La Jeunesse de Mozart/03

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La Jeunesse de Mozart
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 646-681).
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LA JEUNESSE DE MOZART

III
PARIS ET VERSAILLES[1])
(18 NOVEMBRE 1763 — 8 JANVIER 1764)


I. — L’ARRIVEE A PARIS

Dans sa première lettre de Paris, le 8 décembre 1763, Léopold Mozart écrivait aux Hagenauer : « Le 18 novembre, nous sommes arrivés ici, dans la maison de l’ambassadeur de Bavière, comte d’Eyck, qui nous a reçus très amicalement, et nous a fait préparer chez lui une chambre où nous sommes logés fort à l’aise : avantage dont nous sommes redevables à la recommandation de la famille de la comtesse d’Eyck. »

Le comte d’Eyck, envoyé extraordinaire de l’électeur de Bavière à la cour de France, avait loué et habitait, depuis 1753, l’Hôtel de Beauvais, entre la rue Saint-Antoine et la rue de Jouy. C’était, cet hôtel, une des plus célèbres et des plus magnifiques maisons de Paris, une de celles où l’architecture du XVIIe siècle avait su le mieux unir à de brillans rappels de la Renaissance italienne la noble et forte grandeur du nouvel art français. Aujourd’hui encore sa façade (68, rue François-Miron), misérablement mutilée, — dépouillée de ses entablemens et de ses sculptures, ne gardant plus que des restes informes du fameux balcon d’où, jadis, Anne d’Autriche et Marie-Thérèse ont maintes fois assisté aux sorties triomphales du jeune Louis XIV, — nous étonne, au passage, comme la ruine de quelque Louvre égaré parmi l’honnête médiocrité bourgeoise des maisons voisines. Et notre surprise se change en un vrai ravissement lorsque, pénétrant sous le porche, nous découvrons la perspective élégante de la petite cour, avec le svelte péristyle circulaire dont elle est précédée, et surtout, à gauche de l’entrée, un admirable escalier d’honneur que des hasards miraculeux nous ont conservé presque intact, depuis sa rampe de pierre finement ajourée jusqu’aux mascarons, aux putti, et aux armoiries du plafond, chefs-d’œuvre du bon maître flamand Van den Bogaert[2].

A l’intérieur de la maison, par contre, rien ne subsiste plus qui puisse nous permettre de nous représenter ce qu’était l’ambassade de Bavière, au moment où les Mozart y sont venus loger. Un inventaire de 1769 nous apprend seulement que le premier étage comprenait deux grands salons, dont un « de musique, » une bibliothèque, deux chambres à coucher avec « garde-robe à l’anglaise, » et qu’il y avait au second étage, sur la rue Saint-Antoine, « six pièces à glaces. » Est-ce dans une de ces six pièces que le comte d’Eyck a installé ses hôtes ? Ou bien ne serait-ce pas plutôt dans une « petite chambre » du premier étage, qui se trouvait isolée du reste des appartemens, à gauche vers le fond de la cour, avec un escalier pour elle seule ? Cette petite chambre donnait accès sur une terrasse communiquant elle-même, par une galerie, avec un « jardin suspendu » qui avait, à deux de ses coins, « une « grotte » et une « volière : » et j’imagine en tout cas que cette grotte, cette volière, et tout ce jardin en terrasse ont dû amuser infiniment le petit Wolfgang, cependant que le luxe princier de la maison remplissait d’aise le cœur, à peine moins ingénu, de Léopold Mozart. Oui certes, au point de vue de la « noblesse » comme à celui de l’économie, le maître de chapelle salzbourgeois pouvait s’enorgueillir de « l’avantage » que lui avait valu la recommandation du comte Arco, premier chambellan de la cour de Salzbourg, et père de la comtesse Félicité d’Eyck.

