La Jeunesse de La Fayette/01

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La Jeunesse de La Fayette
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 422-458).
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LA
JEUNESSE DE LA FAYETTE

PREMIERE PARTIE

Il eût manqué quelque chose à la haute société du XVIIIe siècle, on ne connaîtrait pas les conséquences logiques de ses lectures et de son éducation d’esprit; on ne saurait pas davantage jusqu’où pouvaient aller, dans le milieu aristocratique le plus élevé, chez les jeunes nobles qui vivaient le plus près du trône, la liberté de la pensée, la hardiesse du jugement, le détachement des vanités du rang, si le marquis de La Fayette n’eût pas existé.

Si leur instruction politique eût été faite, si leur libéralisme n’eût pas été dans leur imagination et dans leur cœur plus que dans leur raison, un certain nombre de grands seigneurs, la minorité, nous le reconnaissons, aurait pu, avec l’aide des circonstances, constituer en France une chambre des lords. Mais le pays n’était pas préparé à les comprendre. Ce rêve devait donc s’évanouir bien vite, aux premiers rayons du soleil de la révolution. Les hobereaux de province, si peu éclairés, devaient, de leurs propres mains, détruire tout projet d’imitation de la constitution anglaise. On peut même affirmer que c’est l’idée qui leur a été la plus antipathique; et de tous les hommes de 1789, les premiers qu’ils ont poursuivis de leurs sarcasmes et de leurs haines ont été ceux qui voulaient essayer d’acclimater dans notre nation les institutions d’au-delà de la Manche. L’influence de l’événement considérable qui doit jouer un rôle si important dans cette étude, l’indépendance des États-Unis de l’Amérique du Nord, fut grande sur le tour d’esprit de nos jeunes patriciens; les salons qu’ils fréquentaient, à Paris, virent leur langage et leurs goûts transformés, et, pendant les dix années qui précédèrent le choc inévitable de deux sociétés en hostilité sourde, l’insurrection des Bostoniens, comme on les appelait, fut un point d’appui pour cette poussée d’idées généreuses qui n’avaient d’égales, dans leur vigueur, que la confiance aveugle dans l’avenir et dans la bonté humaine.

Celui qui représente le mieux ce groupe de l’école américaine, par la simplicité et la chevalerie, par le courage et le désintéressement, par la probité et la volonté, par l’unité des lignes, par l’ignorance des hommes poussée jusqu’à la crédulité et la candeur, en même temps que par l’amour, nouveau jusqu’alors, de la popularité, mérite d’être étudié de près : des documens nouvellement publiés et les communications qui nous ont été faites permettent de juger équitablement cette honnête et noble figure.

Les historiens les plus austères, M. le duc Victor de Broglie, qui l’avait connu, et M. Guizot, qui l’avait approché, ont parlé de lui avec une secrète estime et une liberté d’appréciation mêlée de bienveillance; mais ils ont surtout jugé le La Fayette de la restauration et des journées de Juillet, celui qui « était entouré de gens qui le flattaient et le pillaient. » Les quatre révolutions auxquelles il a assisté l’ont vu jouer un rôle considérable, sinon le premier, dans toutes apportant une ardeur d’esprit que les années n’amortissaient pas, une rectitude de conduite dont il ne dévia jamais, une sincérité et une absence de calculs que ses ennemis les plus acharnés n’ont jamais songé à contester, et un amour du pays qui fut pour lui une religion.

Si les années avaient un peu affaibli ses facultés, lorsque la mort l’atteignit, elles n’avaient pas modifié son caractère. Et cependant, pourquoi ne le dirions-nous pas? On s’est habitué à ne voir en lui que le côté extérieur; on se le représente toujours habillé en garde national, avec la cocarde aux trois couleurs et dans la banalité des accolades patriotiques. De l’esprit fin, du grand seigneur, simple de manières, du causeur charmant, du cœur généreux, du patriarche se faisant aimer de tous ceux qui l’approchaient, de l’âme indomptable, désintéressée, avec l’unité de la vie, il n’en est presque plus question. C’est de l’injustice.

Voir, à travers un homme pareil, tant d’événemens si divers, si intéressans, si dramatiques, est un sérieux attrait pour ceux qui ne se lassent pas de réfléchir sur les suites de la révolution française. Mais si ce n’était pas assez d’être attiré vers La Fayette par le rôle historique qu’il a joué, il se trouve à côté de lui, le soutenant dans toutes ses épreuves, partageant sa captivité, une femme qui a eu tous les héroïsmes avec toutes les modesties, et qui reste le modèle accompli de l’amour conjugal. On peut dire de Mme de La Fayette que son dévoûment s’est élevé au-dessus de tous les genres d’épreuves. Née d’une des plus illustres familles de France, ayant vu de près les grandeurs en même temps que les extrémités de toutes les calamités humaines, elle n’avait gardé aucune vanité de ses joies mondaines comme de ses souffrances incomparables. Son cœur n’avait jamais aspiré qu’à la liberté de se consacrer en paix aux saintes affections qui remplissaient son âme, à celle surtout qui les dominait toutes. Les sentimens et les devoirs faciles d’une obscure destinée eussent suffi à la fille des Noailles. Elle était surtout, suivant sa touchante expression, une fayettiste.

Son mari et Dieu occupèrent sa vie. « Sa dévotion, comme lui disait en riant sa tante. Mme de Tessé, était un mélange du catéchisme et de la Déclaration des Droits. » — Et sa dernière parole devait être, en s’adressant à La Fayette : «Je suis toute à vous. » Elle l’avait bien prouvé depuis l’heure où il la quitta, après quelques mois de mariage, pour aller se battre en Amérique, et pendant les premières années de la révolution, où elle avait accepté les opinions libérales, sans redouter le blâme de la société aristocratique dans laquelle elle vivait, mais aussi avec un tact qui l’empêchait de devenir une femme de parti ; jusque pendant les mois terribles de la Terreur, le cou sous la hache, elle persistait à signer ses lettres : Femme La Fayette.

Quelle vie héroïque et sainte! Quelle âme forte et tendre! Y a-t-il dans notre histoire un plus noble exemple des vertus domestiques? Et pour les révéler au monde, peut-on lire un livre plus touchant que celui consacré par Mme de Lasteyrie à sa mère?

Nous étudierons La Fayette à côté de l’âme de sa femme. Quand elle mourut et quand il eut écrit à M. de Latour-Maubourg l’admirable lettre de janvier 1808, il n’y eut plus pour lui de bonheur. Dans les luttes de la restauration, ainsi que dans les premières années de la monarchie de Juillet, n’ayant plus à côté de lui celle dont l’élévation, la délicatesse, la tolérance honoraient et charmaient sa vie, on sent que quelque chose lui manque. Il eut raison d’écrire au meilleur de ses amis : « Je ne m’en relèverai jamais. »

Il semble que l’heure soit venue de juger avec équité l’honnête homme qui a joué un rôle si considérable pendant cinquante ans. Si les passions ne sont pas éteintes, tous les documens ont du moins été mis au jour et permettent aux esprits éclairés et calmes d’asseoir un jugement sans craindre d’être accusés de faiblesse ou d’injustice.

I.

Marie-Paul-Joseph-Roch-Yves-Gilbert de Motier, marquis de La Fayette, appartenait à une ancienne et illustre maison. Elle se partagea, au XIVe siècle, en deux branches : l’aînée, la branche des Gilbert-Motier de La Fayette, dont était issu Gilbert, troisième du nom, le vaillant maréchal dont les chroniques nous ont gardé le nom; et la cadette, la branche des Roch-Motier de Champetières, qui n’avait qu’une importance provinciale. La branche aînée fut attirée, en 1472, du côté du Velay par le mariage d’un de ses membres avec une Polignac.

Mme de La Fayette, de la branche aînée, l’auteur de Zaïde et de la Princesse de Clèves, avait laissé deux fils. L’un était abbé, l’autre eut une fille mariée à M. de La Trémoille. Héritière d’une partie des terres des La Fayette, elle se prêta à faire rentrer dans les mains de ses cousins ceux de ses biens que les héritiers du nom pouvaient tenir à conserver. La branche à laquelle appartenait le marquis de La Fayette réunissait donc, au XVIIIe siècle, toutes les terres de la famille en Auvergne et possédait jusqu’au manoir du maréchal de La Fayette, qui s’appelait Saint-Romain.

Notre héros était venu au monde, le 6 septembre 1757, dans un vieux manoir du XIVe siècle, à Chavaniac, en Auvergne. Son père, colonel aux grenadiers de France, chevalier de Saint-Louis, avait été tué à la bataille de Minden, avant l’âge de vingt-cinq ans. Il laissait sa femme, Marie-Louise-Julie de la Rivière, enceinte de Gilbert, le dernier représentant de la seule branche qui restait de la famille.

Cet enfant fut élevé en Auvergne, auprès de sa mère et de ses tantes, Mlle de Chavaniac et Mlle de Motier, sœurs de son père, et remis aux soins de l’abbé Fayon, un prêtre fort instruit. De cette enfance, recueillie et solitaire, il ne gardait le souvenir que d’une hyène qui, échappée d’une ménagerie, terrifiait le voisinage. Au grand désespoir de sa mère et de ses tantes, le jeune La Fayette n’avait qu’un désir, celui de la rencontrer, et cet espoir animait ses promenades dans les bois.

A l’âge de onze ans, il fut envoyé à Paris et entra au collège du Plessis. Il perdit presque aussitôt sa mère, et se trouva, encore enfant, à la tête d’une fortune considérable, plus de 120,000 livres de rente. Son grand-père maternel, le comte de La Rivière, capitaine-lieutenant des mousquetaires noirs, devint son curateur et le confia, pour son éducation militaire, à un officier de mérite, M. de Margelay. A douze ans, il entrait donc aux mousquetaires et sortait du collège pour prendre part à toutes les revues. A quatorze ans, pour compléter son éducation d’officier, il passa, comme tous les jeunes gentilshommes, une année à l’académie de Versailles.

Ceux qui l’ont connu dans son adolescence, le comte de La Marck, le comte de Ségur, le représentent comme un peu gauche, un peu embarrassé de sa personne, fuyant le monde, sérieux, d’un excellent caractère, d’une grande bonté et d’une bravoure à toute épreuve. Sa taille était très élevée, ses cheveux roux. Il recherchait néanmoins avec soin ce qu’on appelait alors le bon air, mais il montait mal à cheval; et, à cause de sa taille, il dansait sans grâce. Les jeunes nobles avec lesquels il vivait se montraient plus adroits que lui aux exercices alors à la mode, au jeu de paume ; mais tous l’aimaient. Comme le jeune La Fayette avait la libre disposition de ses revenus, « il avait beaucoup de chevaux et les prêtait avec obligeance à ses amis. »

Il avait quatorze ans à peine, et l’on s’occupait déjà à le marier ; celle qu’on lui choisissait était l’une des petites-filles de la maison de Noailles, Adrienne d’Ayen.

M. le duc d’Ayen, fils aîné du dernier maréchal de Noailles, avait cinq filles qu’on appelait, avant leur mariage : Louise, Mlle de Noailles; Adrienne, Mlle d’Ayen; Clotilde, Mlle d’Épernon; Pauline. Mlle de Maintenon ; et Rosalie, Mlle de Montclar. Leur mère, née d’Aguesseau, était la petite-fille du chancelier.

Il était impossible de rencontrer plus de contrastes entre les deux époux. Le duc d’Ayen était partout ailleurs que dans son ménage. Occupé à la fois de chimie et des nouveaux opéras, de philosophie et des affaires de cour, il parlait de tout cela légèrement, mais avec grâce, comme des seules choses importantes ici-bas. La duchesse d’Ayen, au contraire, élevée d’abord au couvent, puis dans la maison de son père, « non moins grave et non moins réglée qu’un couvent, » n’aimait que la retraite et portait dans sa piété quelque chose de l’austérité janséniste. Elle surveillait elle-même l’éducation de ses filles[1].

C’est toujours un problème que de savoir comment avait été élevée cette admirable génération de grandes dames qui surent si bien monter sur l’échafaud. Nous trouvons dans deux documens d’une valeur morale inappréciable, la vie de Mme d’Ayen et la vie de Mme de La Fayette, la réponse à cette question : Comment furent élevées les femmes les plus parfaites qui aient vécu à la fin du XVIIIe siècle ?

