La Houille verte et les forces hydrauliques des Pyrénées

La bibliothèque libre.

LA HOUILLE VERTE
ET
LES FORCES HYDRAULIQUES
DES PYRÉNÉES

I

Lorsque la victoire, aujourd’hui absolument certaine, aura couronné le courage de nos héroïques soldats, et rendu au monde civilisé le repos nécessaire pour reconstituer l’énorme somme de capitaux de toute sorte, détruits par une guerre sans exemple dans les annales de l’humanité, le problème économique se posera dans toute son ampleur, exigeant pour sa solution le concours de tous les efforts, de toutes les bonnes volontés.

Cette solution se présentera en France sous des aspects multiples et variés, suivant qu’il s’agira d’en adapter les élémens à la réorganisation de notre commerce, de notre industrie, de notre agriculture, dans les diverses régions de notre pays. La caractéristique fondamentale de la France est sa merveilleuse unité, qui confond et unit dans un même sentiment, dès qu’il s’agit de Patrie, toutes les populations du territoire national. Ce sentiment, dont la guerre actuelle nous permet de sentir toute l’admirable puissance et la sublime grandeur, n’a pas détruit la personnalité de chacune des régions françaises ; d’un amour égal, tous les habitans aiment la douce France en dehors de laquelle bien rares sont ceux qui consentiraient à vivre, mais chacun conserve les aptitudes ancestrales dues aux conditions de vie, résultant du sol et du climat du pays depuis de longs siècles habité par ses aïeux. C’est de cette double considération que devront s’inspirer ceux auxquels incombera la tâche de la reconstitution, de la réorganisation économique de la France.

À cette œuvre, les Pyrénées peuvent apporter une très utile contribution au point de vue industriel et agricole.

Industrie et agriculture, dans la montagne pyrénéenne comme dans la plaine subpyrénéenne, dépendent d’un seul et même facteur, l’eau. Sans elle nos montagnes et nos plaines seraient stériles, nulle industrie ne pourrait, dans des conditions suffisamment rémunératrices, essayer de s’y établir. Il importe donc, par-dessus tout, de savoir quelle est la puissance de l’eau qui ruisselle sur le flanc de nos montagnes.

M. Marchand, directeur de l’observatoire du Pic du Midi, dans son étude sur l’Énergie mécanique totale des eaux sur le versant français des Pyrénées s’exprimait, en 1903, dans les termes suivans : « Voici les résultats auxquels on arrive : déduction faite de l’évaporation, l’énergie totale des eaux qui descendent sur le versant des Pyrénées est, en chiffres ronds, de 8 millions de chevaux-vapeur.

« On s’en fera une idée plus concrète en remarquant qu’elle correspond au travail de 26 000 locomotives (supposées de 300 chevaux chacune) circulant jour et nuit.

Quant à l’énergie pratiquement utilisable, il est fort difficile de l’évaluer : ce mot pratiquement n’a en effet qu’un sens tout relatif, une telle chute d’eau considérée actuellement comme difficile à exploiter sera peut-être utilisée dans la suite des temps, lorsque toutes les chutes placées dans de meilleures conditions auront été successivement mises au service de l’industrie. Le fait à retenir pour le moment est que la houille blanche, dans les Pyrénées françaises, développe assez d’énergie pour mettre en mouvement un nombre colossal d’usines. »

Depuis l’époque à laquelle M. Marchand écrivait ces lignes, une nouvelle expression a été employée pour, dans certaines conditions déterminées, désigner l’eau servant de force motrice. M. Henri Bresson, un des premiers, sinon le premier, a remplacé le nom de houille blanche par celui de houille verte pour l’eau destinée à produire la force hydraulique dans les moyennes et basses chutes. Cette expression très pittoresque mérite d’être conservée, et appliquée, non seulement à l’eau dans les moyennes et basses chutes, mais, dans un sens beaucoup plus étendu et plus exact, à l’eau provenant de toute autre origine que de la fonte des glaciers. Le nom de houille blanche resterait ainsi l’apanage des eaux des Alpes, celui de houille verte désignant les eaux des Pyrénées, et celles des régions d’altitudes moyennes. Les glaciers ne jouent en effet qu’un rôle presque insignifiant dans la production des eaux des hautes altitudes pyrénéennes. Localisés autour des grands sommets, ils n’occupent, d’après M. Charles Rabot, qu’une surface notablement inférieure à 40 kilomètres carrés. C’est aux fontes de neige, aux chutes de pluie, aux condensations occultes qui ne peuvent influencer le pluviomètre, mais que le jaugeage permet néanmoins de constater, comme les brouillards, les rosées, les gelées blanches, qu’est due la grande abondance des eaux des Pyrénées.

