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La Jeune Parisienne au village

La bibliothèque libre.


Arthus Bertrand (p. Illustr.-204).


PRÉFACE.


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Rien de ce qui peut être utile n’est à dédaigner. C’est d’après cette maxime que je présente aux pères de famille ce petit ouvrage qui, en affermissant dans le cœur de leurs enfants les principes que j’ai toujours cherché à leur inculquer, leur donnera des notions d’histoire naturelle, des idées sur le gouvernement d’une maison de campagne, et de nouveaux exemples propres à faire naître en eux le goût de la vertu.

Jadis un seul ouvrage sur l’éducation suffisait aux enfants dont on commençait fort tard l’instruction ; à peine à neuf ans savaient-ils lire ; aujourd’hui qu’ils sont avancés beaucoup plutôt, ils ont besoin de varier leurs lectures ; l’inconstance est naturelle à l’enfance, aussi la multiplicité des livres qui lui sont destinés lui devient très-utile. Le but de tous est le même, mais la manière est différente : il faut toujours à la curiosité de l’enfant un aliment nouveau ; en lui présentant la même morale sous des formes variées et toujours aimables, on prévient en lui la satiété et le dégoût.

C’est à quoi je me suis appliquée dans les ouvrages que j’ai composés pour l’instruction de la jeunesse ; l’accueil favorable qu’ils ont reçu du public, m’engage à lui offrir celui que je publie aujourd’hui, et pour lequel j’espère la même indulgence.




LA

JEUNE PARISIENNE

AU VILLAGE.


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Madame de Villedieu se mourait à trente-six ans d’une maladie de poitrine. De tout ce qui peut attacher à la vie, il ne lui restait qu’une enfant, objet de sa plus vive tendresse, et qu’elle allait laisser sans autre ressource que l’intérêt des cœurs sensibles. Long-temps madame de Villedieu s’était fait illusion sur son état ; elle se flattait de vivre assez pour élever sa fille, l’accoutumer aux privations qui sont le partage de la pauvreté, et au travail qu’elle impose. La diminution de ses forces apprit enfin à l’infortunée mère que sa fin approchait ; elle avait une sœur qui l’avait toujours tendrement aimée, victime comme elle des malheurs de la révolution. Elle était cependant moins à plaindre ; elle avait conservé un époux chéri, et ils avaient sauvé des débris de leur fortune un bien de campagne à dix lieues de Paris, où ils s’étaient retirés avec leur famille composée de deux garçons et de trois filles. Là, séparés du monde, où jadis ils avaient brillé, détrompés des vains plaisirs, et rendus aux seules jouissances de la nature, ils faisaient valoir leurs terres par eux-mêmes ; et au moyen de leurs travaux assidus et de l’ordre admirable qui régnait chez eux, ils assuraient la subsistance de leurs enfants, et pouvaient même concevoir l’espérance d’améliorer assez leur bien pour leur laisser quelque chose.

Les deux sœurs n’avaient jamais cessé de s’écrire ; mais madame de Villedieu, s’aveuglant sur sa situation, parlait de sa maladie comme d’une de ces infirmités qui causent de grandes souffrances sans attaquer les sources de la vie, et répétait souvent dans ses lettres cette phrase usitée : il faut vivre avec son ennemi ; de manière que madame de Florbelle ne s’alarmait pas de l’état de sa sœur, et n’avait pas la moindre idée qu’elle pût sitôt la perdre.

Une fièvre continue, des vomissements de sang, et d’autres symptômes aussi funestes annoncèrent à madame de Villedieu qu’il fallait quitter la vie ; elle ne voyait que sa sœur à qui elle pût léguer sa chère Octavie : mais quelque confiance qu’elle eût dans son amitié, elle sentait que c’était un fardeau pour une mère déjà chargée d’une nombreuse famille, et avec si peu de moyens de la soutenir. Cependant elle se disposait à lui écrire à ce sujet, lorsqu’elle reçut la visite de la marquise de M**, marraine de sa fille. Cette dame arrivait d’un voyage qui n’avait pas duré moins de trois ans. À son retour elle avait appris la maladie de madame de Villedieu et sa position malheureuse ; elle venait dans l’intention de l’adoucir. Elle s’aperçut avec douleur qu’il était trop tard ; il ne lui restait qu’un moyen d’être utile à son amie et de rendre ses derniers moments moins pénibles : c’était de se charger de la petite orpheline, et de s’engager à lui servir de mère ; elle le promit solennellement, et la mourante rassurée sur le sort de son enfant dut à la générosité de la marquise une mort tranquille accompagnée de douces espérances pour l’enfant qu’elle abandonnait.

Madame de M** remplit dans toute leur étendue les devoirs de l’amitié, elle procura à madame de Villedieu toutes les douceurs dont elle avait besoin, la visita souvent dans les derniers jours de sa maladie, lui fit rendre les honneurs funèbres, et emmena dans son hôtel la petite Octavie, qui, à peine âgée de quatre ans, comblée de caresses, de bonbons et de joujoux, eut bientôt oublié la perte de sa mère.


L’éducation manquée. — Mort imprévue.


La marquise de M** était veuve et n’avait point d’enfants ; elle avait le cœur excellent, mais l’esprit très-frivole ; elle rassemblait chez elle une nombreuse société qui ne respirait que le plaisir ; sa liberté lui était si chère qu’elle ne voulait point entendre parler d’un second hymen. L’attachement qu’elle prit pour Octavie, la confirma dans l’intention de rester veuve ; elle n’eût consenti à se remarier que dans l’espoir d’avoir des enfants : la Providence lui en donnait un, il ne lui restait rien à désirer ; elle lui destinait la plus grande partie de sa fortune, et comptait trouver son bonheur en assurant le sien.

Les projets qu’elle formait en faveur de l’orpheline occupaient agréablement son imagination. Mais, comme toutes les personnes dans la force de l’âge et jouissant d’une bonne santé, elle crut avoir tout le temps d’assurer le sort de cette enfant, elle se contenta de lui donner une éducation brillante, nécessaire dans la situation où elle comptait la mettre. Tous les jours elle s’y attachait davantage : une figure charmante, des manières caressantes, et beaucoup de sensibilité rendaient la petite extrêmement aimable ; ces avantages étaient compensés par plusieurs défauts que l’aveugle amitié de la marquise ne lui laissait point apercevoir. Octavie était haute, vaine et d’une humeur très-inconstante ; elle n’aimait ni la lecture ni l’étude, et les jeux mêmes l’ennuyaient s’ils n’étaient sans cesse variés. Les amis de la marquise ne pouvaient mieux lui faire leur cour qu’en vantant sa protégée ; aussi était-elle louée du matin au soir. On se recriait sur sa gentillesse ; ses mots heureux qui échappent quelquefois à l’enfance étaient relevés, et on en concluait qu’elle avait de l’esprit comme un ange. La pauvre petite croyait tous ces éloges sincères, et sur la foi de tant de personnes distinguées elle pensait être un petit prodige. La mise la plus élégante ajoutant à ses grâces naturelles, madame de M** se plaisait tellement à la voir parée, qu’elle prenait elle-même la peine de l’habiller, ne voulant point s’en fier au goût de ses femmes de chambre.

À l’âge de sept ans, Octavie eut des maîtres de musique et de danse ; à neuf elle commença le dessin ; toutes ces leçons lui semblaient fort ennuyeuses, elle y donnait très-peu d’attention ; mais ses maîtres entendaient trop bien leurs intérêts pour s’en plaindre et paraissaient charmés de ses progrès.

Ce fut ainsi qu’Octavie passa les précieuses années de l’enfance dans une indolence continuelle, ne faisant aucun usage de ses facultés physiques et morales, servie au moindre signe, ne sortant qu’en carrosse, connaissant tous les spectacles et les lieux publics, mais dans une extrême ignorance des choses les plus utiles et les plus simples.

Elle venait d’atteindre douze ans, et déjà elle accompagnait partout sa marraine qui ne pouvait s’en séparer ; la vie dissipée de cette dame ne laissait aucune place aux réflexions, elle croyait préparer à sa chère Octavie le sort le plus heureux, songeait à la marier richement, et ne pensait pas qu’une mort prématurée pouvait détruire tous ses projets et plonger dans la détresse l’enfant qu’elle chérissait : ce fut ce qui arriva. Au retour d’un bal où elle avait passé la nuit, la marquise fut saisie de coliques violentes accompagnées de convulsions ; tous les secours de l’art furent inutiles, et cette malheureuse femme expira au bout de deux heures de souffrances inouïes.

Octavie dormait paisiblement pendant cette scène d’horreur ; toute la maison était dans une telle confusion que personne ne songeait à elle, elle pensa casser le cordon de sa sonnette avant qu’il arrivât quelqu’un. Enfin une femme de chambre parut, et lui annonça sans aucune précaution la mort de la marquise ; elle ajouta qu’elle lui conseillait de se lever, qu’on attendait à chaque instant les parents et les héritiers de madame de M** qu’on avait fait avertir, et que sans doute ils demanderaient à la voir. La pauvre petite pénétrée de douleur se mit à pleurer amèrement, sans prévoir les suites de la perte qu’elle venait de faire ; elle avait bien sujet de regretter sa bonne marraine dont elle était si tendrement aimée ; elle retomba sur son lit sans force et noyée dans ses larmes ; Lucie l’avait quittée, elle était seule à supporter le premier chagrin qu’elle eut éprouvé de sa vie. Enfin ne pouvant soutenir cette situation, elle passa une robe du matin, et descendit à l’appartement de la marquise ; quand elle la vit les yeux fermés et le visage défiguré par les douleurs qu’elle avait souffertes, elle s’abandonna aux cris et aux sanglots. Un homme d’un certain âge et richement vêtu, qui commandait dans la maison, en parut importuné : emmenez cette enfant, dit-il, aux domestiques, je la laisse à vos soins jusqu’à ce que ses parents viennent la chercher. Le ton froid et impérieux dont ces paroles furent prononcées, glacèrent la triste Octavie ; cependant avant de quitter la chambre, elle s’avança près du lit de sa marraine, prit une de ses mains qui était sur le drap, et la couvrit de baisers.

Octavie passa encore huit jours dans cette maison où tout était changé pour elle. Les domestiques qui avaient eu beaucoup à souffrir de sa hauteur et de ses caprices, ne lui montraient aucun intérêt ; ils se plaisaient même à lui faire sentir sa misère et sa dépendance ; les héritiers de la marquise ne s’en occupaient que pour se hâter de s’en débarasser : ils écrivirent à madame de Florbelle que madame de M** étant morte sans avoir fait de testament, l’orpheline dont elle s’était chargée devait retourner dans sa famille, et la pressèrent de l’envoyer chercher. Cette tendre sœur n’avait cédé sa nièce à la marquise que pour ne pas nuire à sa fortune ; elle et son époux ne balancèrent pas à la prendre auprès d’eux, M. de Florbelle partit dans la diligence, et pendant son absence sa femme et ses enfants disposèrent tout ce qui était nécessaire pour recevoir Octavie.

À son arrivée, M. de Florbelle trouva les malles déjà faites, on n’avait osé priver l’orpheline des vêtements et des bijoux que sa marraine lui avait donnés, et qui convenaient bien peu à sa nouvelle situation. Octavie ne connaissait point son oncle, mais son air de bonté et l’amitié qu’il lui témoigna touchèrent son cœur ; elle se jetta dans ses bras en versant un torrent de larmes, comme pour y chercher un appui dans l’abandon où elle se trouvait.

Pendant la route, M. de Florbelle chercha à dissiper sa tristesse en lui parlant de sa famille, en l’assurant qu’elle allait avoir une mère, des frères et des sœurs à qui elle serait bien chère, et qui s’empresseraient de la dédommager du malheur qu’elle venait d’éprouver ; mais Octavie regrettait Paris et les plaisirs auxquels elle était accoutumée : elle ne croyait pas qu’on pût vivre au fond d’une campagne sans y périr d’ennui, ni que rien pût remplacer l’éclat qui avait entouré son enfance.


La famille villageoise.


Il est temps que je fasse connaître l’intérieur de la famille où Octavie allait être reçue. M. de Florbelle était secondé dans ses travaux par son fils Hypolite âgé de dix-huit ans, et possédant déjà les connaissances rurales ; Constance l’aînée des filles partageait avec sa mère les soins du ménage et ceux de la laiterie ; Aline était chargée de la basse-cour, des pigeons et de tous les animaux domestiques ; Célestin, quoiqu’il n’eût que douze ans, cultivait les fleurs, récoltait les fruits, et soignait les ruches à miel ; Henriette la plus jeune des filles, n’avait pas encore d’emploi fixe, mais elle aidait aux autres, travaillait proprement en linge, et se rendait utile par son activité et son intelligence. Ces aimables enfants jouissaient d’une santé parfaite ; ils ne connaissaient pas l’ennui, parce qu’ils étaient toujours occupés : après une journée utilement employée, ils se livraient le soir aux jeux de leur âge avec une vivacité et une gaieté charmante ; ils aimaient tendrement leurs parents, et l’union la plus parfaite régnait entre eux.

Ce fut une grande joie dans la maison que l’arrivée d’une nouvelle compagne, que ses malheurs rendaient intéressante, et à qui on se promettait de les faire oublier ; c’était entre les cadets un babil à ne pas finir : Henriette à peu près du même âge que sa cousine, n’était pas la moins contente ; elle obtint de partager avec elle sa petite chambre, et lui destina aussi la moitié de son jardin.

La mère et les enfants allèrent au-devant de la diligence qui s’arrêtait à une petite ville voisine de leur habitation. M. de Florbelle prit Octavie dans ses bras, et la mit dans ceux de sa femme qui la pressa sur son sein en donnant une larme au souvenir de sa mère. Hypolite et Constance, en réclamant le droit d’aînesse, s’emparèrent ensuite de leur cousine et lui firent mille caresses ; les plus jeunes eurent leur tour, et lui témoignèrent non moins vivement le plaisir qu’ils avaient de la posséder. Un si charmant accueil attendrit Octavie, qui depuis une semaine, n’ayant éprouvé que des rebuts et des humiliations, se sentit tout d’un coup à son aise, et le poids qu’elle avait sur le cœur se trouva dissipé.

Il y avait une demi-lieue à faire pour regagner la maison : c’était beaucoup pour Octavie qui n’était pas accoutumée à faire usage de ses jambes ; Hypolite lui donna le bras, il lui en restait un qu’il offrit à sa mère ; Aline et Constance prirent celui de leur papa, et Célestin courait devant avec Henriette, cueillant des fleurs, poursuivant des papillons, et folâtrant à l’envi l’un de l’autre.

La maison de M. de Florbelle offrait l’aspect le plus riant. Elle était bâtie au pied d’une colline plantée de vignes ; des bouquets de bois s’étendaient à droite et à gauche, et devant le bâtiment une immense prairie coupée de ruisseaux, offrait un tapis de verdure émaillé des plus jolies fleurs ; plus loin des champs de blé rassemblaient toutes les nuances du vert et du jaune, mélangées de l’éclat du coquelicot et de la couleur plus douce du bluet.

Une avenue d’ormes et de chênes conduisait à l’habitation ; on entrait par une vaste cour entourée de granges, d’étables, et de chaumières où logeaient les valets de ferme. La maison commodément distribuée, était meublée fort simplement, mais l’ordre et la propreté y répandaient un charme qui ne laissait rien à désirer.

Octavie promenait de tous côtés ses regards surpris, tout était nouveau pour elle ; plus de dorures, de riches tapis, de vases d’albâtre et de porphire, mais partout un air de vie, de gaieté, et tous les sens flattés sans aucun apprêt par les soins de la seule nature.

Le Salon où l’on servit le dîner, ouvrait sur un parterre, et recevait toutes les émanations des fleurs dont il était orné ; les oiseaux qui s’y rassemblaient, faisaient entendre leur joyeux ramage ; des légumes bien apprêtés, du laitage excellent et des fruits savoureux composaient le festin, et la nouvelle arrivée, dont l’appétit était excité par la fatigue de la route et l’air de la campagne, ne s’avisa pas de regretter les mets recherchés de la table de la marquise, ni les riches surtouts dont elle était couverte.

Cette journée était consacrée au plaisir. Cependant après le dîner les aînés furent donner un coup d’œil aux objets dont ils étaient chargés ; Henriette emmena sa cousine dans la chambre qui devait leur être commune, et où l’on avait transporté ses malles et ses cartons ; une armoire y était placée pour recevoir ses effets. Octavie fort empressée de montrer ses parures élégantes, présenta ses clefs à sa cousine, et la pria de l’aider à arranger ses robes et son linge ; Henriette, curieuse comme toutes les jeunes filles, ne demandait pas mieux, et l’assura que cela serait fait dans un quart-d’heure ; elle ne prévoyait pas le temps qu’il lui faudrait pour admirer chaque pièce : les robes de toutes couleurs, à quatre ou cinq rangs de volants, furent déployées et étendues sur les lits pour les mieux examiner ; les percales avec des entre-deux brodés, les mousselines des Indes bordées de superbes dentelles, les fichus de toutes sortes de formes, et mille autres jolies bagatelles amusèrent tellement Henriette, qu’elle ne pouvait se lasser de les regarder. Ses frères et ses sœurs arrivèrent et tous s’accordèrent à trouver tout cela charmant. Les cartons furent ouverts ; les bonnets, les chapeaux, et tous les charmants accessoires de la toilette passèrent aussi en revue, et l’on admira leur fraîcheur et leur élégance. Octavie était enchantée que toutes ces choses fussent du goût de ses cousines ; elle avait son projet, inspiré par un cœur reconnaissant, qui brûlait de s’acquitter des bontés qu’on lui témoignait.