Il n’y avait rien d’absolu dans la manière d’éduquer, de corriger ou de conduire de Mme d’Ayen. Elle croyait n’avoir rien fait quand elle n’avait pas convaincu l’enfant à qui elle parlait, et elle écoutait tous les raisonnemens de ses filles avec une bonté persévérante. Il en résultait peut-être quelques inconvéniens, comme le manque de docilité. « Cela peut bien être, maman, lui répondait un jour Adrienne, celle qui fut Mme de La Fayette, parce que vous nous permettez les raisonnemens et les objections; mais vous verrez qu’à quinze ans nous serons plus dociles que les autres. »

On leur enseignait d’abord le petit catéchisme de Fleury, puis le grand catéchisme du même auteur, ensuite l’Évangile. Les lectures étaient l’Ancien-Testament abrégé de Mesenguy, le Magasin des enfans, les Elémens de géographie, l’Histoire ancienne de Rollin. La conversation était un important moyen d’éducation. Mme d’Ayen lisait aussi avec ses filles et leur faisait lire les plus beaux morceaux de la poésie française, les plus belles pièces de Corneille, de Racine et de Voltaire. Elle leur apprenait à dicter des lettres, même avant qu’elles sussent elles-mêmes écrire.

Pauline, Mlle de Maintenon, celle qui fut Mme de Montagu, raconte dans ses mémoires qu’à trois heures, tous les jours, leur mère dînait avec elles et les emmenait, après le repas, dans sa chambre à coucher. La duchesse s’asseyait dans une bergère, près de la cheminée, ayant sous la main sa tabatière, ses livres, ses aiguilles. Ses cinq filles se groupaient alors autour d’elle : les plus grandes sur des chaises, les plus petites sur des tabourets, se disputant doucement à qui serait le plus près de la bergère. Tout en chiffonnant, on causait des leçons de la veille et des petits événemens du jour. Cela n’avait pas l’air d’une leçon, et à la fin c’en était une, et de celles qu’on retenait le mieux. On comparait la duchesse d’Ayen pour le tour d’esprit, l’élévation des sentimens, la force d’âme, à la mère Angélique de Port-Royal, si la mère Angélique eût vécu dans le monde.

Cette méthode d’éducation avait développé chez Adrienne l’habitude de tout discuter. Elle saisissait toujours les difficultés et voulait les approfondir. « Elle fut, dans sa jeunesse, fort troublée par ses doutes sur la religion. Ses inquiétudes étaient loin de la détourner des pratiques de piété; au contraire, le désir de connaître la vérité animait sa ferveur. Elle éprouvait un tel tourment de ses incertitudes, qu’elle l’a depuis comparé aux plus grandes peines qu’elle ait ressenties dans une vie si remplie de douleurs et d’anxiétés. Cette disposition commença vers l’âge de douze ans et dura plusieurs années. On la préparait alors à sa première communion; mais son caractère si sincère ne lui permettait pas d’approcher de Jésus-Christ avec une foi chancelante. »

Mme la duchesse d’Ayen jugeait ces troubles, et ils ne lui déplaisaient pas. Elle en distinguait la source et y trouvait des motifs de consolation. Elle crut devoir différer la première communion d’Adrienne jusqu’à l’époque où elle serait calmée et raffermie.

C’est vers ce temps qu’elle reçut des propositions de mariage pour ses deux filles aînées. L’union de Louise et de son cousin le vicomte de Noailles fut rapidement résolue; mais il n’en fut pas de même du mariage d’Adrienne avec le marquis de La Fayette. La future avait à peine douze ans et le futur quatorze. Nous lisons dans la Vie de la duchesse d’Ayen que l’extrême jeunesse de M. de La Fayette, l’isolement où il se trouvait, n’ayant aucun guide qui pût avoir sa confiance, une grande fortune et tout acquise, ce que Mme d’Ayen regardait comme un danger de plus, toutes ces considérations la décidèrent d’abord à le refuser, malgré la bonne opinion qui était donnée de sa personne. Ce refus persista pendant une année ; le consentement était au contraire vivement désiré par le duc d’Ayen. La froideur qui existait entre les deux époux s’en accrut. Enfin, rassurée par la certitude que sa fille ne la quitterait pas pendant les premières années, et sur la promesse de différer le mariage jusqu’au moment où l’éducation de M. de La Fayette serait achevée, elle consentit. « Elle accepta, dit sa fille, celui que depuis elle a toujours chéri comme le fils le plus tendrement aimé, celui dont elle a senti le prix dès le premier moment qu’elle l’a connu, celui qui seul, de tous les appuis humains, pouvait soutenir les forces de mon cœur après l’avoir perdue. Son consentement la raccommoda avec mon père, qui, pendant quelque temps, avait été réellement brouillé avec elle[2]. » L’attrait avait devancé, chez Adrienne d’Ayen, ce sentiment si profond qui l’unit à La Fayette d’une manière encore plus étroite et plus tendre, au milieu de toutes les vicissitudes de la vie la plus agitée qui fut jamais, au milieu des alternatives de joies et de douleurs qui devaient la remplir pendant plus de trente années.

Le mariage se célébra le 11 avril 1774. La petite femme avait quatorze ans et demi; le jeune mari n’en avait pas dix-sept. Quelques voyages, comme capitaine, à Metz, où le régiment de Noailles tenait garnison, et dont le colonel était le prince de Poix, fils du maréchal de Mouchy, occupèrent une partie de l’été de 1774. La Fayette revint du régiment au mois de septembre, et, grande nouveauté en ce temps-là, il résolut de se faire inoculer. On loua à cet effet une maison à Chaillot, et le jeune ménage s’y enferma avec la duchesse d’Ayen, qui voulut donner à son gendre tous les soins que sa vigilance et sa tendresse savaient multiplier. L’hiver suivant, elle présenta les jeunes époux à la cour. Le duc d’Ayen était capitaine des gardes du corps. Le marquis et la marquise de La Fayette furent chaque semaine du bal de la reine. Il ne semble pas que ce grand monde ait plu à La Fayette. Ses fragmens de Mémoires sont, sur ce point, très sobres de détails. Il était silencieux, « parce qu’il n’entendait guère de choses qui lui parussent mériter d’être dites[3]. » C’était le résultat d’un amour-propre déguisé et d’un penchant observateur. Il constate du reste le jugement défavorable que cette attitude lui attirait et qui était accru par la gaucherie de ses manières, « qui, sans être déplacées dans les grandes circonstances, ne se plièrent jamais aux grâces de la cour, ni aux agrémens d’un souper de la capitale. »

Les mémoires du temps complètent cette confession très sincère. Le jeune comte de Ségur, qui avait épousé une sœur d’un second lit de la duchesse d’Ayen et qui vivait dans l’intimité de son neveu, dit a qu’à dix-huit ans, La Fayette avait un maintien grave, froid et qui annonçait très faussement de l’embarras et de la timidité. Ce froid extérieur et ce peu d’empressement à parler faisaient un singulier contraste avec la pétulance, la légèreté et la loquacité brillante des personnes de son âge ; mais cette enveloppe, si froide aux regards, cachait l’esprit le plus actif, le caractère le plus ferme et l’âme la plus brûlante. » Le comte de Ségur avait été mieux que personne à portée de l’apprécier. A peine adolescent, La Fayette avait été amoureux. Il avait cru mal à propos que Ségur était son rival, et, malgré son amitié, dans un accès de jalousie, il avait passé presque toute une nuit chez son ami pour lui persuader de disputer, l’épée à la main, le cœur de la belle[4].

Cependant, un souffle novateur se faisait sentir même dans les fantaisies. En attendant les batailles d’idées, la cour assistait à une querelle entre les jeunes et les vieux courtisans relativement à la mode. Les costumes paraissaient surannés à la nouvelle génération de gentilshommes. Le comte de Provence et le comte d’Artois avaient levé l’étendard de la révolte[5]. Le triomphe fut d’abord dans le camp des novateurs. Ils eurent un brillant succès; mais il ne dépassa pas la durée d’un carnaval. Dès qu’il fut fini, les vieux usages reprirent leur puissance ; et les jeunes beaux, y compris La Fayette, allèrent oublier dans leurs garnisons respectives leurs rêves trop courts de paladins.

Cet essai d’innovation avait commencé fort gaîment par des parties de plaisir et des ballets. Une société de jeunes gens et de jeunes dames s’était formée. La Fayette et sa femme y figuraient avec MM. d’Havre, de Guéméné, de Durfort, de Coigny, les deux Dillon, les deux Ségur, la comtesse Auguste d’Aremberg, la duchesse de Fronsac, belle-fille du maréchal de Richelieu. Cette société tenait d’abord ses assises à Versailles ; elle prit ensuite ses rendez-vous près des Porcherons, dans l’auberge A l’Épée de bois, qui donna son nom à la société elle-même. Elle y venait déjeuner et souper.

La nécessité de faire des répétitions, avant d’exécuter des ballets devant Marie-Antoinette, avait donné à cette folle jeunesse, heureuse de vivre, un libre et fréquent accès chez la reine et dans les appartemens des princes. La Fayette y vit de très près le comte d’Artois. Il était admis dans les quadrilles arrangés à Trianon. Il n’était pas élégant danseur, et la reine, qui devait ne jamais l’aimer, ne le trouvait pas déjà à son gré.

Quoiqu’il eût plus d’esprit que son beau-frère, le vicomte de Noailles, il était loin d’avoir sa grâce : « Mais aussi il ne possédait pas comme lui la malheureuse passion de vouloir toujours se signaler dans tout ce qui produisait de l’effet. » — Ainsi, depuis que le duc d’Orléans avait introduit à Monceau les habitudes anglaises, on buvait beaucoup dans le grand monde; et le jeune vicomte de Noailles passait pour un buveur émérite, pouvant tenir tête aux seigneurs anglais qui venaient sur le continent. Un jour, dans un dîner auquel il n’assistait pas, mais dont le comte de La Marck faisait partie, La Fayette (n’oublions pas qu’il avait à peine dix-sept ans) avait bu plus de Champagne qu’à l’ordinaire, et, comme il était indisposé, il fallut le mettre dans sa voiture et le ramener chez lui. Pendant le trajet, il répétait à ceux qui l’entouraient ce mot d’enfant : — « N’oubliez pas de dire à Noailles combien j’ai bu! » — C’est à peu près tout ce que le comte de La Marck, qui n’est pas bienveillant pour La Fayette et que nous retrouverons plus tard, a pu raconter de lui dans ces années si renommées pour la douceur de vivre.

Au milieu des soupers et des bals, la politique osa pénétrer en riant. Le rappel des parlemens occupait alors les esprits. La société de l’Épée de bois s’avisa de parodier les séances de ces graves assemblées. Le comte d’Artois jouait le rôle de premier président; et, ce qui peut sembler assez piquant, La Fayette, dans une de ces joyeuses audiences, remplit les fonctions de procureur-général.

Le mécontentement que l’intimité, accordée par les princes à quelques jeunes gentilshommes, inspirait aux représentans de la vieille cour, éclata brusquement. On prit prétexte d’une étourderie et l’on fit sentir à M. de Maurepas l’inconvénient de laisser les princes entourés de légers courtisans qui s’étaient permis de tourner en dérision la haute magistrature. Brid’oison n’était pas loin. — Pour détourner l’orage, le comte de Ségur, un des grands coupables, se, trouvant au coucher du roi, s’approcha d’un de ses amis, fit le récit d’une de leurs folles séances et prit soin de rire avec une indiscrétion qui le fit remarquer de Louis XVI. Venant alors au comte de Ségur, il lui demanda le sujet de cette bruyante gaîté. Après s’être défendu quelques momens de pouvoir en avouer tout haut le motif, le roi lui dit de le suivre, et, s’approchant d’une fenêtre, il se fit conter tout ce qui s’était passé dans une des séances pseudo-parlementaires. Ségur donna à son récit la forme, la couleur, l’esprit, qui pouvaient le rendre amusant. Louis XVI l’écouta et rit beaucoup. Le lendemain, au moment où Maurepas tentait de provoquer contre la jeune cour les sévérités royales et s’efforçait de grandir les conséquences d’un travestissement qui, disait-il, livrait au ridicule la dignité du parlement : «Cela suffit répondit le roi, on y songera pour l’avenir; mais, pour le présent, il n’y a rien à faire, car je suis presque moi-même au nombre des coupables[6]. »

Ainsi se passa la première année du mariage de La Fayette. On peut le croire, quand il écrit qu’il ne se plia jamais aux grâces de la cour. Il donna, du reste, en ce temps-là, une preuve éclatante de ses goûts modestes et de sa volonté en ne balançant pas à déplaire à ses nouveaux parens pour sauvegarder son indépendance. Il s’agissait d’un titre dans la maison du comte de Provence. Le maréchal de Noailles désirait cet arrangement. Pour l’empêcher sans résister à ceux qu’il aimait, La Fayette fit en sorte de mécontenter par un mot le prince, à la personne duquel on voulait l’attacher! Toute négociation fut à jamais rompue. On sentait déjà dans l’air les effluves de 1789.

