La Jeunesse de Mirabeau

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La Jeunesse de Mirabeau
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 654-673).
LA JEUNESSE DE MIRABEAU[1]

A la minute précise où la Révolution prend conscience d’elle-même, un personnage surgit au premier plan dans l’éclat de sa laideur monstrueuse et magnifique, s’impose par la puissance de son geste théâtral, domine le tumulte par le tonnerre de sa voix. Héraut de la Révolution, il la précède et il a l’air de la conduire. Deux années ne se sont pas écoulées, les funérailles pompeuses qui se déploient en l’honneur de Mirabeau parmi les mêmes rues où la veille on criait la nouvelle de sa grande trahison ne sont que l’hommage rendu à la mémoire déjà obscurcie d’un homme qui a eu le temps de se survivre. Soudaine apparition, suivie d’une disparition aussi brusque. Il semble que les circonstances aient suscité celui dont elles avaient besoin, pour le rejeter bientôt, n’en ayant plus que faire. Mais les circonstances n’ont pas le pouvoir de créer. Rien ne s’improvise. Mirabeau n’improvise pas ses discours, écrits d’avance, et souvent pillés chez autrui ; il n’improvise pas ses idées politiques, qu’on retrouverait toutes exposées et développées dans ses mémoires, lettres, compositions et compilations antérieures. De même, le choix de son attitude à l’instant décisif, la nature de son action personnelle, le caractère de sa conduite et de son rôle sont déterminés par tout son passé. De là vient que pour lui, plus que pour aucun autre, il soit nécessaire de connaître l’homme tel que l’ont fait ses instincts, l’influence de la famille où il a grandi, celle de la société où il a vécu : un Mirabeau peint par les scandales de sa jeunesse.

Ses contemporains croyaient le connaître. Il arrivait à l’Assemblée précédé d’une célébrité où se mêlait, au bruit de ses propres aventures, celui des dissensions d’une famille enragée pour se déchirer en public. Mais il était bien impossible qu’à travers une renommée si trouble, l’image n’apparût pas déjà brouillée : Mirabeau était entré dans la légende avant d’entrer dans l’histoire. Ce qui se passa au lendemain de sa mort ne fut que pour accréditer une opinion de fantaisie : les lettres qu’il avait été autorisé à écrire à la marquise de Monnier, lors de sa détention au donjon de Vincennes, furent publiées frauduleusement par le procureur de la Commune Manuel, d’après les originaux trouvés et volés dans les dépôts de la Police. La publication fut peu remarquée, dans l’angoisse qui précéda les jours de la Terreur ; les assertions en furent d’autant moins contestées ; c’étaient celles d’un véritable plaidoyer pour lui-même composé par Mirabeau d’après les intérêts, les passions et les colères du moment. Mirabeau y était représenté comme la malheureuse victime de la haine d’un père. Il aurait inspiré à ce père, — le marquis de Mirabeau, l’Ami des hommes, — une espèce d’antipathie instinctive et contre nature, compliquée de jalousie par l’annonce de sa future supériorité intellectuelle, portée enfin au paroxysme par la pitié que le jeune homme ne put s’empêcher de témoigner à sa pauvre mère, torturée par le même bourreau. La misère de cette persécution aurait été à l’origine de toutes ses fautes ou plutôt de ses erreurs. Telle est la version originale et conventionnelle, celle qui devait promptement se vulgariser et s’imposer pour longtemps.

Le premier qui commença de l’entamer, ce fut le fils adoptif du tribun, Lucas de Montigny. Il rendit en partie justice au marquis de Mirabeau. Toutefois, s’il le lavait du reproche d’avoir haï son fils, il se bornait à expliquer par une autre cause une animosité et un acharnement qu’il ne contestait pas. Seigneur affable, philanthrope sincère, le marquis aurait été par ailleurs raide et hautain dans sa famille, inflexible dans le maniement de la discipline domestique, entiché de préjugés surannés, exemplaire accompli et attardé du double despotisme marital et paternel. En outre, infatué de lui-même, incapable d’admettre, en dépit de continuels mécomptes, qu’il eût pu jamais se tromper, il avait « le fanatisme de l’infaillibilité : il en fut le Brutus. » La publication de Lucas de Montigny était conçue dans un dessein d’apologie qui, d’ailleurs, ne se dissimulait pas ; elle est restée à la base de tous les travaux relatifs à Mirabeau et à sa famille. Pour composer les huit volumes de Mémoires parus en 1834, l’auteur avait utilisé une volumineuse correspondance dont il donnait d’abondans extraits. Il mettait sous les yeux du public les passages les plus significatifs des lettres que le marquis échangeait avec son frère le bailli, en ce style si personnel, si fertile en saillies impétueuses, et souvent si baroque. Restait à les interpréter avec plus de clairvoyance et sans parti pris. Ce fut l’œuvre de MM. Louis et Charles de Loménie.