Je voudrais, dit-elle, que ma tante fût ici : j’aurais une grâce à lui demander. Célestin courut chercher madame de Florbelle, qui sourit en voyant l’étalage qui donnait à la petite chambre l’air d’une boutique du Palais-royal.

Pour rendre plus claire la conversation qui suivit, j’y mettrai les noms des interlocuteurs, et je suivrai la même méthode dans tous les entretiens de la famille.

Mme de Florbelle. En vérité, chère Octavie, voilà une garde-robe charmante, et qui fait honneur au goût de la marquise de M** ; mais actuellement que la curiosité de mes filles est satisfaite, j’espère qu’elles vont ployer toutes ces robes, et les serrer avec soin, afin qu’elles conservent leur fraîcheur.

Octavie. Et moi, ma chère tante, j’espère que vous me permettrez de partager toutes ces choses avec mes cousines. Je suis fâchée d’être si petite, car mes robes ne pourront aller qu’à Henriette ; mais Constance et Aline voudront bien choisir les chapeaux, les fleurs, et les rubans qui leur plairont davantage. Et renversant tous ses cartons, elle essaya à ses cousines tout ce qu’il y avait de plus joli.

Mme de Florbelle. Eh bien ! Constance, ne te trouves-tu pas bien avec ce chapeau de paille d’Italie, surmonté de trois plumes blanches ?

Constance. Maman, vous pensez comme moi qu’une telle parure ne convient guère à notre situation ; je n’en suis pas moins sensible à l’aimable attention de ma cousine.

Mme de Florbelle. Pour Aline, je la vois se regarder avec assez de plaisir, je la crois disposée à accepter cette paille de riz, qui n’a d’autre ornement qu’un bouquet de roses.

Aline. Il a effectivement un air de simplicité qui me plaît beaucoup, et je trouve qu’il ne me va pas mal ; je pense cependant qu’il ne peut convenir qu’à une jeune personne fort riche.

Octavie. Pourquoi donc, ma cousine, puisqu’il n’a rien de brillant ?

Aline. C’est qu’il est bien peu solide ; je l’aurais bientôt mis en pièces : c’est excellent pour celles qui peuvent renouveler leurs chapeaux tous les huit jours.

Octavie. Je serai pourtant bien chagrine si mes cousines refusent ce que j’ai tant de plaisir à leur offrir.

Mme de Florbelle. Mes enfants, je vous laisse vous arranger entre vous ; je ferai seulement observer à mes filles qu’elles doivent éviter de mortifier notre chère Octavie qui leur montre un si bon cœur, et que, si elles refusent ses présents, elles doivent lui donner de si bonnes raisons, qu’elle soit obligée de les approuver.

Madame de Florbelle alla rejoindre son mari. Hypolite la suivit, ne prenant aucun intérêt à ces jolis colifichets, et les jeunes personnes restèrent ensemble. Célestin ne voulut point les quitter ; il plaçait successivement sur sa tête les chapeaux et les bonnets, et riait aux larmes de sa drôle de mine, pendant que ses sœurs jetaient les hauts cris en le voyant bouleverser les cartons, chiffonner les rubans, et mettre tout en désordre. Constance prit enfin le ton d’une sœur aînée, et parvint à le renvoyer ; puis s’apercevant que les larmes roulaient dans les yeux d’Octavie, elle l’attira sur ses genoux, et lui dit en l’embrassant : ne t’afflige point de nos refus, chère petite cousine, je vais les motiver, selon l’ordre de maman, et tu verras qu’ils n’ont rien de désobligeant pour toi, et que la raison seule les commande.

N’est-il pas vrai que, si nous paraissions le dimanche à l’église et à la promenade, avec ces parures élégantes, nous attirerions tous les regards ? On est accoutumé à nous voir si simplement mises, que l’on ne saurait à quoi attribuer ce changement ; mais ce ne serait que pour un temps bien court que nous aurions pris un ton si fort au-dessus de notre fortune : bientôt ces charmantes bagatelles seraient fanées, ou perdraient le prix que leur donne la mode du jour ; n’ayant aucun moyen de les remplacer, nous serions forcées de reprendre notre modeste costume, et deux fois nous donnerions sujet de rire à nos dépens. Conçois-tu cela, chère Octavie ?

Octavie. Oui, ma cousine, et je sens bien que moi-même j’aurais grand tort de faire usage de ces parures brillantes ; lorsque les chiffons seraient sallis, les robes usées ou devenues trop courtes, quelle figure ferais-je avec les débris de tant de belles choses ? Je me bornerai donc à cinq ou six robes que je mettais à Paris en sortant de mon lit, et je ne veux plus d’autre coiffure que des capotes de percale, ou un chapeau de paille avec un simple ruban pour le nouer.

Aline. Comme c’est bien pensé, ma bonne amie ! Je me charge de savonner tes capotes, toutes les fois qu’elles en auront besoin ; maman dit que la propreté est la seule parure dont la jeunesse ait besoin.

Octavie. Il est dit que je vous aurai toutes sortes d’obligations, et moi je ne puis rien faire pour vous.

Henriette. Tu nous aimeras bien, et nous serons quittes. Allons, mes sœurs, rangeons tout cela dans l’armoire, et remettons un peu d’ordre ici.

Bientôt les robes furent ployées, le linge rangé en piles, et chaque chose mise à sa place. Octavie qui ne se consolait pas de n’avoir pu rien faire accepter à ses cousines, trouva dans une cassette une jolie écritoire de bois d’ébène, montée en or ; elle l’offrit à Constance qui la reçut avec reconnaissance ; elle donna à Aline un nécessaire charmant, et à Henriette une boîte très-commode pour serrer son ouvrage, et garnie de ciseaux très-fins, d’un dé, et de plusieurs étuis. Ces cadeaux firent beaucoup de plaisir aux jeunes filles, parce qu’elles voyaient avec quelle satisfaction on les leur faisait, et que la délicatesse de leur cousine leur semblait fort naturelle.

Il restait un petit coffret qui n’avait pas été visité. Octavie l’ouvrit, et ne put retenir un soupir en montrant à ses jeunes amies plusieurs bijoux d’un goût charmant ; des peignes, des colliers et des boucles d’oreilles en or, en corail et en perles fines : tout cela, dit-elle, me devient inutile, et je prierai ma tante d’en faire ce qu’elle jugera à propos.


La première matinée au village. — Le déjeuner.


Dix heures était celle du coucher de toute la famille ; Octavie ne trouva point que ce fut trop tôt, quoiqu’elle fût accoutumée à veiller fort tard ; elle se sentait lasse, et fut charmée d’aller se reposer ; elle ne fit qu’un somme, mais à sept heures du matin elle fut réveillée par le chant des oiseaux qui se jouaient autour de sa croisée, et voltigeaient sur les arbres voisins pour en becqueter les fruits. Elle jeta les yeux sur le lit d’Henriette, et ne l’y voyant pas elle s’imagina qu’il était fort tard. Chez sa marraine, une femme de chambre entrait dans sa chambre entre onze heures et midi pour l’aider à s’habiller. N’ayant plus à compter sur de pareils services, Octavie se leva et descendit dans le petit salon : elle n’y trouva personne, non plus que dans la cuisine. La porte du jardin étant ouverte, elle y entra, et regarda de tous côtés pour découvrir quelqu’une de ses cousines. Un bouquet de cerises qui lui tomba sur le nez, lui fit lever la tête ; elle aperçut l’espiègle Célestin grimpé sur les plus hautes branches d’un cerisier, et remplissant de ses fruits un panier passé à son bras. Où donc est Henriette, lui dit Octavie ? Cherchez et vous trouverez, petite cousine, répondit le malin petit garçon ; les yeux nous sont donnés pour nous en servir ; mais, si tu veux monter ici près de moi, tu y verras de loin, je t’assure. Un petit bruit qui se faisait près d’elle, attira les yeux d’Octavie, qui aperçut Henriette assise au milieu d’une planche de pois verts dont elle cueillait pour le dîner.

Octavie. Ah ! je te trouve enfin, j’ai cru que tout le monde était disparu. Où sont donc ma tante, mes cousines, leur papa et mon cousin Hypolite ? Quelle heure est-il ? Me suis-je levée bien tard ? J’espère qu’il n’est pas plus de onze heures.

Henriette. Je vois au soleil qu’il en est environ sept ; il y a deux heures que nous sommes tous levés. Papa est aux champs avec mon frère aîné pour surveiller les ouvriers ; maman s’occupe du ménage ; Constance est à la laiterie, elle vient de faire partir Nanette pour aller vendre à la ville le lait et les fromages à la crême ; Aline soigne ses pensionnaires, et tu vois à quoi je m’occupe.

Octavie. Comment ! on se lève ici à cinq heures du matin ! oh ! que vous devez trouver la journée longue ! Avez-vous déjà pris le café.

Henriette. Le café ! Nous en prenons aux fêtes de papa et de maman, et à celles de chacun de nous : nos parents disent que quand on n’a point de fortune, il ne faut pas se former d’habitudes coûteuses ; que d’ailleurs du pain et du fruit conviennent bien mieux à la santé des enfants. Tiens, voilà ma besogne achevée, et je me sens bon appétit, je vais chercher une tartine, et m’établir au milieu d’un groseiller ; si tu veux faire comme moi, nous le dépouillerons à nous deux.

Les deux petites filles rentrèrent, elles trouvèrent madame de Florbelle dans le salon où elle venait de placer sur une table un pain blanc comme la neige, et du beurre excellent. Henriette lui présenta sa récolte, et Célestin arriva l’instant d’après avec sa corbeille de cerises. Octavie sauta au cou de sa tante, qui lui rendit ses caresses avec affection, et s’informa si elle avait bien passé la nuit. Elle l’en assura, et dit qu’elle se trouvait entièrement défatiguée, qu’elle sentait un certain bien-être qu’elle ne pouvait définir, et que, quoiqu’elle se fût levée bien plutôt que de coutume, elle n’en était pas moins éveillée. Le reste de la famille arriva successivement : tous charmés de se revoir, ils s’assirent joyeusement autour de la table. Madame de Florbelle, un tablier blanc devant elle, servit à son mari et à son fils aîné une langue fourrée, et plaça près d’eux une bouteille de vin. Les jeunes personnes demandèrent la permission d’aller déjeuner au jardin, et l’ayant obtenue, Constance coupa une douzaine de tartines qu’elle couvrit de beurre. Pendant ce temps, madame de Florbelle reparut avec une tasse de café qu’elle mit devant Octavie. Celle-ci rougit, et baisant la main de sa tante : combien vous êtes bonne, lui dit-elle, et que je vous dois de reconnaissance ! Mais, je vous en supplie, ne me traitez pas autrement que vos enfants, afin que je puisse croire que je suis votre fille.

Mme de Florbelle. Comme il te plaira, ma chère amie ; tu pourras essayer du régime de tes frères et sœurs, et le continuer s’il t’est agréable, mais aujourd’hui j’exige que tu prennes le déjeuner que je t’ai préparé.

Octavie. Je vous obéis, chère tante, comme je veux faire toujours ; ne m’attendez pas, mes amies, j’aurai fait dans un moment et j’irai vous rejoindre au jardin.

Mr de Florbelle. Comment vas-tu passer ici ton temps, Octavie ? Accoutumée, comme tu l’es, au monde et à une société brillante, ayant reçu une éducation distinguée, et beaucoup plus d’instruction que nos enfants, je crains que tu ne t’ennuies de leurs simples entretiens.

Octavie. Oh ! mon oncle, comme vous me rendez honteuse ! Tout mon savoir se borne à un peu de musique et de dessin ; j’aurai bien des choses à apprendre de mes cousines, si elles veulent avoir cette complaisance.

Hypolite. On nous a dit cependant que tu étais une jeune personne remplie de talents, c’est ainsi que parlaient tous les amis de ta marraine.

Octavie. Je le sais bien, et mes maîtres aussi me donnaient toujours des louanges ; et moi, pauvre sotte, je me croyais fort habile, et je pensais que tout le monde m’admirait. Mais après la mort de ma protectrice, chacun m’a dit la vérité : ceux qui me donnaient tant d’éloges, se sont moqués de moi ; on m’a reproché mon orgueil, mes caprices ; j’ai bien vu que je n’avais pas d’amis, et j’avoue aussi que je ne méritais pas d’en avoir.

Mme de Florbelle. Ce que tu as éprouvé, arrive continuellement dans le monde, mais il est rare que l’on reçoive cette leçon dans une si grande jeunesse ; elle ne t’en sera que plus profitable ; tu ne compteras désormais d’amis que ceux que tu te seras faits par les qualités de ton cœur, et par l’aménité de ton caractère. Tes cousines te feront part du peu qu’elles savent, et de ton côté tu leur donneras des leçons de ce que l’on t’a enseigné. Je vais écrire pour demander ta harpe que l’on ne peut refuser de t’envoyer. Mais je ne veux pas te retenir plus long-temps ; va trouver tes compagnes et t’amuser avec elles ; à neuf heures précises chacune retournera à ses occupations.

Octavie ne se le fit pas dire deux fois, elle courut où elle était attendue avec impatience. Mon Dieu, dit-elle, en arrivant, comme tout est ici vivant et animé, c’est une chose bien jolie à voir qu’une ferme comme celle-ci ; tout le monde y est en activité. Mes chères amies, aurez-vous la complaisance de m’expliquer tous ces travaux dont je n’ai pas la moindre idée.

Aline. Nous le ferons avec plaisir, mais en revanche tu nous raconteras tout ce que tu as vu à Paris ; on dit que c’est le lieu où le peuple est le plus industrieux, et qu’on y a imaginé mille moyens de gagner sa subsistance, moyens qui sont inconnus ailleurs.

Octavie. C’est bien vrai, et je me le rappelle à présent ; mais je n’ai jamais fait attention à ces choses-là, je n’avais l’esprit occupé que de parties de plaisir, de bals et de spectacles, on ne parlait pas d’autre chose dans la société de ma marraine. Cependant je pensais quelquefois que cette multitude d’ouvriers de toute espèce, et de malheureux qui se donnent tant de peine, ont bien de la bonté de travailler pour des gens qui ne font rien, et ne pensent qu’à se divertir.

Célestin. Il faut bien qu’ils le fassent s’ils veulent manger, et tu sais que c’est un besoin pour tout le monde. Heureusement que le travail est un plaisir, et que s’il en est de bien pénible, l’habitude en diminue la peine ; pour moi, je sais que je me trouverais fort à plaindre de vivre sans travailler.

Neuf heures se firent entendre à l’horloge du village, les jeunes filles se hâtèrent de rentrer, et d’aller retrouver leur mère qui, aidée de Constance, avait mis tout en ordre dans la maison.


Les jeunes filles au travail.


La chambre où l’on se rassemblait pour travailler était claire et gaie ; la vue s’étendait au loin sur la campagne, dont les habitants offraient l’exemple d’une laborieuse occupation ; une grande table était couverte de plusieurs pièces de toile qu’il fallait mettre en œuvre. Madame de Florbelle avait employé ses soirées de l’hiver précédent à filer le lin qui croissait sur ses terres ; les servantes rassemblées dans une grange pour la veillée, s’étaient livrées au même travail, et le tisserant du village venait de rendre la toile qu’il avait fabriquée.

Près d’une croisée étaient placés le chevalet d’Octavie et ses cahiers de dessins. Ma chère, lui dit madame de Florbelle, voulez-vous vous occuper une heure ou deux pendant que nous serons à l’ouvrage ? Octavie obéit, et commença l’esquisse d’un dessin qu’elle avait dans la tête, et qui demandait toute son attention.

Constance et sa mère, armées de grands ciseaux, taillèrent une vingtaine de draps ; Aline et Henriette en prirent chacune un, et se mirent à les coudre. On travailla en silence pour ne pas distraire Octavie. Lorsqu’elle fut fatiguée de dessiner, elle se leva et vint s’asseoir près d’Henriette, qui ne fut pas fâchée d’être libre de babiller. La conversation s’anima bientôt, et l’aiguille n’en allait pas moins vîte. Madame de Florbelle raconta plusieurs traits d’histoire fort intéressants ; Octavie les écouta avec plaisir, mais elle était dans l’inaction ; penchée sur le dos de sa chaise, elle ne savait que faire de ses doigts ; enfin, regardant l’ouvrage de ses cousines : il me semble, dit-elle, que cela n’est pas fort difficile, si vous vouliez me montrer, j’essaierais aussi de coudre. Oh ! bien volontiers, dirent-elles, toutes ensemble. Aline atteint un drap ; Henriette cherche une aiguille et commence un surget ; puis elle explique à sa cousine les principes de l’art, lui recommande de faire ses points bien égaux et très-pressés. L’élève s’y prend d’abord fort gauchement, se pique les doigts, casse son fil, mais elle ne se rebute point,

Fait un peu mieux, puis bien,
Puis enfin il n’y manque rien.

Elle reçoit de sa tante et de ses cousines, des éloges qui lui font plus de plaisir que ceux qu’on lui prodiguait chez sa marraine, parce qu’ils sont mieux mérités.