Une vie de dissipation n’était pas non plus de l’éducation de Mme de La Fayette. Elle était obligée d’aller, ainsi que sa sœur, la vicomtesse de Noailles, au spectacle et au bal de la cour. Mais jamais, même dans sa plus grande jeunesse, elle n’avait cru pouvoir goûter un seul des amusemens du monde sans quelque motif de devoir : « Elle ne s’y décidait pas légèrement; mais, après cela, elle s’y livrait franchement et sans scrupule. » Son sentiment pour son mari était au-dessus de toutes ses autres affections ; et ce sentiment, au dire de Mme de Lasteyrie, s’accordait avec une délicatesse qui l’éloignait de toute espèce de jalousie, « ou du moins des mauvais mouvemens qui en sont d’ordinaire la suite. »

Ses doutes sur la religion, qui avaient violemment agité sa conscience, s’étaient dissipés. En pleine connaissance d’elle-même, elle fit sa première communion le dimanche de Quasimodo qui suivit l’hiver de 1776. Elle devint grosse cette même année et mit au monde une fille qu’elle appela Henriette et qui ne devait pas vivre plus de vingt-deux mois.

Des événemens se préparaient qui allaient à jamais entraîner La Fayette loin du monde où son beau-père, le duc d’Aven, eût voulu le retenir.


II.

C’est à Spa, le café de l’Europe au XVIIIe siècle, le lieu de plaisir où l’on jouissait d’une liberté plus étendue que dans aucune contrée du monde, grâce au souverain de ce petit pays, l’évêque de Liège, c’est à Spa que le comte de Ségur, l’ami et l’oncle de La Fayette, apprit les événemens qui annonçaient en Amérique une prochaine révolution. On était dans l’été de 1776, La Fayette était alors en garnison à Metz. Le duc de Glocester, frère du roi d’Angleterre, vint dans cette ville, et un dîner lui fut donné chez le gouverneur, le comte de Broglie, personnage de beaucoup d’esprit et de talent, dont la correspondance secrète avec le roi Louis XV tient une place considérable dans l’histoire du XVIIIe siècle. Le comte de Broglie attirait à lui la jeunesse par sa bienveillance et par sa perspicacité. Il avait invité le jeune La Fayette à ce dîner; le duc de Glocester venait de recevoir des lettres d’Angleterre et il mit la conversation sur ce qu’elles contenaient, c’est-à-dire la nouvelle de la déclaration d’indépendance de l’Amérique. Tout cela était nouveau pour La Fayette, Il écoutait avec une ardente curiosité. Il pressait le duc de questions. Les réponses ajoutaient à son intérêt ou plutôt à son enthousiasme. Avant la fin du repas, il avait conçu le projet de partir pour l’Amérique[7].

A compter de ce moment, il n’eut plus d’autre pensée. Pour réaliser son dessein, il se rendit presque aussitôt à Paris. Le premier coup de canon qui avait été tiré dans l’autre hémisphère avait retenti dans toute l’Europe avec la rapidité de la foudre. On appelait alors les Américains « insurgens » et « Bostoniens. » Leur courageuse audace électrisait les esprits, particulièrement à Paris. Dans cette société encore aristocratique par ses formes, La Fayette fut frappé de voir éclater un si vif et si général intérêt pour la révolte d’un peuple contre un roi. La mode elle-même montra bien la rapidité de l’engouement. Dans les salons, le jeu anglais, le whist, se vit tout à coup remplacé par un jeu non moins grave qu’on nomma le boston. « Ce mouvement, remarque M. de Ségur, quoiqu’il semble bien léger, était un notable présage des grandes conversions auxquelles le monde entier ne devait pas tarder à être livré[8]. » Personne à Paris ne se montrait favorable à la cause de l’Angleterre, et chacun y faisait publiquement des vœux pour celle des bostoniens .

Quoiqu’il eût à peine dix-neuf ans, La Fayette vit clairement que jamais si belle cause n’avait attiré l’attention des hommes. Avec un sens politique très juste, il jugea en même temps que, dans cette question de liberté des colonies anglaises, les destins de la France et ceux de sa rivale allaient se décider. La Grande-Bretagne se voyait enlever, avec les nouveaux états, un important commerce, un quart de ses sujets, augmentant sans cesse par une incessante émigration. Les treize colonies retombaient-elles au contraire sous le joug de la métropole, c’en était fait de nos Antilles, de nos possessions d’Afrique et d’Asie, de notre commerce maritime et par conséquent de notre marine.

Le comte de Ségur était aussi accouru à Paris et il avait rejoint La Fayette et le vicomte de Noailles, tous les trois unis par les liens du sang, et, ce qui les serre mieux, par des idées et des passions communes. Ils devaient s’embarquer ensemble, et en attendant l’organisation de leur expédition, le secret devait être par eux fidèlement gardé. Il le fut aussi par le comte de Broglie, qui, ayant reçu la confidence de La Fayette, essaya d’abord de le détourner de son dessein. — « J’ai vu mourir votre oncle dans la guerre d’Italie, lui disait-il. J’étais présent à la mort de votre père à la bataille de Minden, et je ne veux pas contribuer à la ruine de la seule branche qui reste de la famille. » Cependant reconnaissant une résolution inébranlable, il sut la comprendre, et son cœur, après de vains efforts pour arrêter La Fayette, le suivit « avec une tendresse paternelle[9]. »

Si le comte de Broglie voulut être son guide, il n’en fut pas de même du duc d’Ayen. Sa colère fut violente contre son gendre, dès qu’il connut sa résolution. L’opinion du grand monde, au contraire, fut hostile aux Noailles. « Les dames françaises, écrivait lord Stormont, ambassadeur d’Angleterre, à son gouvernement, blâment les parens de M. de La Fayette d’avoir tâché de l’arrêter dans une si noble entreprise. Si le duc d’Ayen, disait l’une d’elles, traversait un tel gendre dans une telle tentative, il ne devrait plus espérer de marier ses filles[10]. »

Le vieux maréchal de Noailles, qui naguère priait le comte de Ségur d’user de son influence sur son ami pour échauffer sa froideur, le réveiller de son indolence, et pour communiquer un peu de flamme à son caractère, n’en revenait pas lorsqu’il apprit tout à coup que ce jeune sage de dix-neuf ans, emporté par la passion de la gloire, voulait franchir l’océan pour combattre en faveur de la liberté américaine.

Le gouvernement français, qui désirait l’affaiblissement de la puissance de l’Angleterre, allait être insensiblement entraîné par cette opinion libérale qui se déclarait avec tant de vivacité. Il laissait donner par la marine marchande des secours en armes, en munitions et en argent aux insurgens. Il laissait Beaumarchais faire ses envois de fusils, et quand l’ambassadeur d’Angleterre se plaignait à notre cour, elle niait les faits, ordonnait le déchargement des objets de contrebande et chassait de ses ports les corsaires américains. Notre gouvernement s’aveuglait au point de croire que ses démarches secrètes ne seraient pas aperçues. Les voiles dont il se couvrait devenaient de jour en jour plus transparens.

Bientôt on vit arriver à Paris les députés américains, Sileas Deane et Arthur Lee. Le docteur Franklin vint les rejoindre peu de temps après.

Il serait difficile d’exprimer avec quelle faveur furent accueillis en France, au sein d’une vieille monarchie, ces envoyés d’un peuple en insurrection. Tous les mémoires du temps en font foi. Les commissaires du congrès n’étaient pas encore reconnus officiellement comme agens diplomatiques. Ils n’avaient pas obtenu d’audience de Louis XVI, et cependant on voyait chaque jour accourir dans leur demeure, les hommes les plus distingués et les plus en renom, philosophes, savans, littérateurs. Nos jeunes officiers s’empressaient de leur côté de questionner les commissaires américains sur la situation de leurs affaires et sur leurs moyens de défense. Leurs milices encore inexpérimentées, novices dans le métier des armes, venaient d’éprouver des revers successifs, devant la solidité et la tactique des troupes anglaises. Sileas Deane et Arthur Lee ne dissimulaient pas que le secours de quelques officiers instruits leur était indispensable. Sans doute, l’attrait des périls et l’amour de l’indépendance avaient déjà attiré en Amérique plusieurs volontaires européens, entre autres deux Polonais dont l’histoire a conservé les noms, Pulawski et Kosciusko, mais on juge de quelle importance eût été pour la cause américaine l’adhésion franche et complète de vrais officiers français appartenant aux premières familles du royaume. Cette adhésion le marquis de La Fayette, le comte de Ségur et le vicomte de Noailles la donnèrent. La conformité de leurs sentimens, de leurs opinions, de leurs désirs, ne s’étendait pas alors à leur fortune. Le vicomte de Noailles et le comte de Ségur ne jouissaient que de la pension payée par leurs parens. La Fayette, au contraire, quoique plus jeune et moins avancé en grade, se trouvait, à l’âge de dix-neuf ans, maître de ses biens, de sa personne et possesseur de plus de 120,000 livres de rente.

Voulant s’adresser à M. Deane, il eut recours au comte de Broglie, qui le mit en relations avec le baron de Kalb, officier allemand au service de la France, cherchant de l’emploi chez les insurgens, suivant l’expression du temps. Kalb savait l’anglais, il servit d’interprète à La Fayette, et l’accompagna chez M. Deane. « En présentant à M. Deane ma figure à peine âgée de dix-neuf ans (c’est La Fayette qui le raconte), je parlai plus de mon zèle que de mon expérience; mais je lui fis valoir le petit éclat de mon départ, et il signa l’arrangement. »

Le secret de cette négociation et des préparatifs qui la suivirent fut miraculeusement gardé. Le comte de Broglie trouva aisément des officiers sans place et sans fortune, parmi lesquels il en choisit plusieurs destinés à servir d’escorte à Lafayette. Celui-ci les prit à sa solde. Ce n’est pas le seul service que lui rendit le comte de Broglie. Il envoya son secrétaire, M. du Boismartin, à Bordeaux pour assurer l’achat et l’équipement du vaisseau dont La Fayette avait besoin. La défense du duc d’Ayen n’avait fait qu’irriter son gendre. Cependant il dissimula et parut d’abord obéir aux ordres qu’il avait reçus.

Pendant qu’on s’occupait d’armer le navire, de funestes nouvelles arrivaient d’Amérique. Les forces de Washington étaient anéanties. Trois mille hommes seuls restaient en armes, et le général Hovre les poursuivait. L’envoi d’un bâtiment devenait presque impossible. Deane et Lee eux-mêmes crurent devoir faire témoigner à La Fayette leur découragement et le détourner de son projet. C’était bien peu le connaître. Il se rendit chez M. Deane, et le remerciant de sa franchise : « Jusqu’ici, monsieur, dit-il, vous n’avez vu que mon zèle! Il va peut-être devenir utile; j’achète un bâtiment qui portera vos officiers. Il faut montrer de la confiance, et c’est dans le danger que j’aime à partager votre fortune[11]. »

Ainsi, dans le même temps où le général Washington, réduit à un corps de deux à trois mille hommes, ne désespérait pas de la chose publique, le même sentiment animait à mille lieues de là un jeune homme de dix-neuf ans, destiné à devenir son intime ami et à participer avec lui à l’heureux résultat de cette lutte. Les commissaires américains lui promirent le grade de major-général. Pour mieux couvrir ses préparatifs, il réalisa un voyage en Angleterre, depuis longtemps projeté. Il séjourna à Londres trois semaines, avec son parent le prince de Poix. Il y vit Bancroft et fut présenté au roi George, par l’ambassadeur de France, le marquis de Noailles, frère du duc d’Ayen, oncle de Mme de La Fayette. Il alla même danser chez lord Germain, ministre des colonies, et rencontra à l’Opéra le général Clinton, qu’il devait retrouver sur le champ de bataille de Monmouth. Il affichait ses sentimens pour les Américains, et son attitude le fit rechercher par lord Shelburne, qui l’invita à déjeuner.