Il convient pourtant de noter que, dans ses lettres suivantes, Léopold Mozart ne parle plus jamais du palais qu’il habite, ni du personnage éminent qui l’y a reçu. Et le fait est qu’il n’aurait eu rien de bon à dire, sans doute, de l’un ni de l’autre. Tout au plus pouvons-nous supposer que les impressions qu’il en a eues n’ont pas été étrangères aux doléances souvent exprimées par lui, dans ces lettres, sur la dépravation des mœurs parisiennes. Car d’abord la maison, avec toute la majesté de sa façade et toute son apparence de demeure princière, commençait des lors à être un tripot, et l’un des plus courus de Paris et des plus mal famés. Le comte d’Eyck était, en effet, un de ces ambassadeurs qui, pour épargner aux jeux de hasard les vexations dont les menaçait la police en territoire français, leur avaient généreusement offert le territoire étranger qu’étaient leurs ambassades. Il avait affermé à des « banquiers » le rez-de-chaussée et une partie du premier étage, qui s’étaient vus ainsi transformés, le rez-de-chaussée en un « brelan » populaire, le premier étage en une élégante « académie de jeu. » Tous les soirs et jusqu’à l’aube suivante, il y avait « grand concours de carrosses et de chaises » devant la maison, tandis que les salons retentissaient du bruit des pièces d’or et des clameurs passionnées des « pontes, » rythmant les rapides péripéties du pharaon et de la bassette. C’est là que se réunissait de préférence, désormais, le personnel cosmopolite fréquenté naguère par le chevalier des Grieux à l’Hôtel de Transylvanie, les virtuoses du « filage de cartes » et de la « volte-face ; » et bientôt Paris n’allait pas avoir d’endroit où l’on se ruinât plus volontiers qu’à l’ambassade de Bavière. Mais l’hospitalier ambassadeur, lui, s’y enrichissait si heureusement que, quelques années plus tard, le 15 avril 1769, il allait être en état d’acheter l’hôtel, « meubles et peintures compris, » pour une somme approchant de deux cent mille livres.

Jamais, au reste, cet habile homme ne paraît s’être trop embarrassé de scrupules moraux. Agé d’une cinquantaine d’années au temps du voyage des Mozart, il était d’origine flamande, et, de son vrai nom, s’appelait van Eycken. Avant d’obtenir le titre d’envoyé de Bavière, en 1761, il avait longtemps représenté à Paris un très petit prince, l’évêque de Liège, fils de l’électeur bavarois Max-Emmanuel ; et c’était seulement en 1759 que, ayant été créé comte du Saint-Empire, M. van Eycken était devenu « le comte d’Eyck. » Intrigant, menteur, résolu à faire fortune par tous les moyens, ses contemporains s’accordaient assez généralement à le mépriser. Et aujourd’hui, s’il n’avait pas eu l’honneur d’accueillir chez lui le petit Mozart, son nom ne nous serait plus connu que par cette amusante épigramme de Rulhière :


LES DEUX COQUINS
Un coquin à qui l’on fit grâce
Était au carcan sur la place.
« Il a de l’esprit ! » disait-on.
Mais un quidam répondit : « Non !
Regardez sa sottise insigne :
S’il en avait, serait-il là ? »
Comme il parlait, van Eyck passa.
« Tenez, — en le montrant d’un signe, —
Un homme d’esprit, le voilà ! »

La recommandation d’un tel protecteur n’était guère faite pour ouvrir aux deux enfans prodiges les salons de Versailles, ni même, à Paris, ceux des grandes familles françaises ou étrangères. Mais Léopold Mozart était amplement pourvu d’autres recommandations, obtenues à Salzbourg, avant son départ, et dans les divers endroits où il s’était arrêté. Pareil à maint client de l’hôtel de Beauvais, il apportait à Paris les sentimens fiévreux d’un joueur qui a résolu de risquer toute sa chance sur un seul coup de dés : il voulait que ce séjour assurât définitivement sa fortune, et il n’y avait pas de démarche où il ne fût prêt pour aider au succès de son entreprise. Matin et soir, il courait la ville, d’un quartier à l’autre. Au Temple, à l’ambassade d’Autriche, à l’Hôtel d’Aiguillon, chez toute sorte de hauts personnages, il déposait avec respect ses lettres d’introduction, attendait dans les antichambres, sollicitait la faveur des intendans et des valets de pied. Paris, évidemment, ne l’intéressait qu’au point de vue de la conquête qu’il se préparait à en faire : et l’on ne s’étonne pas que, n’ayant le loisir d’y rien voir, il n’ait pas eu non plus celui d’en rien décrire à ses fidèles amis salzbourgeois.