Leurs belles études sur les Mirabeau ont totalement changé l’opinion commune touchant l’Ami des hommes. Certes celui-ci fut bien un original tout pétri de travers et de manies, sujet a beaucoup de faiblesses, chimérique dans ses idées et inconséquent dans sa conduite ; mais il suffit de le voir au milieu de son entourage, entre sa femme qui lui fait une guerre acharnée et ses enfans qui se liguent contre lui ; ce n’est plus le tyran de sa famille : c’est un père, cruellement offensé, qui se défend, et, dans la répression, passe la mesure. Ses lettres ne témoignent d’aucune aversion irraisonnée pour l’aîné de ses fils, mais d’une sévérité qui grandit à mesure que Gabriel lui donne de plus graves sujets d’inquiétude et motifs de plaintes. Soucieux de le bien élever, il lui a fait donner par In précepteur Poisson une éducation fort supérieure à celle que recevaient alors la plupart des jeunes gentilshommes. Espérant que l’éducation en commun réussira où l’éducation privée a échoué, il le met à la pension Choquard, qui n’est nullement, comme on l’a dit, une maison de correction, mais une pension à la mode. Après le séjour tapageur au régiment, et lorsque le jeune homme revient de l’expédition de Corse, son unique campagne, le marquis fait de lui pendant deux années son agent d’affaires et le traite sur le pied d’homme de confiance. Soudain Mirabeau se marie, sans crier gare ; et ce père qu’il a si souvent accusé d’avarice, qui était en réalité très gêné et à court d’argent, en use avec lui fort libéralement. Bientôt le nouveau marié a tant fait par ses prodigalités qu’il s’est endetté de quelque deux cent mille livres ; pour échapper à ses créanciers, il n’a plus qu’un moyen, c’est de solliciter son père afin qu’il le fasse bénéficier des ressources que l’arbitraire d’alors mettait à sa disposition. Car tel est le premier objet de ces prétendues mesures de persécution, réclamées par le persécuté lui-même : elles servent à protéger un débiteur aux abois. C’est d’abord une lettre d’exil qui le place « sous la main du Roy, » c’est-à-dire à l’abri des mandemens de justice ; c’est, deux mois après, la sentence du Châtelet qui prononce son interdiction et le met dans une situation humiliante contre laquelle il n’a pas manqué de protester hautement, mais où il a eu soin de rester, jugeant commode de profiter jusqu’aux derniers temps de sa vie des privilèges de l’insolvabilité. Dans son exil, à Manosque, il s’aperçoit que sa femme le trompe avec un mousquetaire ; et, s’avisant que le meilleur moyen de rassurer ses inquiétudes conjugales, est de marier son rival trop heureux, il rompt son ban afin de négocier en personne cet arrangement saugrenu. Au retour, passant à Grasse, il se collette avec un M. De Villeneuve-Mouans, vieux et asthmatique, et roule à terre avec lui dans une dispute de crocheteurs. Bourré de coups de poing, meurtri de coups de parasol, M. De Villeneuve crie à l’assassin, dépose une plainte : un décret de prise de corps est lancé contre Mirabeau. Cette fois, c’est une lettre de cachet, sollicitée par son père, qui va le dérober aux poursuites de la justice ; le château d’If lui sera un refuge d’où narguer les exempts et les recors. Séjour peu récréatif, que le prisonnier échange volontiers contre celui du fort de Joux, où on lui laisse pleine liberté d’aller se divertir à Pontarlier. Il en use pour enlever, lui marié, la femme du marquis de Monnier. À ce coup, le père juge que la mesure est comble, fait rattraper son fils en Hollande et l’enferme au donjon de Vincennes.

Quel fut l’état d’esprit de Mirabeau pendant sa détention, et le pire supplice dont il eut à souffrir fut-il d’être séparé de celle à qui il avait voué un culte enthousiaste ? C’est sur ce point que nous renseignent à souhait deux publications récentes. Nous n’avions jusqu’ici pour en juger que les lettres du recueil de Manuel. Ces lettres sont celles que le prisonnier était autorisé à envoyer à sa maîtresse une fois par semaine : elles étaient lues par Boucher, qui prenait soin de les faire parvenir ; ce sont en quelque manière les lettres officielles. Mais, en outre, Mirabeau avait trouvé le moyen d’entretenir une correspondance secrète avec Sophie. Les lettres qu’il écrivait ainsi ont été détruites ; on a conservé celles de Sophie. M. Paul Cottin ne nous donne pas moins d’une centaine de ces lettres de Sophie de Monnier encore inédites, en partie chiffrées, et qu’il a, le premier, réussi à déchiffrer et lire entièrement. D’autre part, MM. Dauphin Meunier et Georges Leloir publient une autre série de lettres adressées par Mirabeau, pendant la dernière année de sa captivité, à Julie Dauvers, et auxquelles ses précédens biographes n’avaient pas prêté toute l’attention qu’elles méritent. Ce sont des documens de premier ordre, qui renouvellent l’étude de Mirabeau homme privé et mettent dans un jour cru quelques-uns des traits d’une figure beaucoup moins énigmatique qu’on n’a coutume de la représenter.


I

Le premier effet en est de rendre toute sa valeur à un témoignage longtemps tenu pour suspect et qui est précisément celui du père de Mirabeau. Celui-ci n’a cessé d’étudier son fils, sans indulgence, assurément, mais avec la perspicacité d’une intelligence supérieure, de le peindre au jour le jour et de noter en toute franchise et crudité l’impression qu’il ressent à constater l’éveil des qualités d’esprit les plus rares et des instincts les plus alarmans. Il a ainsi refait cent fois le même portrait, et ces portraits diversement éclairés attrapent tous un coin de la ressemblance.

« Je crains toujours qu’il n’y ait bien du physique dans ses écarts, » dit le marquis, et il dit juste. Chez Mirabeau, il est clair qu’il faut d’abord tenir largement compte de la complexion et du tempérament. Ce colosse, vers la trentaine, est d’une sève à grandir encore de cinq pouces pendant les quarante-deux mois de sa réclusion. Le sang trop abondant lui fait continûment la guerre : en Hollande, au moment où il quitte Sophie, il laisse la voiture toute pleine de sang ; à Vincennes, le jour de sa sortie, il noie son lit d’une hémorragie par le nez. L’Hercule s’achève en satyre ; et si nous n’insistons pas sur ce que Lucas de Montigny, par un pieux euphémisme, appelle « le fatal phénomène de sa constitution physique, » encore devons-nous le noter, d’autant que c’est de toutes ses facultés celle dont il se montre le plus fier. Certes les sollicitations de la nature physique ne sont à aucun degré et pour personne une excuse, puisque chacun de nous commence à devenir un être moral à la limite précise où il se détache des servitudes physiques pour les dominer. Mais, s’il n’excuse rien, le tempérament, lorsqu’il atteint à une telle exubérance, explique beaucoup de choses. Il explique ici l’insatiable appétit de jouissances matérielles, le besoin d’agir et de dominer, le goût assez vulgaire et grossier du faste et de l’ostentation, la prodigalité en tous les sens. Il expliquera pareillement cette gaieté naturelle, cette confiance dans la vie, cet optimisme instinctif, et aussi cette espèce de bonhomie, de cordialité, de générosité dont il est bien difficile de faire chez Mirabeau des qualités de l’âme, mais qui sont plutôt les effets du mouvement du sang, les élans du corps.