La résolution de La Fayette étant inébranlable, il écrivit de Londres le 7 mars 1777 à son beau-père :

« Vous allez être étonné, mon cher papa, de ce que je vais vous mander; il m’en a plus coûté que je ne puis vous l’exprimer pour ne pas vous consulter. Mon respect, ma tendresse, ma confiance en vous, doivent vous en assurer; mais ma parole était engagée, et vous ne m’auriez pas estimé si j’y avais manqué. J’ai trouvé une occasion unique de me distinguer et d’apprendre mon métier. Je suis officier général dans l’armée des États-Unis d’Amérique. Mon zèle pour leur cause et ma franchise ont gagné leur confiance. De mon côté, j’ai fait ce que j’ai pu pour eux, et leurs intérêts me seront un jour plus chers que les miens. Enfin, mon cher papa, pour le moment je suis à Londres, attendant toujours des nouvelles de mes amis : dès que j’en aurai, je partirai d’ici, et sans m’arrêter à Paris j’irai m’embarquer sur un vaisseau que j’ai frété et qui m’appartient... Je suis au comble de la joie d’avoir trouvé une si belle occasion de faire quelque chose et de m’instruire. Je sais bien que je fais des sacrifices énormes, et qu’il m’en coûtera plus qu’à personne pour quitter ma famille, mes amis, vous, mon cher papa, parce que je les aime plus tendrement qu’on n’a jamais aimé ; Mais ce voyage n’est pas bien long; on en fait tous les jours de plus considérables pour son seul plaisir, et d’ailleurs j’espère en revenir plus digne de tout ce qui aura la bonté de me regretter. Adieu, mon cher papa, j’espère vous revoir bientôt; conservez-moi votre tendresse. J’ai bien envie de la mériter, et je la mérite déjà par celle que je sens pour vous et le respect que conservera toute sa vie votre tendre fils. »

Après avoir écrit cette lettre si digne, si chevaleresque, qui le met hors de son milieu, et au-dessus des ambitions vulgaires, il se rembarque pour Paris, y arrive incognito, descend chez M. de Kalb et se cache trois jours à Chaillot.

Un matin, à sept heures, il entre brusquement dans la chambre de son ami, le comte de Ségur, ferme hermétiquement la porte et s’asseyant près de son lit, lui dit: « Je pars pour l’Amérique[12], tout le monde l’ignore ; mais je t’aime trop pour avoir voulu partir sans te confier mon secret. — Et quel moyen as-tu pris, lui répondit Ségur, pour assurer ton embarquement? » La Fayette lui fit alors un récit complet de son plan, lui donna même le nom des officiers qui consentaient à partager son sort et qui lui avaient été désignés par le comte de Broglie. Il lui cita particulièrement M. de Ternant, militaire aussi brave qu’instruit, M. de Valfort, dont la science profonde le fit désigner quelques années plus tard pour la direction de l’école militaire.

La Fayette alla faire les mêmes confidences à son beau-frère, le vicomte de Noailles.

Le point le plus pénible était la séparation de sa jeune femme. Elle était au milieu d’une seconde grossesse. On juge de sa douleur! Outre ce qu’elle souffrait elle-même, elle avait encore le chagrin de voir la colère de son père. Elle mit toute sa volonté en œuvre pour dissimuler les tortures de son cœur. Les soins de sa vaillante mère furent pour elle une vraie consolation. La duchesse d’Ayen, alarmée pour son propre compte de l’éloignement et des dangers du gendre qu’elle chérissait comme un fils, ayant, moins que personne au monde, le goût de l’ambition, la soif de la gloire humaine, jugea cependant l’entreprise « comme elle a été jugée par le reste du monde[13]. » Retranchant absolument des torts apparens de cette entreprise ce qu’elle pouvait coûter à la fortune de son gendre, Mme d’Ayen trouva, dès le premier moment, un motif de la distinguer de ce qu’on appelle une folie de jeune homme. « Les sentimens de son cœur pour mon mari, écrivait Mme de La Fayette, la rendaient propre à adoucir les déchiremens du mien. Elle m’apprit elle-même le cruel départ et s’occupa de me consoler en cherchant les moyens de servir M. de La Fayette avec cette tendresse généreuse, cette supériorité de vues et de caractère qui la développaient tout entière. »

Le départ et le voyage furent toute une série d’aventures. A peine La Fayette était-il en route pour Bordeaux que le duc d’Ayen lui-même courut informer Maurepas. Des ordres furent immédiatement expédiés à M. de Frenel, commandant en Guyenne, pour qu’il retînt La Fayette. Il fut en même temps convenu que Maurepas lui enverrait l’ordre de se rendre à Avignon, où il trouverait son beau-père et sa tante, la comtesse de Tessé, et que de là on partirait pour visiter l’Italie. Après avoir conduit son vaisseau au port du Passage, La Fayette, au risque de se faire arrêter, était revenu à Bordeaux, et par une déclaration remise à M. de Frenel, il assumait sur lui seul les suites de son évasion. Il écrivit aux ministres, à ses amis. Parmi ces derniers était M. de Coigny, qui l’avertit aussitôt de ne concevoir aucune espérance d’obtenir l’autorisation de partir. Ce fut le comte de Broglie qui le tira encore d’embarras. Il s’engagea à se rendre en Espagne et à ne pas revenir à Paris, où l’avortement de ses projets l’exposerait au ridicule. Feignant alors de se rendre à Marseille, La Fayette partit en chaise de poste avec un officier nommé Monroy. À quelques heures de Bordeaux, il monta à cheval, déguisé en courrier et courut devant la voiture qui prit la route de Bayonne[14]. Là, ils restèrent deux ou trois heures, et pendant que Monroy y faisait quelques affaires indispensables, La Fayette resta couché sur la paille de l’écurie. Ce fut la fille du maître de poste qui reconnut le faux courrier à Saint-Jean-de-Luz pour l’avoir vu, quand il revenait du port du Passage à Bordeaux. Mais un signe la fit taire.

C’est ainsi que La Fayette rejoignit son vaisseau, qu’il nomma la Victoire, le 26 avril 1777, et, le même jour, après six mois d’efforts et d’impuissance, il mit à la voile pour le continent américain. La cour de France dépêcha des ordres aux îles Sous-le-Vent pour l’arrêter s’il y relâchait. La Fayette déclara au capitaine que, le vaisseau lui appartenant, il le destituerait à la moindre résistance et donnerait le commandement à son second. S’étant aperçu que le motif de cette résistance était la crainte pour le capitaine de perdre une cargaison de 8,000 dollars, La Fayette en garantit la valeur sur sa caisse personnelle, et le bon accord fut rétabli[15].

Un autre péril menaçait le bâtiment qui portait La Fayette et sa fortune, c’étaient les corsaires anglais. Ce lourd navire, armé seulement de deux canons et de quelques fusils, n’eût pas échappé. La Fayette avait pris la résolution de sauter plutôt que de se rendre. Les mesures furent prises en conséquence, avec un brave marin hollandais nommé Bedaux. Le capitaine insista sur une relâche aux îles Sous-le-Vent ; mais, comme le prévoyait La Fayette, on y eût trouvé des lettres de cachet, et, moins de gré que de force, le capitaine dut suivre une route directe.

À quarante lieues des côtes, on fut atteint par un petit bâtiment. On se prépara pour la défense. Par bonheur, c’était un vaisseau américain, qu’on s’efforça vainement d’accompagner. À peine fut-il perdu de vue qu’on rencontra deux frégates anglaises. On put encore leur échapper.

Les longues heures de la traversée, notre héros les remplissait en pensant à Mme de La Fayette. Il est impossible de ne pas être charmé par ses lettres si sincères, si jeunes, si tendres : « À bord de la Victoire, ce 30 mai 1777. — C’est de bien loin que je vous écris, mon cher cœur, et à ce cruel éloignement se joint l’incertitude encore plus affreuse du temps où je pourrai savoir de vos nouvelles… Que de craintes, que de troubles j’ai à joindre au chagrin déjà si vif de me séparer de tout ce que j’ai de plus cher ! Comment aurez-vous pris mon second départ ? (Le premier était le voyage à Londres.) m’en aurez-vous moins aimé ? m’aurez-vous pardonné ? Aurez-vous songé que, dans tous les cas, il fallait être séparé de vous, errant en Italie et traînant une vie sans gloire, au milieu des personnes les plus opposées à mes projets et à ma façon de penser ? Toutes ces réflexions ne m’ont pas empêché d’éprouver un mouvement affreux dans ces terribles momens qui me séparaient du rivage.

« Vos regrets, ceux de mes amis, Henriette (son premier enfant, qu’il perdit pendant son voyage), tout s’est représenté à mon âme d’une manière déchirante. C’est bien alors que je ne me trouvais plus d’excuse. Si vous saviez tout ce que j’ai souffert, les tristes journées que j’ai passées en fuyant tout ce que j’aime au monde ! Joindrai-je à ce malheur celui d’apprendre que vous ne me pardonnez pas ? En vérité, mon cœur, je serais trop à plaindre.

« Mais je ne vous parle pas de moi, de ma santé, et je sais que ces détails vous intéressent. Je suis dans le plus ennuyeux des pays. La mer est si triste ! et nous nous attristons, je crois, mutuellement, elle et moi… Je devrais être arrivé ; mais les vents m’ont cruellement contrarié. Je ne me verrai pas avant huit ou dix jours à Charlestown…

« Pourvu que j’apprenne que vous vous portez bien, que vous m’aimez toujours et qu’un certain nombre d’amis sont dans le même cas, je serai d’une philosophie parfaite sur tout le reste, de quelque espèce et de quelque pays qu’il puisse être. Mais aussi, si mon cœur était attaqué dans un endroit bien sensible, si vous ne m’aimiez plus tant, je serais trop malheureux. Mais je ne dois pas le craindre, n’est-ce pas, mon cher cœur ? j’ai été bien malade dans les premiers temps de mon voyage, et j’aurais pu me donner la consolation amusante qui est de souffrir en nombreuse compagnie. Je me suis traité à ma manière. J’ai été plus tôt guéri que les autres ; à présent, je suis à peu près comme à terre… Vous voyez que je vous dis tout, mon cher cœur ; aussi ayez-y confiance et ne soyez pas inquiète sans sujet... Parlons de choses plus importantes! Parlons de vous, de la chère Henriette, de son frère ou de sa sœur! (Mme de La Fayette était grosse.) Henriette est si aimable qu’elle donne le goût des filles. Quel que soit notre nouvel enfant, je le recevrai avec une joie bien vive. Ne perdez pas un moment pour hâter mon bonheur, en m’apprenant sa naissance. Je ne sais pas si c’est parce que je suis deux fois père, mais je me sens plus père que jamais... »

« 7 juin. — Je suis encore dans cette triste plaine. Pour me consoler un peu, je pense à vous, à mes amis ! Je pense au plaisir de vous retrouver. Quel charmant moment, quand j’arriverai, que je viendrai vous embrasser tout de suite, sans être attendu! Vous serez peut-être avec vos enfans. J’ai même, à penser à cet heureux instant, un plaisir délicieux! Ne croyez pas qu’il soit éloigné; il me paraîtra bien long, sûrement; mais, dans le fait, il ne sera pas aussi long que vous allez vous l’imaginer...

« Vous avouerez, mon cœur, que l’occupation et l’existence que je vais avoir sont bien différentes de celles qu’on me gardait dans ce futile voyage (en Italie). Défenseur de cette liberté que j’idolâtre, libre moi-même plus que personne, en venant, comme ami, offrir mes services à cette république si intéressante, je n’y porte que ma franchise et ma bonne volonté, nulle ambition, nul intérêt particulier; en travaillant pour ma gloire, je travaille pour leur bonheur. J’espère qu’en ma faveur, vous deviendrez bonne Américaine ; c’est un sentiment fait pour les cœurs vertueux. Le bonheur de l’Amérique est intimement lié au bonheur de toute l’humanité ; elle va devenir le respectable et sûr asile de la liberté.

« Adieu, la nuit ne me permet pas de continuer, car j’ai interdit toute lumière dans mon vaisseau depuis quelques jours. Voyez comme je suis prudent! Adieu donc! Si mes doigts sont un peu conduits par mon cœur, je n’ai pas besoin de voir clair pour vous dire que je vous aime et que je vous aimerai toujours. »

Tout La Fayette est déjà dans cette lettre sensible, héroïque, avec le grain de chimère et d’optimisme généreux qui sent le XVIIIe siècle.