Mais au contraire sa femme et ses enfans, pendant ce temps, profitaient de leur liberté pour faire connaissance avec la glorieuse capitale que tout Salzbourg leur enviait de pouvoir admirer. Sous la conduite, peut-être, d’un commis de l’ambassade, ou simplement avec le secours d’une édition allemande des Curiosités de Paris, ils employaient la matinée à visiter les églises, et, d’abord, celles de leur rue et de leur quartier : le sombre Petit Saint-Antoine, presque vis-à-vis de l’Hôtel de Beauvais, les églises des Grands Jésuites et des Célestins, qui toutes deux conservaient, dans de beaux mausolées, les cœurs d’une foule de rois et de princes du sang, l’église Saint-Paul, somptueusement tapissée et dorée, et où l’organiste Daquin excellait à imiter le chant des oiseaux. La cathédrale, malgré la barbarie de son style gothique, avait aussi à leur offrir bien des choses curieuses : l’énorme Saint Christophe de l’entrée, la statue équestre de Philippe le Bel, tel qu’il avait pénétré dans l’église après une de ses victoires, le maître-autel de porphyre, entouré des figures agenouillées de Louis XIII et de Louis XIV, le trésor, avec ses vases de prix et ses reliquaires. Et tandis que la mère et la fille, en chemin, s’ébahissaient des modes nouvelles, ou s’indignaient du nombre des mendians, et des folles histoires qu’ils leur débitaient, le petit garçon, lui, se remplissait les oreilles de l’incessante musique des rues de Paris. Il écoutait les mille cris variés des vendeurs ambulans, les joyeuses chansons des maçons et des peintres, et tout le charmant répertoire de ces joueurs de vielle ou d’orgue mécanique qui, à chaque carrefour, lui déroulaient les airs favoris du Devin de village, d’Annette et Lubin, et du Bûcheron. Puis, les dévotions achevées, et en attendant l’heure du dîner, nos voyageurs s’en allaient aux galeries de bois du Palais-Marchand, où merciers, modistes, bijoutiers, papetiers, étalaient à leurs yeux ravis les plus récentes trouvailles du goût parisien ; ou bien, par la Vieille Hue du Temple, toute plantée de superbes hôtels, lentement on descendait sur les Boulevards ; et c’est là surtout, parmi l’innocente et bruyante gaîté d’une foire perpétuelle, que j’aime à me représenter le petit Mozart, pendant ces heureux premiers jours de son arrivée à Paris.

Car je n’ai pas encore assez dit combien, depuis son départ de Salzbourg et jusqu’au terme du voyage (ou plutôt, désormais, jusqu’au terme de sa vie), le « nouvel Orphée » était gai, espiègle, avide de plaisir, profondément enfant. Tous les témoignages de ceux qui l’ont approché s’accordent là-dessus ; et l’un de ces témoignages est à la fois si typique et si amusant que, bien qu’il soit d’une date un peu postérieure au séjour de Paris, je ne résiste pas au désir de le citer tout de suite. À Londres, en juin 1765, le célèbre naturaliste Daines Barrington a soumis le petit Wolfgang à un long examen, dont il a consigné tous les détails dans le recueil des Philosophical Transactions : il l’a interrogé sur l’harmonie et le contrepoint, lui a fait déchiffrer plusieurs morceaux difficiles, lui a donné à mettre en musique divers chants italiens où, avec une sûreté merveilleuse, le bambin a su adapter le rythme et l’expression qui leur convenaient. Mais, au milieu de cette grave séance, un incident s’est produit que Barrington nous raconte ainsi : « À un moment où le petit garçon était en train d’improviser devant moi, mon chat favori est entré, par hasard, dans la chambre : aussitôt voici notre compositeur qui s’échappe du clavecin pour aller jouer avec lui ; et longtemps il nous a été impossible de le rappeler. » L’histoire de ce chat, je voudrais pouvoir la répéter en marge de toutes les pages du récit qui va suivre. Mieux que les plus savantes dissertations des musicographes, c’est elle qui nous permet de comprendre la vraie physionomie et le vrai caractère d’un enfant toujours riant, gambadant, et le cœur en fête, de cet enfant dont un autre témoin nous dit qu’il « rassurait, par sa gaîté, contre la crainte qu’un fruit si précoce n’eût pas le temps de mûrir. »

