un allemand qui ressemble bien plus au hollandais qu’à la langue de Berlin ou de Dresde ; mais il était dit que les bienfaits de Napoléon auraient toujours un côté douloureux pour son frère Louis. L’enfant royal n’était pas en Hollande. Il grandissait à Paris près de sa mère Hortense, et l’empereur, par le même décret, se réservait formellement « la garde et l’éducation du prince mineur, » et tout cela avait été arrangé, convenu, décrété, sans même qu’on eût averti par un seul mot son père le roi de Hollande. Il n’était pas possible de lui faire plus amèrement sentir le peu de cas que l’on faisait de lui. Par quelle malheureuse idée de représailles, au moment où l’empereur lui donnait lieu de se plaindre à juste titre de cet inconcevable manque de procédés, fut-il amené à donner suite à un projet qu’il couvait depuis son arrivée au trône, et qui consistait à créer une noblesse hollandaise à l’instar de celle que Napoléon avait instituée en France ? Nous reconnaissons ici le faible du roi pour tout ce qui pouvait rehausser l’éclat extérieur de sa cour. La noblesse héréditaire en Hollande avait depuis longtemps cédé à l’ascendant de la bourgeoisie, et ne représentait plus rien dans l’état. Louis n’avait point assez d’argent pour doter les nobles qu’il créait ; par conséquent il se condamnait ou à n’accorder des titres qu’aux personnes assez riches pour les porter convenablement, ou à créer gratuitement la classe toujours embarrassante des gentilshommes pauvres[12]. C’est ce que l’empereur lui fit comprendre avec sa dureté habituelle, furieux de ce qu’il avait agi sans le consulter et du discrédit que cette institution mal combinée de la nouvelle noblesse de Hollande allait jeter sur celle que, dans une de ses moins bonnes heures, il avait jugé à propos de plaquer sur la démocratie française. Quatre mois après, Louis se vit forcé par son frère de rapporter son décret. Le corps législatif, qui avait accepté docilement une création dont l’utilité lui échappait, se résigna non moins docilement à la suppression lorsqu’elle lui fut proposée.

On doit se demander pourquoi Louis ne préférait pas, sinon une rupture impossible, du moins une abdication à un état de choses où il avait à dévorer ces continuels outrages. Il n’y a qu’une réponse, c’est qu’il espérait encore vaincre les difficultés de sa position en louvoyant avec la volonté impériale, cédant quand il n’y aurait pas d’autre issue, résistant aussi longtemps qu’il le pouvait, vivant au jour le jour selon sa propre expression, gagnant ainsi du temps pour se concilier l’affection des Hollandais. Il tenait énormément à rester roi. Les troupes hollandaises incorporées dans l’armée française se battaient bien en Espagne et en Allemagne ; seulement elles n’étaient jamais assez nombreuses au gré de l’empereur, qui saignait la France aux quatre membres et ne comprenait pas qu’on n’en fît pas autant ailleurs. Elles rendaient pourtant à cette heure même un éminent service à Napoléon, engagé dans sa guerre de 1809 avec l’Autriche, cette guerre marquée par les batailles d’Essling et de Wagram, finalement victorieuse, mais qui fut très sanglante et faillit plus d’une fois se terminer par d’épouvantables désastres. Le temps des coups de foudre était passé. Un officier prussien nommé Schill venait de lever l’étendard de l’insurrection nationale dans le nord de l’Allemagne, et peu s’en fallut qu’il ne provoquât un embrasement général comparable à celui de 1813. Ce mouvement semble avoir été prématuré ; on n’en devait pas moins l’étouffer promptement, à tout prix, et il était assez inquiétant pour donner de vives préoccupations à l’empereur, dont les armées étaient partagées entre l’Espagne, où elles fondaient, et l’Autriche, où elles étaient tout au plus assez nombreuses pour tenir tête à l’ennemi. Ce furent les Hollandais qui chassèrent Schill du Mecklembourg, dont un instant il avait été maître absolu, et le forcèrent à s’enfermer dans Stralsund ; puis, après un siège où l’on se battit des deux côtés avec un grand acharnement, ils parvinrent à pénétrer dans la ville, et Schill fut tué dans un combat de rues. Croirait-on qu’au moment même où les soldats de Louis, venaient de se dévouer pour le salut de l’armée française et de l’empire, parut au Moniteur du 18 juin 1809 un article des plus virulens contre la Hollande, article évidemment commandé par l’empereur ! C’étaient encore les infâmes nouvellistes hollandais, « ces spéculateurs à la baisse, animés par le délire et la haine contre la France, » qui étaient rendus responsables des bruits fâcheux qui couraient en Europe sur la marche des affaires aux bords de l’Ebre et du Danube. On allait jusqu’à se plaindre de ce que « le major Schill, qui aurait dû périr sur un échafaud, fût mort à Stralsund de la mort des braves. » Le Journal de Leyde répondit vertement à cette étrange bordée qui semblait présager les plus tristes complications ; mais bientôt un événement qui surprit tout le monde, Napoléon tout le premier, força les deux frères à mettre un terme à cet échange de récriminations et à s’occuper de leurs intérêts communs. Le 29 juillet 1809, les Anglais débarquaient en Zélande dans l’île de Walchren, à quelques lieues seulement d’Anvers et de ses arsenaux sans défense.