Ce ne fut que le 16 juin 1777, après sept semaines de navigation et d’incidens de toute sorte, que La Fayette eut la bonne chance d’aborder en Caroline et de mouiller devant Georgetown. Remontant en canot la rivière, il sentit enfin sous ses pieds le sol américain, « et son premier mot fut un serment de vaincre ou de périr pour la cause de l’indépendance<ref> Nous renvoyons nos lecteurs pour l’ensemble des faits à la remarquable Histoire de la participation de la France à l’indépendance des États-Unis. L’auteur, M. Henry Doniol, a été le premier éditeur de tous ces documens. Personne ne les avait jusqu’à ce jour mis en ordre et agencés dans l’histoire générale. Ce beau travail a mérité le prix Gobert.<ref>. »

III.

Il descendit chez le major Huger, le père de celui qui devait si vaillamment se dévouer pour le sauver des prisons d’Olmütz.

Sa pensée va trouver Mme de La Fayette, et il lui écrit aussitôt ce billet tout pimpant :

« J’arrive, mon cher cœur, en très bonne santé, dans la maison d’un officier américain, et, par le plus grand bonheur du monde, un vaisseau français met à la voile; jugez comme j’en suis aise. Je vais ce soir à Charlestown. Je vous y écrirai. Il n’y a point de nouvelles intéressantes. La campagne est ouverte ; mais on ne se bat point, très peu du moins. Les manières de ce monde-ci sont simples, honnêtes et dignes en tout du pays où tout retentit du beau nom de liberté. Je comptais écrire à Mme d’Ayen. Mais c’est impossible. Adieu, adieu, mon cœur. — De Charlestown, je me rendrai par terre à Philadelphie et à l’armée. N’est-il pas vrai que vous m’aimerez toujours? »

La nouveauté de toutes choses autour de lui, la chambre même, le lit entouré de moustiquaires, les domestiques noirs qui venaient lui demander ses ordres, la beauté et l’aspect étrange de la campagne, qu’il voyait de ses fenêtres et que couvrait une riche végétation, tout se réunissait pour produire sur La Fayette un effet magique et pour éveiller en lui des sensations inexprimables.

Jamais il ne fut un désillusionné, et, du commencement à la fin de sa vie, il resta profondément attaché à l’Amérique. A son arrivée, beaucoup d’aventuriers voulurent en vain se lier avec lui et lui inspirer leurs préventions. Sa parfaite droiture le garantit de toute intrigue. Son objectif était d’être admis le plus tôt possible, comme officier, par le congrès et d’être reçu par Washington.

Après s’être procuré des chevaux, il partit avec six officiers pour Philadelphie. Il fit ainsi près de neuf cents milles.

Les circonstances dans lesquelles se présentait La Fayette étaient peu favorables aux étrangers. Dégoûtés par la conduite de plusieurs aventuriers français, les Américains étaient révoltés des prétentions des impudens. La honte des premiers choix, les jalousies de l’armée, les préjugés nationaux, « tout servait à confondre le zèle avec l’intérêt, les talens avec le charlatanisme[16]. » La froideur du premier accueil que reçut La Fayette avait tout air d’un congé.

Dès son arrivée à Philadelphie, il avait remis les lettres de Franklin et de Deane à M. Lowel, président du comité des affaires étrangères. Le lendemain, il se rendit au congrès. M. Lowel sortit et lui fit connaître qu’il n’y avait pas d’espoir que sa demande fût accueillie. Sans être déconcerté par le langage des députés qui vinrent ensuite lui parler, La Fayette les pria de rentrer dans la salle du congrès, et, soupçonnant que ses papiers n’avaient pas été lus, il écrivit le billet suivant, avec prière au speaker d’en donner lecture publiquement : « D’après mes sacrifices, j’ai le droit d’exiger deux grâces : l’une est de servir à mes dépens, l’autre est de commencer à servir comme volontaire. » Un style aussi nouveau réveilla l’attention ; on ouvrit les dépêches de Deane et de Franklin, et, le 31 juillet, le congrès des États-Unis prit une résolution conçue en ces termes :

« Attendu que le marquis de La Fayette, par suite de son grand zèle pour la cause de la liberté, dans laquelle les États-Unis sont engagés, a quitté sa famille et les siens et est venu à ses frais offrir ses services aux États-Unis sans réclamer ni traitement ni indemnité particulière, et qu’il a à cœur d’exposer sa vie pour notre cause ;

« Résolu : que ses services sont acceptés, et que, en considération de son zèle, de l’illustration de sa famille et de ses alliances, il aura le rang et la commission de major-général dans l’armée des États-Unis. »

Il lui restait à voir Washington. Les combinaisons militaires avaient contraint le général à se rapprocher du siège du gouvernement : l’armée anglaise, forte de 18,000 hommes environ, avait fait voile de New-York ; les deux Howe s’étaient réunis pour une opération secrète, tandis que Clinton, resté à New-York, y préparait de son côté un mouvement. Toutes les forces britanniques étaient donc en mouvement. Pour parer tant de coups, Washington, laissant Putnam, son lieutenant, sur la Rivière du Nord, avait passé le Delaware avec 11,000 hommes et était venu camper à portée de Philadelphie.

La Fayette lui fut pour la première fois présenté à un dîner où assistaient plusieurs membres du congrès. Au moment où l’on allait se séparer, Washington prit La Fayette à part, lui témoigna beaucoup de bienveillance, le complimenta sur son zèle et sur ses sacrifices, et l’invita à regarder le quartier-général comme sa maison. Il ajouta, en souriant, qu’il ne lui promettait pas le luxe d’une cour; mais que, devenu soldat américain, il se soumettrait, sans nul doute, de bonne grâce aux mœurs et aux privations de l’armée d’une république[17].

Le lendemain, Washington fit l’inspection des forts du Delaware et invita La Fayette à l’accompagner. Il resta auprès de lui jusqu’à ce qu’il eût le commandement d’une division. La cour de France, dont l’embarras, feint ou réel, était grand, avait exigé que les envoyés américains à Paris écrivissent en Amérique pour empêcher que La Fayette ne fût employé dans leur armée. Ils ne pressèrent pas l’envoi de cette lettre, et, quand on en eut connaissance, la popularité du jeune Français, comme on l’appelait, était déjà trop grande pour que cette missive pût produire aucun effet. Il n’est donc aucun genre d’obstacles qui, dès les premiers temps, n’ait été bravé et surmonté par La Fayette pour embrasser et servir la cause américaine.

Cette cause semblait alors très compromise. Les 11,000 hommes réunis autour de Philadelphie offraient un spectacle singulier. Médiocrement armés, plus mal vêtus encore, leurs meilleurs vêtemens étaient des chemises de chasse, larges vestes de toile grise usitées en Caroline. Quant à la tactique, elle n’existait pas. Malgré ces désavantages, c’étaient de solides soldats, conduits par des officiers zélés. La vertu tenait lieu de science militaire, et chaque jour ajoutait à l’expérience et à la discipline. Stirling, plus brave que judicieux un autre général, quoique souvent ivre, Greene, dont les talens n’étaient encore connus que de ses amis, commandaient en qualité de majors-généraux. L’artillerie était sous les ordres du général Knox, qui de libraire s’était fait artilleur : « Nous devons être embarrassés, dit le général Washington, de nous montrer à un officier qui quitte les troupes françaises. — C’est pour apprendre et non pour enseigner que je suis ici, » répondit La Fayette, et ce ton modeste réussit, parce qu’il n’était pas commun aux Européens.

Jusqu’alors les Américains avaient eu à livrer des combats et non des batailles. Au lieu de harasser une armée, disputer des gorges, il fallut protéger une capitale ouverte, manœuvrer en plaine, près d’un ennemi habile. S’il eût écouté les avis de l’opinion publique, Washington aurait enfermé dans Philadelphie et son armée et les destinées américaines ; mais, en évitant cette folie, il fallait qu’une bataille dédommageât la nation. C’est alors qu’eut lieu, à 26 milles de Philadelphie, la bataille de Brandywine. La division centrale, que commandaient les généraux Sullivan et Stirling, et où combattait La Fayette, fut débordée par les troupes du commandant de l’armée anglaise, lord Cornwallis. La confusion devint extrême, et c’est en ralliant ses soldats que La Fayette eut la jambe traversée d’une balle. Il dut à Gimat, son aide-de-camp, de pouvoir remonter à cheval. Washington arrivait de loin avec des troupes fraîches ; La Fayette allait le joindre, lorsque la perte de son sang l’arrêta; on dut bander sa blessure. Il faillit encore être fait prisonnier. A Chester, à 12 milles du champ de bataille, on trouva un pont qu’il fallait passer. La Fayette s’occupa d’y arrêter les fuyards. Un peu d’ordre se rétablit: les généraux et le commandant en chef arrivèrent, et le jeune blesse eut le loisir de se faire soigner. Transporté par eau à Philadelphie, il donna de ses nouvelles à Mme de La Fayette dans cette lettre sans fanfaronnades et pleine de tendresses :

« Ce 12 septembre, je vous écris deux mots, mon cher cœur, par des officiers français de mes amis qui étaient venus avec moi, et qui, n’ayant pas été placés, s’en retournent en France. Je commence par vous dire que nous nous sommes battus hier tout de bon, et nous n’avons pas été les plus forts. Nos Américains, après avoir tenu ferme pendant assez longtemps, ont fini par être mis en déroute; en tâchant de les rallier, messieurs les Anglais m’ont gratifié d’un coup de fusil qui m’a un peu blessé à la jambe; mais cela n’est rien, mon cher cœur, la balle n’a touché ni os ni nerf, et j’en suis quitte pour être couché sur le dos pour quelque temps, ce qui me met de fort mauvaise humeur. J’espère, mon cher cœur, que vous ne serez pas inquiète. C’est au contraire une raison de l’être moins, parce que me voilà hors de combat pour quelque temps. Cette affaire aura, je crains, de bien fâcheuses suites pour l’Amérique. Il faudra tâcher de réparer, si nous pouvons.

« Vous devez avoir reçu bien des lettres de moi, à moins que les Anglais n’en veuillent à mes épîtres autant qu’à mes jambes. Je n’en ai encore reçu qu’une de vous, et je soupire après des nouvelles.

« Adieu, on me défend d’écrire plus longtemps. Depuis plusieurs jours, je n’ai pas eu celui de dormir. La nuit dernière a été employée à notre retraite et à mon voyage ici, où je suis fort bien soigné. Faites savoir à mes amis que je me porte bien. Mille tendres respects à Mme d’Ayen, à la vicomtesse (Je Noailles) et à mes sœurs. Ces officiers partiront bientôt. Ils vous verront; qu’ils sont heureux !

« Bonsoir, mon cher cœur, je vous aime plus que jamais. »

Cependant le bruit de la mort de La Fayette s’était répandu à Paris. La duchesse d’Ayen put dérober à sa fille cette nouvelle émotion. Elle venait en effet de mettre au monde son second enfant, Anastasie, celle qui fut la comtesse de Latour-Maubourg, et sa santé était fort ébranlée. Pour l’éloigner de toutes les fausses nouvelles, Mme d’Ayen conduisit Mme de La Fayette chez M. d’Aguesseau, en Bourgogne, et de là chez la comtesse Auguste de La Marck, à Raismes[18].

Une autre lettre de son mari (1er octobre) vint la rassurer. Le congrès avait quitté Philadelphie pour se rassembler derrière la Susquehannah. Lord Cornwallis allait entrer dans la capitale. Un bateau porta La Fayette à Bristol. De là, il fut conduit à Bethléem, chez les frères Moraves. C’est de cet asile de paix qu’il avait écrit à sa femme. Toutes ces lettres font aimer l’homme, toutes sont intéressantes :

« Je vous ai écrit, mon cher cœur, le 12 septembre, c’est que le 12 est le lendemain du 11, et pour ce 11 là, j’ai une petite histoire à vous raconter. A la voir du beau côté, je pourrais vous dire que des réflexions sages m’ont engagé à rester plusieurs semaines dans mon lit à l’abri da danger. Mais il faut vous avouer que j’y ai été invité par une légère blessure que j’ai attrapée je ne sais comment. C’était la première affaire où je me trouvais ; ainsi voyez comme elles sont rares. C’est la dernière de la campagne, du moins la dernière grande bataille, suivant toute apparence, et s’il y avait quelque autre chose, vous voyez bien que je n’y serais pas. En conséquence, mon cher cœur, vous pouvez être bien tranquille. J’ai du plaisir à vous rassurer, en vous disant de ne pas craindre pour moi, je me dis à moi-même que vous m’aimez, et cette petite conversation avec mon cœur lui plaît fort, car il vous aime plus tendrement qu’il n’a jamais fait.