La preuve de ce fait est fournie de la manière la plus concluante par les gaves de Gavarnie, Cauterets et Aspe.

C’est dans les bassins des deux premiers que s’écoulent les eaux de la fonte des glaciers placés autour des hauts sommets des massifs de Gavarnie et du Vignemale ; mais, contrairement à l’opinion générale, le débit de ces eaux d’écoulement ne forme qu’une très faible partie du débit total des gaves de ces deux bassins, qui sont surtout alimentés par les nombreux torrens sillonnant leurs versans, et dont les uns sortent, ceux du bassin de Gavarnie des treize lacs disséminés dans les affluens du Bastan et du gave supérieur de Pau, ceux du bassin de Cauterets, des onze répandus dans les hautes régions de ce bassin, auxquels dans les deux bassins se joignent ceux dont l’origine est due aux nombreuses sources qui sourdent au milieu des grands pâturages estivaux et des forêts situés à des altitudes supérieures à 1 500 mètres. L’exemple du gave d’Aspe est encore plus probant ; sauf le lac d’Estac dans lequel il prend sa source, et les deux petits lacs d’Arlet et de l’Hurs d’où sortent les gaves de Belonce et de Lescun, tous les nombreux torrens qui l’alimentent prennent naissance des fontaines des grands pâturages des cayolars et des 8 000 hectares de forêts situés entre 1 500 et 2 200 mètres. À ces altitudes, les grands pâturages sont, à de très rares exceptions près, en bon état, et les difficultés d’exploitation ont, jusqu’à présent permis, dans des conditions suffisamment favorables, la conservation des forêts dans ces hautes régions. Terrains gazonnés et forêts ont dans la formation des sources un rôle absolument prépondérant : c’est par les racines des herbes, des arbustes, des arbres que l’eau pénètre dans le sous-sol, ne reparaissant à la surface qu’après un temps plus ou moins long, généralement plusieurs semaines, parfois plusieurs mois. Ce phénomène, qui se produit à la suite des chutes ordinaires de pluie, a lieu dans des conditions encore plus favorables à l’alimentation des sources à la suite des chutes de neige, la lenteur et la périodicité de cette fonte permettant une absorption aussi complète que possible par le sous-sol de la tranche de pluie qu’elle représente.

Les observations de MM. les ingénieurs en chef Tavernier et Malterre, à ce sujet, donnent une explication des plus intéressantes de la persistance des sources alimentant les torrens pyrénéens, sources presque toujours, comme les lacs, situées entre 1 500 et 2 200 mètres d’altitude. Après avoir constaté que les lacs pyrénéens les plus nettement influencés par la fonte des neiges étaient ceux qui sont situés entre 1 500 et 2 200 mètres, ils ajoutent : « Cette fonte s’effectue à des époques très régulières et constitue un des phénomènes qui présentent la périodicité la plus remarquable… En un point donné d’un cours d’eau, à huit ou quinze jours près, elle commence et finit à la même époque, fait qui s’explique aisément, parce que les précipitations atmosphériques se produisant en hiver, se traduisent en haute montagne par la formation de neiges et de glaces correspondant à des périodes de l’année d’une durée relativement fixe, et représentent par suite une partie de la hauteur de pluie annuelle ne subissant que de faibles variations. »

II

Personne jusqu’ici n’avait envisagé d’une manière sérieuse la possibilité de voir l’industrie arrêtée par le manque de charbon : les craintes exprimées à ce sujet, par l’économiste anglais Jevons, en parlant de l’épuisement des richesses houillères de la Grande-Bretagne, restaient dans le domaine de ces curiosités scientifiques qu’on étudie avec intérêt, sans leur attribuer une portée pratique. L’épuisement des mines de houille pouvait être dans un avenir très lointain, une cause de diminution de prospérité pour certains pays, notamment pour l’Angleterre ; mais de très nombreux gisemens de charbon déjà en exploitation dans d’autres régions, sans compter ceux qui sont connus et non encore exploités, ne viendraient-ils pas rapidement, grâce aux moyens de transport de l’industrie moderne, combler cette lacune ? On ne peut aujourd’hui, en présence des faits qui ont révélé la possibilité de voir, à un moment donné, les relations commerciales interrompues pour des périodes plus ou moins longues, s’empêcher de se préoccuper de la nécessité de rechercher quelle force industrielle peut être substituée à celle qui est produite par la houille noire. Les Pyrénées et les Alpes, par l’abondance de leurs eaux, productrices inestimables de houille blanche et verte, se trouvent, pour cette substitution, dans une situation privilégiée.