Ce prodigue est intéressé : trait de famille que le marquis note en commun chez tous ses enfans : « avec toutes leurs déprédations, ils sont intéressés ; » ils avaient de qui tenir, et des deux côtés, paternel et maternel. Pour ce qui est du comte, « il a, en sus de ses autres bonnes qualités, celle d’emprunter à toutes les mains : sergens, soldats, tout lui est égal. » Emprunter pour ne pas rendre constitue une opération financière qui, d’après les usages du XVIIIe siècle, était jugée un peu moins sévèrement qu’elle ne le serait aujourd’hui. Mais il n’y a pas un détail de la vie de Mirabeau où ne se mêle la question d’argent ; il n’est accueilli dans aucune maison, qu’il ne la mette au pillage. Entendez d’ailleurs ce mot d’intérêt dans son acception la plus complète. Il est rare qu’une démarche quelconque de Mirabeau ne s’explique pas par le profit qu’il espère en tirer. Sa fougue peut bien l’entraîner, mais ce n’est jamais sur la pente du sacrifice. Sa folie calcule et raisonne ; elle s’accommode à merveille avec le sens pratique le plus avisé. On cherche vainement un cas où il se soit oublié lui-même, et dévoué pour autrui. Et tout nous ramène à la constatation d’un égoïsme foncier et forcené.

Un autre travers qui chez Mirabeau semble de bonne heure être la plus caractérisée des tares originelles, et contre laquelle son père lutte avec le plus de persévérance, c’est le goût impérieux du mensonge. « Pour le mensonge de prédilection, il l’abjurera, ou je saurai l’annuler avec disgrâce. » Rien n’y fit : père, oncle, précepteur, les militaires et les abbés, tous les maîtres y perdirent leur latin. L’instinct se fortifia de l’habitude, et, l’imagination aidant, Mirabeau, dans pas une circonstance, ne se trouvera à court de calomnie. Il en est une sorte qui se présente plus naturellement que toute autre à son esprit et dont il est coutumier. S’enfuit-il de son régiment ? Ne doutons pas que ce ne soit, comme il l’affirme, pour échapper à l’animosité de son colonel, le marquis de Lambert, furieux d’avoir été supplanté par lui auprès d’une goton. Le commandant du fort de Joux, M. De Saint-Mauris, fait-il mine d’exercer sur lui une surveillance plus active ? Il faut que ce soit par jalousie et dépit de n’avoir pas réussi auprès de Mme de Monnier. M. De Monnier témoigne-t-il à celle-ci une confiance qui ressemble à de l’aveuglement ? C’est que, dans son désir d’avoir un héritier à opposer à sa fille mariée malgré lui, il favorise l’inconduite de sa femme. Mme de Pailly, maîtresse du père, est-elle hostile au fils ? C’est qu’elle s’est vainement offerte à ce dernier. Merveilleux concours du libertinage d’imagination avec la hâblerie ! D’ailleurs, l’accusation une fois lancée, Mirabeau est également prêt, si nul ne la relève, à la laisser se perdre, ou, si on y contredit, à la soutenir d’un front d’airain.

Ces dons de nature auraient-ils pu être atténués par l’influence des exemples domestiques ? En tout cas, ils ne pouvaient trouver, pour se développer, un terrain plus propice et un milieu plus approprié que « l’intérieur désaccordé » de l’Ami des hommes. En effet, c’est ici la base de tout l’édifice : supprimez la famille, toute la société s’écroule ; supprimez le respect pour les parens, toute la morale s’effondre. Je n’en veux pour preuve que le propre témoignage de Mirabeau, écrivant dans ses lettres du donjon : « De bonne foi, le hasard qui de la conjonction de ma mère et d’un homme quelconque fit naître un individu m’impose-t-il beaucoup de devoirs ? Et dois-je une aveugle tendresse à mon père, parce que, dans un moment de désir, il lança dans le sein de sa femme le germe dont je suis né, quoiqu’il ait été depuis mon plus cruel ennemi ? Quand on ne se laisse pas abuser par de grands mots et qu’on ne reçoit pas sur parole des maximes gigantesques ou des rêveries spéculatives, on rabat à sa juste valeur toute cette morale dont on étourdit notre jeunesse. Ceux qui nous la prêchent ont vraiment un grand intérêt à nous la persuader. Ils nous parlent sans cesse de nos devoirs, mais jamais de nos droits. » Il est impossible de mieux montrer quel lien rattache au sentiment du respect filial l’idée même du devoir, et dans quelle dépendance celle-ci est par rapport à celui-là. Entre ce père et cette mère divisés par une question d’intérêt et qui, pour recruter des alliés parmi leurs enfans, ne font briller à leurs yeux que l’avantage pécuniaire, qui choisir ? Une telle situation ne peut engendrer que la duplicité, encourager que les vues d’intérêt personnel. Mirabeau, dès l’enfance, s’habitue à tenir un langage double, à jouer un double personnage. Plus tard, il passera d’un camp dans l’autre avec une incroyable désinvolture : lorsqu’il arrive à Vincennes, il s’est rangé avec sa sœur, Mme de Cabris, au parti de sa mère ; au sortir de Vincennes, obligé de faire campagne avec son père, il l’étonné et j’allais dire qu’il le scandalise par son zèle. Il y a mieux, et la merveille est qu’il nous tînt en réserve ce spectacle extravagant de le voir solliciter à son tour des lettres de cachet. L’auteur de l’Essai sur le despotisme et Des lettres de cachet et des prisons d’Etat, le prisonnier de Vincennes, celui qui convie le genre humain à plaindre et admirer en sa personne la victime de l’arbitraire, c’est lui qui maintenant visite les ministres à Versailles pour requérir tantôt un ordre d’exil contre Briançon, l’amant d’une de ses sœurs, tantôt un ordre d’internement contre sa mère ; c’est à lui que Maurepas fait la réponse fameuse : « Voilà soixante lettres ou ordres pour la famille Mirabeau ! Il faudrait un secrétaire d’Etat exprès pour eux… Votre père me prend pour son homme d’affaires. »