« Je n’eus rien de plus pressé que de vous écrire le lendemain de cette affaire. Je vous disais bien que ce n’est rien, et j’avais raison ! Tout ce que je crains, c’est que vous n’ayez pas reçu ma lettre...

« Mais parlons donc de cette blessure, elle passe dans les chairs, ne touche ni os ni nerfs. Les chirurgiens sont étonnés de la promptitude avec laquelle elle guérit. Ils tombent en extase toutes les fois qu’ils me pansent et prétendent que c’est la plus belle chose du monde...

« Voilà, mon cher cœur, l’histoire de ce que j’appelle pompeusement ma blessure pour me donner des airs et me rendre intéressant.

« A présent, comme femme d’un officier général américain, il faut que je vous fasse votre leçon. On vous dira : « Ils ont été battus. » Vous répondrez : « C’est vrai ; mais entre deux armées égales en nombre et en plaine, de vieux soldats ont toujours de l’avantage sur des neufs; d’ailleurs, ils ont eu le plaisir de tuer beaucoup, mais beaucoup plus de monde aux ennemis qu’ils n’en ont perdu. » Après cela, on ajoutera : « C’est fort bien, mais Philadelphie est prise, la capitale de l’Amérique, le boulevard de la liberté ! » — Vous repartirez poliment : «Vous êtes des imbéciles. Philadelphie est une triste ville, ouverte de tous côtés, dont le port était déjà fermé, que la résidence du congrès a rendu fameuse, je ne sais pourquoi. Voilà ce que c’est que cette fameuse ville, laquelle, par parenthèse, nous leur ferons bien rendre tôt ou tard. » S’ils continuent à vous pousser de questions, vous les enverrez promener en termes que vous dira le vicomte de Noailles, parce que je ne veux pas perdre le temps de vous écrire à vous parler politique...

« Soyez tranquille sur le soin de ma blessure, tous les docteurs de l’Amérique sont en l’air pour moi. J’ai un ami qui leur a parlé de façon à ce que je sois bien soigné, c’est le général Washington. Cet homme respectable dont j’admirais les talens, les vertus, que je vénère à mesure que je le connais davantage, a bien voulu être mon ami intime...

« Tous les étrangers employés ici sont mécontens, se plaignent, sont détestans et détestés. Moi, je ne comprends pas comment ils y sont si haïs. Pour ma part, moi qui suis un bonhomme, je suis assez heureux pour être aimé par tout le monde!..

« Je suis à présent dans la solitude de Bethléem dont l’abbé Raynal par le tant. Cet établissement est vraiment touchant et fort intéressant...

« Nous causerons de tout cela à mon retour, et je compte bien ennuyer les gens que j’aime, car vous savez que je suis un bavard. Soyez-le, je vous en prie, mon cher cœur, dans tout ce que vous direz pour moi à Henriette, ma pauvre petite Henriette ! Embrassez-la mille fois! Parlez-lui de moi! Mais ne lui dites pas tout le mal que je mérite, ma punition sera de ne pas être reconnu par elle en arrivant. A-t-elle une sœur ou un frère ? Le choix m’est égal, pourvu que j’aie une seconde fois le plaisir d’être père et que je l’apprenne bientôt. Si j’ai un fils, je lui dirai de bien connaître son cœur, et s’il a un cœur tendre, s’il a une femme qu’il aime, comme je vous aime, alors je l’avertirai de ne pas se livrer à un enthousiasme qui l’éloigne de l’objet de son sentiment...

« Mille tendresses à mes sœurs. Je leur permets de me mépriser comme un infâme déserteur, mais il faut qu’elles m’aiment en même temps. Mes respects à Mme la comtesse Auguste et à Mme de Fronsac. Si la lettre de mon grand-père ne lui parvient pas, présentez-lui mes tendres hommages. Adieu, mon cher cœur ! Aimez-moi toujours! Je vous aime si tendrement. « Faites mes complimens au docteur Franklin et à M. Deane. Je voulais leur écrire, mais le temps me manque. »

C’est ainsi que s’exprimait ce général de vingt ans, ayant de bonne heure le sentiment de la responsabilité et se conduisant avec autant de tact que de discernement au milieu des difficultés de toute nature.

Condamné à l’inaction pendant plus de six semaines, il écrivait tantôt au gouverneur de la Martinique pour lui proposer, sous pavillon américain, un coup de main sur les îles anglaises, tantôt à M. de Maurepas, pour lui exposer un projet d’entreprise plus considérable dans l’Inde. Le vieux ministre, par des considérations de prudence, n’adopta pas cette idée; mais il en fit publiquement l’éloge. « Il finira quelque jour, disait-il de La Fayette, par démeubler Versailles pour le service de sa cause américaine ; car lorsqu’il a mis quelque chose dans sa tête, il est impossible de lui résister. »

N’attendant pas que sa blessure fût fermée, La Fayette avait rejoint le quartier-général. C’est là qu’il apprit la capitulation de Burgoyne à Saratoga. Réduit à 5,000 hommes, n’ayant pu parvenir à forcer ni à tourner les troupes de Gates, Burgoyne voulut trop tard se retirer; ses communications n’étaient plus libres. La convention qu’il signa eut en Europe un immense retentissement et contribua à faire cesser les irrésolutions de Maurepas. La Fayette s’empressa de célébrer les mérites de Gates, mais il le blâma de s’être rendu ensuite indépendant de Washington et d’avoir retenu les troupes qu’il devait lui renvoyer.

Pour effacer le mauvais effet de la journée de Saratoga, Cornwallis s’était empressé de se porter avec 5,000 hommes dans les Jerseys. Le général Greene en nombre égal lui fut opposé, et La Fayette accompagna Greene. Détaché pour une reconnaissance, il rencontra les ennemis à Gloucester en face de Philadelphie. N’ayant que 350 hommes, la plupart miliciens, La Fayette attaqua brusquement un poste de 400 Hessois, Cornwallis accourut avec ses grenadiers : étant au milieu des bois, il crut avoir affaire au corps entier de Greene et se laissa repousser avec perte d’une soixantaine d’hommes. Ce petit succès de Gloucester plut à l’armée et surtout aux milices.

Le congrès vota : « Qu’il lui serait extrêmement agréable de voir le marquis de La Fayette à la tête d’une division. » Il quitta alors son état de volontaire et remplaça Stéphen dans le commandement des Virginiens[19].

Il fut obligé d’équiper ses soldats à ses frais. Jamais la situation des Américains ne fut si critique. Le papier-monnaie, contrefait par les Anglais, était discrédité. On craignait d’établir des taxes. On pouvait encore moins les lever. Habits, shakos, chemises, tout manquait aux malheureux soldats. Les provisions de l’armée faisaient défaut des jours entiers, et la patiente vertu des officiers et de leurs hommes était un miracle, à chaque instant renouvelé. Plus la situation était critique, plus la discipline devint nécessaire. Dans ses surveillances de nuit au milieu des neiges, La Fayette eut à faire casser quelques officiers négligens.

Il voulut être plus simple, plus frugal, plus austère qu’aucun autre. Élevé mollement, il changea tout à coup de vie, et son tempérament se plia aux privations comme aux fatigues. Pour surcroît de malheur pour les États-Unis, tout un parti était hostile à Washington. Très attaché au général en chef, La Fayette ne balança pas. Il repoussa les avances des ennemis de ce grand citoyen. Il le voyait souvent. « Je n’ai pas recherché cette place, disait-il à La Fayette ; si je déplais au peuple, je m’en irai, mais jusque-là, je résisterai à l’intrigue. »

Il passait l’hiver près de lui, au camp de Valley-Forge, et le 6 janvier 1778, il écrivait à Mme de La Fayette :

« Quelle date, mon cher cœur, et quel pays pour écrire au mois de janvier! c’est dans un camp, c’est au milieu des bois, c’est à 1,500 lieues de vous que je me vois enchaîné au milieu de l’hiver. Il n’y a pas encore bien longtemps que nous n’étions séparés des ennemis que par une petite rivière ; à présent même, nous en sommes à 7 lieues, et c’est là que l’armée américaine passera l’hiver sous de petites baraques qui ne sont guère plus gaies qu’un cachot... De bonne loi, mon cher cœur, croyez-vous qu’il ne faille pas de fortes raisons pour se déterminer à ce sacrifice? Tout me disait de partir, l’honneur m’a dit de rester et vraiment quand vous connaîtrez en détail les circonstances où je me trouve, où se trouve l’armée, mon ami qui la commande, toute la cause américaine, vous me pardonnerez, mon cher cœur, vous m’excuserez même et j’ose presque dire que vous m’approuvez... Outre la raison que je vous ai dite, j’en ai encore une autre que je ne voudrais pas raconter à tout le monde, parce que cela aurait l’air de me donner une ridicule importance. Ma présence est nécessaire dans ce moment-ci à la cause américaine plus que vous ne le pouvez penser : tant d’étrangers qu’on n’a pas voulu employer, ou dont on n’a pas voulu ensuite servir l’ambition, ont fait des cabales puissantes. Ils ont essayé par toute sorte de pièges de me dégoûter de cette révolution et de celui qui en est le chef; ils ont répandu tant qu’ils ont pu que je quittais le continent. D’un autre côté, les Anglais l’ont dit hautement, je ne peux pas en conscience donner raison à tout ce monde-là. Si je pars, beaucoup de Français utiles ici suivront mon exemple. Le général Washington serait vraiment malheureux si je lui parlais de partir. Sa confiance en moi est plus grande que je n’ose l’avouer à cause de mon âge ; dans la place qu’il occupe, on peut être environné de flatteurs ou d’ennemis secrets ; il trouve en moi un ami sûr dans le sein duquel il peut épancher son cœur et qui lui dira toujours la vérité... D’ailleurs, après un petit succès dans le Jersey, le général, par le vœu unanime du congrès, m’a engagé à prendre une division dans l’armée et à la former à ma guise, autant que mes faibles moyens le pourraient permettre. Je ne devais pas répondre à ces marques de confiance en lui demandant ses commissions pour l’Europe. Voilà une partie des raisons que je vous confie sous le secret... Je vous ai écrit, il y a peu de jours, par le célèbre M. Adams. Il vous facilitera les occasions de me donner de vos nouvelles. Vous en aurez reçu auparavant que je vous envoyai dès que j’eus appris vos couches. Que cet événement m’a rendu heureux, mon cher cœur! j’aime à vous en parler dans toutes mes lettres, parce que j’aime à m’en occuper à tous momens. Quel plaisir j’aurai à embrasser mes deux pauvres petites filles et à leur faire demander mon pardon à leur mère ! Vous ne me croyez pas assez insensible et en même temps assez ridicule pour que le sexe de notre nouvel enfant ait diminué en rien la joie de sa naissance, Notre caducité n’est pas au point de vous empêcher d’en avoir un autre sans miracle. Celui-là, il faudra absolument que ce soit un garçon. Au reste, si c’est pour le nom qu’il fallait être fâché, je déclare que j’ai formé le projet de vivre assez longtemps pour le porter bien des années moi-même avant d’être obligé d’en faire part à un autre. C’est à M. le maréchal de Noailles que je dois cette nouvelle. J’ai une vive impatience d’en recevoir de vous………………..

Plusieurs officiers généraux font venir leurs femmes au camp. Je suis bien envieux, non de leurs femmes, mais du bonheur qu’ils ont d’être à portée de les voir. Le général Washington va se déterminer à envoyer chercher la sienne. Quant à MM. les Anglais, il leur est arrivé un renfort de 300 demoiselles de New-York, et nous leur avons pris un vaisseau plein de chastes épouses d’officiers qui viennent rejoindre leurs maris. Elles avaient grand’peur qu’on ne voulût les garder pour l’armée américaine.