Dans les Alpes, depuis plusieurs années, on a mis à profit la houille blanche pour créer de puissantes usines hydro-électriques ; dans les Pyrénées, cette utilisation de la houille verte, dans le sens étendu indiqué plus haut, est encore à l’état embryonnaire : on doit même constater que la houille verte, sous l’ancienne forme de force purement hydraulique, n’a jusqu’ici été, dans nos régions, utilisée que dans les proportions les plus restreintes. Sur les 135 904 chevaux-vapeur que fournissent à l’étiage la Garonne, l’Ariège, le Salat, jusqu’aux points de jonction où leurs eaux se confondent, 28 508 seulement sont utilisés par les anciennes installations. Les renseignemens fournis par l’annuaire 1914-1915 des forces hydrauliques sont encore plus probans. Dans les Pyrénées, 14 sociétés possédant 19 usines utilisent 53 690 chevaux-vapeur ; tandis que dans les Alpes 524 000 chevaux-vapeur sont utilisés dans 70 usines possédées par 38 sociétés, affiliées comme celles des Pyrénées au syndicat. Le relief très abrupt du versant français, la diminution très rapide de la pente, dès qu’on s’éloigne de la crête, le lit des torrens généralement fixe et assez encaissé, avaient amené autrefois la création d’un très grand nombre de petites installations, dont la plupart étaient des moulins servant à moudre les grains nécessaires à l’alimentation de chaque famille propriétaire du moulin, ou, tout au plus, parfois, à celle d’un hameau ou d’une commune.

Si peu importantes qu’elles soient, ces usines n’en constituent pas moins un très gros obstacle à un aménagement complet et rationnel des eaux de toute la chaîne. Dans ces conditions, il est incontestable que, pour pouvoir faire les travaux nécessaires à une utilisation sérieuse des forces hydrauliques, dérivations, réservoirs, etc., l’intervention énergique et soutenue des hommes politiques auprès du gouvernement est indispensable pour provoquer l’adoption des mesures législatives nécessaires afin de ne pas laisser gaspiller, très souvent perdre presque inutilement, des forces appelées à rendre d’immenses services à la région pyrénéenne et au pays tout entier. Il faudra vouloir et oser faire céder l’intérêt privé, parfois si égoïstement résistant, devant l’intérêt général, car sans cela, l’organisation industrielle et agricole du « Midi pyrénéen » est impossible.

Les enseignemens de la guerre actuelle, les conditions économiques qu’elle vise, font aux pays dotés par la nature de la houille blanche ou verte une situation presque égale à celle de ceux qui possèdent la houille noire. Ne pas profiter de cette occasion, au moment où la reconstitution économique de la France est à la veille de se produire, serait commettre une faute presque irréparable, dont les conséquences pèseraient lourdement sur toute notre région méridionale. Ce serait recommencer ce qui, après la guerre de 1870, a porté un si grand préjudice aux Pyrénées. À cette époque, de nombreux industriels avaient songé à venir s’y installer. En présence des difficultés, dont aucune loi ne leur donnait la possibilité de triompher dans des conditions raisonnables, ils durent abandonner leurs projets.

C’est à ces difficultés, quasi insurmontables jusqu’ici, que doit être attribuée la très faible utilisation des eaux pyrénéennes.