De l’influence exercée par cette situation de famille si parti culière, dérivent des habitudes prises de bonne heure par Mirabeau et entrées dans son caractère. Celle, d’abord, de jouer toujours un rôle, de modeler son personnage sur celui de l’interlocuteur, de le flatter pour s’en faire bien venir, de prendre l’air et les sentimens imposés par l’endroit et les circonstances : pendant les semaines qu’il passe auprès de son oncle, commandant des galères de Malte, il vante, à l’égal du plus beau, l’état de marin ; en Limousin, où son père l’envoie établir un tribunal de conciliation, il joue au bon seigneur d’opéra-comique ; en Provence, où le château de Mirabeau a des airs de bastide, il se redresse en seigneur hautain, intraitable sur ses privilèges et prompt à bâtonner les manans. Celle encore de se tirer d’affaire par un expédient et en concertant sur l’heure une scène de comédie : surpris par les gens de M. De Monnier chez qui il s’est introduit clandestinement, il se présente à celui-ci l’air riant, lui conte une histoire à dormir debout, lui recommande d’exiger de ses gens la discrétion. Puis la disposition à ne considérer les gens que pour l’utilité immédiate qu’il en attend. Rien de plus ouvert à tous, fût-ce à ses ennemis de la veille, que l’amitié du comte de Mirabeau ; rien aussi de plus décevant. Un service qu’il a reçu est pour lui un service oublié. Son bienfaiteur, Boucher, le « bon ange, » celui qui, de toutes manières, adoucit sa captivité, qui, lui seul, au sortir du donjon, accepte la terrible charge de l’héberger, qui, les larmes aux yeux, sollicite et obtient sa rentrée au domicile paternel, meurt de chagrin, tué par les outrages dont il a été payé. Mirabeau est également incapable de rancune et de gratitude ; c’est ce qui s’appelle, en termes atténués : l’inconsistance du caractère.

Enfin Mirabeau est un homme du XVIIIe siècle, l’un des plus représentatifs qui soient ; et c’est justement parce qu’il est tout pénétré de l’âme de son époque qu’il pourra la traduire au dehors, l’interpréter, l’exprimer, la faire triompher. Il doit à son temps son irréligion foncière ; très persuadé, comme il le répète tout au long de ses lettres, que les prêtres sont des fourbes, les dogmes des sottises et les pratiques des mômeries, il est aussi étranger que possible au sentiment religieux ; son impiété ne procède ni de révolte, ni de déception, ni de fanatisme à rebours, mais plutôt de l’inintelligence de certaines questions et de l’absolue indifférence à l’égard des problèmes qui se posent pour l’éternel tourment de l’humanité. Il lui doit une corruption qui se traduit par l’impatience de toute espèce de discipline. Toutefois, dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, les airs d’élégance frivole et le ton de froid persiflage ont disparu : ce n’en est plus la mode. L’influence de Rousseau, à défaut de changer les cœurs, a révolutionné le langage et les manières. On éprouve le besoin de raisonner, de mettre ses fantaisies en aphorismes et de réduire l’immoralité même en morale ; on fait du terme de vertu une consommation incroyable et d’ailleurs des applications inouïes ; on s’exclame ; on déclame ; on s’apitoie ; on répand des larmes par-devant témoins. C’est le règne de la « sensibilité. »

Au surplus, une lumière manquerait au portrait de Gabriel, si nous ne rappelions pas ce pouvoir de séduction auquel les plus prévenus ne résistent guère. On envoie un policier l’arrêter en Hollande ; il en fait en chemin son agent. Ses geôliers deviennent ses complaisans. C’est qu’il est entrant par nature, qu’il sait s’insinuer, qu’il aime à plaire. Il est de ceux qui ne s’étonnent de rien, et son imperturbable audace lui sert à la cour aussi bien que dans les sociétés les plus vulgaires. « Pour manger dans la main, c’est le premier homme du monde ; » il a ce don de la familiarité qui lui fait « retourner les grands comme des fagots, » et prendre un ministre par le bouton de son justaucorps la première fois qu’il lui est présenté. Lui parti, on lui en veut d’avoir cédé à la séduction grossière ; lui présent, on subit le charme de sa conversation superficielle et variée, de son geste abondant, de son regard pénétrant, de sa voix passionnée. Un attrait se dégage de lui contre lequel seront désarmées les femmes et les foules.

Tel est l’homme que vont achever de nous faire connaître les lettres que Sophie lui adressait, et celles qu’il écrivait à Julie.


II

Le roman de Sophie et de Mirabeau, si on le prend par l’extérieur, par le cadre, par les incidens, est sans doute le plus romanesque qui se puisse imaginer. Décor, costume, accessoires traditionnels y sont au grand complet : il n’y manque aucun des épisodes classiques qui sont comme les lieux communs du genre. Un jeune homme de vingt-cinq ans, précédé d’une réputation de séducteur, et qui expie par la captivité des aventures trop retentissantes ; une jeune femme de vingt et un ans mariée à un vieux mari. Pour déjouer la surveillance des geôliers du comte et de celui de la marquise, les vieux moyens de comédie, qui restent les bons. La fuite à cheval dans la montagne, pendant la nuit, en costume d’homme. La frontière passée. Les deux amans réfugiés à l’étranger, cachés sous un nom d’emprunt, travaillant pour vivre. Le duo d’amour brusquement interrompu par l’intervention de la police. Lui, transféré à Vincennes, dans un cachot, sans jour, en proie à un cruel dénûment. Elle, à Paris, dans la pension de Mlle Douai, avec des folles pour compagnes. Les premières lettres tracées avec une plume trempée dans du café ou dans du jus de citron. La naissance et la mort d’un enfant, la petite Gabrielle-Sophie, que son père ne connaîtra jamais. Puis le roman qui recommence lorsque Mirabeau a recouvré sa liberté, et veut rejoindre Sophie dans le couvent des Saintes-Glaires de Gien, la porte ouverte avec une fausse clef, l’entrée à pas étouffés, cinq jours passés dans la chambre de Sophie sans que personne dans la communauté ait soupçonné la présence au couvent de ce capitaine de dragons. Enfin la séparation définitive, l’ascension de l’amant vers la gloire, l’enlizement de la maîtresse dans le chagrin qui la mène au suicide. Un jour de 1789, Mirabeau, en pleine Assemblée, reçoit la lettre qui lui annonce la mort de Sophie, la lit sans proférer une parole, le visage bouleversé, et quitte la salle des séances, où de plusieurs jours il ne devait pas reparaître.