« Ne pensez-vous pas qu’après mon retour nous serons assez grands pour nous établir dans notre maison, y vivre heureux ensemble, y recevoir nos amis, y établir une douce liberté et lire les gazettes des pays étrangers sans avoir la curiosité d’aller voir nous-mêmes ce qui s’y passe? J’aime à faire des châteaux en France de bonheur et de plaisir. Vous y êtes toujours de moitié, mon cher cœur, et une fois que nous serons réunis, on ne pourra plus nous séparer et nous empêcher de goûter ensemble, et l’un par l’autre, la douceur d’aimer et la plus délicieuse et la plus tranquille félicité. Adieu, mon cher cœur, je voudrais bien que ce plan pût commencer dès aujourd’hui. Ne vous conviendra-t-il pas? Présentez mes plus tendres respects à Mme d’Ayen ; embrassez mille fois la vicomtesse et mes sœurs. Adieu! adieu! Aime-moi toujours et n’oublie pas un instant le malheureux exilé qui pense toujours à toi avec une nouvelle tendresse. »

On nous pardonnera d’avoir reproduit cette lettre un peu longue; nous n’avons pas résisté au désir de faire connaître chez La Fayette cette âme pleine d’amour contenu, de gaité française, de santé morale et de bon sens. La maturité d’esprit est déjà complète dans ce jeune homme que les événemens et l’élévation des sentimens transforment jour par jour.

Sa correspondance militaire avec Washington, dans cette année 1778, est remarquable de fermeté de caractère et aussi de sagesse précoce.

Sa lettre à Mme de La Fayette arrivait à propos : le premier fruit de leur union, cette petite Henriette tant aimée, mourait, et la santé de la mère donnait à Mme d’Ayen de cruelles préoccupations.

Le 22 janvier, il fut résolu par le congrès qu’on entrerait dans le Canada; La Fayette fut choisi pour commander l’expédition. On voulait tenter son ambition. En effet, Washington reçut un pli du ministre de la guerre renfermant pour La Fayette un diplôme de commandant en chef, avec ordre d’aller à Albany recevoir les instructions du congrès. Washington le lui remit sans se permettre une réflexion. L’occasion était solennelle. La Fayette n’hésita pas : il déclara sur-le-champ aux commissaires du congrès qui se trouvaient en ce moment au camp : «Qu’il n’accepterait jamais aucun commandement indépendant du général et que le titre de son aide-de-camp lui paraissait préférable à tous ceux qu’on pourrait lui donner[20]. »

Il écrivit ensuite au président dans le même sens, ajoutant qu’il ne voulait être qu’un officier détaché par Washington ; qu’il lui adresserait ses rapports, et que les lettres reçues par le bureau de la guerre ne seraient que des duplicata. Ces conditions, qui firent le plus grand honneur au caractère de La Fayette, furent acceptées. Quant à l’expédition du Canada, entreprise en plein hiver, sans vivres, sans magasins, sans traîneaux, il eut la sagesse d’y renoncer. On fut inquiet à Georgetown, résidence momentanée du congrès, parce qu’on craignait que La Fayette ne se fût engagé sur les lacs dans la saison où les glaces commençaient à fondre. Les contre-ordres seraient arrivés trop tard, et il reçut pour sa clairvoyance des complimens tant du ministre de la guerre, le général Gates, que de Washington,

À son retour du camp, on lui confia la mission de faire prêter entre ses mains, dans toute la région des États-Unis du Nord, le serment solennel « de reconnaissance de l’indépendance et d’éternelle renonciation à George III, à ses successeurs et à tout roi d’Angleterre. » Peu de temps après, Siméon Deane apportait enfin le traité de commerce entre la France et les États-Unis d’Amérique.

C’était un grand événement. Le docteur Franklin, Silas Deane et John Adams, accompagnés de tous les Américains présens à Paris, avaient été présentés au roi et à la famille royale. Ils s’étaient rendus ensuite chez la jeune Mme de La Fayette, qui se trouvait à Versailles, voulant par cet acte solennel témoigner combien ils se croyaient redevables à son mari de l’heureuse tournure que leurs affaires avaient prise[21].

La nouvelle du traité fît une grande sensation en Amérique et surtout à l’armée. La Fayette était, depuis quelques jours, revenu de son commandement du Nord au quartier-général de Washington. En apprenant cette heureuse nouvelle de l’alliance française, il avait embrassé avec des larmes de joie son illustre ami. En notifiant le traité au cabinet britannique, les ministres de la cour de Versailles se servaient de cette expression : — « Les Américains étant devenus indépendans par leur déclaration de tel jour. » — « Voilà, dit en souriant La Fayette, un principe de souveraineté nationale qui leur sera rappelé un jour chez eux. » — La Révolution française et la part qu’il y a prise devaient vérifier cette prédiction. Il pouvait être fier, du reste, de ce résultat ; il était pour beaucoup dans l’enthousiasme qui avait électrisé en France l’opinion publique, avait eu raison de la ténacité de Maurepas et encouragé l’esprit politique de M. de Vergennes. Le tort du gouvernement de Louis XVI avait été de ne pas prévoir assez la guerre, ou du moins de s’y préparer fort mal[22].

Le 2 mai 1778, l’armée américaine fit un feu de joie, et La Fayette, ceint d’une écharpe blanche, passa dans les rangs, accompagné de tous les Français. De leur côté, les troupes anglaises, prévoyant une coopération des nouveaux alliés des États-Unis, se préparèrent à abandonner Philadelphie.

IV.

Une reconnaissance, destinée à l’assurer des desseins de l’armée anglaise, faillit coûter cher à La Fayette. Il s’était porté le 18 mai jusqu’à Barren-Hill, avec deux mille hommes choisis. Le général Howe qu’on allait rappeler à Londres, Clinton qui le remplaçait, combinèrent si bien leurs mouvemens, que la capture de La Fayette parut certaine. Le commandant en chef avait déjà invité « les dames à souper avec le jeune Français. » L’amiral Howe, le frère du général, avait préparé une frégate pour conduire « le Roy, » comme on disait, en Angleterre. S’il n’avait, en effet, manœuvré mieux que les Anglais, la petite armée était perdue. On tira le canon d’alarme. Washington fut dans une inquiétude d’autant plus vive que les troupes confiées à La Fayette étaient une élite. Mais ce dernier prit son parti sur-le-champ : il fit de feintes attaques en montrant des têtes de colonne, et pendant que les généraux anglais s’arrêtaient pour le recevoir, il faisait filer son détachement par le gué de Matson. Il le passa en présence des ennemis et sans perdre un seul homme. Deux lignes ennemies se rencontrèrent et furent au moment de s’attaquer ; il n’y avait plus rien entre elles. Les Américains étaient déjà de l’autre côté du Schuylkill.

Cependant, le 17 juin, Philadelphie avait été évacuée et l’armée anglaise sur deux colonnes se dirigeait vers New-York. L’indigne conduite du général Lee avait compromis la journée de Monmouth. La Fayette, avec deux bataillons formés par Washington lui-même, arrêta l’ennemi. L’affaire, mal préparée, fut bien finie : jamais Washington n’avait été plus grand à la guerre que dans cette action. Sa présence avait fait cesser la retraite, et ses dispositions fixé la victoire. Lee, suspendu de ses fonctions par un conseil de guerre, quitta le service, et l’armée américaine marcha vers White-Plain, la seconde ligne, sous les ordres de La Fayette, formant la colonne de droite. On avait atteint Brunswick, après avoir célébré la fête de l’indépendance, le 4 juillet, lorsqu’on apprit l’arrivée de l’amiral d’Estaing et de l’escadre française devant New-York.

Une lettre de La Fayette au duc d’Aven du 11 septembre 1778, et un extrait de l’histoire du docteur Gordon et de celle de Ramsay, annexé aux Mémoires de ma main, rendent un compte détaillé de l’entrée de d’Estaing dans le Delaware et de l’expédition contre Rhode-Island. La Fayette y conduisit deux mille hommes de troupes continentales. Il fit cette route de 240 milles très lestement, et arriva avant que le reste de l’armée, aux ordres de Sullivan, fût prêt. Son cœur battait de pouvoir coopérer à une action avec la marine française. Se rendant à l’escadre, il y fut comblé d’honnêtetés, surtout par l’amiral, dont il admirait les rares qualités, l’activité infatigable, jointe à beaucoup d’esprit. Comme le bailli de Suffren était placé en avant de la flotte, La Fayette lui apporta l’ordre du comte d’Estaing d’attaquer trois frégates anglaises, qui furent brûlées.

Les plus grandes espérances étaient fondées sur la coopération de la flotte française. Le 8 août, l’armée américaine s’était portée à Howland’s-Ferry, tandis que notre escadre forçait le passage entre Rhode-Island et Connecticut. La droite, composée de 5,000 miliciens et de 1,000 continentaux, était commandée par La Fayette. La nuit du 8 au 9, les Anglais évacuèrent le nord de l’île et se renfermèrent dans les fortifications de Newport. « Le soir de notre arrivée[23], la flotte anglaise parut devant la passe avec tous les vaisseaux que lord Howe avait pu ramasser et 4,000 hommes de renfort. Heureusement que le lendemain matin le vent du nord souffla, et la flotte française, passant fièrement sous le feu le plus vif des batteries, auxquelles elle répondit de ses bordées, alla accepter la bataille que lord Howe avait l’air de lui proposer. L’amiral anglais coupa sur-le-champ ses câbles et s’enfuit à toutes voiles, poursuivi vivement par tous nos vaisseaux, l’amiral en tête. Ce spectacle se donnait par le plus beau temps du monde, à la vue des armées anglaise et américaine. Je n’ai jamais été si fier que ce jour-là. C’est le lendemain, — au moment que la victoire allait se compléter, que les canons du Languedoc portaient sur la flotte anglaise, — qu’un coup de vent, suivi d’un orage affreux, sépara et dispersa les vaisseaux français. Le Languedoc et le Marseillais furent démâtés, le César perdu pour quelque temps; il n’y avait plus moyen de retrouver la flotte anglaise. M. d’Estaing revint à Rhode-Island, y resta deux jours, en cas que le général Sullivan voulût se retirer, et puis relâcha à Boston. »

C’est ce départ précipité pour Boston qui faillit tout compromettre[24]. Au départ de la flotte, l’affliction, l’indignation furent générales. La perte des espérances, l’embarras de la position, tout irritait les milices, dont le mécontentement fut contagieux. Déjà le peuple, à Boston, parlait de refuser son port; les généraux rédigèrent une protestation que La Fayette refusa de signer. Emporté par la passion, Sullivan mit à l’ordre de l’armée « que nos alliés nous avaient abandonnés. » La Fayette se rendit chez Sullivan et exigea que l’ordre du matin fût rétracté dans celui du soir. Plutôt que de suivre le torrent de l’opinion, il risqua sa popularité.

Séquestré dans son quartier, il ne paraissait qu’à la tranchée et aux conseils de guerre et ne souffrait pas une critique contre l’escadre. Espérant encore les secours de d’Estaing, les généraux américains décidèrent une retraite au nord de l’île, et La Fayette fut prié d’aller trouver l’amiral. Après une marche forcée toute la nuit, il arriva au moment où d’Estaing entrait à Boston. Dans une conférence, l’illustre marin lui démontra l’insuffisance de ses forces navales et justifia sa conduite.

Apprenant le lendemain que les deux armées ennemies se touchaient et que le général anglais Clinton était arrivé avec un renfort, La Fayette repartit pour Howland’s-Ferry, en faisant près de 80 milles en moins de trente heures. Il réussit à retirer de l’île un millier d’hommes sans perdre une sentinelle, et le 13 septembre 1778, le président Laurens lui envoyait cette résolution du Congrès :

« Le président est chargé d’écrire au marquis de La Fayette, que le congrès a jugé que le sacrifice qu’il a fait de ses sentimens personnels, lorsque pour l’intérêt des États-Unis il s’est rendu à Boston, dans le moment où l’occasion d’acquérir de la gloire sur le champ de bataille pouvait se présenter ; son zèle militaire en retournant à Rhode-Island, lorsque la plus grande partie de l’armée l’avait déjà quittée, et ses mesures pour assurer la retraite, ont droit au présent témoignage de l’approbation du Congrès. »

Ce général de vingt ans, déjà si assagi, montra une fois de plus par un trait de bravoure chevaleresque qu’il ne s’était pas désaccoutumé des habitudes et des mœurs des jeunes paladins français.