Que l’on se figure donc l’enchantement qu’a dû être, pour lui, chacune de ses promenades sur les Boulevards ! Depuis la Porte du Temple jusqu’aux Filles du Calvaire, aux deux côtés de la large avenue, ce n’étaient que théâtres, cirques, ménageries, cabinets magiques, entremêlés de cafés où de petits orchestres jouaient des « symphonies. » Mais, au reste, l’avenue tout entière rayonnait de musique : chansons, sérénades, fanfares, accompagnant les pirouettes des pitres, ou servant d’intermèdes aux doctes harangues des marchands d’élixir. Et, dans cette atmosphère chantante, combien de beaux spectacles pour divertir les yeux et le cœur du petit garçon ! Il y avait par exemple sur les Boulevards, cet hiver-là, une troupe italienne de plus de vingt enfans, danseurs et sauteurs de corde ; il y avait un certain Festi qui, entre autres prodiges de la nature, exhibait le squelette d’une baleine et un dromadaire vivant ; il y avait le fameux Comus, qui, par des expériences vraiment à peine croyables, mettait à la portée des profanes les derniers mystères de l’électricité et de la « vertu sympathique. » Il y avait tout cela, sans compter la foule bariolée des joueurs de gobelets, des diseurs de sorts, des arracheurs de dents : et tout cela n’était rien encore en comparaison du théâtre splendide où Nicolet, le roi du Boulevard, assisté de son poète Taconet et de l’acrobate Spinacuta, offrait au public, presque gratuitement, la réunion de tous les plaisirs qu’eût jamais inventés le génie humain : comédies et pantomimes, ballets costumés, feux d’artifices, tours de force merveilleux du chien Caraby.

Enfin, vers deux heures, le mouvement des curieux se ralentissait, les parades s’interrompaient : tout Paris rentrait chez soi pour se mettre à table. Et alors, au sortir des surprises et des joies de la matinée, une autre fête s’apprêtait pour le petit Wolfgang. Excité par l’ivresse délicieuse de cette vie nouvelle, les oreilles encore pleines de chansons et les yeux de chatoyantes couleurs, l’enfant sentait croître son désir d’épancher le flot continu de musique qui coulait en lui. Dans la chambre chaude où son père le retenait, — car l’excellent homme, aussi bien par prudence commerciale que par sollicitude paternelle, tâchait à lui éviter toute occasion de refroidissement, — dès la fin du repas il se hissait sur la plus haute chaise, ouvrait le cahier oblong qui contenait tous les morceaux composés par lui jusque-là, et, un bout de langue dehors, s’occupait à en noircir les dernières pages. Le 21 novembre, quatre jours après son arrivée à Paris, déjà il avait commencé d’écrire sa seconde sonate pour le clavecin.


Ou plutôt sa troisième : car sur la page précédente du même cahier, et probablement encore avant son départ de Bruxelles, il en avait commencé une autre, que jamais ensuite il n’a pris la peine d’achever. Elle était en si bémol, comme celle qu’il écrivait maintenant, à Paris, pour la remplacer ; mais, à la manière italienne, elle débutait par un andante : et c’est de cet andante que Mozart avait entièrement composé la première partie, lorsque des circonstances que nous ignorons sont venues l’arrêter. Vingt-huit mesures, que l’on n’a jamais recueillies dans aucune des éditions de son œuvre de piano, et qui nous sont connues seulement par une reproduction en fac-similé de l’autographe original, dans un album salzbourgeois de 1872[3].