Célestin, qui venait de travailler au jardin, entra le front et les cheveux trempés de sueur. Constance se leva aussitôt, et lui versa un verre de sirop de groseille. C’était par ces obligeantes attentions que ces aimables enfants entretenaient l’union qui régnait entre eux.

Célestin. Permettez-moi, maman, de porter ici mon ouvrage pour profiter de votre compagnie, et de celle de ces demoiselles.

Ayant obtenu cette grâce, le petit garçon sortit : il revint bientôt portant sous le bras un faisceau d’osier, et s’établit dans un coin de la chambre. Octavie, qui depuis une heure était fixée sur sa chaise et qui commençait à s’en lasser, alla s’asseoir auprès de son cousin. Que vas-tu faire, lui dit-elle, de toutes ces petites baguettes ?

Célestin. C’est ce que tu vas voir, Octavie ; ce que je te dirai, c’est que je vais travailler pour toi.

Alors il se mit à dépouiller chaque branche de ses feuilles, et ensuite de son écorce, puis il la fendait en trois avec beaucoup d’adresse. Quand il en eut ainsi préparé un assez grand nombre, il en fit une carcasse à claire-voie, à laquelle il donna la forme d’une corbeille élégante ; il en remplissait ensuite les intervalles par des osiers plus minces et plus flexibles, qu’il entrelaçait avec une extrême propreté, de manière qu’on voyait son ouvrage prendre de la consistance et devenir très-solide.

Octavie prenait beaucoup de plaisir à suivre son travail, elle le croyait presque achevé, il ne manquait que l’anse à la jolie corbeille ; mais Célestin tira d’une boîte de petits brins d’osier teints en rose, en vert et en bleu, et en forma divers ornements autour du panier, et enfin des lettres qui composaient ces mots : souvenir d’amitié. Pour le coup, Octavie fut émerveillée. Oh ! mon cousin, s’écria-t-elle, quel joli talent tu as là ! Comme je voudrais en savoir faire autant !

Célestin. Si tu veux m’aimer un peu, je m’engage à te l’apprendre ; en attendant je te demande ta pratique pour tous les ouvrages de vannier dont tu auras besoin. En disant cela, le petit garçon arrondissait deux brins d’osier non fendus, il les joignit par d’autres brins fort minces, qu’il fit tourner alentour, les assujettit fortement des deux côtés de la corbeille pour en former l’anse ; elle se trouva achevée, au grand contentement d’Octavie, charmée de ce joli présent.

Mme de Florbelle. Mes enfants, j’entends sonner midi, je vais là bas donner le coup d’œil du maître, et voir si chacun est à son devoir. Constance va s’occuper de notre dîner ; vous autres employez ce temps à étudier votre grammaire, appliquez-vous bien, afin que votre frère Hypolite soit satisfait de vous. Quand un maître ne reçoit point d’honoraires, il trouve sa récompense dans les progrès de ses élèves.

Octavie. Ma chère tante, puisque je n’ai rien à faire, voulez-vous bien que j’aille avec vous ?

Mme de Florbelle. Volontiers, mon enfant, si cela peut te faire plaisir.

La mère de famille descendit dans la grande cour suivie de sa nièce ; elles entrèrent d’abord dans une grange où deux hommes battaient le grain, et d’autres le vannaient. Octavie voulut savoir le but de ces travaux ; je vois, dit madame de Florbelle, que jusqu’à présent tu as mangé le pain, sans savoir ce qu’il en coûte pour le rendre propre à ta nourriture. Tu sais qu’il est fait de froment, en voici une poignée, tel qu’il sort de l’épi lorsqu’il a été battu, comme tu vois. Pour le faire venir, il faut d’abord labourer la terre où on le sème ; vois-tu ce valet qui attelle un cheval à la charrue ; c’est ainsi qu’on nomme cet utile instrument. Regarde ce fer qui est en dessous et qu’on appelle le soc ; traîné sur la terre par un cheval, il la fend, et y forme des sillons où l’on répand le grain ; on le recouvre ensuite en y faisant passer la herse que tu vois ici. Voilà ce qui dépend de l’homme pour se procurer l’aliment le plus nécessaire à sa vie, le reste est l’ouvrage de Dieu, qui fait tomber des pluies abondantes dans les temps favorables pour faire germer le grain. Il pousse d’abord une petite tige verte qui croît, se fortifie et produit des épis tels que ceux-ci. Les rayons ardents du soleil, pendant les mois de juin et de juillet, mûrissent ces épis que l’on coupe vers la fin d’août ; c’est ce qu’on nomme la moisson, et tu jouiras bientôt de cet agréable spectacle.

Octavie. Ma tante, que font ces deux femmes dans cette chambre basse ?

Mme de Florbelle. L’une bat le beurre, et l’autre prépare les fromages, et les met en forme. Plus loin on pétrit la pâte, et l’on chauffe le four pour faire cuire le pain ; ici près on s’occupe de préparer le repas des journaliers, qui, au coup de deux heures, trouveront prête la nourriture dont ils ont si grand besoin pour réparer leurs forces.

Octavie. Je vois, chère tante, que le temps dont on fait si peu de cas à la ville, et qu’on ne sait souvent comment employer, est à la campagne une chose bien précieuse.

Mme de Florbelle. Sans doute, ma chère amie, la journée nous paraît toujours trop courte pour nos occupations. Nous nourrissons et nous payons bien ceux qui travaillent pour nous ; mais mon mari et mon fils aîné les surveillent, afin qu’ils ne perdent pas le temps dont l’emploi nous appartient. Mes plus jeunes enfants contribuent au bien-être de la maison suivant leur âge, et leur capacité ; les détails dont ils sont chargés ménagent les moments des autres. De cette manière, une augmentation de famille n’est point une charge dans une maison bien gouvernée.

Octavie continua de suivre sa tante, mais elle ne lui fit plus de questions ; sa dernière phrase lui avait donné à penser. Elle s’apercevait que l’aisance qui régnait dans cette famille était due aux efforts réunis de chacun de ses membres pour se rendre utile. Serai-je la seule, disait-elle en elle-même, qui ne serai bonne à rien, et vivrai-je aux dépens de ces bons parents sans leur rendre aucun service ? Non, non, je vaincrai ma paresse ; j’apprendrai à travailler ; quand je serai aussi occupée que mes cousines, je n’aurai plus le temps de regretter Paris, où j’avais souvent tant d’heures d’ennui, en attendant celle d’aller au spectacle ou aux Tuileries.

Aline arriva à ce moment, elle venait voir si ses poules ne manquaient pas de grain, et rassembler les œufs frais du jour. Octavie la suivit à la basse-cour ; elles visitèrent tous les nids. Aline fit un cri de joie en voyant quelques petits éclos allonger leur bec sous les ailes de la poule couveuse. Viens, Octavie, dit-elle à sa cousine, voici de petits nouveaux-nés, vois comme ils sont gentils.

Octavie. Oh ! mon Dieu, que cela est drôle ! Ces petits ne ressemblent pas du tout à leur mère, on croirait que ce sont de petits canards.

Aline. Et l’on ne se tromperait pas. J’ai mis les œufs d’une cane dans le panier de cette poule, elle les a couvés comme les siens, et tu verras qu’elle aura pour sa famille adoptive la même tendresse que si elle lui appartenait. Mais je puis te le faire voir tout de suite par une couvée plus avancée. Approchons de cette marre. Vois-tu tous ces petits canards qui barbottent dans l’eau avec tant de plaisir ? Regarde sur le bord de la marre la mère qui s’inquiète et se tourmente pour eux. Comme elle ne sait pas nager, elle croit qu’ils vont se noyer ; elle glousse pour les appeler ; mais les petits vagabonds n’en tiennent aucun compte, ils plongent leur tête dans l’eau pour y chercher les vermisseaux dont ils sont friands, et ne retourneront près de la poule que quand ils se seront baignés tout à leur aise.

Octavie. Et pourquoi les poules ne peuvent-elles nager comme les canards, les oies et les Cignes ?

Aline. Si tu veux, ma chère, examiner tous les animaux, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, tu verras que chacun d’eux a été créé pour le genre de vie qu’il doit mener, et pourvu de tout ce qui lui est nécessaire pour se procurer sa nourriture, et se défendre de ses ennemis.

Octavie. Est-ce que les animaux ont des ennemis ?

Aline. Sans doute, ils se font entre eux une guerre continuelle, et chaque espèce a reçu des moyens d’attaquer et de se défendre. Mais revenons à ce que tu me demandais.

Remarque que les poules ont les doigts des pieds terminés par des ongles très-forts, qui leur servent à gratter la terre pour y trouver le grain dont elles se nourrissent. Les canards ont au contraire des pattes fort larges dont les doigts sont liés par une membrane, et qui sont pour eux des rames au moyen desquelles ils s’avancent sur l’eau et se tournent du côté qu’il leur plaît.

Octavie. Mais comment se fait-il que ces oiseaux en plongeant dans les eaux ne gâtent point leur plumage, qui paraît toujours sec et luisant ?

Aline. Dieu, qui les destinait à vivre au milieu des eaux, les a pourvus d’une provision d’huile dont le réservoir est sur le croupion : ils le pressent avec le bec, dans lequel ils passent ensuite les plumes de leurs ailes les unes après les autres, et les enduisent légèrement de cette huile, qui fait glisser l’eau dessus, et ne peut mouiller leur peau, qui sous les plumes est encore garnie d’un duvet doux et fort chaud.

Octavie. Sais-tu, ma cousine, que rien n’est plus admirable que les soins que Dieu prend pour les moindres de ses créatures ? Je n’avais jamais observé toutes ces choses, je m’extasiais sur les ouvrages des hommes, et je ne faisais aucune attention à ceux de Dieu qui sont pourtant bien au-dessus.

Aline. Plus tu les examineras, et plus tu en seras convaincue ; ajoute à cela que tout ce que les hommes font de plus merveilleux, ils le doivent à l’intelligence que Dieu leur a donnée ; il n’a pas fait le même présent aux animaux ; aussi ne font-ils jamais que les mêmes choses, ils ne découvrent et ne perfectionnent rien, et sont incapables de raisonnement. Tout ce que je te dis, ma chère cousine, papa me l’a fait observer, et l’expérience me l’a confirmé.

La cloche annonçait l’heure du dîner, les deux petites filles se rendirent dans le salon où la famille était déjà rassemblée. Après un repas fort gai, on prit une heure de récréation, et comme le temps était couvert, on la passa dans un petit bosquet derrière la maison. En courant çà et là, Octavie aperçut sur un buisson beaucoup de petites pelottes blanches et jaunes, elle en détacha quelques-unes qui étaient collées sur les branches, et appela ses cousines pour les voir. Qu’est-ce que cela ? dit-elle, on dirait que c’est de la soie ; mais qu’y a-t-il donc là dedans ? cela bouge entre mes doigts quand je les presse un peu.

Henriette. Donne m’en une, et tu vas voir ce que c’est. Elle tira ses ciseaux, coupa avec précaution l’enveloppe soyeuse, et en tira une chrysalide brunâtre, ayant une espèce de tête, puis une suite d’anneaux qui se terminaient en pointe.

L’étonnement d’Octavie ne faisait qu’augmenter. Henriette se disposait à répondre à ses questions en lui faisant l’histoire des chenilles, mais l’heure de l’étude sonna, il fallut remettre au soir à satisfaire sa curiosité.


La Leçon fraternelle.


Hypolite attendait son frère et ses jeunes sœurs près d’une table où étaient quelques livres, des cornets, des plumes et plusieurs cahiers de papier. Chacun prit sa place. Octavie s’assit un peu en arrière pour être témoin de la leçon, qui commença par la conjugaison de quelques verbes, sur lesquels Hypolite fit des questions à ses élèves qui y répondirent fort bien. Il leur expliqua ensuite, de la manière la plus claire, l’accord des temps du subjonctif avec ceux de l’indicatif ; s’il s’apercevait qu’il n’avait pas été bien compris, il simplifiait encore davantage ses instructions, de sorte qu’Octavie était toute surprise d’entendre parfaitement ce qu’elle avait jusqu’alors trouvé de plus obscur dans la Grammaire, et qui l’avait dégoûtée de cette étude.

Quand la leçon fut finie, il fallut écrire sous la dictée pour mettre en pratique les principes de la langue. Octavie pria son cousin de lui donner du papier, et de permettre qu’elle profitât de cette leçon, Je ne veux pas, dit-elle, écouter mon amour-propre, ni vous cacher que je fais quantité de fautes d’orthographe ; j’aime mieux prendre les moyens de m’en corriger, puisque j’ai le bonheur de les trouver.

Hypolite. Tu as bien raison, chère Octavie, de penser ainsi ; c’est une mauvaise honte que celle qui empêche de s’instruire ; tu seras l’émule d’Henriette à qui, par étourderie, il échappe beaucoup de fautes qu’elle ne devrait pas faire.

Le jeune homme, dont la mémoire était ornée des plus beaux morceaux de poésie, dicta posément, et vers par vers, le récit de Théramène dans la tragédie de Phèdre. Quand les enfants l’eurent écrit, ils lui présentèrent leurs cahiers. Aline et Célestin avaient fait chacun deux fautes de participes ; leur frère les leur fit rectifier à eux-mêmes, en leur rappelant les règles qu’ils connaissaient. Henriette avait quatre fautes de verbes, de plus elle avait mis deux adjectifs au singulier quoiqu’ils se rapportassent à deux substantifs. Hypolite lui reprocha doucement son peu d’attention, et regardant ensuite la dictée d’Octavie, il fut surpris de n’y trouver que cinq fautes ; il en prit occasion de l’encourager, et de lui prédire que dans peu de temps elle écrirait correctement. Vous voyez, mes amis, ajouta-t-il, que l’application supplée au savoir. Henriette qui depuis un an apprend la grammaire, a au total six fautes, et notre cousine qui a négligé cette étude, en a fait une de moins parce qu’elle a travaillé sans distraction. Octavie rougit, dans la crainte qu’Henriette ne fût mortifiée d’une comparaison si fort à son désavantage ; mais cette aimable enfant vint l’embrasser, en lui disant qu’elle lui cédait avec plaisir la victoire, en se réservant de profiter de son exemple pour la lui disputer un autre jour. Henriette avait sujet d’être contente d’elle-même, elle venait de faire un sacrifice pour obliger sa cousine, et pour lui inspirer de l’émulation ; tout le monde l’ignorait, mais elle en jouissait intérieurement ; car rien ne satisfait davantage qu’une action généreuse faite sans aucun intérêt.

La leçon terminée, les jeunes filles se remirent à l’ouvrage qui fut égayé par la conversation.

Mme de Florbelle. Si tu étais encore à Paris, ma chère nièce, et que ta marraine existât, que ferais-tu à l’heure qu’il est ?

Octavie. Je serais à ma toilette pour paraître à table, et de-là accompagner Mme de M** aux Français ou à l’Opéra, ou peut-être à la promenade.

Constance. On dit que les jardins publics de la capitale sont d’une grande beauté, j’aimerais surtout à voir les statues dont ils sont ornés.

Octavie. Il y en a un grand nombre aux Tuileries et au Luxembourg ; mais je les ai vues si souvent, que je ne m’arrêtais jamais à les regarder, toute mon attention était pour la parure des dames qui circulaient dans les allées, quoique cette vue me fît plus de peine que de plaisir.

Henriette. Comment donc cela ? Quel chagrin pouvais-tu avoir en les regardant ?

Octavie. C’est que j’étais toujours mécontente de ma mise ; j’aurais voulu avoir toutes les modes nouvelles qui paraissaient chaque jour. Quand je me trouvais avec quelques compagnes de mon âge, nous nous amusions à critiquer la tournure et les manières des autres jeunes personnes, sur-tout des plus élégantes.

Aline. N’est-ce point, chère petite cousine, que vous en étiez jalouses ?

Octavie. Oh ! mon Dieu, oui, et nous étions bien sottes d’envier leur parure. Vous, qui êtes si simplement mises, vous n’en avez pas moins de grâces, vous n’en êtes pas moins aimables, et cela, je suis sûre, sans y penser.

Mme de Florbelle. Ce que tu dis est très-obligeant pour tes cousines ; mais sais-tu ce qui causait ces petitesses dont tu t’accuses si franchement ?

Octavie. Je n’en sais rien, chère tante.

Mme de Florbelle. C’était le désœuvrement ; tu n’avais l’esprit rempli que de frivolités, mes filles auraient sans doute la même faiblesse si elles étaient moins occupées.

Henriette. Mais, maman, nous n’avons pas tant de choses à admirer que ceux qui habitent Paris, où l’on dit que tous les chefs-d’œuvre de l’art se trouvent rassemblés.

Mme de Florbelle. Pourrais-tu me dire en quoi consiste la perfection des ouvrages de l’art, par exemple, de la peinture et de la sculpture ?

Henriette. Maman, je n’en sais rien.

Aline. N’est-ce pas dans l’imitation de la nature ?