En dehors des petites usines dont il a été question plus haut, et des irrigations faites suivant les convenances et les besoins de chacun des riverains des cours d’eau, d’après des usages locaux, ce qui entraîne des difficultés incessantes, des procès nombreux, souvent de très longue durée, il est facile d’énumérer les travaux entrepris jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Il n’y avait dans la région pyrénéenne qu’un seul pays, le Roussillon, dans lequel il existât une organisation sérieuse de canaux d’arrosage, la plupart de ces canaux datant de plusieurs siècles ; le canal d’Alaric, malgré la légende de son origine, n’étant pas autre chose qu’une utilisation plus ou moins empirique, sans plan d’ensemble, des eaux du bassin de l’Adour. Ce fut cependant pour l’alimentation de cette rivière et pour les irrigations de la plaine qu’elle arrose, que se firent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les premiers travaux importans dans la montagne. En 1851, on résolut d’utiliser les eaux du lac Bleu pour régulariser l’étiage de l’Adour. Sous la direction des ingénieurs Colomès de Juillan et Michelier, on essaya d’abord d’un siphon ; le moyen n’ayant pas réussi, on établit un tunnel destiné à enlever annuellement au lac une tranche d’eau de 20 mètres de hauteur ; mais, soit que les calculs sur les précipitations atmosphériques, fontes de neige, pluies, etc., etc., dans le bassin versant du lac, n’eussent pas été faits avec une exactitude suffisante, soit, comme est porté à le croire M. l’ingénieur en chef Bernis, que des perdans inconnus existent dans les parois du lac, ce ne fut qu’au bout de deux ans que le lac put être rempli de nouveau ; il a été, par suite, nécessaire de ramener la tranche d’eau pouvant être annuellement prise dans le lac à 15 mètres.

L’expérience, malgré cette erreur, avait été suffisamment concluante pour qu’en 1868, on songeât à utiliser les eaux du lac d’Orédon pour augmenter pendant l’étiage le débit de la Neste, afin de permettre la création du canal qui porte ce nom. Pour atteindre ce but, on reprit l’idée, mise en pratique dans les siècles passés, d’élever le niveau du lac au moyen d’un barrage ; ce barrage, qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, avait servi à emmagasiner les eaux nécessaires au flottage des bois, était tombé en ruines. À l’heure actuelle, les eaux emmagasinées permettent, avec l’aménagement des autres lacs de la haute vallée de la Neste, de disposer d’une réserve de 26 millions de mètres cubes d’eau, qui, sans nuire aux usagers d’aval, donnent la possibilité de desservir dix-sept rivières des départemens circonvoisins, d’arroser plus de 7000 hectares de prairies, d’assurer la marche de 400 usines. Lorsque la création du réservoir de l’Ouïe, appelé à assurer le fonctionnement de l’usine d’Éget, sera terminée, cette réserve des eaux dans la haute vallée de la Neste sera portée de 20 millions de mètres cubes à 32 millions.

Entre ces deux opérations, destinées à utiliser les eaux de la haute montagne, on avait, en 1866, concédé l’autorisation de prélever dans la Garonne, à Saint-Martory, l’eau nécessaire à l’entretien d’un canal, qui permet d’arroser 13 333 hectares, à raison de 75 centilitres par hectare et par seconde.

Tels sont les résultats acquis par les travaux exécutés jusques à la fin du XIXe siècle, grâce aux efforts isolés de quelques hommes d’initiative, mais sans qu’un plan général d’ensemble ait jamais été dressé. On a tout lieu d’espérer, on est même en droit de dire qu’on a la certitude qu’ils seront bien plus considérables dans l’avenir, les services des grandes forces hydrauliques ayant très nettement et pratiquement indiqué la voie à suivre pour aboutir.

III

Bien qu’à égalité de surface de bassin, les cours d’eau des Pyrénées paraissent mieux alimentés que ceux des Alpes provençales, on ne s’en est guère occupé que comme d’un fléau dont il importait avant tout de garantir la plaine.

C’est cette préoccupation qui, après les grandes inondations de 1875, a pour la première fois amené la création d’un service chargé d’une étude d’ensemble sur les eaux des montagnes pyrénéennes. En 1876, le ministre des Travaux publics chargea M. l’ingénieur en chef Gros, du service de l’annonce des crues dans les bassins de l’Adour et de la Garonne. Réorganisé en 1887, ce service fut placé, pour le contrôle des observations faites dans le bassin de la Garonne, sous la direction de l’ingénieur en chef d’Agen, et, pour le contrôle des observations faites dans le bassin de l’Adour, sous celle de l’ingénieur en chef de Pau. Jusqu’en 1898, les graphiques de hauteur d’eau et les tableaux de tenue des eaux furent régulièrement publiés, par les deux contrôles. À cette époque, l’administration supérieure jugea la somme de 900 francs, que coûtait cette publication, trop élevée, et, malgré les propositions des ingénieurs qui avaient trouvé le moyen de réduire la dépense à 500 francs, la publication fut supprimée à partir de 1905. Depuis trente ans, aucun grand désastre ne s’étant produit, les 200 et quelques millions de ruines de 1875 étaient oubliés.