D’autre part, en feuilletant les lettres écrites du donjon de Vincennes, on y trouve bien tous les ingrédiens dont se compose la littérature amoureuse du XVIIIe siècle. Moins de sentiment que de passion, et moins de tendresse que d’ardeur ; l’expression d’une sensualité agrémentée de souvenirs ou de rêves licencieux ; beaucoup de raisonnemens, de sophismes, de dissertations concluant toutes à représenter l’obéissance à l’instinct comme l’unique formule du devoir ; une abondance de digressions sur toutes sortes de sujets philosophiques, sociaux et politiques, qui, à mesure qu’on avance, débordent de plus en plus sur l’ensemble. D’ailleurs, peu à peu nous en venons à prêter d’autant plus d’intérêt à la formation des idées de Mirabeau, et de son éloquence judiciaire ou politique, à prêter d’autant moins d’attention à ses sermens de fidélité et à des assurances de désespoir qui semblent un peu concertées et imposées par les convenances. On dirait un lecteur assidu de la Nouvelle Héloïse qui s’entraîne à traiter un sujet analogue dans le ton de son auteur favori. L’accent est-il très personnel ? Le cœur est-il très engagé ? Si l’amour est le don de soi, et s’il se reconnaît au vide que fait en nous l’absence d’un être devenu nécessaire, ne semble-t-il pas qu’il manque quelque chose à ce roman d’amour, et que c’est l’amour ? Cette passion est trop bruyante. Tout ce bourdonnement nous étourdit ; nous n’entendons pas les inflexions de voix qui persuadent. Sous l’appareil oratoire, nous voudrions retrouver la réalité des faits, qui nous éclairerait sur la profondeur et la sincérité de l’émotion. Parmi les dithyrambes, nous cherchons en vain quelques-uns de ces mots qui peignent. Au type de l’amante, nous voudrions pouvoir substituer le portrait plus individuel de la femme qui, de son côté, souffre, regrette, espère, attend, languit, s’inquiète, et dont les yeux quelque jour vont s’abîmer dans les larmes.

Sophie de Ruffey avait dix-sept ans quand ses parens, cédant à la tentation d’une alliance riche et brillante, la marièrent au marquis de Monnier. Celui-ci avait soixante-cinq ans ; c’était son seul tort, à vrai dire irréparable. Car aucun des reproches que Sophie lui adresse n’est justifié et ils tombent devant son propre aveu. Il n’est pas exact qu’il l’ait condamnée à une claustration mal égayée par d’insipides parties de cartes avec des personnes dévotes : il cherche à la distraire par des assemblées, des bals, des comédies. Il n’est pas exact davantage qu’il l’ait poussée à bout par son humeur tracassière et soupçonneuse. « Hélas ! dit-elle, j’ai cruellement abusé de sa confiance. Quoi ! Le jour même de mon départ, il me disait : « Je me fie à vous. » Et, quatre heures plus tard, je le fuyais ! » Son indulgence survit même à la faute, même à l’éclat et au scandale : en Hollande, il lui fait encore offrir son pardon. Mais l’ennui avait de bonne heure triomphé chez la jeune femme d’une vertu que ne soutenaient ni la piété, ni les leçons de l’entourage, ni l’affection pour les siens. Il est probable que Mirabeau ne fut pas son premier amant ; car on s’est demandé quel avait été au juste le caractère de sa liaison avec un officier de la garnison nommé Montperreux ; il semble assez bien précisé par cette phrase de Sophie : « Mon cœur n’a jamais été fort engagé, et mes sens ne l’étaient point assez pour me regarder comme ayant un amant attitré » Montperreux fut : celui qui ne compte pas. Suivant un usage avec lequel le théâtre du XVIIIe siècle nous a familiarisés, Sophie subvenait aux besoins pécuniaires de ses amans avec l’argent de son mari. Mirabeau, après Montperreux, a bénéficié de cette assistance. Il s’est défendu avec énergie de cette accusation. Par malheur, elle est établie et par celle même qui avait des raisons pour être la mieux informée. Lorsqu’elle quitta la maison conjugale, Sophie emportait, outre des hardes et des bijoux, des sommes d’argent dérobées à son mari. Ce furent les principales ressources sur lesquelles le couple vécut à Amsterdam.

S’il fallait s’en rapporter au témoignage de Mirabeau, en enlevant Sophie il se serait sacrifié. Il le déclare à une autre correspondante, Julie Dauvers : « Je le savais alors, comme je le sais aujourd’hui, que c’était la plus grande des folies que de l’enlever. Mais devais-je me laisser croire ingrat ou pusillanime ? Que dis-je ? devais-je lui laisser avaler la coupe fatale, comme je ne pouvais douter qu’elle le ferait ? Voilà dans quel point de vue il faut me juger, ô mon amie, et vous verrez qu’alors c’est moi et non pas elle que j’ai sacrifié. » Sur la valeur de cette assertion, si nous pouvions avoir un doute, nous sommes fixés par la lecture des lettres de Sophie. Elles ont, ces lettres, à défaut d’autre mérite, celui du naturel et de la bonne foi. N’y cherchons aucune qualité littéraire ; Sophie n’est pas du tout un écrivain ; et elle n’y prétend guère. Par bonheur nous n’y trouverons pas non plus la tâche qui les souille et que l’éditeur a eu le bon goût d’effacer. Il a supprimé les passages nombreux, paraît-il, où Sophie, rivalisant avec son amant, le régalait des pires obscénités. Mirabeau lui avait soufflé sa fureur lubrique. Et il s’en vante ! Le trait qui frappe dans cette sorte de causerie continue et décousue, que sont les lettres de Sophie, c’est l’absolue dévotion de la jeune femme à Mirabeau. Elle n’a ni une volonté en face de la sienne, ni une idée, ni un sentiment qui ne viennent de lui. Elle rompt avec sa meilleure amie, Mlle de Saint-Belin, parce que Mirabeau en est jaloux, et elle la prend en aversion. Elle dira pareillement, en parlant de Mme de Ruffey : « Que je la hais ! » et c’est sa mère. Il n’est pas de démarche si pénible à laquelle elle ne se résigne, si tel est le bon plaisir ou l’intérêt de son amant. Elle va jusqu’à lui conseiller de se rapprocher de sa femme, puisque c’est un moyen d’obtenir sa mise en liberté. Elle va jusqu’à consentir à écrire à M. De Monnier afin de rentrer en grâce auprès de lui. Sa docilité et sa soumission sont entières, n’ayant d’égales que sa crédulité. Elle croit tout ce que Mirabeau lui dit, même en se moquant d’elle. C’est un pauvre esprit, perdu dans le détail de la vie journalière, noyé dans les commérages, fit c’est un cerveau malade. Soupçonneuse, elle voit partout des ennemis, des traîtres, elle imagine qu’on en veut à sa vie, qu’on cherche à l’empoisonner, qu’on a bien pu empoisonner sa fille. Elle est hantée d’idées sombres : elle a sans cesse à la bouche la menace du suicide, comme elle en a la pensée sans cesse présente à l’esprit ; quand on l’arrêta à Amsterdam, elle tenta de s’empoisonner avec une dose d’opium qu’elle portait sur elle. « Gabriel ou la mort ! » est une expression qui sous sa plume prend une signification d’une singulière intensité. Elle aimerait mourir avec son amant ; elle en connaît de bien jolies manières. Ou bien elle voudrait vivre seule avec lui. Elle est tout à fait dépourvue d’ambition et ne souhaite pas pour Mirabeau le mouvement des affaires et l’éclat d’un grand rôle. Elle rêve d’un exil champêtre pour y cacher leurs amours obscures et durables. Elle habite en pensée un coin retiré de l’Angleterre, les M…, dont elle a fait choix pour y vivre dans l’isolement avec son ami, sitôt qu’ils seront libres. « Ceux qui veulent le vrai bonheur sentiront que ce n’est que dans la médiocrité et dans la retraite que sont les plaisirs véritables. C’est de la médiocrité qu’il nous faut. » Mirabeau approuve, et se prépare à se lancer dans le tourbillon. Entre les rêves idylliques de Sophie et les besoins d’intrigue de Mirabeau, le contraste est absolu, et chaque jour ne devait qu’accentuer la divergence.