X

Nous ne referons pas, après tant d’historiens, le récit détaillé de l’expédition anglaise de Walcheren, qui fit peu d’honneur aux armes comme à l’habileté britanniques, et aboutit à un honteux échec. Tout le monde sait que, débarqués au nombre de 40,000 hommes dans cette île zélandaise qui commande l’embouchure de l’Escaut et compte Flessingue et Middelbourg parmi ses localités importantes, les Anglais manquèrent de décision pour se jeter sur Anvers, qui était à la merci d’un coup de main, et laissèrent ainsi s’échapper une occasion qui ne se présenta plus de blesser au cœur l’empire français. Ils voulurent s’établir, se fortifier, perdirent du temps à prendre Flessingue, défendue par le général Monnet, et, quand ils se crurent en mesure de pousser sur Anvers, il était trop tard. La ville était déjà en état de défense. L’armée anglaise, campée sur les côtes de l’île, fut attaquée par les fièvres qui sévissent, en été surtout, dans cette contrée marécageuse, et lorsqu’au mois d’octobre suivant elle dut se rembarquer sans avoir fait rien d’important, elle était réduite au tiers de son effectif. Nous nous bornerons à signaler les faits qui ont un rapport direct avec l’histoire de la Hollande.

Le dessein du gouvernement anglais n’était pas seulement de détruire les établissemens maritimes d’Anvers, qui l’inquiétaient beaucoup ; il était aussi d’opérer sur la frontière nord de l’empire une diversion puissante qui aidât son alliée l’Autriche dans sa résistance à l’invasion française. La sourde fermentation qui régnait en Allemagne, le mécontentement qui grandissait en Hollande, l’opposition désormais déclarée du clergé catholique flamand, lui avaient inspiré l’espoir qu’un débarquement opéré au point de jonction de la Hollande et de la Belgique déterminerait un soulèvement des populations qu’il serait fort difficile de comprimer, car le nord de l’empire était très dégarni de troupes. Dès le mois de mars, l’empereur avait eu vent qu’une expédition de ce genre se préparait en Angleterre, et en avait averti son frère. Cependant le temps s’était écoulé, l’été était venu, on ne pouvait croire que les Anglais choisiraient de toutes les saisons la plus mauvaise pour attaquer les Pays-Bas ; enfin la bataille de Wagram venait d’être gagnée par les Français dans les premiers jours de juillet, et l’Autriche, incapable de continuer la guerre, avait obtenu un armistice qui fut immédiatement suivi de négociations en vue de la paix. L’entreprise anglaise, si l’on avait pensé à la réaliser, semblait donc trop tardive, et l’on croyait que l’armée en formation était destinée à être transportée en Portugal ou en Espagne. La sécurité de Louis était si grande qu’il venait de se rendre à Aix-la-Chapelle auprès de sa mère, qui y faisait un séjour. C’est le 1er août qu’il reçut la nouvelle inopinée du débarquement. Il rentra en Hollande en toute hâte, et on ne peut lui reprocher de n’avoir pas fait tout ce qui dépendait de lui pour parer au danger très sérieux dont son royaume et l’empire de son frère étaient également menacés. Heureusement le vieil esprit d’inimitié contre l’Angleterre n’était pas encore éteint, les populations n’avaient aucune confiance dans les proclamations des généraux anglais, et il put, sans autre difficulté que celle de l’exiguïté de ses ressources, parer au plus pressé ; Mettant à profit l’inexplicable lenteur des Anglais, il se porta sur le Brabant avec sa garde et tout ce qu’il put réunir de troupes, donna des ordres pour que tout le littoral de la Mer du Nord fût mis à l’abri d’un débarquement, fit passer sa flottille de la Meuse sur l’Escaut oriental à l’endroit où, entre la petite place de Bath et Berg-op-Zoom, il se détache de la branche occidentale, dont les Anglais s’étaient emparés, fit mettre cette dernière ville et Breda en état de défense, et contribua par d’habiles mouvemens de troupes à ralentir encore les manœuvres de l’ennemi, qui n’osait déjà plus s’éloigner de Walcheren pour se rapprocher d’Anvers, de peur d’être coupé de sa base d’opérations. La prise de Bath, que le général hollandais Bruce occupait avec un petit nombre d’hommes peu aguerris et qu’il ne put ou ne sut défendre, ne fit point trop de tort à cet ensemble de mesures bien conçues. Pendant ce temps, les troupes hollandaises, qui s’étaient si bien battues à Stralsund, fortes d’environ 6,000 hommes, et qui étaient encore en Westphalie, accouraient à marches forcées, des volontaires venaient se mettre aux ordres du roi, et Anvers, qui recevait d’heure en heure des renforts de gardes nationales et de conscrits expédiés en hâte par l’archi-chancelier Cambacérès, Anvers, désormais à l’abri d’une surprise, était protégée contre l’éventualité d’un siège par une armée de secours de 8,000 hommes, adossée à des places fortes et grossissant chaque jour.