J’ignore quelles conclusions pratiques résultent des travaux poursuivis depuis près de quarante ans par le service de l’annonce des crues, quels moyens il a proposés pour atténuer les inondations, et ne me permettrais pas de porter un jugement sur ces questions. On peut cependant dire que les études ne paraissent pas être sorties du domaine abstrait de la science pure, et semblent surtout avoir abouti à signaler ce qu’il ne fallait pas faire, en montrant les inconvéniens des solutions proposées.

Plus tard, en 1908, le ministre des Travaux publics songea que les forces hydrauliques, source de richesses pour les Alpes, pourraient peut-être l’être aussi pour les Pyrénées, et, le 21 décembre de la même année, il créait le service de l’étude des cours d’eau du domaine public en vue d’une utilisation éventuelle des forces hydrauliques du Sud-Ouest ; le 17 février 1909, le ministre de l’Agriculture créait, à son tour, le service chargé d’étudier les grandes forces hydrauliques dans la région du Sud-Ouest. Le même ingénieur en chef, M. Tavernier, était placé à la tête de ces deux nouveaux services. Il semblait qu’une entente entre les trois services que je viens d’énumérer devait être des plus profitables, mais, si l’accord entre les deux services chargés de l’étude des forces hydrauliques a été parfait, il n’en a pas été de même avec celui de l’annonce des crues et les deux autres. Chacune de ces deux organisations, le service de l’annonce des crues, et celui des études des forces hydrauliques, a placé ses instrumens, fait ses observations dans les mêmes cours d’eau, isolément et pour son propre compte, bien que de nombreuses questions leur fussent communes, comme celles des étiages, des barrages, des réservoirs, etc.

Avant de parler des très remarquables travaux des services des forces hydrauliques, il importe d’observer que, rompant dès le début avec l’idée préconçue que les lacs des Pyrénées ne sont que des étangs ou des flaques d’eau plus ou moins pittoresquement situés, mais dont, au point de vue de l’alimentation des cours d’eau, l’importance était quasi nulle, l’ingénieur en chef des ponts et chaussées, M. Tavernier, disait en 1909 : « Les lacs des Pyrénées remplacent avantageusement les glaciers des Alpes. Qu’on aménage les lacs naturels, ou qu’on en crée d’artificiels, on peut, dans les deux cas, régler à volonté les écoulemens, ce qu’on ne peut faire avec des écoulemens glaciaires qui présentent dans la saison même de la fonte des intermittences accentuées et gênantes. »

C’est donc dans l’aménagement des lacs situés près des grands sommets, dans la création de réservoirs artificiels destinés à recevoir les eaux qui, si souvent, s’éparpillent inutilement sur les versans des bassins, que se trouve la richesse des Pyrénées. C’est par cet aménagement, ces créations, qu’il sera possible de remédier aux insuffisances de débit des cours d’eau pendant les étiages, d’assurer la régularité si indispensable au fonctionnement de toute usine hydro-électrique.

Les travaux des services des grandes forces hydrauliques ont permis de déterminer, d’une manière pratique, les conditions dans lesquelles ces réserves de houille verte devaient être établies.

Après avoir constaté qu’aux deux étiages d’été se produisant en août et septembre, et d’hiver se produisant en janvier et février, correspondent les hautes eaux de mai et juin, et celles beaucoup moins abondantes d’automne en décembre, et établi ainsi la mesure de l’importance du produit de la fonte des neiges, dont l’écoulement a lieu chaque année, avec une régularité relative, en décroissant régulièrement de mai à septembre, les ingénieurs en ont conclu que, pour chaque réservoir à aménager ou à établir, l’on peut ordinairement envisager des périodes de vidanges et de remplissages qui varient très peu d’année en année, et de plus, que la quantité à emmagasiner chaque année, pour régulariser le débit d’un torrent, est exprimée par une fraction relativement peu variable du débit total annuel.

Résumant les études des services hydrauliques qui ont mis en pleine lumière la question de la régularisation du débit de nos cours d’eau, études qui permettent, chose importante par-dessus toutes les autres, et d’un prix inestimable à l’heure actuelle pour la région pyrénéenne, d’utiliser pratiquement et rapidement les torrens de la montagne, M. l’ingénieur en chef Malterre, en juillet 1911, concluait en ces termes : « Les études faites jusqu’ici ne donnent pas des conclusions strictement scientifiques, mais elles permettent d’éviter les grosses erreurs que l’on commet quelquefois dans la fixation de la capacité d’un réservoir en haute montagne, quand on ne dispose pas de jaugeages assez nombreux pour permettre de déterminer directement les cubes d’eau emmagasinables.