Le fait est que les circonstances extraordinaires où se sont trouvés les deux amans ont seules retardé un abandon auquel Mirabeau songeait depuis longtemps. C’est dès le séjour à Amsterdam qu’il engage Sophie à rentrer chez son mari. Les arrêter, les séparer violemment, mettre entre eux l’obstacle de la distance, celui des murs de cachots et de couvens, ce fut le moyen dont se servit la destinée pour favoriser ce roman, et le prolonger en une durée factice. Au donjon où Mirabeau est prisonnier, on avait enfermé son amour en même temps que lui, le jour où on lui ouvre les portes de son cachot, il ne se souvient même plus de cette passion dont les cris avaient fait si longtemps bruire l’écho des voûtes. Il oublie d’écrire à celle qui, dans son couvent de Gien, lui reste fidèle. Il manque courriers sur courriers ; par une malechance singulière, ses lettres s’égarent en route, à moins qu’elles ne tombent de sa poche ou encore à moins qu’elles ne restent au fond de l’encrier. Sophie s’étonne, se plaint, cherche à se rassurer, invente à son amant des excuses. Mais le fait est là. Le prolixe, l’intarissable, le redondant, l’intempérant écrivassier est devenu le « silencieux Gabriel. » Mirabeau, silencieux !…


III

Pendant les derniers mois où se traînait et s’alanguissait cette correspondance, Mirabeau en commençait une autre, vive, active, éloquente, entraînante, avec une autre personne, une jeune fille qui était pour lui une « inconnue. » Ces Lettres à Julie sont incomparables pour nous montrer comment Mirabeau vécut dans sa prison, et le rôle qu’il joua vis-à-vis des lieutenans de police, commis, geôliers et porte-clefs. Il fait d’eux ses alliés, ses complices ou ses agens. Ce détenu d’une espèce si particulière s’est institué le protecteur de ceux qui le gardent. Par leur entremise, il entre en relations avec ses codétenus. Or, il y avait au donjon de Vincennes un certain Baudouin, seigneur de Guemadeuc, ancien maître des requêtes et financier véreux, qui, non content de faire banqueroute, était soupçonné d’avoir volé des couverts d’argent à la table du garde des sceaux. « C’est, disait-il sans se déconcerter, qu’on m’avait assuré qu’il y aurait toujours un couvert pour moi. » Ce Baudouin avait eu pour secrétaire le jeune Lafage, « un petit monsieur à la Crébillon fils, » habitué du café de la Régence et à qui ses succès dans le monde de la galanterie avaient fait une réputation spéciale et terriblement inquiétante. Lafage avait pour maîtresse Julie Dauvers, fille d’un chirurgien dentiste qui l’avait été de feue la Dauphine. Il advint que Baudouin parla à Mirabeau de l’intéressant Lafage, et lui vanta les charmes de Julie. Mirabeau s’empresse de se mêler des affaires du trio. Eux aussi, il les protégera ! Il se fait fort d’obtenir pour Baudouin un exil doux, pour Lafage un poste de secrétaire, pour Julie une place de lectrice auprès d’une grande dame. Et, Julie ayant écrit la première, une correspondance s’engage, romanesque et positive, folle et rouée, plaisante et révoltante, entre lui qui n’a jamais vu sa nouvelle protégée et elle qui ne connaît même pas encore le nom de son protecteur inattendu.

Nous n’avons pas les lettres de Julie. Mais avec quelle précision nous voyons son imago se dessiner à travers les lettres que lui adresse Mirabeau ! Et quel contraste elle forme avec la figure ravagée de la sentimentale, sensuelle et souffrante Mme de Monnier ! Ici, rien d’abandonné, rien de spontané : un cœur sec, des sens blasés, une imagination pauvre, une intelligence avisée. L’âme de Julie Dauvers a été façonnée par l’atmosphère de cette petite bourgeoisie qui avoisine la cour, vit les yeux fixés sur elle, tâche de s’en approprier l’air et les manières. Les exemples et les conversations de son entourage lui ont donné très vite une science précoce de la vie, avec peu d’estime pour l’humanité : et sept années d’intimité avec Lafage ont été pour la guérir des illusions de la tendresse. Un seul sentiment continue de veiller en elle : l’ambition. Elle est née fonctionnaire. Elevée en vue d’un emploi de cour, tout ce qu’elle souhaite de Mirabeau, c’est qu’il l’aide à l’obtenir. Ses coquetteries, ses grâces étudiées, ses accès de « pudeur farouche, » ses retours de câlinerie, son enjouement, ses gentillesses de « petite méchante » et de « petite vilaine » ne tendent pas à autre chose. Ce sont pour elle les moyens de parvenir, ce sont les avances, c’est la mise de fonds. D’ailleurs experte à tous les marivaudages, spirituelle, subtile, adroite et méfiante, elle est faite pour les manèges de cour, en aime par goût et par habitude les intrigues, se plaît au mystère, se prête aux cachotteries, se prépare à s’insinuer en flattant. Comme elle a un but très précis, qu’elle ne perd jamais de vue, elle y revient à travers tous les détours et y ramène obstinément son correspondant, qui en vain tente de s’échapper et s’engage dans tous les chemins de traverse. L’unique faiblesse de cette ambitieuse est précisément dans l’âpre té de son ambition. Elle désire trop le succès pour ne pas y croire. Son goût du secret et des manigances fait qu’elle n’est pas suffisamment en garde contre la ruse d’autrui. Par trop d’habileté, elle devient dupe.