Mme de Florbelle. Sans doute. Et la nature elle-même ne surpasse-t-elle pas tout ce qu’on peut faire pour l’imiter ? Un tableau qui représente un beau paysage, enchante d’abord les yeux ; mais à force de le regarder, on finit par s’en lasser parce qu’il reste toujours le même. Le spectacle de la campagne varie sans cesse ; ces champs couverts d’abord d’une tendre verdure, le sont ensuite de moissons jaunissantes ; aux feuilles des arbres succèdent les fleurs et puis les fruits, enfin l’hiver vient dépouiller la terre de sa riche parure ; c’est un changement de décoration qui n’est pas encore sans agréments. Nos ruisseaux et nos étangs changés en nappes de cristal qui réfléchissent tous les rayons du soleil, des glaçons de mille formes différentes pendant aux branches des arbres, un tapis d’une blancheur éblouissante sur lequel se reposent de petits oiseux affamés qui cherchent quelques grains ensevelis sous la neige : voilà un tableau plein de vie et d’une variété qui prévient l’ennui.

Constance. Et quel plaisir encore, au retour du printemps, de voir poindre l’herbe nouvelle, de voir les oiseaux construire leurs nids, d’entendre leur chant joyeux, et de jouir du réveil de toute la nature.


La récréation du soir. — Les Chenilles.


À sept heures tout le monde quitta l’ouvrage. Octavie prit Henriette sous le bras, et l’entraîna dans le jardin pour apprendre d’elle ce que renfermaient les chrysalides qu’elle avait précieusement serrées dans une boîte.


Henriette saisissant un papillon.


Dis-moi, Octavie, ne trouves-tu pas ce papillon bien joli.

Octavie. Mon Dieu, oui, mais j’en ai vu bien souvent : laisse-le s’envoler, et dis-moi ce que j’ai envie de savoir.


Henriette ramassant une chenille.


Et ce petit insecte comment le trouves-tu ?

Octavie. Bien vilain assurément. Mais tu ne veux donc pas me répondre ?

Henriette. Patience, nous allons y venir. C’est une chenille, comme celle-ci, qui a filé cette enveloppe soyeuse où elle s’est enfermée comme dans un tombeau ; elle y tombe dans un état d’engourdissement, et s’y change en chrysalide ; peu à peu il s’en forme un papillon qui, lorsqu’il a acquis toutes ses forces, perce l’enveloppe qui le couvre, déploie ses ailes et se met à voltiger sur les fleurs.

Octavie. Cela n’est pas beau, Henriette, de te moquer de moi, parce que je suis ignorante. Il y a long-temps que je ne crois plus aux contes de fées, et aux métamorphoses que me contait ma bonne quand j’étais toute petite.

Aline arrivant. Qu’as-tu donc, Octavie ? Est-ce que ma sœur t’a désobligée ?

Octavie. Ce n’est sûrement pas son intention, et j’ai tort de me fâcher d’une plaisanterie.

Henriette. Aline, raconte à notre cousine l’histoire des chenilles, elle te croira peut-être plus que moi.

Aline. Les insectes éprouvent presque tous plusieurs métamorphoses ; les chenilles proviennent des œufs que les femelles des papillons ont répandus de côté et d’autre, et que la chaleur du soleil fait éclore au printemps. Les chenilles en naissant se répandent sur les feuilles tendres, qui conviennent à leur nourriture, et qu’elles dévorent avec une grande voracité ; tu n’as pas d’idée du dégat qu’elles font dans nos jardins et dans nos vergers.

Les chenilles changent de peau au moins trois fois pendant la courte durée de leur vie. Ces changements d’habits font souffrir l’animal, qui cesse alors de manger et reste presque immobile. La peau commence à se fendre sur le dos, la chenille par ses efforts augmente cette déchirure, fait d’abord sortir la tête, puis le ventre, et tout le reste de son corps.

Après le dernier changement de peau, les chenilles croissent et mangent encore pendant quelques jours. Enfin elles passent à l’état de chrysalide, qui est celui où tu les vois. Elles sont alors dans une espèce de léthargie, et c’est pour se mettre en sûreté pendant ce temps qu’elles se filent des coques où elles sont à l’abri de tout danger. C’est dans cette enveloppe que la chenille se transforme en papillon ; lorsque celui-ci a pris une forme parfaite, il rompt sa prison, et de l’humble condition d’insecte rampant, il s’élève à celle d’un habitant des airs ; il déploie la riche parure de ses ailes bigarrées, et voltige de fleurs en fleurs avec l’inconstance qui lui est naturelle.

Octavie. Quoi ! tout cela est vrai ; pardonne-moi, chère Henriette, de m’être fâchée si mal-à-propos ; voilà ce que c’est que de ne rien savoir, on ne veut pas croire ce qu’on ne comprend pas.

Henriette. Tu auras bien d’autres sujets de surprise si tu veux étudier avec nous l’histoire des insectes. Je vois dans le coin de ce mur une grosse araignée qui a tendu ses filets, nous aurons bien des choses à te dire sur le compte de cette habile fileuse.

Octavie. Oh ! je sais bien : tu me conteras la fable d’Arachné, je l’ai lue dans Ovide, car on me faisait apprendre la mythologie. Quant à cette vilaine bête, je ne veux pas la voir, j’en ai une peur horrible, et je serais sûre de m’évanouir.

Aline. Ce ne sont point des fables que nous voulions te dire, mais des vérités fort intéressantes ; cependant puisque la vue d’une araignée te fait une impression si funeste, nous renonçons à t’en parler.

Effectivement, il n’en fut plus question pendant le reste de la soirée. Hypolite, Constance et Célestin étant venus les joindre, on fit une partie de quatre coins jusqu’au moment de se retirer.


L’aveu naïf.


Octavie ne passa pas une aussi bonne nuit que la précédente ; elle n’était pas contente d’elle-même ; elle avait blessé la vérité et cherché à tromper ses cousines ; cette idée lui pesait sur le cœur, parce que naturellement elle était vraie et franche. Elle se leva de grand matin et passa dans la chambre de madame de Florbelle qu’elle trouva occupée à ranger le linge qui était venu de la lessive. Elle lui demanda la permission de lui aider, et tout en travaillant : chère tante, lui dit-elle, si vous saviez ce que j’ai fait hier, vous seriez bien fâchée contre moi.

Mme de Florbelle. Et cependant je vois que tu te disposes à me le dire.

Octavie. Mon Dieu, oui, il me semble que je serai plus à mon aise, et puis vous me direz comment je dois faire pour avouer à mes cousines que je leur ai menti ; si elles allaient ne plus me croire, cela me ferait bien de la peine.

Hier Aline et Henriette m’apprenaient de bien jolies choses sur les insectes, elles voulurent me faire examiner une araignée. À ce nom je fis un cri et les assurai que j’en avais une si grande frayeur, que je ne pourrais en voir une sans me trouver mal.

Mme de Florbelle. Pauvre petite ! tu allais donc tomber sans connaissance ?

Octavie. Point du tout, ma tante, je n’aurais pas eu plus de peur que vous n’en avez en ce moment ; mais je me suis accoutumée chez ma marraine à faire tout plein de petites grimaces que l’on trouvait fort gentilles ; cela me divertissait aussi de voir les messieurs et les dames s’empresser autour de moi, vider leurs flacons d’essences et guetter l’instant où j’ouvrirais les yeux ; et puis j’avais l’air d’une grande personne, car toutes les dames de la société avaient chacune une bête d’aversion : l’une, c’était une souris, l’autre un crapaud, et quand ma marraine en se promenant dans son jardin, voyait sortir un ver de terre, elle poussait des cris affreux et avait une attaque de nerfs.

Mme de Florbelle. De sorte qu’hier au soir tu avais envie de jouer cette comédie ?

Octavie. Vraiment oui ; si mes cousines s’étaient obstinées à me faire voir l’araignée, j’aurais fait les mêmes sottises qu’à Paris ; mais depuis j’ai pensé qu’elles, qui sont si naturelles et à qui cela sied si bien, me trouveraient bien ridicule ; d’ailleurs, il me semble que c’est mentir que d’affecter ce qu’on n’éprouve pas, et je déteste le mensonge.

Mme de Florbelle. Viens m’embrasser, ma chère enfant, je t’aimais hier, aujourd’hui je t’estime à cause de ton amour pour la vérité. Je répéterai notre entretien à mes enfants, la faute sera réparée par l’aveu que tu m’en as fait, et tu acquerras des droits à la confiance de tes jeunes amis, qui ne se permettront jamais de douter de ce que tu leur diras.

Cette petite aventure fit le sujet de la conversation pendant le déjeuner ; Octavie riait la première et de tout son cœur des manières affectées qu’elle se donnait à Paris, tant par imitation que pour se faire remarquer ce qui est, disait-elle, un grand plaisir dans ce pays-là. Ses jeunes parents, charmés de l’aimable franchise de son caractère, sentirent redoubler leur amitié pour elle, et lui en donnèrent de nouvelles marques : enfin, elle ne s’était jamais trouvé plus heureuse.


Le Microscope. — Les Araignées.


À la récréation qui suivit, Octavie courut vers le vieux mur pour observer le travail de l’araignée ; elle fut arrêtée par Hypolite : petite cousine, lui dit-il, tu viens de nous assurer que tu n’es point peureuse ; je veux éprouver ton courage ; je vais te faire voir un monstre ; mais je te préviens qu’il ne peut te faire aucun mal. Te sens-tu la force de le regarder ?

Octavie. Sans doute, mon cousin, je ne suis plus un enfant et j’ai renoncé aux grimaces.

Hypolite lui donna un étui, et la fit placer l’œil droit contre le verre qui le couvrait. Octavie recula deux pas, la main qui tenait l’étui retomba à côté d’elle, mais bientôt honteuse de sa faiblesse, elle regarda une seconde fois et parvint à se familiariser avec l’objet qui l’avait d’abord effrayée.

Hypolite. Eh bien, Octavie, que vois-tu ?

Octavie. Une grosse et vilaine bête jaunâtre, toute velue et qui a huit grandes pattes qui ressemblent à celles des écrevisses. Mais, mon cousin, ceci est encore un mystère. Cet animal paraît être renfermé dans une boîte que je peux cacher dans ma main, et cependant il est gros comme un pigeon.

Hypolite. Ma chère amie, des artistes, qu’on nomme opticiens, ont inventé des verres qui grossissent prodigieusement les objets et qu’on appelle microscopes.

Le monstre que tu vois n’est autre qu’une araignée, mais au moyen de cet ingénieux instrument on distingue parfaitement toutes ses parties, qui, sans son secours, échapperaient à notre vue.

Octavie. Mon cousin, je suis une étourdie, on m’a fait voir à Tivoli un microscope dans lequel on avait mis de la poussière de fromage ; elle paraissait animée, on y voyait une multitude de petits animaux qui se remuaient en tout sens ; cela m’étonna d’abord, mais distraite par toutes les autres choses que l’on montrait, courant du grimacier à l’escamoteur, à la danse, au feu d’artifice, je ne fis aucune question et je n’y ai pas pensé depuis.

Constance. Remarquez, mes amis, combien la dissipation est nuisible aux jeunes personnes, elle les rend incapables de suivre une idée, et de s’appliquer à rien de raisonnable.

Célestin. Allons donc voir notre araignée ; hier au soir elle commençait sa toile, je parie qu’elle est achevée.

Hypolite. Regarde, Octavie, l’extrême finesse de ces fils, qui sont croisés les uns sur les autres et collés avec une espèce de glu ; ce sont des filets que l’araignée tend aux mouches dont elle fait sa nourriture. Elle tire de son propre corps la matière de ce fil, c’est une liqueur gluante qui sort de six mamelons qu’elle a sous le ventre, et qui prend à l’air de la consistance ; elle dirige ces fils et les croise comme elle veut en marchant de haut en bas, puis de gauche à droite. Si elle est troublée dans son travail, et qu’elle se croie en danger, elle se laisse tomber à terre le long de son fil avec une extrême vitesse.

Octavie. Je vois au fond de cette toile un petit trou rond, et j’y aperçois quelque chose de noir ; qu’est-ce donc que cela ?

Constance. On croirait que l’araignée sait combien sa figure est hideuse, et craint qu’elle n’effarouche le gibier qu’elle veut attirer. Elle se forme avec son fil un antre ou une caverne où elle se tient en embuscade ; lorsqu’une malheureuse mouche voltige autour de sa toile, ses pattes ou ses ailes s’embarrassent dans les fils, et y causent un ébranlement qui avertit l’araignée ; celle-ci se précipite comme la foudre sur sa proie dont elle suce le sang, puis elle répare son filet, s’il en a besoin, et retourne se tapir au fond de son trou.

Aline. Sans son industrie, l’araignée mourrait de faim ; car l’insecte dont elle se nourrit a des ailes et lui échapperait toujours ; je la compare au méchant qui, quand il n’est pas le plus fort, se cache dans l’ombre pour porter des coups perfides.

Octavie. Pour moi, sa caverne me rappelle celle du cyclope Polyphême, elle est au moins aussi dangereuse pour les pauvres mouches. Mais j’entends neuf heures : voyons, mes amies, qui sera la première rendue à l’ouvrage.


Changement heureux. — Pouvoir de l’exemple.
— Bienfaisance de la famille de Florbelle.


Le zèle d’Octavie pour le travail n’était point affecté ; elle s’était promis de se rendre utile dans la maison, afin de n’être point une charge pour la famille. Cette ambition avait remplacé celle d’effacer ses compagnes par l’élégance de sa parure, et lui donnait cent fois plus de satisfaction. Cette jeune personne avait d’excellentes qualités que sa première éducation avait empêchées de se développer ; on n’avait jamais parlé à son cœur ; l’espèce d’attachement que lui montrait sa marraine était celui d’une petite fille pour sa poupée ; elle distinguait et sentait vivement l’amitié, la bienveillance, le tendre intérêt dont elle était l’objet chez sa tante, et c’était pour elle un besoin de prouver combien elle y était sensible.

L’orgueil, son plus grand défaut, s’évanouissait faute d’aliments ; de quoi eût-elle tiré vanité ? ce n’était pas de ses belles robes et de ses bijoux ; elle n’en faisait plus usage ; de ses connaissances ! ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait chaque jour lui prouvait qu’elle savait bien peu de choses, et qu’elle en avait une infinité à apprendre ; enfin pour tout ce qui fait le mérite réel, parce qu’il vient de notre propre fond, Octavie était obligée de convenir qu’elle le cédait de beaucoup à ses cousines.

Elle ne s’entendait point louer sans cesse comme chez M**, mais lorsqu’elle faisait quelque chose de bien, elle voyait la joie briller dans tous les yeux, rien ne prouvait mieux combien elle était chère à sa famille, il semblait que ses vertus fissent partie de leurs richesses.

Doucement entraînée par l’exemple de ses jeunes amis, elle devint douce, docile et laborieuse. L’humeur n’était jamais entrée dans cette maison où chacun remplissait gaiement ses devoirs ; le plaisir succédait au travail, et le travail au plaisir ; de manière qu’on n’était ni fatigué de l’un, ni rassasié de l’autre.

Naturellement adroite, Octavie devint bientôt une excellente couturière. Les ouvrages les plus délicats lui furent confiés ; elle montait les bonnets et les chapeaux de toute la famille ; la gaze et le tul prenaient sous ses doigts des formes charmantes, et sans s’écarter de la simplicité, elle leur donnait de la grâce et de l’élégance. Elle apprit de Constance à faire les confitures et les sirops, d’Hypolite à connaître les simples les plus utiles, et à les faire sécher avec précaution pour l’usage de la maison et des malades du village. Madame de Florbelle les visitait souvent avec ses filles, qu’elle accoutumait ainsi à compatir aux maux qui affligent l’humanité ; elles les soulageaient suivant leurs moyens, et les jeunes personnes se faisaient souvent des privations pour grossir la bourse des pauvres dont Constance était la gardienne. Le fond de ce petit trésor de la bienfaisance se composait d’abord du dixième des profits de la laiterie, de la basse-cour et des ruches, après avoir prélevé la consommation de la famille. Après la récolte, M. de Florbelle y versait une somme proportionnée à son abondance, et de même après la vendange ; et le reste de l’année l’industrie des jeunes gens y ajoutait toujours quelque chose. Henriette s’était procuré deux couples de serins, qui lui avaient donné huit petits qu’elle avait élevés et fait vendre à la ville au profit des pauvres. Célestin tirait un grand parti de ses plus belles fleurs à l’approche des grandes fêtes ; l’argent qu’il en retirait avait la même destination ; enfin chacun trouvait moyen d’augmenter les ressources de l’indigence soit par le travail, soit par l’économie.

C’est ainsi que de sages parents procuraient à leur jeune famille des jouissances pures, et entretenaient dans leur âme la douce sensibilité. Ils faisaient le bien sans effort et sans ostentation, et ne pouvaient concevoir qu’il existât des cœurs assez durs pour ne pas être touchés des maux de leurs semblables.


Le Dimanche. — Le vieil Invalide.


Les jours consacrés au repos et à la religion, toute la famille assistait aux offices de l’église ; le recueillement et la piété des enfants édifiaient les bons villageois, qui se faisaient un devoir d’imiter leur maintien respectueux dans le lieu saint. Au sortir de l’église, ils se montraient les uns aux autres les jeunes demoiselles dont la modestie les charmait ; elles saluaient tout le monde avec un air de bienveillance qui leur gagnait tous les cœurs ; les bénédictions des malheureux, dont elles soulageaient la misère, les accompagnaient jusque chez elles.

Pour accourcir une journée où le travail était défendu, les jeunes gens faisaient ordinairement de longues excursions dans la campagne sous la protection d’Hypolite qui, aussi brave que robuste, était en état de défendre ses sœurs s’il s’offrait quelque danger. Cette joyeuse troupe parcourait les plaines et les bois jusqu’à deux ou trois lieues du village ; Octavie était actuellement en état de les suivre ; l’air retentissait de leurs chants et de leurs cris de joie, mais au milieu de leurs plaisirs ils n’oubliaient jamais l’heure du retour, ils craignaient également de mériter des réprimandes et d’inquiéter leurs bons parents.