« Dans bien des cas, l’on peut, par comparaison avec des bassins versans analogues comme nature, comme situation et comme orientation, évaluer d’une façon suffisamment précise l’apport total d’un bassin… La détermination du cube d’eau à emmagasiner ne constitue que l’un des élémens du problème. La plupart du temps, la situation des lieux donne, sur la hauteur du barrage ou sur la profondeur de la décantation, des indications qui déterminent la capacité du réservoir pratiquement exécutable, indications auxquelles on est obligé de se conformer sous peine d’engager des dépenses excessives. »

Ces conclusions si nettes montrent bien qu’il n’y a qu’à vouloir, à se mettre résolument à l’œuvre, pour doter les Pyrénées et les plaines subpyrénéennes d’une richesse presque incalculable.

Les expériences déjà faites font voir ce qu’on peut obtenir des forces hydrauliques, une fois les réserves utiles emmagasinées dans les réservoirs, dont les émissaires ayant, à raison de la convexité encaissée du profil en long des vallées dans leur partie médiane, de très fortes pentes, permettent d’une manière avantageuse la création d’usines électriques.

La Compagnie du Midi, par l’aménagement du réservoir des Bouillouses, destiné à régulariser le débit de la Têt, a pu créé à la Cassagne une usine de 5000 ch.

Le Carol, régularisé par le réservoir du lac Lanoux, alimentera l’usine de Porté ; le gave de Lescun, régularisé, alimentera une usine projetée dans le bassin du gave d’Aspe.

Le réservoir de l’Ouïe donnera à celle d’Éget une puissance moyenne de 10 000 ch. et un maximum de 18 000 ch. La réunion au-dessus de Soulom des gaves de Cauterets et de Luz a permis la création d’usine de 18 500 ch. de puissance normale et de 21 500 ch. de puissance maximum. Au moyen de ces cinq usines, la Compagnie pourra électrifier 669 kilomètres.

On se fera une idée des résultats obtenus par l’aménagement des lacs et réservoirs par les exemples suivans :

Le débit de la Têt, qui tombe fréquemment en hiver à 200 et même 150 litres à la seconde, serait, par un réservoir de 13 millions de mètres cubes d’eau, porté à 1 166 litres par seconde. Celui de la Sègre, de 220 à 160 litres à la seconde en période d’étiage, serait, avec un réservoir de 18 millions de mètres cubes, élevé d’une manière constante à 1 200 litres à la seconde. En donnant au lac d’Oo une capacité de 12 millions de mètres cubes, on maintiendrait un débit annuel moyen de 900 litres à la seconde. Nous avons vu plus haut les remarquables résultats obtenus dans la haute vallée de la Neste.

On serait tenté de croire que, pour exécuter ces travaux, il faudra dépenser des sommes énormes, ce qui serait de nature à les ajourner à des époques lointaines ; heureusement pour l’avenir de notre pays, tout autre est la réalité.

On estime que le coût de l’emmagasinage du mètre cube d’eau, lorsqu’il s’agit d’utiliser un lac, est de 0 fr. 10 (dix centimes) par mètre cube d’eau emmagasinée, si on n’exhausse pas le niveau du lac ; de 0 fr. 15 (quinze centimes), pour exhausser le niveau du lac ou créer un réservoir artificiel.

Il faut reconnaître qu’eu égard aux avantages incalculables que l’industrie et l’agriculture retireront de cette organisation de nos forces hydrauliques, cette dépense, étant donné qu’une fois faite, elle ne sera pas renouvelée, est réellement bien peu de chose.

Les détails donnés jusqu’ici ont montré ce qu’on est en droit d’attendre d’une régularisation méthodique des cours d’eau des Pyrénées, surtout au point de vue industriel ; l’intérêt de cette régularisation est tout au moins aussi grand au point de vue agricole. La houille verte, en effet, une fois son emploi comme force motrice épuisé, conserve intacte toute sa vertu fertilisante comme eau d’irrigation, et, judicieusement utilisée, peut aisément tripler la production utile des terres, surtout au point de vue de la nourriture du bétail. Ce n’est un secret pour personne que de la chaleur, des engrais et de l’eau dépendent la fertilité du sol. Le « Midi pyrénéen » se trouve, pour réaliser ces conditions, dans la situation la plus favorable possible. Il a la chaleur ; en aménageant ses cours d’eau, il aura les forces hydrauliques permettant la création d’usines, qui lui fourniront à la fois les engrais et un débit régulier aux saisons d’étiage pour ses irrigations. La situation créée par la guerre actuelle au cheptel, non seulement national, mais européen, ouvre devant lui un avenir de prospérité sérieux et durable.