Napoléon fut un moment très inquiet en apprenant le débarquement des Anglais. Il croyait à un coup de main bien réussi ; mais, dès qu’il eut appris qu’ils n’avaient pas attaqué Anvers de prime saut, il passa de l’inquiétude à la plus entière confiance. Son coup d’œil militaire lui avait fait juger tout de suite l’étendue de leurs fautes, et il comptait sur le dangereux climat de la Zélande à ce moment de l’année pour achever de les réduire. Cette perspective ne l’empêcha pas d’être furieux contre le général Monnet, qui avait dû rendre Flessingue après un rude bombardement, et qui était resté prisonnier des Anglais, et plus encore contre l’officier hollandais qui avait laissé prendre Bath. « J’espère, écrivait-il à Louis, que vous aurez fait passer par les armes ce traître de Bruce. » Le roi se bornait à destituer cet officier, recommandé par d’anciens et loyaux services, et un conseil de guerre le condamnait à un court emprisonnement. Nouvelle colère de Napoléon, qui n’y comprenait rien.

Louis était entré à Anvers pour se concerter avec les officiers français de la place au sujet des mesures de défense. Là il reçut de Cambacérès l’invitation de prendre le commandement en chef des troupes franco-hollandaises. Il accepta, enchanté de procurer ainsi à la couronne de Hollande des titres incontestables à la gratitude de la nation française. Il fit inonder la rive gauche de l’Escaut, établit une division à la Tête-de-Flandre, fit en un mot tout ce que conseillait la prudence. Le 15 août, il passa une brillante revue des forces combinées, et fit célébrer avec pompe la fête de l’empereur. Quelques jours auparavant, dans un de ces messages ampoulés dont il avait le secret, le sénat français avait dit à Napoléon : « La nation hollandaise, dont le territoire est attaqué, lève avec fierté ses antiques bannières qui rappellent tant de hauts faits des valeureux Bataves, et celui de vos augustes frères qui règne sur eux est à leur tête. » Le 16 arrive à Anvers le prince de Ponte-Corvo, Bernadotte, avec des instructions de l’auguste maître, et Louis a la mortification d’apprendre que son frère, ne voulant pas qu’il reste à la tête de l’armée franco-hollandaise, investit le nouveau-venu du commandement en chef.

Il était donc une fois de plus démontré que l’empereur ne voulait absolument pas que son frère consolidât d’une manière quelconque le trône qu’il lui avait dressé. Cette déception, qui venait après tant d’autres, fut des plus amères pour Louis. Il pensa que sa dignité ne lui permettait pas de guerroyer sous les ordres de Bernadotte, et, laissant le reste de ses troupes à la disposition du maréchal français, il retourna en Hollande avec sa garde. De là il assista passivement ou à peu près à la continuation des hostilités. Un faible détachement hollandais, sous les ordres du brave major Cort Heyligers, reproduisant un des faits d’armes les plus audacieux de la vieille guerre de l’indépendance, lava la tache faite au pavillon par la défaillance momentanée du général Bruce en reprenant le fort de Bath par un coup de main nocturne des plus hardis. En octobre, les Anglais furent contraints d’évacuer Walcheren dans le plus triste état, ne remportant de leur expédition d’autre avantage que celui d’avoir inondé l’archipel zélandais de marchandises et de denrées britanniques. La population, qui en était sevrée, s’en donna à cœur joie, et le reste, qui était considérable, s’écoula dans l’intérieur par mille canaux secrets. En même temps la paix entre l’Autriche et la France était conclue à Vienne, et le 25 Napoléon rentrait à Fontainebleau, encore une fois vainqueur d’une formidable coalition.