Un soir qu’ils retournaient chez eux, ils marchaient gaiement en se tenant sous le bras, lorsqu’ils aperçurent un homme couché sur le bord du chemin, et qui faisait entendre de douloureux gémissements ; ils lui demandèrent avec intérêt le sujet de ses plaintes ? — Mille bombes, mes jeunes messieurs et mes belles demoiselles, j’ai presque honte de vous l’avouer ; je crains de passer ici une nuit à la belle étoile, sans boire ni manger, et j’en ai passé plus de cent au bivac encore plus désagréablement. Que voulez-vous, je suis vieux, et mes forces ne sont plus les mêmes ; quand j’ai vu ma jambe cassée, je me suis désolé comme un enfant. — Vous venez de vous casser la jambe ! s’écrièrent toutes à la fois les jeunes filles, et leurs yeux se remplirent de larmes. — Oh ! ce n’est pas ma jambe de chair et d’os, j’ai laissé celle-là à la bataille de Fleurus ; celle que je viens de briser, quoiqu’elle ne soit que de chêne, ne m’en était pas moins utile, et je ne vois aucun moyen de regagner sans elle ma demeure, dont je suis encore à une lieue. — La nôtre est moins éloignée, dit Hypolite, vous y serez bien reçu, il ne s’agit que de vous y transporter, je crois être assez fort pour en venir à bout ; mais comme notre marche sera lente, et que nous n’arriverons que la nuit, Célestin va prendre les devants avec ces demoiselles pour prévenir nos parents de la cause qui me retient.

Les choses ainsi arrangées, Hypolite aidé de son frère, chargea le vieux soldat sur ses épaules ; le reste de la troupe se mit à courir du côté du village, non sans tourner la tête, pour voir si le jeune homme ne pliait point sous le faix ; mais ses forces, chaque jour exercées, répondaient au zèle que l’humanité lui inspirait.

Dès que M. et Mme de Florbelle furent instruits de ce qui se passait, ils envoyèrent deux valets au secours de leur fils ; celui-ci avait été forcé de s’arrêter et de poser à terre son honorable fardeau. Les deux hommes formèrent un brancard de leurs mains croisées, l’invalide s’y plaça, et bientôt ils eurent gagné la maison.

Soyez le bien venu, mon brave, dit M. de Florbelle, en abordant le vieillard, ne soyez plus fâché d’un accident qui me procure le plaisir de vous recevoir, et qui a donné à mes enfants l’occasion de prouver combien ils honorent la valeur. Le vieux soldat lui serra la main, et une larme s’échappa de ses paupières.

On se mit à table, l’invalide fut placé entre Mme de Florbelle et sa fille aînée, qui avaient soin de lui servir les meilleurs morceaux ; M. de Florbelle lui versait de fréquentes rasades ; le bon militaire égayé par une pointe de vin, et charmé de l’accueil qu’il recevait, se laissa aller au plaisir de parler de ses campagnes ; il fallait voir tous les enfants ouvrir de grands yeux, et les fixer sur le vieillard dont ils craignaient de perdre une parole. Le soldat raconta comme à la bataille de… il fut blessé de plusieurs coups de baïonnettes et reçut une balle dans le bras droit. Un prussien se disposant à l’achever d’un coup de sabre, il se laissa tomber sur un tas de morts, où la perte de son sang lui causa un profond évanouissement. Quand il reprit ses sens, il se trouva dans une entière obscurité, et n’entendant d’autre bruit que les gémissements de quelques blessés, il en augura que toutes les troupes s’étaient éloignées du champ de bataille. Tout mourant qu’il était, la faim et la soif le tourmentant, il fouilla dans les poches de plusieurs soldats, et eut le bonheur de trouver quelques morceaux de pain qu’il dévora ; une gourde pleine de vin, pendue à la selle d’un cheval mort, appaisa sa soif. Ranimé par ce secours, il continua ses recherches parmi les cadavres ; il s’empara de plusieurs mouchoirs et cravattes qui lui servirent à étancher son sang et à bander ses blessures. Aux premiers rayons du jour, il quitta ce lieu funeste et se mit en marche en s’appuyant sur son sabre. Il s’attendait à rencontrer quelque parti ennemi : dans l’état où il était il n’en avait rien à craindre, ils ne tueraient pas de sang-froid un homme sans défense. Mais les deux armées avaient évacué le pays ; il traversa plusieurs villages où les bons paysans le reçurent avec cordialité, et partagèrent avec lui le peu que les malheurs de la guerre leur avait laissé ; enfin il se rendit à…, entra à l’hôpital militaire, et y fut guéri de ses blessures. Six mois après il rejoignit son corps, où on l’avait cru du nombre de ceux qui avaient péri dans cette sanglante bataille.

Après ce récit, qui avait fait frémir la jeune famille, M. de Florbelle porta à son hôte la santé du Roi, puis ils burent à l’armée française. On donna ensuite le bonsoir au vieux guerrier, qui fut porté dans la chambre qu’on lui avait préparée. Chacun alla chercher le repos, les jeunes filles révêrent qu’elles étaient sur un champ de bataille et qu’elles pansaient les blessés ; Célestin se crut au milieu de la mêlée, il sortit de son lit, saisit un bâton et s’escrimait contre les murs avec tant de vacarme, que Mme de Florbelle se leva tout effrayée, et accourut dans sa chambre avec de la lumière ; elle trouva le petit spadassin en chemise, frappant à droite et à gauche comme un nouveau dom Quichotte ; elle eut beaucoup de peine à le réveiller, et quand elle l’eut fait remettre au lit, elle le quitta en emportant ses armes.

Il ne fallut pas moins de deux jours pour réparer la jambe de bois de l’invalide, il les passa dans cette maison hospitalière, où il fut l’objet des soins et des égards des maîtres et du respect de leurs enfants. Sa reconnaissance en quittant ses bienfaiteurs s’exprima moins par ses paroles que par son profond attendrissement : souvenez-vous, dit-il, à M. de Florbelle, que Charles Gallois est à vous à la vie et à la mort, jamais il n’a oublié le bien qu’on lui a fait, non plus que les injures qu’il a reçues ; malheureusement il est plus facile de se venger d’une offense que de s’acquitter d’un bienfait ; mais, mille bombes, le ciel que je prierai tous les jours pour vous, se chargera de payer ma dette.


Le Tableau. — Les Abeilles.


Depuis qu’Octavie avait pris le goût de l’occupation, elle perfectionnait les talents qu’elle n’avait qu’ébauchés ; elle s’appliquait sur-tout au dessin, et se plaisait à fixer sur le papier les objets qui la frappaient agréablement. Le coup d’œil de la ferme l’avait si fort charmée qu’elle avait entrepris d’en faire un tableau ; elle y travaillait deux heures par jour, et ses jeunes parents prenaient un grand plaisir à considérer son ouvrage. Quand elle eut dessiné la maison principale, la grande cour avec les bâtiments qui l’entouraient, elle représenta chaque individu de la famille remplissant l’emploi dont il était chargé. Ils se reconnurent tous, sinon à la ressemblance, du moins à la tournure et aux vêtements. Monsieur de Florbelle et son fils aîné paraissaient dans le lointain, prenant le chemin des champs ; on entrevoyait Constance dans la laiterie où elle semblait donner des ordres ; Aline se reconnaissait entourée de la volaille à qui elle distribuait le grain ; Henriette et Célestin traversaient la cour, portant à eux deux un grand panier plein de légumes ; madame de Florbelle descendait les marches qui conduisaient dans la cour, où l’on devinait qu’elle allait donner le coup d’œil du maître ; enfin, Octavie elle-même dans un coin du tableau, exprimait par son attitude l’effet que cet ensemble produisait sur elle.

L’étude des mœurs et des habitudes des insectes était toujours la récréation favorite de la jeune parisienne ; sa tante lui avait abandonné un petit cabinet où elle rassemblait une jolie collection de papillons, des boîtes remplies de cocons de différentes espèces de chenilles, et une vingtaine de vers à soie. Depuis long-temps elle tourmentait Célestin pour qu’il lui fît l’histoire des abeilles ; il la remettait sous différens prétextes, enfin un jour il entra dans son cabinet tenant un beau rayon de miel que l’on venait de tirer de la ruche.

Célestin. Je n’ai pas voulu, chère Octavie, te parler des abeilles que je ne pusse te montrer leur travail sans t’exposer à leurs piqûres ; vois toutes ces petites cellules à six faces, et remarque que cette forme est la plus avantageuse pour ne point perdre de terrain.

Octavie. Quoi, mon cousin, c’est-là l’ouvrage des abeilles ? C’est d’une régularité surprenante ; mais à quoi leur servent toutes ces loges ?

Célestin. Je dois d’abord t’apprendre que ces mouches vivent en société et travaillent en commun. On les rassemble dans des ruches que l’on a frottées de miel pour les attirer.

Il y a trois sortes d’abeilles, le mâle que l’on nomme Bourdon, la femelle qui est unique dans la ruche dont elle est le chef ; elle est plus grande que les autres, et si féconde que les milliers d’œufs qu’elle pond produisent tous les ans de nombreux essaims qui vont, sous la conduite d’une autre mère abeille, fonder de nouvelles colonies. La troisième sorte d’abeilles est celle qu’on appelle ouvrière et qui sont les plus petites. Ce sont celles qui méritent vraiment le nom de mouches à miel, puisqu’elles font seules tous les travaux de la ruche. Ils tendent tous à conserver les petits que la femelle leur donne ; elles construisent avec de la cire les cellules où elle doit déposer ses œufs, et les remplissent d’une nourriture qui convient à la larve ou ver qui vient d’éclore.

Octavie. La mère abeille a assez à faire de pondre tant d’œufs et de gouverner sa nombreuse famille, mais il me semble que les bourdons pourraient bien travailler.

Célestin. Leur seule occupation est de faire leur cour à la reine ; aussi dès que la ponte est faite, les ouvrières massacrent ces fainéans, et jettent leurs cadavres hors de la ruche.

Octavie. Dis-moi donc où les abeilles prennent la cire dont elles construisent leurs cellules, et le miel dont elles se nourrissent ?

Célestin. C’est dans les fleurs qu’elles trouvent la matière de l’un et de l’autre. Pour avoir de la cire, elles se roulent sur les étamines, se couvrent de leur poussière, la frottent avec leurs pattes, la mettent en boule dans des espèces de palettes ou cuillières qu’elles ont à leurs pattes de derrière, et l’apportent à la ruche. D’autres abeilles reçoivent cette substance et l’avalent, elle est travaillée dans leur estomac, et en sort propre à être employée. Quand elles ont construit ses loges, qu’on nomme alvéoles, il faut les emplir de miel. C’est encore dans les fleurs que les abeilles le pompent avec leur trompe ; elles le dégorgent ensuite dans les cellules et le recouvrent avec une pellicule de cire. Ce miel est destiné à la nourriture de l’hiver. Les cellules servent à différens usages : les unes contiennent de la cire, mise en dépôt pour s’en servir au besoin ; la plupart sont occupées par les œufs, les vers, ou les chrysalides ; les autres renferment le miel.

Octavie. Les abeilles subissent donc aussi des métamorphoses ?

Célestin. Sans doute. Quand le ver sorti de l’œuf a mangé pendant quelques jours et acquis toute sa grosseur il se file un tombeau, et s’y change en chrysalide. Quand l’abeille est entièrement formée, elle rompt son enveloppe, force la porte de sa cellule, étend et secoue ses ailes, et s’envole sur les fleurs pour travailler avec ses compagnes.

La mère abeille ne sort presque point de la ruche, où tout son peuple s’empresse à la servir, et à lui préparer sa nourriture ; sa présence suspend les travaux ou les rend plus actifs, car rien n’égale la soumission de ses sujets qui sont tous ses enfants.

Octavie. Sais-tu, mon cousin, que ces aimables insectes nous donnent plusieurs leçons de morale. Ils nous apprennent qu’une mère de famille doit aimer sa maison et veiller elle-même sur ses enfants, que ceux-ci doivent la chérir, la servir avec empressement, et obéir à ses ordres.

Célestin. Voilà des réflexions que tu n’aurais pas faites, il y a trois mois : mais revenons à nos abeilles. On tire des ruches un produit considérable ; tu verras ces jours-ci comment on en retire le miel et la cire, tu verras la fonte et le blanchîment de celle-ci, et je te réponds que tout cela t’intéressera infiniment.

Octavie remercia son cousin de ce qu’il venait de lui apprendre, ainsi que du cadeau du rayon de miel ; elle courut le montrer à Aline et à Henriette, et tout le reste de la journée il ne fut question entre elles que du petit royaume des abeilles. Ce qui plaisait sur-tout à Octavie, c’était l’ordre qui règne dans leurs travaux où elles s’entendent si bien, que loin de se nuire l’une à l’autre par trop ou trop peu d’empressement, elles se prêtent secours dans l’occasion, et semblent se concerter pour tout ce qu’elles ont à faire.

Constance. C’est aussi, chère cousine, ce que je veux te faire admirer dans la petite république des fourmis ; le jardinier a découvert une fourmilière, et avant qu’il la détruise, nous observerons mille choses curieuses sur l’industrie et le bon accord de ce peuple laborieux.


Les Fourmis.


Le lendemain, Octavie fit souvenir Constance de sa promesse. Toute la troupe s’achemina vers un gros chêne, exposé au midi, au pied duquel les fourmis avaient choisi leur demeure ; Célestin coupa avec sa serpette des racines de plantes qui en cachaient l’entrée, et l’ayant débarrassée d’un amas de feuilles hachées qui empêchaient l’eau d’y pénétrer, on découvrit une espèce de voûte cintrée, et l’on apprit à Octavie que c’était là le chemin qui conduisait à l’habitation souterraine de ces insectes.

Octavie. Combien de peines doivent coûter de semblables travaux à des animaux si petits ! Comment peuvent-ils creuser la terre, et l’emporter hors de leur trou ? Chaque fourmi peut à peine traîner un grain de poussière.

Constance. Elles font pourtant tout ce travail à l’aide de leurs mâchoires qui sont très-mobiles, et dont elles se servent comme de bras. Le nombre des ouvrières supplée à leur force et à leur grandeur. Ce nombre prodigieux de fourmis travaille à la fois sans se rebuter, sans s’incommoder et sans le moindre embarras.

Octavie. Voilà ce que j’ai bien de la peine à comprendre.

Aline. Oh ! c’est qu’elles ont pour cela des moyens très-ingénieux : elles se partagent en deux bandes, l’une sort pour emporter la terre, et l’autre entre pour travailler en dedans ; par cet arrangement, l’ouvrage va continuellement et sans interruption.

Henriette. Ce qu’il y a encore de bien joli, c’est que les fourmis ne songent à manger que le soir après le travail. Elles se répandent alors de tous côtés pour chercher leur subsistance. Dès qu’elles ont trouvé quelque butin, elles s’en chargent pour le porter à la fourmilière, et en faire part à leurs compagnes.

Octavie. Mais cela est charmant. Ces insectes ont toutes les qualités sociales, il ne faut pas s’étonner s’ils vivent si bien ensemble.

Hypolite. N’est-il pas surprenant que les hommes, doués de jugement et de réflexion, aient tant de peine à s’accorder ; qu’on voie régner la division dans les états, dans les villes, et même dans l’intérieur des familles ?

Octavie. C’est vrai, mon cousin, d’où cela peut-il donc venir ?

Hypolite. De ce que les hommes ont des passions dont ils se rendent les esclaves, et qui obscurcissent les lumières de leur raison. L’orgueil et l’ambition les égarent sans cesse, la colère les transporte, et l’amour du plaisir les éloigne de leurs devoirs. Les animaux au contraire n’ont qu’un instinct qu’ils sont forcés de suivre : aussi dans ce qu’ils font de plus admirable, ils n’ont aucun mérite, parce qu’ils n’agissent pas volontairement ; mais l’homme en acquiert un très-grand, quand il a le courage de combattre et de vaincre ses passions ; c’est l’étude du sage et le véritable héroïsme.

Célestin. Viens voir, Octavie, ces deux fourmis qui veulent emporter le cadavre d’un hanneton ; c’est un fardeau beaucoup trop lourd pour elles : bon, en voilà une qui va chercher du renfort ; regarde comme elles accourent de ce côté, les voilà plus d’une douzaine après cette capture ; elles la déchirent avec leurs mâchoires, et l’emportent pièce à pièce.

Octavie. Cela est tout-à-fait plaisant ; mais qu’est-ce que ces autres fourmis qui ont quatre ailes et qui ne font rien que voltiger ?

Constance. Il y a aussi trois sortes de fourmis, les mâles et les femelles qui sont ailés et qui ne travaillent point, et les ouvrières qui ne peuvent produire, mais qui sont chargées du soin et de la subsistance des petits. Les femelles n’ont d’autre peine que de déposer leurs œufs dans la fourmilière, le nombre en est prodigieux et le temps de la ponte est l’été. Les ouvrières ont grand soin des vers qui en sortent ; comme ils sont fort délicats, elles les apportent vers le milieu du jour à l’entrée de leur souterrain pour leur faire sentir une douce chaleur : au déclin du jour elles les reportent au fond de la fourmilière, on les voit porter avec leurs mâchoires ces vers beaucoup plus gros qu’elles, sans cependant les blesser. Elles s’occupent avec le même zèle de la nourriture de la jeune famille ; si les vivres sont rares elles jeûnent et donnent tout aux petits.