Avant la guerre, le troupeau français non seulement suffisait à l’alimentation nationale, mais permettait même une exportation rémunératrice pour les éleveurs. Malgré une consommation croissante intérieure de la viande, due à l’habitude de la nourriture carnée, qui, grâce à l’élévation des salaires, se répandait de plus en plus dans les classes rurales et ouvrières, non seulement notre importation d’animaux étrangers diminuait, de 7 910 en 1912 l’importation des bœufs était tombée à 2 847 en 1914, pendant que nos exportations de 100 000 têtes de bovins en moyenne se maintenaient, et dans les sept premiers mois de cette même année 1914 avaient été, en Suisse seulement, de 11 198 bœufs. La guerre actuelle ouvre pour nos agriculteurs la perspective de très grands et permanens bénéfices. Les soldats, qui auront, sur le front, pris l’habitude de consommer journellement de la viande, continueront, dans une proportion très probablement moins considérable que pendant la guerre, mais certainement beaucoup plus forte qu’avant, à faire entrer la viande dans leur nourriture régulière, et chaque jour qui s’écoule, amenant une diminution dans notre troupeau bovin, crée de ce fait un danger croissant pour l’avenir, si nous n’employons pas tous les moyens en notre pouvoir pour accroître notre production de bestiaux.

Au 31 décembre 1913, la France possédait 14 800 000 têtes de bovins ; au 1er  juillet 1915, ce nombre était réduit à 12 287 000 têtes, en diminution de deux millions et demi, soit de 17 pour 100, et encore dans ce nombre faut-il compter beaucoup de jeunes animaux, ce qui permet de dire que le nombre des adultes a diminué dans une proportion beaucoup plus considérable. Depuis le commencement de la guerre, l’abatage des bovidés, qui est annuellement de 1 250 000, a, on le voit, doublé, et la consommation annuelle des veaux, qui est d’environ deux millions et demi, n’ayant pas diminué, nécessite à l’heure actuelle l’introduction des viandes étrangères frigorifiées pour éviter la ruine complète de notre élevage, et assurer l’alimentation normale en France. Mais ce moyen n’est qu’un palliatif momentané. Dans l’avenir, lorsque l’Angleterre aura prélevé dans ses colonies et chez les autres nations les 700 000 tonnes de viande qu’elle y prélève, il ne restera qu’une quantité de viande étrangère très restreinte pour les autres pays. Cette situation, l’énorme consommation actuelle de viande, la nécessité après la guerre de reconstituer les troupeaux des différens pays, de les ramener à leurs effectifs normaux dans le Nord de la France, la Belgique, l’Allemagne, et tous les pays ravagés par la guerre, ce qui demandera non seulement des mois, mais des années, créant au point de vue de l’alimentation de l’Europe une situation difficile et critique, constituent pour le Midi pyrénéen un avenir agricole des plus prospères.

Tout cet avenir industriel et agricole dépend de l’eau. Il faut par suite non seulement l’aménager, mais veiller avec un soin jaloux à ce que rien ne vienne en diminuer l’abondance, chercher même à l’augmenter dans la mesure du possible. L’expérience a démontré que ce moyen existait, et ses résultats ont été très heureusement traduits par ces mots : « Si vous voulez de l’eau, faites des bois. » Le rôle de la forêt, pour porter au maximum la possibilité des pâturages, a été mis en évidence de la manière la plus concluante par les travaux de MM. Demontzey, Briot, Cardot, Descombes ; j’ai maintes fois montré son importance pour maintenir les hauts pâturages estivaux en bon état d’entretien et les faire ainsi concourir avec elle à l’alimentation des sources.