Cet autographe aurait, lui-même, à nous apprendre bien des particularités intéressantes sur les habitudes de travail du petit Mozart. C’est, évidemment, un brouillon : après une première ligne écrite avec beaucoup de soin, les notes, peu à peu, deviennent inégales, se mangent l’une l’autre, les barres de mesure sont jetées au hasard, jusqu’à ce qu’enfin, à la troisième ligne, la main fatiguée de l’enfant se trompe dans une indication de passages à répéter, et rature, et corrige, nerveusement. Un brouillon : et cependant, quelque difficile que soit par instans la marche harmonique des modulations, il n’y a pas une rature qui porte sur la « musique » du morceau, je veux dire sur les notes du chant ni de l’accompagnement. Tout de suite cette musique reçoit, sur le papier, sa forme définitive ; de telle sorte qu’on serait tenté de croire à une improvisation, si l’on ne savait point, par ailleurs, combien Mozart a toujours été incapable de ce que désigne proprement ce mot. La vérité est que, avec son besoin naturel de perfection, doublé peut-être d’une certaine paresse aux besognes manuelles, jamais il ne se décidait à écrire un morceau que quand il l’avait composé tout entier, souvent à grand effort, dans sa tête. Ainsi nous savons qu’il faisait à vingt ans, à trente ans, toute sa vie : et son andante inachevé de Bruxelles nous prouve qu’il faisait déjà ainsi dès ses premiers essais.

Mais plus intéressante encore serait une analyse musicale de ce court morceau. Court et inachevé, il n’en est pas moins un chef-d’œuvre, un chant délicieux où le petit garçon, pour la première fois, a mis toute son âme avec tout son génie. Il y a mis d’abord ce que l’on chercherait vainement dans sa sonate précédente, comme aussi dans la suivante : une expression personnelle, un essai de traduire des sentimens qu’il éprouvait dans son propre cœur, au lieu de cette joie ou de cette mélancolie banales, et tout d’une pièce, qui formaient le thème ordinaire de la plupart des auteurs de sonates du temps. Nous entendons ici une plainte, délicate et douce, une vraie plainte d’enfant, entrecoupée de soupirs ; et puis elle s’étend et se renforce, elle monte, par degrés, à des gémissemens d’une angoisse pathétique ; après quoi, le petit cœur, un moment secoué, se console, et de nouveau nous fait voir son gentil sourire, dans une cadence où transparaît déjà presque un reflet de l’allégresse lumineuse de la Flûte enchantée. Le poète que va devenir Mozart, le voici, pour la première fois, qui s’annonce à nous ; et voici également le musicien, avec son sens profond des ressources les plus cachées de son art ! Car l’élan passionné de son inspiration lui a révélé tout à coup la misère de cet emploi mécanique de la basse d’Alberti qui, de plus en plus, rabaissait et enlaidissait la musique de piano de l’école nouvelle. Nulle trace de ce procédé, dans l’andante bruxellois, mais au contraire une harmonie qui change de note en note, d’après les nuances diverses de l’émotion à traduire : procédant, dès le début, par modulations chromatiques, pour aboutir enfin à une suite d’accords mineurs, admirables de hardiesse et de forte beauté. Et il n’y a pas jusqu’au contrepoint qui, durant tout un long passage, ne vienne accroître l’effet de la progression harmonique : un contrepoint très simple, mais déjà « expressif » et profondément « mozartien, » prêtant pour ainsi dire à la plainte une seconde voix, avant que toute la douleur se concentre dans les accords sanglotans de la ligne finale. Tel est, en résumé, ce morceau singulier, qui certes ne ressemble ni à la manière d’Emmanuel Bach ni à celle d’aucun des honnêtes collaborateurs des Œuvres mêlées, à rien autre qu’à la divine musique que, plus tard, — bientôt, — nous fera entendre Mozart lui-même : à moins que l’on ne veuille reconnaître, dans cet andante, un écho fugitif des rêves suscités au cœur de l’enfant, pendant sa promenade à travers l’Allemagne, par les chants magnifiques d’un Tartini ou d’un Nardini, et comme la première réponse de ce cœur de poète au charmant appel du génie italien.