Hypolite. Quand le ver est parvenu à sa grosseur, il se change en nymphe ou chrysalide, et attend dans cet état d’immobilité, son dernier développement. Il passe ainsi tout l’hiver, et c’est au printemps que paraît la nouvelle fourmi ; ailée, si c’est un mâle ou une femelle, et sans ailes, si c’est une ouvrière.

Octavie. Les fourmis sont aussi un exemple de prévoyance, puisqu’elles amassent pendant l’été des provisions pour l’hiver.

Hypolite. C’est une erreur dont on est actuellement désabusé ; il leur est inutile de s’approvisionner pour cette saison, où elles restent entassées dans le souterrain, où elles sont engourdies et tellement immobiles qu’on les croirait mortes ; elles se raniment au printemps et reprennent leur vie active.

Octavie. Je suis bien contente, mes chers amis, de ce que vous m’avez appris depuis hier ; les abeilles et les fourmis auraient une place distinguée dans mon estime, si mon cousin ne m’avait pas fait observer qu’elles n’ont pas la liberté d’agir autrement qu’elles ne font.


La Moisson. — Détails sur Paris.


On était au commencement du mois d’août ; les blés étaient murs, on se préparait à faire la moisson et tout annonçait qu’elle serait abondante. Une foule de journaliers arrivaient de tous côtés pour offrir leurs services aux cultivateurs ; monsieur de Florbelle en arrêta le nombre dont il avait besoin, et les travaux furent poussés avec beaucoup d’activité. Ce fut pour Octavie un plaisir tout nouveau ; elle y prit tant de goût que madame de Florbelle eut la complaisance de passer avec ses filles une grande partie de la journée dans les champs ; elles y portaient leur ouvrage, il semblait que leur présence encourageaient les travailleurs. Octavie les considérait avec intérêt ; quand elle les voyait hâletants et le front couvert de sueur se désaltérer à des cruches d’eau, elle tremblait qu’ils n’en fussent incommodés. C’est à présent, dit-elle à sa tante, que je réfléchis aux ressources que le pauvre trouve dans Paris ; partout il rencontre des fontaines que des hommes ou des femmes portent sur les épaules ; elles sont pleines ou d’une tisane faite avec de la racine de réglisse, ou d’une légère limonade ; un malheureux échauffé par un travail pénible peut, pour un liard, étancher sa soif sans aucun danger pour sa santé.

Mme de Florbelle. Cette remarque fait l’éloge de ton cœur ; tout ce qui peut soulager l’humanité souffrante mérite notre attention ; mais dans le grand nombre de provinciaux qui se rendent à Paris, il en est bien peu qui s’arrêtent à de pareilles observations qu’ils croiraient indignes d’eux. Quant à nos ouvriers, sois tranquille sur leur compte ; M. de Florbelle a eu soin de faire mettre un verre de vinaigre dans chaque cruche d’eau, ce qui en corrige la crudité. Tu verras aussi que ces gens sont bien nourris, et qu’à chaque repas ils ont chacun une demi-bouteille de vin.

Henriette. Y a-t-il à Paris beaucoup d’autres inventions aussi avantageuses pour les pauvres gens ?

Octavie. Ô mon Dieu, oui. Je ne sais pas comment j’ai pu voir tout cela avec indifférence, mais j’étais trop dissipée, et puis je n’avais jamais vu la misère de près comme depuis que je suis ici.

Aline. Conte-nous donc cela, petite cousine.

Octavie. On trouve sur les ponts, et le long des quais, des femmes qui font frire du poisson ou des pommes de terre ; d’autres font cuire ces dernières simplement dans l’eau, et les donnent presque pour rien aux plus misérables ; on fait aussi de la bouillie de riz et des beignets aux pommes ; chacun achète suivant l’argent qu’il peut dépenser.

Aline. Maman, dans les ménages des pauvres le mari mange donc de son côté et la femme du sien ? J’aurais cru qu’il y aurait eu plus d’économie à vivre ensemble.

Mme de Florbelle. Sans doute, dans ce pays-ci où les denrées ne sont pas chères, mais à Paris elles sont à un très-haut prix ; le bois sur-tout se vend si cher que le pauvre ne peut pas s’en procurer. D’ailleurs, le mari travaille quelquefois dans un quartier éloigné de plus d’une lieue de celui où sa femme est occupée, ils ne peuvent donc se rejoindre aux heures des repas, et il est très-commode pour eux de trouver leur nourriture toute préparée, et à meilleur marché qu’ils ne pourraient le faire.

Paris, mes enfants, est un composé de tous les extrêmes ; à côté du possesseur de richesses immenses, un grenier, ouvert à tous les vents, recèle la misère la plus hideuse ; des familles entières languissent privées de feu, d’aliments, ou n’ayant pour soutenir leur malheureuse existence qu’un pain grossier qu’ils arrosent de leurs larmes.

Aline. Je pense que le séjour de Paris ne convient qu’aux personnes très-riches qui peuvent goûter la satisfaction d’aider tant de malheureux ; car c’est un spectacle bien affligeant que celui d’une extrême misère que l’on ne peut soulager.

Octavie. Mon Dieu, chère cousine, les gens riches ne songent guère à cela, ils ne pensent qu’à se divertir ; de quelque côté que l’on se promène, on voit les cafés pleins de messieurs et de dames qui dépensent dans une soirée ce qui ferait vivre bien des familles indigentes ; il semble qu’à Paris il y a des gens faits pour jouir de tous les plaisirs, et d’autres pour mourir de faim, et que c’est une chose toute naturelle.

Mme de Florbelle. Ta colère contre les riches n’est pas tout-à-fait juste, ma chère enfant ; tu ignores que parmi eux il se trouve beaucoup de cœurs sensibles et bienfaisants qui soulagent en secret l’infortune ; il n’y a aucun lieu où les aumônes soient plus abondantes qu’à Paris, mais le nombre des malheureux est si multiplié qu’il en reste encore beaucoup qui souffrent sans être secourus.

Octavie. Mais, ma chère tante, si les riches dépensaient moins pour leurs ameublements, leur parure et leurs plaisirs, ils pourraient faire encore plus de bien.

Mme de Florbelle. Si les gens opulents ne faisaient point de dépense, un grand nombre d’ouvriers se trouveraient sans ouvrage ; le commerce languirait, et il y aurait encore plus de misérables. L’homme vraiment méprisable, c’est l’avare, qui entasse son or au lieu de le faire circuler pour l’avantage général, ou le prodigue, qui dépensant au-delà de son revenu, retient le salaire de l’ouvrier, et dérange les affaires des marchands dont il ne paie point les mémoires.


Les Glaneuses. — Le Bal champêtre. — Les Vendanges. — Inquiétudes d’Octavie.


Lorsque tous les grains eurent été coupés et mis en gerbes, on s’occupa de les voiturer et de les mettre en meule ; les glaneuses se répandirent dans les champs, Octavie s’intéressait vivement à leur travail ; quand elle voyait sur-tout une vieille femme, déjà courbée par l’âge, être tout le jour penchée vers la terre pour ramasser les épis oubliés, elle se sentait touchée de pitié ; elle s’approchait d’elle, lui parlait amicalement, et comme pour se divertir grossissait son tas de tous les épis qu’elle pouvait découvrir.

Lorsque les travaux furent achevés, Monsieur de Florbelle donna un repas à tous ses moissonneurs, il fut suivi d’un bal champêtre où toute la jeunesse du village fut invitée. Il ne faut pas demander si la jeune famille prit une part active à ce divertissement ; rien n’en troublait l’agrément, ni le soin recherché de la toilette, ni la crainte d’être surpassée. Hypolite et Célestin dansèrent avec les jeunes paysannes, et les demoiselles avec les villageois ; on se sépara à onze heures, également satisfaits de la journée qu’on venait de passer, et avec l’espoir qu’elle se renouvellerait à la fin de la vendange.

Tous les soins et les inquiétudes se portaient alors vers la vigne. Sur la fin de septembre, il y eut quelques gelées qui firent craindre qu’elle ne souffrît ; mais bientôt un soleil brillant dissipa les nuages nébuleux, et ranima l’espoir du vigneron.

Ce fut le dix octobre que les vendanges commencèrent dans ce canton ; c’est le moment qui récompense de toutes les peines qu’on a prises pendant toute l’année, le travail qui reste à faire ne paraît plus qu’une partie de plaisir ; les jeunes garçons et les jeunes filles coupent les grappes mures, les mettent dans des paniers, dans des hottes ; on les porte à la cuve ; on cuve le raisin ; on voit couler le vin nouveau, et la joie éclate partout.

Les demoiselles de Florbelle charmées de pouvoir partager un travail qui ne surpassait pas leurs forces, se mêlèrent parmi les vendangeuses qu’elles animaient par leur exemple ; Aline et Octavie qui avaient des voix charmantes, chantaient tantôt des airs gais, tantôt des romances touchantes, et faisaient rire et pleurer alternativement ceux qui les écoutaient. Trois jours s’écoulèrent dans cette occupation sans qu’on éprouvât un moment d’ennui, et la fête qui termina les vendanges fut d’une gaieté qui tenait un peu de la folie ; les garçons disputèrent à la course des prix donnés par Monsieur de Florbelle, et le soir Hypolite tira un joli feu d’artifice qu’il avait fait lui-même.

Le lendemain de ce jour mémorable, Octavie se leva avec une teinte de tristesse ; elle voyait de sa fenêtre les plaines et les côteaux dépouillés de leurs ornements, les feuilles jaunissantes des arbres annonçaient leur chute prochaine, on n’apercevait plus dans les champs que quelques femmes qui arrachaient ce qui restait de racines, pour les transporter dans des caves et les y mettre à l’abri de la gelée. Ce spectacle contrastait avec le riant aspect que la campagne avait offert à la jeune parisienne depuis son arrivée. L’hiver, pensait-elle, va me paraître bien triste et bien long ; c’était à Paris la saison des plaisirs, et le temps des plus brillantes réunions ; que faire ici quand les pluies et les glaces nous tiendront renfermés dans la maison ? Oh ! les insectes sont plus heureux que nous, ils sont engourdis tout l’hiver, et ne sentent pas les privations qu’il nous fait éprouver.

Octavie en était là de son raisonnement quand Constance entra dans sa chambre ; elle aperçut le nuage qui altérait sa jolie mine, et lui demanda ce qui la chagrinait ? Octavie qui ne savait rien déguiser lui fit part de ses tristes idées.

Constance. Je suis charmée, ma bonne amie, que tu n’aies pas d’autre chagrin que la crainte de t’ennuyer cet hiver, elle est sans aucun fondement ; n’avons-nous pas encore beaucoup de choses à apprendre, et ne sais-tu pas que l’étude est un plaisir ? Les longues soirées s’écouleront bien promptement, ou dans des lectures intéressantes, ou en écoutant de jolies histoires que papa et maman veulent bien nous raconter. Pendant ce temps nous travaillerons avec bien du plaisir, car ce sera pour nos pauvres ; ne faut-il pas aux vieillards des vêtements bien chauds, et des layettes pour les enfants nouveaux-nés ? C’est à eux que nous consacrons nos veillées.

Octavie. Mais que ferons-nous les dimanches et les fêtes.

Constance. C’est sur quoi je ne veux pas te prévenir ; je te dirai seulement qu’il est peu de jours dans l’hiver où nous soyons privées de sortir, on s’accoutume au froid, on se réchauffe par le mouvement, et en rentrant à la maison on trouve un feu brillant qui ranime bien vîte.

Octavie, consolée par les promesses de sa cousine, reprit toute sa sérénité, et alla rejoindre ses compagnes pour partager leurs occupations.


Les Pommes de Pin. — L’Incendie.


L’automne est si beau cette année, dit madame de Florbelle à ses enfants, que nous pouvons espérer que vos promenades journalières ne seront pas interrompues d’ici à quinze jours ou trois semaines ; vous pouvez les utiliser et vous amuser en même-temps. La multiplicité de nos occupations ne nous a pas permis de faire la récolte des pommes de pin, dans le petit bois à la gauche de notre maison : j’y suis allée il y a deux jours, la terre en est couverte ; il faudrait les ramasser, et les apporter dans le bucher ; elles achèveront d’y sécher, et deviendront la ressource de ceux qui ne peuvent acheter de bois ; si le beau temps continue et que vous travailliez avec courage, nous en aurons une si forte provision, que nous n’en refuserons à personne.

Les enfants acceptèrent avec joie cette proposition. Ils partirent tous ensemble, munis de paniers à anses, et gagnèrent en courant le bois de sapins. Là, chacun s’empressa de ramasser les pommes tombées, c’était à qui remplirait plutôt son panier. Ils s’étaient associés deux à deux ; Hypolite avec Henriette, Constance avec Aline, Octavie avec Célestin. Celui-ci, toujours espiègle, dérobait adroitement une partie de la récolte de ses sœurs et de son frère, pour en grossir la sienne, et obtenir la couronne de chêne qu’on avait destinée à celui ou à celle qui travaillerait le mieux. Son panier allait être plein, et il remportait le prix, si Octavie ne se fût aperçue de son petit manège. Ne voulant point partager une gloire acquise par la fraude, elle dénonça son associé. Il fut, d’une voix unanime, déchu de ses droits à la couronne, qui fut décernée à Henriette que personne n’égalait pour l’activité. Tout cela ne se passa pas sans de grands éclats de rire, et l’on reprit joyeusement le chemin de la maison, non sans s’arrêter souvent pour se reposer. La troupe entra triomphante et couverte d’une noble sueur, puisqu’elle était l’effet d’un acte d’humanité.

Dans une semaine toutes les pommes de pin furent récoltées, et l’énorme bucher se trouva plein : ce qui promettait un grand soulagement aux pauvres du village.

Octavie devenue susceptible de réflexion, pensait souvent qu’il n’existait pas une famille plus heureuse que celle de sa tante ; elle se rappelait très-bien d’avoir vu dans le monde des enfants peu soumis à leurs parents, des sœurs jalouses l’une de l’autre, des prédilections injustes de la part de quelques mères ; enfin la désunion régner dans des hôtels magnifiques où tout éblouissait les regards. Les Florbelle dans leur obscurité goûtaient le véritable bonheur, parce que chacun remplissait ses devoirs avec joie, et que tout tendait au bien-être général : aussi tout prospérait dans cette maison, que la Providence comblait de ses faveurs. Mais l’Être tout-puissant qui gouverne toutes choses, a voulu que la vie de l’homme fût mêlée de succès et de revers, de joie et de douleur ; il se plaît à éprouver la vertu dans le creuset de l’infortune, et les parents d’Octavie allaient lui offrir l’exemple du courage dans l’adversité, et de la résignation aux décrets du ciel.

Une nuit que toute la famille goûtait les douceurs du sommeil, Monsieur de Florbelle fut éveillé par une odeur insupportable de fumée ; il se lève, ouvre une croisée qui donnait sur la cour, et voit sortir des tourbillons d’une fumée noire et épaisse du toit de chaume de la grange principale. Une flamme violente lui succède et menace d’embraser tous les bâtiments adjacents. La direction du vent le rassure sur sa propre maison, et voyant que les siens ne courent aucun danger, il ne s’occupe que des moyens d’arrêter les progrès de l’incendie. Il éveille doucement sa femme et la charge de faire lever les jeunes filles ; il appelle ses fils, et tous trois descendent dans la cour. Les garçons de ferme se rassemblaient ; on n’entendait que cris d’effroi, que gémissements douloureux, et dans l’épouvante dont on était saisi, personne n’était capable d’agir efficacement. Monsieur de Florbelle avec une présence d’esprit admirable donne les ordres les plus sages. Hypolite à la tête des travailleurs, ne montre pas moins de sang-foid ; les habitants du village accourent en foule au secours de leur ami et de leur bienfaiteur ; ils apportent des seaux ; on forme une chaîne depuis l’étang voisin jusqu’au lieu du désastre ; Célestin s’y distingue, tandis que son frère, monté sur une échelle, coupe à coups de hache les poutres enflammées, dans l’espoir d’étouffer le feu sous les décombres.

Madame de Florbelle, ses filles et sa nièce voyaient de leurs fenêtres ce terrible spectacle ; la tendre mère, les mains levées au ciel, implorait sa protection pour les chers objets dont le danger l’occupait uniquement. Grand Dieu ! s’écriait-elle, prends tout ce que je possède, et sauve mon époux et mes enfants ! Les quatre jeunes personnes la soutenaient dans leurs bras ; incapables de parler, des ruisseaux de larmes coulaient de leurs joues, leurs yeux ne pouvaient se détacher de l’intrépide Hypolite, qui de temps en temps disparaissait dans un nuage de fumée.