C’est à la fin de cette année 1809 qu’eut lieu à Paris la réunion de souverains alliés qui jeta tant d’éclat sur la cour impériale, et fit un moment illusion à la France sur les maux trop réels et toujours grandissant du régime à outrance où s’égarait si tristement le génie de son dictateur. Les affaires d’Espagne allaient fort mal. Le public français, il est vrai, n’en savait rien, et les marchands d’Amsterdam, toujours instruits par leurs correspondans anglais, portugais et russes, devaient se livrer à d’étranges réflexions quand ils comparaient les nouvelles qui leur étaient transmises avec les interminables triomphes que le journal officiel du royaume enregistrait docilement d’après le Moniteur. Jusqu’à quel point les échecs de la politique napoléonienne en Espagne précipitèrent-ils l’exécution des desseins que l’empereur nourrissait contre l’indépendance de la Hollande ? C’est ce que, faute de documens, il est difficile de dire ; mais la coïncidence est frappante, et nous allons voir se dérouler une autre de ces tragi-comédies où se complaisait l’égoïsme à la fois brutal et rusé de Napoléon.

Il savait combien son frère était blessé de la dernière injure qu’il avait reçue. Son absence de Paris dans un moment où l’empereur avait réuni tout un cortège de souverains autour de sa personne eût produit un très fâcheux effet. De plus Napoléon s’apprêtait à consommer son divorce avec Joséphine, et il ne pouvait décemment le mettre à exécution qu’en présence et avec l’assentiment plus ou moins forcé de tous les membres de la famille impériale. Louis apprit donc indirectement que son frère désirait le voir à Paris. Il ne se souciait nullement d’y aller. Des bruits alarmans couraient de nouveau sur les intentions de Napoléon relativement à l’annexion d’une partie du territoire hollandais. L’armée française grossissait toujours en Belgique et dans le Brabant, et pourtant le départ des Anglais ôtait toute espèce de motifs à ce déploiement de forces. Ver Huell vint de Paris à Amsterdam pour presser le roi de se rendre aux désirs de son frère. Louis refusa encore en se plaignant de ce qu’on ne lui avait pas même adressé d’invitation en forme comme aux autres souverains. Peu de jours après, il en reçut une qui ne laissait rien à désirer pour la courtoisie des expressions ; mais en même temps des lettres de l’empereur que nous ne connaissons pas vinrent porter le comble à ses inquiétudes en lui notifiant qu’il devait absolument consentir à décréter dans ses états la conscription, la réduction des rentes, la parité des douanes françaises et hollandaises. Le roi consulta ses ministres, leur fit part de ses appréhensions, qui étaient telles qu’il parlait déjà de mettre Amsterdam en état de défense. Son ministre de la guerre Kraijenhoff, qui avait succédé à Janssens, fut seul de son avis. Tous les autres insistèrent pour qu’il se rendît à Paris. Louis leur représenta en vain qu’on allait sans doute lui imposer des exigences inacceptables. Ceux-ci lui montrèrent une confiance qu’au fond ils n’avaient pas, mais ils ne se sentaient pas en mesure d’obtenir du pays les efforts inouïs que supposait la seule attitude de la défensive vis-à-vis de la France. Il se décida donc à contre-cœur pour ce voyage, qui devait réaliser toutes ses craintes. Il fut entendu, tant il redoutait qu’on ne lui forçât la main, même au sens littéral de ce mot, que les ministres ne considéreraient comme authentiques et librement écrites que les lettres signées de lui qui se termineraient par quelques mots en langue hollandaise, et le 27 novembre 1809 il prit la route de Paris, où nous le rejoindrons pour raconter les derniers jours de son règne.