À ceux qui soutiennent l’absolue nécessité de sauver les forêts existantes, d’en créer même de nouvelles, on oppose l’argument du mauvais vouloir des montagnards, de l’impossibilité de leur faire accepter l’idée qu’il faut respecter les bois dans l’intérêt même de leur industrie pastorale. Cet argument paraît très sérieux, parce qu’on n’a jusqu’ici à peu près rien fait pour faire comprendre aux montagnards dans quelle proportion doivent être faits les reboisemens. La statistique des six départemens pyrénéens, Pyrénées-Orientales, Aude, Ariége, Haute-Garonne, Hautes-Pyrénées, et Basses-Pyrénées, que j’ai établie à l’aide des documens officiels des ministères des Finances, de l’Agriculture et de l’Administration des eaux et forêts, m’a permis de déterminer dans quelles conditions la forêt exerçait sur le pâturage son maximum d’effets utiles au point de vue de la production intensive du bétail, et de formuler la règle à laquelle, d’un bout à l’autre de la chaîne, obéit cette production dans les termes suivans : Plus la surface boisée d’un bassin de la zone montagneuse pyrénéenne se rapproche, sans la dépasser, de la proportion de 30 pour 100 de la superficie totale du bassin, plus ce bassin nourrit d’animaux. On ne peut s’empêcher de remarquer que cette proportion de 30 pour 100 paraît être, d’après les données les plus certaines que nous possédions sur la contenance de la forêt pyrénéenne dans les siècles passés, celle qui a existé jusque vers la fin du XVIIe siècle, et que c’est à partir de cette époque que, concurremment avec la diminution de la forêt, s’est manifestée la diminution du débit des torrens pyrénéens, la fréquence et la violence des grandes inondations.

La solution du problème de la conservation, de l’augmentation de la richesse du « Midi pyrénéen, » se résume donc dans le maintien des forêts existantes, leur accroissement jusqu’à la proportion de 30 pour 100.

Pour obtenir ce résultat, il faut revenir aux anciennes coutumes, aux anciens usages des vallées pyrénéennes, qui si sagement avaient édicté les règlemens les plus précis pour la réglementation des pâturages et la sauvegarde des forêts.

Le montagnard n’y sera pas rebelle, à la condition que les mesures soient prises d’ensemble pour toute la chaîne, en vertu de principes généraux inflexibles, modifiés dans leur application par les nécessités de la constitution géographique du terrain.

J’ai montré que la régularisation du débit des forces hydrauliques était la condition sine qua non du progrès de nos montagnes ; si on n’assure pas cette régularisation par le maintien en bon état des versans des bassins, les éboulemens des terres et des roches la compromettront assez rapidement, en diminuant la capacité des réservoirs naturels ou artificiels.

Je sortirais du cadre de cette étude en entrant dans les détails de l’utilisation des forces hydrauliques des Pyrénées ; c’est aux hommes de science, aux industriels, aux agriculteurs, qu’il appartient de traiter ces questions ; mon but est d’appeler l’attention de l’opinion publique sur la nécessité urgente de profiter d’une occasion exceptionnelle pour accroître les richesses industrielles et agricoles de nos régions.

Pour atteindre ce but, le meilleur moyen me parait être la création d’une organisation centralisant les renseignemens, les données certaines, afin de permettre aux hommes qui voudraient fonder des établissemens industriels ou agricoles de se documenter utilement et sérieusement. On est entré dans cette voie, en fondant, pour attirer dans nos montagnes les voyageurs et les touristes, des syndicats d’initiative et des fédérations de ces syndicats ; l’entreprise a réussi. Je suis absolument convaincu qu’une organisation semblable, faite au point de vue agricole et industriel, obtiendrait un succès encore plus grand.

Une fédération industrielle et agricole du « Midi pyrénéen » faciliterait, dans les conditions les plus favorables, le développement de la prospérité méridionale. Ce syndicat général du Midi pyrénéen pourrait en même temps, mieux que personne, prendre l’initiative et aider puissamment au triomphe des mesures les plus propres pour réussir, non seulement à attirer dans notre pays des hommes intelligens des autres régions, mais aussi à retenir dans leur pays d’origine les Pyrénéens énergiques qui vont à l’étranger, notamment dans la République Argentine, fonder des établissemens qui jouent un grand rôle dans le développement industriel et agricole de cet État. Ce rôle, ils le joueront de la manière la plus utile dans le Midi pyrénéen, le jour où on leur donnera les moyens et les facilités nécessaires pour y déployer leur activité et leur intelligence. Oublions le particularisme exagéré qui a trop souvent, dans le Midi, empêché la réalisation des projets les plus avantageux ; les efforts isolés peuvent très fréquemment échouer ; réunis, ils forment un faisceau compact qui assure le succès.

Créons ce faisceau pour donner au Midi pyrénéen le maximum de prospérité dont il peut jouir, et pour sauver la terre de la patrie.


Comte de Roquette-Buisson.