Cependant, malgré les efforts des travailleurs, le feu gagna les greniers à foin, et de là la chaumière du jardinier qui était parti avant l’événement, accompagné de sa femme, pour arriver au point du jour à la ville, et y vendre ses légumes. Un enfant de deux ans était enfermé dans la maison et paisiblement endormi ; dans le trouble où l’on était, personne n’y avait songé ; les flammes sortaient déjà par la porte de la cabane, lorsque Célestin se rappelle tout à coup l’enfant abandonné ; il jette là le seau qu’il tenait, pour voler à son secours. Il ne voit aucun moyen de franchir la porte à demi-brûlée ; une lucarne fermée d’un volet de bois lui offre un passage, fort étroit à la vérité ; mais Célestin est si mince qu’il parvient à s’y glisser. Le feu allait atteindre le berceau ; le jeune homme s’empare de l’enfant, reparaît avec lui à la fenêtre, appelle son père ; et le lui remet entre les mains ; puis il saute lestement à terre, et va se remettre à l’ouvrage. Madame de Florbelle, témoin de cette action courageuse, sent quelques pleurs de joie se mêler à ceux que la douleur lui fait répandre.

En ce moment une compagnie de pompiers arriva de la ville ; deux pompes habilement dirigées eurent l’effet le plus heureux ; bientôt on fut maître du feu, et l’écurie, l’étable, et le reste des bâtiments furent sauvés.

La jardinière parut alors haletante de frayeur, et poussant des cris déchirants. Monsieur de Florbelle se hâta de calmer ses alarmes maternelles en lui présentant son fils ; et pendant qu’on acheva d’éteindre le feu, il rassembla toute sa famille dans le salon, pour se livrer au plaisir si doux de voir tout ce qu’il aimait échappé aux périls de ce funeste jour.


Le Lendemain. — Don de la reconnaissance. — Réformes dans le ménage. — Nouveaux amusements.


Une pensée si consolante eut le pouvoir d’adoucir la perte considérable que cette famille venait d’éprouver ; le père et la mère jouissaient encore de l’indicible satisfaction de voir leurs enfants exercer les vertus qu’ils leur avaient inspirées : Hypolite et Célestin passaient des bras de l’un dans ceux de l’autre. Ah ! s’écriaient-ils, avec attendrissement, nous serons toujours assez riches, puisque nous possédons de tels enfants !

Ce ne fut que le lendemain qu’on put calculer le dommage qu’on avait souffert ; la récolte en grains et en fourrage avait été consumée ; on tirait ordinairement de sa vente de quoi fournir aux frais des semailles, et aux plantations que M. de Florbelle faisait chaque année. Cette fois, on serait réduit à acheter du blé pour la consommation de la famille, de l’orge et du foin pour les animaux ; la restauration des bâtiments brûlés ou endommagés coûterait beaucoup, et elle était indispensable. Monsieur de Florbelle ne voyait d’autre moyen de réparer ses pertes que de prendre de l’argent à intérêt, ce qui ne pouvait manquer de le mettre pour long-temps à la gêne. Il discutait sur cela avec sa femme en présence de ses enfants, pour lesquels il n’avait rien de caché. Octavie écoutait attentivement, elle disparaît tout à coup, et rentre quelques minutes après portant dans ses mains la cassette qui renfermait ses bijoux : Mes chers parents, dit-elle, avec effusion, daignez accepter le peu que je puis vous offrir, faites vendre tout ceci, et que j’aie le bonheur de contribuer à vous tirer d’embarras. Chère enfant, dit madame de Florbelle vivement attendrie, cette preuve de ton bon cœur ne me surprend pas, mais nous ne pouvons te dépouiller de la seule ressource qui te reste. Ton oncle a écrit à un de ses amis qui habite Paris pour le charger de la vente de ces objets, mais le produit en sera placé de suite sur ta tête à la Tontine : de cette manière ton revenu augmentera avec ton âge, et nous t’assurerons au moins les premiers besoins de la vie.

Octavie. Je vous les devrai sans doute, chère tante, mais ce sera d’une autre manière ; vous m’avez appris à travailler et vous m’en avez donné le goût : voilà le fond qui ne me laissera pas manquer du nécessaire, et dont je vous ai obligation. Quant aux bagatelles que je vous prie d’accepter, vous ne les refuseriez pas d’une de mes cousines ; voulez-vous que je ne me croie plus une de vos filles ?

Monsieur et madame de Florbelle firent de nouvelles objections, mais Octavie les détruisit par d’excellentes raisons, et plus encore par le touchant langage de la tendresse et de la reconnaissance. Ses bijoux estimés de douze à quinze cents francs furent envoyés à Paris, et ses parents reçurent comme un don, ce qu’ils ne regardaient que comme un prêt ; ils prirent secrètement des mesures pour assurer à leur nièce la propriété de cette somme, qui para aux besoins des premiers moments.

Pendant que le père de famille songeait à approvisionner la maison jusqu’au temps des prochaines récoltes, et faisait faire les réparations les plus urgentes, la mère trouvait dans l’économie et les privations de nouvelles ressources ; la table fut réformée ; la meilleure volaille, les fruits les plus beaux furent reservés pour être vendus ; les jeunes filles redoublèrent de zèle pour le travail de l’aiguille ; on se procura de l’ouvrage du dehors ; et la récréation de neuf à dix heures du matin fut supprimée à la prière de ces demoiselles.

Pour le coup, Octavie ne craignit plus de s’ennuyer ; le temps s’enfuyait avec une telle rapidité, qu’il ne pouvait suffire à tout ce qu’elle eût voulu faire ; elle et ses cousines demandèrent la permission de prolonger d’une heure la veillée, et de ne se coucher qu’à onze, mais elle leur fut refusée ; madame de Florbelle savait que le sommeil était nécessaire à la jeunesse, et pour rien au monde elle n’eût voulu exposer leur santé.

Les pauvres ne pouvaient manquer de se ressentir du malheur de cette famille bienfaisante : c’était pour elle un chagrin de ne plus leur donner les mêmes secours, mais on faisait tout ce qu’on pouvait, et le cœur ne reprochait rien.

Les récréations, pour être devenues plus rares, n’en étaient que mieux employées ; les promenades étaient rarement interrompues. On allait voir les petits paysans prendre aux lacets les oisillons, et les pêcheurs tendre leurs filets sur la rivière ; quelquefois les jeunes gens s’amusaient à pêcher à la ligne dans l’étang qui était très-poissonneux ; mais quand la glace l’eut converti en un plancher solide, ce fut alors que les plaisirs devinrent plus vifs. Hypolite et Célestin y faisaient des glissades fort adroites ; ils avaient construit deux petits traînaux, et voituraient les jeunes filles sur la glace, avec d’autant plus d’assurance que l’étang n’avait pas assez de profondeur pour qu’on pût s’y noyer.

C’étaient là les divertissements du dimanche ; les autres jours, comme on avait peu de temps à donner au plaisir, on ne s’éloignait pas de la maison, souvent on restait dans la cour où l’on se poursuivait en se jetant des pelottes de neige ; on rentrait échauffé par cet exercice, et l’on ne songeait pas à s’approcher du feu.

Quand les pluies abondantes retenaient cette jeunesse à la maison les jours de repos, elle formait des concerts très-agréables. M. de Florbelle jouait de la flûte, et avait donné le même talent à ses fils ; madame de Florbelle et ses filles pinçaient la guitare, et Octavie la harpe ; elles mariaient leurs voix fraîches et harmonieuses au son de ces instruments, et l’ensemble formait une mélodie très-gracieuse.

Les jeunes personnes avaient si bien profité des leçons d’Hypolite, qu’elles écrivaient très-correctement ; madame de Florbelle désirant qu’elles se formassent un style agréable, les engagea à s’écrire entre elles. Il ne s’agit, leur dit-elle, que de supposer que vous êtes toutes quatre séparées, et dans des situations différentes ; sur ce canevas vous ferez travailler votre imagination, vous vous ferez part des incidents qu’elle vous aura fournis, vous vous raconterez des anecdotes vraies ou supposées, et si vous trouvez dans les commencements quelques difficultés à vous exprimer par écrit, je vous réponds que l’habitude vous les fera bientôt surmonter. D’après ce plan les jeunes demoiselles se renfermaient pendant deux heures chaque dimanche pour travailler à leur correspondance ; le soir elle était lue à la veillée, et d’après les observations de leurs parents, corrigée par les auteurs : on applaudissait sur-tout celle qui avait su mêler les leçons d’une morale pure à des récits intéressants ou à des détails agréables.


Ressource inattendue. — Lettre. — Départ.


Le père et la mère de famille faisaient, comme on le voit, tous leurs efforts pour entretenir parmi leurs enfants la joie et la gaîté, heureux partage de l’adolescence. Ils gardaient pour eux seuls les soucis et les inquiétudes inséparables du dérangement de leurs affaires ; forcés de contracter des dettes, ils ne pouvaient espérer de se liquider sitôt, ils avaient perdu dans un moment le fruit de vingt ans de travaux ; ils ne demandaient au ciel que de vivre assez pour réparer leurs pertes et assurer l’existence de leurs enfants.

Déjà les rigoureux mois de janvier et de février étaient écoulés ; l’approche du printemps ranimait la nature, et par intervalle le soleil commençait à faire sentir sa bienfaisante chaleur. Un paysan d’un village éloigné de deux lieues apporte une lettre à M. de Florbelle, elle est du Curé de l’endroit et contient ce qui suit :

Monsieur,

« Le nommé Charles Gallois, ancien sergent au 105me régiment de ligne, et depuis vingt ans retiré dans ses foyers, vient de mourir dans cette commune, en instituant pour son unique héritier Hypolite de Florbelle l’aîné de vos fils.

» Si j’avais à annoncer cette nouvelle à un de ces hommes cupides qui ne s’attachent qu’aux biens de la terre, je n’aurais rien à y ajouter, mais une conscience délicate s’alarme à l’apparence d’une injustice ; c’est pour rassurer la vôtre que je vais vous faire part de la situation où se trouvait mon paroissien, lorsqu’il a fait ses dernières dispositions.

» Après le malheureux événement qui lui fit perdre une jambe, Gallois ne rentra chez lui que pour recevoir les derniers soupirs de son père. Destiné à survivre à tous les siens, il a vu mourir dans l’espace de dix ans son unique frère et ses deux neveux ; il ne lui restait qu’une grand’mère accablée de vieillesse et d’infirmités, et qu’il a soignée avec les soins les plus tendres jusqu’à la fin de sa vie. Se voyant sans héritiers, il se détermina à vendre ses propriétés, afin de placer son argent d’une manière plus avantageuse, et de s’assurer pour ses vieux jours des ressources plus abondantes. Il reçut, il y a un mois, la somme de quinze mille francs, produit de ses champs et de ses vignes ; il s’occupait du placement de ces fonds, lorsqu’il a été attaqué de la maladie dont il est mort. Je l’ai assisté dans cette circonstance avec le zèle d’un pasteur et l’intérêt d’un ami. Il m’a consulté sur le testament qu’il voulait faire en faveur de votre fils. M. le Curé, m’a-t-il dit, si les liens du sang sont rompus pour moi, il me reste ceux de la reconnaissance qui me sont aussi bien chers. J’ai eu une très-grande obligation au fils aîné de M. de Florbelle ; son action généreuse envers un pauvre estropié fut approuvée de toute sa famille qui ne respire qu’humanité et bienveillance ; vous avez appris le malheureux événement qui a ruiné ces dignes gens ; dès que j’en ai été instruit, j’ai formé le projet de venir à leur secours, et c’est le vrai motif qui m’a décidé à me défaire de mon bien. C’est chez M. de Florbelle que je voulais placer mes quinze mille francs à fonds perdu, persuadé que cette somme le mettrait au-dessus de ses affaires, sans qu’il parût m’avoir aucune obligation ; mais puisqu’il plaît à Dieu de me retirer de ce monde, et que ma famille est éteinte, j’ai résolu de laisser au jeune Hypolite le peu que je possède, et je suis persuadé que vous m’approuverez.

» Charles m’avait bien jugé, j’applaudis à ses intentions qui ont été remplies dans toute leur étendue ; un testament en bonne forme a été dressé par le notaire du lieu ; mais, suivant les désirs du mourant, je n’ai dû vous l’apprendre qu’après lui avoir fermé les yeux et rendu les derniers devoirs. Il a lui-même ordonné ses obsèques ; si elles ont été fort simples, les larmes et les regrets de ses concitoyens les ont honorées. Charles s’était concilié leur estime et leur affection depuis qu’il vivait parmi nous.

» Je vous invite, Monsieur, à vous rendre ici au plutôt avec votre fils, afin de remplir les formalités exigées par la loi pour entrer en possession de ce qui vous appartient légitimement. Cette circonstance est heureuse pour moi, puisqu’elle me procurera l’avantage de vous connaître personnellement, et de vous assurer de vive voix des sentiments, etc. »

M. de Florbelle rassembla sa famille pour lui donner connaissance de cette lettre. Ce fut alors que la tendresse fraternelle de ces aimables enfants se montra dans tout son jour ; loin d’envier le bonheur de leur frère, ils en ressentirent la joie la plus vive, c’était à qui lui sauterait au cou pour la lui témoigner ; quant à lui, il recevait leurs félicitations avec beaucoup de modération, et paraissait uniquement sensible à leur amitié et à la touchante reconnaissance du vieux soldat.

Il fut convenu que M. de Florbelle et Hypolite partiraient le lendemain pour le village de…, et qu’ils y resteraient le temps nécessaire pour terminer toutes les affaires relatives à la succession ; il ne fut question, toute la soirée, que du bon Charles Gallois et de son extrême sensibilité pour un service que l’humanité commandait. J’ai aussi, dit M. de Florbelle, une observation à vous faire sur la conduite du Curé de…, vous entendrez souvent dans le monde calomnier les gens d’église ; citez alors ce digne homme qui, loin d’abuser de son influence sur l’esprit d’un mourant pour l’engager à disposer de son bien en faveur des églises, l’a affermi dans ses dispositions à l’égard de mon fils.


Conversation sérieuse.


L’absence du chef de la maison et de l’aîné de ses enfants, répandit un peu de tristesse dans la petite société, cependant on ne manquait pas de sujets d’entretien ; ce qui venait d’arriver devenait la matière de toutes les conversations, ce fut le lendemain du départ qu’eut lieu celle que je vais rapporter.

Octavie. J’ai entendu dire, dès ma plus tendre enfance, qu’un bienfait n’est jamais perdu ; l’aventure de mon cousin nous en donne la preuve.

Mme de Florbelle. Il serait peut-être dangereux, ma chère enfant, d’adopter aveuglément cette maxime, puisque dans les actions de bienfaisance on aurait toujours en vue l’espoir d’une récompense. Sans doute un bienfait n’est jamais perdu, parce qu’il nous laisse une satisfaction intérieure que l’ingratitude même ne peut nous enlever ; mais c’est souvent le seul prix qu’il reçoit en ce monde. Celui-là est bon, qui fait du bien aux autres sans aucun intérêt ; s’il souffre, ou s’il s’expose pour faire ce bien, il est très-bon ; s’il agit ainsi à l’égard d’un ennemi, ce n’est plus seulement de la bonté, c’est une vertu héroïque.

Constance. D’après cela, chère maman, Célestin est encore plus heureux qu’Hypolite : le service qu’il a rendu est bien plus grand puisqu’il a sauvé la vie d’un enfant, et cette action a d’autant plus de mérite qu’il exposait évidemment la sienne.

Célestin. Mon Dieu, Constance, je ne mérite point tant d’éloges ; je n’ai pas réfléchi au danger que je courais, je ne pensais qu’à ce pauvre petit qui allait périr dans les flammes ; mais je ne changerais pas pour l’héritage de Gallois, le plaisir que je ressens d’avoir sauvé cette innocente créature.

Mme de Florbelle. Tu vois, Octavie, la vérité de ce que je te disais tout-à-l’heure dans le sentiment que Célestin vient d’exprimer ; il n’y a aucune apparence que les parents de l’enfant puissent jamais reconnaître le dévoûment de mon fils, mais il est assez récompensé par la joie que cette action a répandue dans son âme, et il regarde ce jour comme un des plus heureux de sa vie.

Aline. Il me semble que ce n’est que dans le malheur que la vertu brille de tout son éclat ; nous ne connaissions de papa et de maman que leur extrême bonté, leur tendresse pour nous, leur justice envers tout le monde ; nous les avons vus soutenir les revers avec une force d’âme, un courage, une résignation que nous ne pouvons admirer ; le chagrin n’a pu altérer leur humeur, toujours la même douceur, la même indulgence ; oh ! que de grâces nous devons rendre à Dieu de nous avoir donné de tels parents !

Octavie. Cet exemple ne sera pas perdu pour nous. J’ai connu des personnes qui ne pouvaient rien souffrir sans le faire supporter aux autres ; on ne pouvait vivre avec elles que lorsque tout allait à leur fantaisie ; quand elles étaient contrariées ou qu’elles avaient du chagrin, elles devenaient d’une humeur insupportable, et cherchaient querelle à tout le monde. Moi-même, j’ai souvent eu ce tort-là, et je m’en répents bien à présent.

Mme de Florbelle. Que gagnerions-nous, mes enfants, à nous révolter contre les décrets du ciel ? ils n’en auraient pas moins leur accomplissement ; s’y soumettre est un devoir, et c’est aussi notre avantage, puisqu’il est certain que l’impatience aigrit ses maux, et que le découragement nous ôte toutes nos ressources.

Constance. Mais, maman, quel moyen de ne pas se laisser quelquefois abattre dans le malheur ?