ALBERT REVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Le florin de Hollande vaut environ 2 francs 12 centimes.
  3. Dans l’entourage de l’empereur, on en rit aussi et on en médit. Louis, après avoir deux ou trois fois modifié les insignes de l’ordre de l’Union, s’était enfin arrêté à un modèle qui lui plaisait beaucoup. La croix portait un faisceau à neuf pointes, symbolisant les neuf provinces réunies désormais en corps de nation, avec la devise eendragt maakt macht, l’union fait la force, de l’autre côté le lion de Zélande et la devise doe wel en zie niet om, fais le bien et ne t’inquiète pas du reste. Sur le grand cordon se trouvaient reproduites les armes des principales villes de Hollande, de sorte qu’on y voyait un assortiment assez nombreux de lions, d’aigles, de cigognes, de léopards, etc. Les petites chroniques du temps racontent que Louis envoya des modèles à Paris pour qu’ils fussent montrés à Hortense, alors près de sa mère. « C’est une ménagerie que cet ordre-là, s’écria Joséphine, il n’y aura que des bêtes dedans. » Le mot fut charitablement rapporté à la cour de La Haye. Louis voulut se donner le plaisir de la riposte. « Savez-vous, dit-il un jour de réception, pourquoi l’on n’ose plus montrer de miroir à l’impératrice Joséphine ? C’est qu’elle ne peut plus se voir dedans. »
  4. Le futur historien était alors attaché de la légation prussienne. Les lettres dont nous parlons se trouvent dans ses œuvres posthumes, Nachgelassene Schriften nichtphilologischen Inhalts, Hambourg 1842.
  5. On a conservé en Hollande le souvenir d’un trait de contrebande assez piquant, remontant à l’époque où l’empereur, accompagné de Marie-Louise, vint séjourner quelque temps à Amsterdam. L’annexion était un fait accompli depuis un an. On avait saisi et brûlé des monceaux de marchandises anglaises ou tenues pour telles. Une armée de douaniers fourmillait le long des dunes, et Napoléon s’imaginait en avoir tout de bon fini avec la contrebande hollandaise. Ne voilà-t-il pas que des voix intéressées soufflent à l’oreille de Marie-Louise qu’il existe à Amsterdam des dépôts d’étoffes anglaises de grand prix ! La jeune impératrice est prise d’un désir fou d’en acheter. Pendant la nuit, des marchands sont introduits dans sa chambre. Le surlendemain, Marie-Louise et toutes les dames de sa suite avaient des robes, des châles, des dentelles, tout cela britannique. L’empereur s’en aperçut et fit une scène terrible à Marie-Louise, qui toutefois ne tarda pas à l’apaiser par quelques larmes, en faisant l’enfant gâté, en jurant qu’elle « ne le ferait plus. » C’était bien la peine de torturer son pauvre frère avec toutes ces histoires de contrebande, dont il le rendait personnellement responsable, pour que, dans son entourage le plus immédiat, l’empereur lui-même vit comment la contrebande, alléchée par de gros gains, se rit de toutes les mesures prises contre elle.
  6. Parmi les victimes de cette terrible journée, on signale les professeurs Jean Luzac et Kluit, ainsi que le pasteur et professeur Rau. Ce dernier, savant théologien et orateur distingué, n’était pas chez lui quand sa maison s’écroula ; mais en apprenant que sa femme et ses enfans étaient ensevelis, il en fut tellement affecté qu’il demeura dans un état de langueur dont il ne se releva plus ; il mourut des suites au bout d’un an. La femme et les enfans furent pourtant sauvés. Le nombre des morts s’éleva a cent cinquante-trois.
  7. On crut aussi dans le pays que le roi craignait toujours à La Haye que les Anglais, débarquant inopinément à Scheveningen, ne l’enlevassent. Je doute fort toutefois que telle ait été son idée.
  8. Le hollandais mal accentué est inintelligible aux Hollandais eux-mêmes. Les courtisans complimentaient le roi sur ses progrès dans la langue nationale ; mais il parait que ces progrès étaient fort lents. Du moins on m’a raconté que, se croyant assez sûr de lui pour adresser en hollandais une allocution à des nationaux admis à son audience, il commença par leur dire qu’il « était enchanté de les voir réunis autour de leur roi (koming), « qu’il faut prononcer à peu prés kön’ng, ö très long et la syllabe finale brève, avec la claire consonnance toutefois de l’n et du g) ; mais il prononça koning comme s’il eût voulu dire konyn (pron. konein), qui signifie lapin, et je laisse à juger du singulier effet que dut produire cette distraction royale.
  9. Voyez la Revue du 15 octobre 1868.
  10. Aujourd’hui académie royale des sciences des Pays-Bas.
  11. On sait que ces noms de fleuves désignent simplement des bras du Rhin qui, avant d’arriver à la mer, perd son nom dans toutes ses branches, excepté dans celle qui se dirige vers Leyde.
  12. Parmi les dispositions qui caractérisaient ce singulier projet, il y en avait une d’après laquelle, au bout d’un certain temps, les titres de noblesse eussent été attachés à la possession de terres érigées à cet effet et dont le roi disposerait, mais de telle sorte qu’à la mort de chaque titulaire ces terres rentreraient dans le domaine de la couronne, à moins que l’un de ses fils ne fût jugé digue par ses services de succéder à son père.