Dans une lettre publique signée par lord Carlisle, l’un des commissaires envoyés de Londres pour une tentative de conciliation[25], la nation française était taxée d’une perfidie trop reconnue pour avoir besoin d’une nouvelle preuve. Avec l’effervescence de la jeunesse et du patriotisme, La Fayette lui écrivit qu’il ne daignait pas réfuter cette phrase insultante, mais qu’il désirait la punir. Il le provoquait donc. Carlisle refusa le cartel. Washington n’approuva pas la conduite du marquis ; La Fayette lui-même écrivait du reste vingt ans après : « Lord Carlisle eut raison ; ce défi ne laissa pas d’exciter contre la commission et son président des plaisanteries qui, bien ou mal fondées, ont toujours quelque inconvénient pour ceux qui en sont l’objet. »

Il adressa une dernière lettre à Mme de La Fayette avant de solliciter un congé du congrès et d’apporter son épée à la France, en guerre avec l’Angleterre. « Je me flattais, disait-il, que la déclaration de guerre me mènerait sur-le-champ en France. Indépendamment de tous les liens de cœur qui m’attirent vers les personnes que j’aime, l’amour de ma patrie et l’envie de la servir étaient des motifs puissans. Je craignais même que les gens qui ne me connaissent pas pussent imaginer qu’une ambition de grades, un amour pour le commandement que j’ai ici, et la confiance dont on m’honore, m’engageraient à y rester quelque temps de plus. J’avoue que je trouvais de la satisfaction à faire ces sacrifices à mon pays et à tout quitter sur-le-champ pour voler à son service.... Vous allez apprendre ce qui m’a retardé et j’ose dire que vous approuverez ma conduite.

« La nouvelle de la guerre a été portée par une flotte française qui venait coopérer avec les troupes américaines ; on allait commencer de nouvelles opérations ; on était au milieu d’une campagne. Ce n’était pas le moment de quitter l’armée. D’ailleurs, on m’assurait de bonne part qu’il n’y aurait rien cette année en France... Je risquais, au contraire, d’être tout l’automne sur un vaisseau, et, avec le désir de me battre partout, de ne me battre nulle part. Ici, j’étais flatté de voir des entreprises faites de concert avec M. d’Estaing, et les personnes chargées des intérêts de la France, comme lui, m’ont dit que mon départ était contraire et mon séjour utile au service de ma patrie. Il m’a fallu sacrifier des espérances charmantes, reculer la réalisation des plus agréables idées. Enfin, mon cher cœur, le moment heureux approche où je vais vous rejoindre, et l’hiver prochain me verra heureusement réuni à tout ce que j’aime.... Je vous prie, mon cher cœur, de présenter mes plus tendres respects à M. le maréchal de Noailles. Il a dû recevoir les arbres que je lui ai envoyés... Embrassez mille et mille fois mes sœurs... Que vous écrirai-je, mon cher cœur? Quelles expressions ma tendresse pourra-t-elle trouver pour ce qu’il faudra dire à notre chère Anastasie? Vous les trouverez bien mieux dans votre cœur. Couvrez-la de baisers, apprenez-lui à m’aimer en vous aimant... Cette pauvre petite enfant doit me tenir lieu de tout. Elle a deux places à occuper dans mon cœur. C’est une grande charge que notre malheur lui a imposée : mais mon cœur me dit qu’elle la remplira autant qu’il lui est possible. Je l’aime à la folie...

« Adieu, mon cher cœur! Quand me sera-t-il permis de te revoir, pour ne te plus quitter, de faire ton bonheur comme tu fais le mien, de demander mon pardon à tes genoux! Adieu, adieu! Nous ne sommes plus séparés pour longtemps. »

Il disait vrai. Washington lui-même, dans une lettre du 25 septembre, écrivait à La Fayette : « Si vous avez conçu la pensée, mon cher marquis, de faire cet hiver une visite à votre cour, à votre femme, à vos amis, et que vous hésitiez par la crainte de manquer une expédition dans le Canada, l’amitié m’engage à vous avertir que je ne crois pas la chose assez probable pour déranger vos projets. Il faudrait bien des circonstances et des événemens pour rendre cette invasion praticable et raisonnable[26]. »

Cette pensée d’arracher le Canada aux Anglais et de le rendre à la France hantait toujours le cerveau et le cœur de La Fayette. C’est en partie pour entretenir de ce plan Washington, et plus tard le cabinet de Versailles, qu’il insistait pour avoir une conférence avec le général en chef et pour retourner en France avant l’hiver. Il lui envoya même un de ses aides-de-camp, M. de La Colombe, et il fut invité à s’expliquer sur ce projet devant un comité du congrès[27].

Le plan fut adopté en principe, mais on décida que Washington serait préalablement consulté. Le général développa ses objections dans un message au congrès et dans une lettre confidentielle au président Laurens (14 novembre 1778). La décision définitive de l’assemblée se fit attendre. Ce ne fut que le 29 décembre qu’on la communiqua à La Fayette, avec une lettre du nouveau président, John Jay, chargé de lui exposer que la difficulté de l’exécution, le manque d’hommes et de matériel, et surtout l’épuisement des finances, ne permettraient pas de donner suite au projet ; que si, cependant, le cabinet de Versailles en prenait l’initiative, les États-Unis feraient tous leurs efforts pour seconder les troupes françaises.

Pendant ces négociations, et dès le 13 octobre, La Fayette demandait, avec l’assentiment de Washington, la permission d’aller en France. Il expliquait dans sa lettre : qu’aussi longtemps qu’il avait pu disposer de lui-même, il avait mis son bonheur et son orgueil à combattre sous les drapeaux américains ; mais que, la France étant engagée dans une guerre, il était pressé, par un sentiment de devoir et de patriotisme, de se présenter devant le roi et de savoir de lui comment il jugeait à propos d’employer ses services. Il se regardait comme un soldat en congé qui souhaitait ardemment rejoindre ses drapeaux et ses chers compagnons d’armes.

A la réception de cette demande, le congrès, qui était rentré à Philadelphie, prit deux résolutions qui sont trop importantes pour que nous ne les citions pas en entier. C’est le plus grand honneur d’un homme de mériter d’une nation libre de tels témoignages d’estime :

« 21 octobre 1778. — Résolu : Qu’il est accordé au marquis de La Fayette, major-général au service des États-Unis, une permission d’aller en France, avec la liberté de fixer l’époque de son retour; — que le président offrira au marquis de La Fayette les remercîmens du congrès pour le zèle désintéressé qui l’a conduit en Amérique, les services qu’il a rendus aux États-Unis par son courage et ses talens dans beaucoup d’occasions importantes ; — que le ministre plénipotentiaire des États-Unis à la cour de Versailles sera chargé d’olïrir en leur nom, au marquis de La Fayette, une épée de prix, ornée d’emblèmes convenables. »

Le 22 octobre, le lendemain, le congrès prend cette autre résolution : « Qu’il sera écrit au roi de France la lettre suivante pour recommander le marquis de La Fayette :


« A notre grand, fidèle et cher allié et ami Louis XVI, roi de France et de Navarre :

« Le marquis de La Fayette ayant obtenu notre permission de retourner dans sa patrie, nous ne pouvons le laisser partir sans lui témoigner les profonds sentimens que nous inspirent son zèle, son courage et son dévoûment. Nous l’avons élevé au rang de major-général dans nos armées, avancement manifestement mérité par sa prudente et courageuse conduite. Nous recommandons ce noble jeune homme à l’attention de Votre Majesté, parce que nous l’avons vu sage dans le conseil, brave sur le champ de bataille, patient au milieu des fatigues de la guerre. Le dévoûment à son souverain a toujours dirigé sa conduite, conforme à tous les devoirs d’un Américain, et c’est ainsi qu’il a acquis la confiance des États-Unis, vos bons et fidèles amis et alliés, et l’affection de leurs citoyens. Nous prions Dieu de tenir Votre Majesté dans sa sainte garde.

« Fait à Philadelphie, par le congrès des États-Unis de l’Amérique du Nord, vos bons amis et alliés.


« HENRI LAURENS, président. »


En adressant à La Fayette la copie de ces deux résolutions qui recommandent son nom à l’histoire, le président ajoutait : — « Je prie Dieu de vous bénir et de vous protéger, monsieur, et de vous ramener en sûreté près de votre prince, au milieu de votre famille et de vos amis. » Le plus beau bâtiment des États-Unis, l’Alliance, de trente-six canons, fut désigné pour le porter en Europe. Il recommença un voyage de 400 milles pour s’embarquer à Boston ; il espérait y prendre congé de l’amiral d’Estaing, dont l’amitié et le malheur le touchaient autant qu’il admirait son patriotique courage. Echauffé par ses courses et ses fatigues, mais plus malade encore du chagrin conçu à Rhode-Island, La Fayette voyageait à cheval avec la fièvre, par une forte pluie d’automne. A Feshkill, 8 milles du quartier-général, il fallut céder à la violence d’une maladie inflammatoire. Le bruit de sa mort prochaine affligea l’armée, où il était appelé the soldier’s friend, l’ami du soldat, et la nation entière réunit ses vœux pour le rétablissement de la santé du marquis, nom sous lequel il était plus familièrement désigné.

A la première nouvelle de sa maladie, le directeur des hôpitaux, Cochrane, à qui Washington avait dit, lorsque La Fayette fut blessé à Brandywine : — « Soignez-le comme mon fils, car je l’aime de même, » — Cochrane, quitta tout pour lui. « Washington venait tous les jours savoir des nouvelles de son ami. Brûlé par la fièvre, La Fayette se sentait mourir. Heureusement, la nature ajouta, aux soins assidus du docteur Cochrane, une hémorragie aussi effrayante que salutaire. Il fut sauvé, et Washington et lui purent se dire « un adieu bien tendre et bien pénible. » L’équipage de l’Alliance était incomplet. Le gouvernement offrit ce qu’on appelait une presse de matelots. Mais ce moyen déplut à La Fayette, et l’on prit pour compléter l’équipage des déserteurs anglais et des volontaires. Ce choix faillit lui coûter cher, car il devait miraculeusement échapper pendant la traversée à un complot qui aurait livré le navire aux Anglais.

Le jeune major-général de l’armée américaine s’embarquait pour la France, le 11 janvier 1779. Il était porteur d’une lettre dans laquelle Washington disait à Benjamin Franklin, ministre d’Amérique : — « Lorsque le marquis de La Fayette arrive avec tant de titres à votre estime, il serait inutile, si ce n’était pour satisfaire mes propres sentimens, d’ajouter que j’ai pour lui une amitié très particulière. »

Il était à l’âge où l’on est heureux! Il accomplissait donc sans encombre ce premier voyage, et il entrait dans le port de Brest, le 20 février.


BARDOUX.

  1. Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck, introduction. — Vie de la duchesse d’Ayen, par Mme de La Fayette. Mémoires de la marquise de Montagu.
  2. Vie de Mme la duchesse d’Ayen, par Mme de La Fayette.
  3. Mémoires, t. Ier, p. 7.
  4. Mémoires de Ségur, t. Ier.
  5. Voir Ségur, Mémoires, t. Ier, et Correspondance de La Fayette, t. Ier, p. 96. — Voir La Marck, introduction, t. Ier.
  6. Mémoires de ma main, p. 8.
  7. Writings of George Washington, t. V, appendice, n° 1, p. 445.
  8. Mémoires de Ségur, t. Ier.
  9. Mémoires de ma main, p. 9.
  10. Voir Vie de Mme de La Fayette et Mémoires de Ségur.
  11. Mémoires de ma main, p. 12.
  12. Voir Ségur, Mémoires, t. Ier.
  13. Voir Vie de la duchesse d’Ayen. — Vie de Mlle de La Fayette.
  14. Sparks et Mémoires de ma main.
  15. Washington’s writings.
  16. Voir Sparks et les Mémoires de ma main, t. Ier.
  17. Voir Fragmens extraits de divers manuscrits, t. Ier.
  18. Vie de la duchesse d’Ayen, p. 60.
  19. Journal du congrès du 1er décembre 1777 et Mémoires de ma main, p. 35
  20. Fragmens de divers manuscrits. — Lettre du 10 mars 1778. — Mémoires t. Ier.
  21. History of the American Révolution, by doctor Ramsay. Philadelphie, 1789.
  22. Mémoires de ma main, p. 46.
  23. Voir lettre au duc d’Ayen.
  24. Mémoires de ma main, p 57.
  25. Voir Correspondance, t. Ier, p. 236 et 238.
  26. Voir Correspondance de La Fayette, t. Ier, p. 238.
  27. Vie de Washington, par Marshall, t. III. et Correspondance de Washington, t. VI.