Cette petite rouée, Mirabeau a entrepris d’en faire la conquête à distance. Nous allons le voir au vif dans son rôle de séducteur. Et d’abord il se compose soigneusement un personnage. Il connaît assez les femmes pour savoir que le plus sûr chemin pour entrer dans leur cœur, si fermé soit ce cœur, c’est la pitié. Et il veut inspirer à Julie un tendre intérêt. Donc il se peint comme un homme malheureux, persécuté quoique puissant, victime de beaucoup d’inimitiés, mais victime surtout de sa jeunesse, de ses folies, de sa fidélité en amour. Il est sensible ; c’est sa marque. Il est homme d’honneur ; c’est sa définition : « Personne, j’ose le dire, ne porte plus haut que moi la religion de ses promesses. Je me sacrifierais tout entier plutôt que de me permettre la moindre inexactitude de ce genre… Je suis toujours vrai, parce que la vérité est le premier devoir de l’homme, mais surtout parce que telle est ma nature… Moi qui ne sus jamais que dire : où est l’honneur, marchons ! » Toutes ces assurances sont mêlées de complimens, bien faits pour flatter l’amour-propre d’une femme, même quand elle sait qu’ils ne s’adressent qu’à l’image qu’on s’est forgée d’elle. Toutes ces galanteries sont entrecoupées de développemens généraux, dissertations morales, anecdotes grivoises, destinées à faire briller le talent du causeur. C’est le grand jeu. Toutefois Mirabeau est trop perspicace, et il a trop bien lu dans l’âme intéressée de sa « Liriette » pour ne pas comprendre que ce qui suffit avec une Sophie de Monnier n’est que l’accessoire avec une Julie Dauvers. L’essentiel, c’est l’assurance de son crédit auprès d’une amie toute-puissante.

Nous touchons au point essentiel, à ce qui fait la nouveauté de cette publication et qui lui donne son importance au point de vue historique. Les éditeurs des Lettres à Julie ont réduit à néant la légende des rapports que Mirabeau aurait eus avec Mme de Lamballe ; cela, en montrant que tout ce qui s’est répandu dans le public touchant ces rapports prétendus n’avait pour point de départ que les assertions contenues dans ces lettres elles-mêmes et n’en était qu’un souvenir. Mais, quand on sait que tout ce que contiennent les Lettres à Julie relativement à Mme de Lamballe n’est qu’invention et supercherie, c’est alors qu’on se prend à admirer comme il le mérite le caractère de celui qui apporte tant de précision dans la fausseté, d’indécence dans l’imagination et d’audace dans la calomnie.

C’est mystérieusement d’abord et à demi-mots que Mirabeau lance les premières insinuations : « J’ai une amie toute-puissante qui veut malgré moi faire quelque chose de moi. » Par la suite, il faudra bien appuyer, fournir des détails ; Mirabeau en fournit à foison et d’ignobles. C’est le rinforzando de son ennemi Beaumarchais. Mais le moyen de douter qu’il soit en intimité avec « Urgande » dont il dit posséder quatre ou cinq cents lettres ! Intimité orageuse, car, en cas de contrariété, c’est sur lui qu’on retombe pour le traiter d’imbécile, d’homme haïssable, d’homme sans foi, sur lequel on ne peut pas compter et qu’on déteste de toute son âme. On reconnaît à ce langage l’emportement de l’amour. Car Urgande poursuit Mirabeau de ses sollicitations. Elle exige un souper « au tour, » c’est-à-dire en tête à tête et servi par un tour de couvent. La perspective de cette rencontre dont elle se promet des jouissances délicieuses est bien ce qui effraie Mirabeau. Non certes qu’auprès d’une femme de trente ans, fût-ce d’une princesse, un homme de sa complexion ait à craindre de se trouver dépourvu de moyens ; mais c’est qu’il aime ailleurs ; et voici le problème de casuistique libertine auquel il ne trouve pas de solution. « Dans la conversation de tête-à-tête, une femme n’est plus qu’une femme, un homme est toujours un homme ; mais pesez les mots : je ne sais pas être amoureux à volonté, et du plaisir sans amour, quand on irait jusque-là, peut très vivement déplaire de la part de celui dont on a cru recevoir du plaisir et de l’amour. Si vous saviez comme cela me tourmente, me bourrelé, me rend malheureux ! » L’ennuyeux de l’affaire, c’est que la loyauté de Mirabeau est en question. Il doit beaucoup à Urgande : celle-ci est incontestablement dans son droit quand elle demande son « salaire. » Que devenir ? La situation est d’autant plus intenable, depuis que Mirabeau a quitté le donjon. Ne veut-on pas venir chez lui en grisette, lui faire louer une petite maison à Vincennes, dans le village, où l’on puisse venir goûter en carrosse gris ?…

Julie ne mettait en doute ni la réalité d’un crédit reposant sur des garanties si particulières, ni la sincérité des promesses de Mirabeau. Elle s’étonnait seulement que celui-ci tardât un peu trop à les mettre à exécution. Depuis le temps qu’il lui en annonçait l’effet pour le lendemain, elle se lassait d’attendre et s’impatientait. Mirabeau essaya d’user de faux-fuyans, d’alléguer que cette impatience fût offensante pour son amitié, son honneur, ses talens ; il fit mine de se retrancher derrière sa dignité blessée. Julie ne prit pas le change : sa méfiance naturelle était éveillée et ne se calmerait qu’au contact d’un signe palpable. Sur ces entrefaites, elle reçut un billet prétendument écrit par Mme de Lamballe. Ce billet avait tout l’air d’un faux, et, la ruse ayant été éventée, la nécessité s’imposa de frapper un grand coup et d’administrer à la soupçonneuse Julie une preuve décisive. Cette preuve ne pouvait être qu’une entrevue avec Urgande. Elle eut lieu au bal de l’Opéra. Au bal de l’Opéra de 1781, Julie Dauvers, à moins de récuser le témoignage de ses yeux et de ses oreilles, fut obligée de convenir qu’elle s’était entretenue avec une femme dont elle ne douta pas que ce ne fût la princesse de Lamballe, d’autant qu’elle avait cru reconnaître dans sa compagne la reine Marie-Antoinette. Qui joua dans cette mascarade le personnage de Mme de Lamballe ? Peut-être le roué Dubut de la Tagnerette, joli garçon, à cheveux blonds, à visage efféminé, au charme ambigu, et qui n’en était pas à son premier travestissement. Il nous reste à nous étonner qu’une personne aussi avisée que Julie, qu’un drôle de l’espèce de Lafage, se soient laissé prendre à ce jeu de calomnies grossières et de mystification. C’est ce qu’on ne peut comprendre qu’en se reportant à l’époque ; mais c’est aussi bien ce qui fait comprendre l’époque. Ce sont les mêmes procédés qui serviront dans l’Affaire du Collier. Mêmes perfidies, mêmes impostures, mêmes travestisse-mens, même crédulité.