Mme de Florbelle. Il en est de tels que dans les premiers moments, l’âme s’en est accablée, mais elle retrouve des forces en considérant que souffrir est une des conditions de la vie, et que nul être créé n’en est dispensé ; il est encore d’autres réflexions qui allègent le poids de nos douleurs ; quelque événement que nous éprouvions, nous pouvons être encore plus malheureux que nous ne le sommes ; dans les pertes que nous essuyons, songeons à ce qui nous reste, et rendons grâce à Dieu de nous l’avoir conservé.

Henriette. Ah ! maman, vous avez bien raison ; quand le feu a dévoré notre récolte, il pouvait nous priver de notre papa ou d’un de nos frères ; puisque Dieu nous les a laissés, nous avons bien lieu de nous consoler.

Mme de Florbelle. Avant de quitter un sujet si sérieux pour votre âge, il faut, mes enfants, que je vous engage à éloigner, dans vos peines, les idées affligeantes qui en augmenteraient l’amertume. Ne dites jamais : je suis la plus malheureuse personne du monde ; si vous l’êtes réellement, c’est que vous manquez de patience et de résignation. Ces vertus n’excluent pas la sensibilité, mais elles savent la régler, et nous préservent également de l’abattement et du désespoir.

Messieurs de Florbelle ne revinrent qu’au bout de huit jours ; toutes les affaires étaient réglées, et ils rapportaient la somme principale dont Hypolite héritait, augmentée du produit du petit mobilier de Charles Gallois. Le jeune homme était en grand deuil ; et, le dimanche suivant, il fit célébrer à la paroisse un service solennel où toute la famille assista.


Emploi des fonds d’Hypolite. — Conclusion de cet ouvrage.


M. de Florbelle connaissait trop bien son fils pour douter de ses intentions à l’égard de l’argent qui lui appartenait en propre ; il savait qu’il ferait son bonheur de relever les affaires de la famille, et que cet espoir lui faisait attacher un grand prix à sa petite fortune. Ce fut d’après cette conviction qu’il s’expliqua ainsi avec lui :

Tes fonds, cher Hypolite, suffiront pour acquitter toutes nos dettes, et rembourser l’argent que j’ai pris à intérêt ; tu deviendras mon seul créancier, et ce sera pour moi et pour ta mère une grande satisfaction ; tu jouiras dès ce moment de la rente de ton argent, et j’espère pouvoir te le remettre lorsque tu voudras prendre un parti et choisir un état.

Hypolite. Papa, le devoir sacré d’un légataire n’est-il pas de se conformer en tout aux intentions du testateur ?

M. de Florbelle. Sans doute, mon ami, mais pourquoi me fais-tu cette question ?

Hypolite. Nous savons positivement que le dessein de mon bienfaiteur était de placer son bien à fonds perdu entre vos mains, je dois suivre sa volonté, et c’est de cette manière que je vous prie de recevoir ce qu’il ne m’a laissé que pour l’avantage de toute la maison. Le fonds, la rente : tout appartient à la famille entière. Je lui en ferai l’abandon par un acte par-devant notaire que je confirmerai à l’époque de ma majorité.

M. de Florbelle. Tu ne consultes, mon fils, que la générosité de ton cœur et ton attachement pour les tiens ; mais je dois suivre la justice à l’égard de mes enfants comme à celui des étrangers ; pour accorder l’un et l’autre, je reçois ton argent sans intérêt, mais j’exige que le fonds t’en soit assuré. J’ai à présent les moyens de remettre ma maison sur le pied où elle était avant notre malheur, et avec le secours de mes enfants, j’améliorerai encore notre petite fortune, et leur laisserai des ressources qui suffiront à leurs désirs modérés.

Hypolite n’en put obtenir davantage, et fut obligé de se soumettre aux volontés de son père ; la ferme reprit bientôt son riant aspect, l’aisance revint dans le ménage, et tous les chagrins furent oubliés.

J’ai fait parcourir à ma jeune parisienne le cercle de l’année, au milieu des simples jouissances de la nature ; elle savait si bien les goûter, que loin de regretter le séjour de Paris, elle eût été effrayée de l’idée d’y retourner ; elle acheva de s’affermir dans l’amour de la vertu qu’elle voyait constamment pratiquer, et que ses parents savaient rendre si aimable.

Mes lecteurs désirent sans doute de connaître le sort de cette intéressante jeunesse. Hypolite qui joignait à beaucoup d’instruction toutes les connaissances rurales, et pour qui la campagne avait un charme extrême, ne voulut d’autre occupation que de faire valoir les terres de la famille, et en dix ans de travaux il en avait doublé les revenus. À cette époque, il épousa une jeune et aimable personne qui vint habiter la ferme, et qui fut aussi tendre fille pour ses nouveaux parents, que bonne épouse et bonne mère.

Constance était déjà mariée au notaire d’une ville voisine ; elle avait obtenu sa sœur Aline pour être sa compagne, et au bout de quelques années elle lui trouva un bon établissement.

Un gentilhomme fort riche et âgé de quarante ans, habitait une maison de campagne dans le village où vivait M. de Florbelle ; il était si pénétré d’estime pour lui et pour sa famille qu’une alliance avec elle était l’objet de tous ses désirs. Son âge lui paraissait un si grand obstacle, qu’il fut long-temps sans oser faire sa proposition, ce fut à madame de Florbelle qu’il s’adressa : Madame, lui dit-il, il ne vous reste à pourvoir que votre plus jeune fille et une nièce à peu près du même âge ; si le mien ne rebute pas l’une ou l’autre, je me trouverais heureux de l’obtenir pour compagne ; toutes deux sont vos élèves, toutes deux doivent faire le bonheur d’un époux, et le choix entre elles serait difficile. Madame de Florbelle promit à M. de la Roche de faire part de ses intentions aux deux jeunes personnes, et de lui rendre dans quelques jours une réponse positive. Son mari fut, ainsi qu’elle, charmé de la recherche d’un homme qui joignait à une fortune considérable les qualités les plus estimables ; mais quelques avantages qu’offrît ce mariage, ils n’eussent voulu ni l’un ni l’autre contraindre l’inclination des jeunes filles. Ils leur apprirent simplement la demande de M. de la Roche, et les engagèrent à s’expliquer librement sur ce qu’elles en pensaient.

Henriette. Quant à moi, maman, je me trouve encore bien jeune pour contracter un engagement si sérieux, et je suis si heureuse dans la maison paternelle que je ne songerais point sans frayeur à un changement d’état.

Mme de Florbelle. Je te crois, mon enfant, mais n’as-tu point une arrière pensée que tu gardes pour toi ?

Henriette. Oh ! chère maman, comme vous devinez votre Henriette ! j’avoue que M. de la Roche me paraît bien vieux, et puis cette indifférence qui fait qu’il sera satisfait soit qu’il obtienne pour femme ma cousine ou moi ; je ne suis point jalouse de ma chère Octavie, et si je désire de lui être préférée, ce n’est que de l’homme qui doit être mon mari.

Ô femmes ! s’écria M. de Florbelle, votre excessive délicatesse vous égarera-t-elle toujours ? mais sachons si notre Octavie partage les idées de sa cousine.

Octavie. Puisque vous m’ordonnez de parler, je vous dirai, mon cher oncle, que je n’ai aucune objection à faire contre le parti qui se présente ; l’âge de M. de la Roche ne m’effraie point, ma jeunesse et mon expérience me font sentir le besoin d’un guide ; le vœu de soumission qu’une femme fait en se mariant me semblerait plus difficile à garder avec un homme de mon âge qui m’inspirerait moins de confiance. La préférence qu’exigeait Henriette, je me flatte que je l’obtiendrai, si je deviens son épouse ; je crois, du moins, que cela ne dépendra que de moi. S’il trouve dans sa femme les qualités qu’il désire, il lui accordera sans doute toute son affection. Je ne puis lui en vouloir d’être indécis entre nous deux ; nous avons également l’avantage de vous appartenir et d’avoir été formées par vous ; il nous suppose au moral le même mérite ; s’il s’était arrêté aux charmes extérieurs, son choix n’eût pas été douteux, il eût demandé ma cousine.

Octavie disait vrai, Henriette était extrêmement jolie, et c’était ce qui lui persuadait qu’elle devait trouver tout réuni dans l’époux qu’elle accepterait. La jeune parisienne n’avait pas les mêmes prétentions, elle trouvait dans l’union qu’on lui proposait tous les avantages qu’elle pouvait désirer. Elle serait fixée à la campagne et près de ses chers parents ; elle pourrait satisfaire ses inclinations bienfaisantes ; M. de la Roche était humain et charitable ; ses goûts simples s’accordaient aussi avec ceux d’Octavie, il ne l’obligerait point à s’environner d’un éclat qu’elle dédaignait ; ils vivraient dans l’abondance ; mais sans faste et sans ostentation.

Toutes ces réflexions d’Octavie eurent l’approbation de son oncle et de sa tante. Elle leur cacha une seule de ses pensées ; en formant un riche établissement, elle pouvait un jour être utile à quelqu’un des enfants de M. de Florbelle ; dans une famille aussi nombreuse, ils pouvaient ne pas tous réussir : quel bonheur pour l’orpheline, recueillie avec tant de bonté, élevée avec tant de soins, de témoigner sa reconnaissance à ses bons parents dans la personne de leurs enfants !

M. de la Roche s’estimait si heureux du consentement d’Octavie qu’il ne savait comment en marquer sa joie, elle fut obligée de mettre des bornes à sa générosité, et de le prier de bannir des fêtes de son mariage la magnificence et la cérémonie. On n’invita que de vrais amis, mais tout le village prit part à cette heureuse union par les libéralités que les époux se plurent à répandre, et la réunion de tous les enfants de M. de Florbelle rendit délicieuse cette fête de famille.

Madame de la Roche fut heureuse dans son ménage ; une raison prématurée, un esprit d’ordre qu’elle devait aux leçons et aux exemples de sa tante, lui méritèrent la confiance de son mari ; elle prit pour lui un véritable attachement et posséda toute sa tendresse.

Célestin avait du goût pour le commerce. Son beau-frère le plaça chez un négociant de ses amis, dont il gagna bientôt l’estime par son assiduité au travail, par son intelligence et sur-tout par sa probité ; au bout de six ans, il l’associa à son commerce et lui fit épouser sa fille.

Henriette venait d’atteindre ving-trois ans et n’était pas encore mariée : elle avait refusé, sous des prétextes frivoles, plusieurs bons partis, sans vouloir se rendre aux représentations de ses parents. Un neveu de M. de la Roche, lieutenant dans un régiment d’infanterie, vint passer son semestre chez son oncle ; il eut occasion de voir souvent Henriette, et en devint éperduement amoureux. Il était jeune, bien fait, et avait ce ton d’assurance qui distingue les militaires, et souvent leur tient lieu des connaissances qui leur manquent. La vanité d’Henriette fut si flattée de cette conquête, qu’elle se persuada qu’elle partageait les sentiments de Melcour, elle lui permit de la demander à ses parents. Ceux-ci qui ne trouvaient point dans ce jeune homme les qualités propres à assurer le bonheur de leur fille, refusèrent leur consentement, M. de la Roche était encore plus opposé à ce mariage, parce qu’il connaissait mieux son neveu. Les obstacles ne firent qu’augmenter la folle passion de la jeune fille, elle résista à l’autorité de son père et de sa mère, aux raisons qu’ils lui donnèrent de leurs refus, et même à leur plus tendres prières ; elle déclara positivement que, si on ne l’unissait pas au seul homme qu’elle pût aimer, elle ne se marierait jamais.

Melcour avait rejoint son corps. Henriette entretenait avec lui une correspondance clandestine, et dans toutes ses lettres elle lui renouvelait le serment de n’être jamais qu’à lui. Sa mère découvrit sa conduite, et son cœur en fut pénétré d’amertume, c’était la première fois qu’elle éprouvait un chagrin de la part de ses enfants. Elle se consulta avec son époux et M. de la Roche ; ils convinrent que, pour éviter un plus grand malheur, il fallait marier les jeunes gens. Melcour quitta l’état militaire et son oncle lui procura une place dans le civil, elle le fixait dans la même ville qu’habitait Constance, et l’on espérait que ses conseils ne seraient pas inutiles à son imprudente sœur. Henriette était au comble de ses vœux ; elle s’applaudissait d’avoir, par sa fermeté, forcé le consentement de ses parents, tandis que ceux-ci gémissaient sur le sort que se préparait cette fille infortunée.

Il y avait à peine deux mois qu’elle était mariée, qu’elle vit s’évanouir toutes les flatteuses illusions qu’elle s’était faites. Son mari guéri de son amour, lui préféra des femmes qui ne pouvaient lui être comparées ; il se livra sans réserve à tous ses goûts ; après avoir rempli avec négligence les devoirs de sa place, il passait toutes ses soirées au café ou dans des maisons de jeu ; sa conduite le faisait généralement mépriser et la honte en retombait sur sa femme. La naissance de deux enfants jumeaux, qu’elle lui donna au bout de dix mois de mariage, n’eut point le pouvoir de le ramener de ses égarements, et le sort qui menaçait ces innocentes créatures vint ajouter un nouveau poids aux douleurs de leur mère.

Henriette, dont les passions étaient très-vives, se serait sans doute livrée au désespoir sans les consolations qu’elle recevait de sa sœur ; elle était d’autant plus malheureuse, qu’elle l’était par sa faute, et les reproches de sa conscience étaient sa plus grande punition. Ses bons parents lui avaient pardonné du fond du cœur des torts qu’elle expiait si cruellement ; ils lui faisaient passer en secret tout ce qu’ils pouvaient économiser, Octavie y joignait des secours plus abondants ; mais Melcour trompait toutes leurs précautions, s’emparait de l’argent qu’on envoyait à sa femme pour le dissiper follement, et la laissait ainsi que ses enfants manquer des choses les plus nécessaires.

Trois longues années se passèrent pour la pauvre Henriette dans les douleurs et les regrets déchirants. Ses deux petits garçons qu’elle avait elle-même nourris, commençaient à bégayer, leur sourire et leurs caresses étaient sa seule jouissance. Melcour ne paraissait presque plus chez lui ; il n’y fut ramené, comme tant d’autres maris, que quand les soins de sa femme lui devinrent nécessaires ; il s’était brûlé le sang par l’usage des liqueurs fortes, et par tant de nuits passées au jeu dans les convulsions de la rage et du désespoir ; il tomba dangereusement malade. Henriette vit dans cette circonstance le moyen de réparer ses fautes passées en remplissant courageusement les pénibles devoirs qui lui étaient imposés ; elle soigna son mari avec le même zèle que s’il n’eût pas cessé de mériter sa tendresse, elle ne s’occupait que d’adoucir ses maux et supportait avec une patience angélique sa mauvaise humeur.

Quand madame de la Roche apprit ce nouveau malheur, elle obtint de son époux la permission de voler au secours de sa cousine. Sa présence inattendue fit sur Henriette une si vive impression qu’elle tomba évanouie. Octavie la pressait sur son cœur, et ses larmes coulaient sur les joues flétries de sa malheureuse amie ; celle-ci se ranima bientôt et un déluge de pleurs soulagea son cœur oppressé. Elle mit ses enfants dans les bras de sa cousine : eux seuls, lui dit-elle, m’ont fait supporter la vie, mais je sens en ce moment qu’il est encore d’autres liens qui doivent m’y attacher.

Melcour ne manqua de rien, pendant sa maladie qui fut longue et douloureuse, il fut enfin touché des vertus de sa femme, et montra en mourant un vif repentir de ses égarements ; il bénit ses enfants en souhaitant qu’ils pussent dédommager leur mère de tous les chagrins qu’il lui avait causés.

Dès que Melcour eut cessé de vivre, Octavie se hâta d’arracher sa veuve à ce triste spectacle, et partit avec elle pour sa maison de campagne. Constance fut chargée de faire rendre les derniers devoirs à son beau-frère, et son mari d’acquitter toutes les dettes que ce malheureux jeune homme avait laissées.

M. et madame de Florbelle attendaient leur fille avec une tendre impatience, elle se jeta à leurs genoux pour implorer le pardon de sa désobéissance, les sanglots l’étouffaient, et ce ne fut que sur le sein de sa mère qu’elle retrouva sa tranquillité. Que le passé, lui dit son père, s’efface de ton souvenir comme il l’est de nos cœurs. Tu vas commencer une nouvelle carrière, embellie par les plus doux sentiments de la nature et de l’amitié ; si le bonheur qui t’attend fut acheté par bien des peines, il n’en aura que plus de charmes.

La jeune veuve s’établit chez M. de la Roche où l’affection de sa cousine prévenait tous ses désirs ; elle revoyait avec un plaisir bien doux les lieux où s’était écoulée son heureuse enfance, et reprit avec joie ses occupations champêtres qui avaient fait l’agrément de ses jeunes années.

Octavie jouit du bonheur de prouver, dans la personne de sa cousine, les sentiments de son cœur reconnaissant ; elle la traita toujours comme une sœur chérie, et quoiqu’elle eût elle-même plusieurs enfants, elle fut la mère de ceux d’Henriette, n’épargna rien pour leur éducation, et les établit avantageusement.

M. et madame de Florbelle vieillirent aimés et honorés de leur nombreuse famille ; une vie sobre et réglée et surtout le repos d’une bonne conscience, et le contentement du cœur les préservèrent des infirmités qui sont le partage d’un âge avancé ; leur mémoire, toujours chère à leurs enfants, est encore en vénération dans le lieu qu’ils habitaient.



FIN.