Toutefois il fallait aboutir.

Ne pouvant décidément procurer à Julie une place à la cour, Mirabeau lui envoya des billets de théâtre pour elle, pour madame sa mère et pour Lafage.

Et il emprunta vingt-cinq louis à M. Dauvers.


IV

C’est ici que se rejoignent les deux romans et que se nouent les fils de la double intrigue.

Depuis qu’il était sorti de prison, Mirabeau leurrait Sophie de l’espoir d’une visite à son couvent de Gien. La topographie des lieux était minutieusement étudiée, l’itinéraire fixé, les escarpins de feutre pour étouffer les pas du visiteur nocturne confectionnés, l’armoire aménagée en vue d’un séjour, les provisions de bouche suffisantes pour nourrir la compagnie de dragons du comte, en cas qu’il eût fantaisie de s’en faire accompagner ; mais, au dernier moment, il survenait toujours quelque incident qui forçait à ajourner le départ. Il était à prévoir que, d’ajournement en ajournement, le voyage projeté n’aurait jamais lieu qu’au pays des rêves, à moins toutefois d’une conjoncture d’une gravité exceptionnelle. Cette conjoncture se produisit sous les espèces de la créance Dauvers. Mirabeau avait signé un billet à échéance pour le 15 mai. Le billet restant impayé, Dauvers n’hésita pas à le porter à la connétablie. D’ailleurs, mis en possession de la correspondance du comte avec sa fille, il menaçait de la livrer aux maréchaux. Mirabeau n’avait d’autre moyen d’échapper à la prison ou à l’exil perpétuel qu’une soudaine disparition. Le manque de ressources ne lui permettait pas de passer à l’étranger, et « il n’y avait pas un pouce de terre française où il ne pût être appréhendé. » Mais il y avait un endroit où il était bien sûr qu’on n’irait pas le chercher : c’était l’armoire de Sophie de Monnier, au couvent des Saintes-Claires de Gien. C’est alors qu’il fait savoir à Sophie qu’il ne peut pas résister plus longtemps au désir de la revoir. Tel est le secret de cette suprême entrevue où Gabriel cherchera, dans les bras de Sophie, un asile contre la poursuite de ses créanciers.

L’abandon, l’injure suprême, la rupture, c’est le dénouement ordinaire ; le prestigieux roman des amours de Sophie et de Mirabeau se perd dans la platitude des fins de liaisons les plus vulgaires. Il n’y a rien là qui soit pour nous surprendre. Mais le roman par lettres avec Julie conserve quelque chose d’obscur et d’énigmatique. Il semble bien que l’amour, en quelque sens qu’on prenne le mot, ne se soit, ni d’un côté ni de l’autre, mis de la partie. Chacun pour sa part n’a songé qu’au profit qu’il pourrait tirer de l’aventure. Or, on voit nettement celui que recherchait Julie, et le but, s’il eût seulement été atteint, en valait la peine. Mais quelle est la pensée de Mirabeau ? Et s’il ne cède pas tout bonnement à son goût pour l’intrigue, à son besoin de hâblerie, de jactance et d’incongruité, quel motif a pu lui faire déployer tant de grâces, mettre en œuvre tant d’artifices, dépenser tant d’encre ? Probablement il espéra, pour sa prochaine rentrée dans le monde, trouver dans ce couple d’arrivistes d’utiles auxiliaires. Lafage, qui connaissait les dessous de la vie parisienne, et fréquentait dans les sociétés interlopes, pouvait faire office de négociateur dans des missions délicates. Julie pouvait aider à la fortune de celui qui dirigerait son ambition. Quoi qu’il en soit, il n’est plus question ici que d’intérêt, d’affaires et de politique. C’est l’acheminement vers la vie sérieuse.

« Le siècle des gens de sa sorte arrive à grands pas, » disait le marquis de Mirabeau. Nous n’avons à étudier ici en Mirabeau ni l’orateur, ni l’homme d’État. Toutefois, dès maintenant, nous sommes pourvus d’utiles indications, et ce que nous savons de la jeunesse du futur tribun nous fait deviner les servitudes qui ne cesseront de peser sur sa gloire et son génie, son attitude de réfractaire et de déclassé, le mépris qu’il inspire à ses contemporains alors même qu’ils subissent son ascendant, la défiance qui met en garde contre lui ceux mêmes qu’il défend, l’inconscience avec laquelle il accepte de jouer entre la Cour et l’Assemblée un double rôle et de se faire payer pour soutenir ses propres idées, et enfin les lacunes ou les tares intimes de son œuvre. « Atteint du coup mortel, le dernier des Gracques lança de la poussière vers le ciel, et de cette poussière naquit Marius. » L’accusateur de son père, l’amant de Sophie, le bourreau d’argent, le calomniateur éhonté, avait remué trop de boue : il la retrouva pour y glisser sur le chemin où il entreprenait de guider la Révolution.


RENE DOUMIC

  1. Sophie de Monnier et Mirabeau, d’après leur correspondance secrète inédite (1775-1789), par Paul Cottin, 1 vol. in-8o (Plon). — Mirabeau, Lettres à Julie, publiées et commentées d’après les manuscrits originaux et inédits par M. Dauphin Meunier, avec la collaboration de M. Georges Leloir (Plon). Cf. Mirabeau, par M. Edmond Rousse (Hachette), 1891. — Les Mirabeau, par Louis de Loménie, 2 vol., 1878. Ouvrage continué par M. Ch. De Loménie, 3 vol. 1889-1891 (Dentu). — Mémoires biographiques, littéraires et politiques de Mirabeau, publiés par Lucas de Montigny, 8 vol., 1834