Dans le cahier vénérable qui se trouve aujourd’hui, — hélas ! tout déchiqueté, — au Mozarteum de Salzbourg, ce fragment d’andante occupait, je l’ai dit déjà, la page intermédiaire entre le finale de la sonate en ut majeur, écrite à Bruxelles le 14 octobre 1763, et le début de la sonate en si bémol, commencée à Paris le 21 novembre. On peut donc supposer que le petit garçon l’aura ébauché à Bruxelles, aussitôt après sa première sonate, dans le loisir que lui laissait l’attente de sa présentation à l’archiduc Charles : puis seront venus le concert du 10 novembre, les préparatifs du voyage, et ce voyage lui-même ; et désormais l’enfant, avec son esprit toujours prompt à subir les impressions du dehors, ne se sera plus senti en humeur de continuer sa sonate dans la forme que, d’abord, il avait voulu lui donner. Pareille aventure devait lui arriver cent fois, au cours de sa vie, le forçant à interrompre des morceaux qui souvent promettaient une beauté supérieure : au point même qu’on a pu dire, sans trop d’exagération, que ses œuvres inachevées étaient ses chefs-d’œuvre. Et je ne serais pas étonné que, à la date de son arrivée à Paris, une certaine influence, en particulier, — celle du compositeur parisien Jean Godefroy Eckard, — eût pris sur lui assez d’empire pour effacer, momentanément, de son cerveau la légère empreinte italienne qui se révèle à nous dans sa sonate en ut majeur, et dans ce bel andante resté incomplet.


Le Mercure de France du mois de mai 1763 annonçait la publication, à Paris, de « Six sonates pour le clavecin, composées par J. G. Eckard, op. 1, en vente chez l’auteur, rue Saint-Honoré, près celle des Frondeurs, dans la maison de M. Lenoir, notaire. » Cet Eckard, bien qu’il habitât Paris depuis plusieurs années, était, en réalité, un Allemand d’Augsbourg, compatriote de Léopold Mozart : et celui-ci avait sûrement entendu parler de lui, durant le séjour qu’il venait de faire dans sa ville natale. Etait-ce lui, Léopold, qui, à Bruxelles, avait acheté pour son fils le recueil nouveau des sonates d’Eckard, ou bien l’enfant les avait-il reçues en cadeau de quelque généreux amateur bruxellois ? Toujours est-il qu’il devait les connaître déjà lorsqu’il avait écrit sa première sonate : il y a, en effet, dans l’allegro initial de cette sonate, une cadence de deux mesures qui est directement empruntée au finale de la première sonate d’Eckard, en si bémol. Et pourtant il est sûr que ni l’ensemble de cette sonate en ut majeur ; ni l’adorable andante inachevé qui l’a suivie, ne se ressentent encore d’une étude approfondie de la manière d’Eckard. Mais j’imagine que, bientôt, à force de jouer le recueil de celui-ci, à force de l’entendre vanter, autour de lui, comme le modèle parfait de ce que demandait ce goût parisien qu’il allait avoir lui-même à satisfaire désormais, il aura commencé, peu à peu, à s’assimiler le style et les procédés du compositeur augsbourgeois, au point de ne pouvoir plus s’empêcher de les imiter : car le fait est que ce style et ces procédés se retrouvent, et cette fois avec une évidence absolue, dans la sonate en si bémol, écrite par lui, à Paris, le 21 novembre.

On peut voir à la Bibliothèque Nationale le recueil des six sonates de Jean Godefroy Eckard, dédiées au violoniste Gaviniès, et précédées de l’avertissement que voici :

J’ai tâché de rendre cet ouvrage d’une utilité commune au clavecin, au clavicorde, et au forte e piano. C’est par cette raison que je me suis cru obligé de marquer aussi souvent les doux et les forts, ce qui eût été inutile si je n’avais eu que le clavecin en vue.


La première particularité qui frappe, à feuilleter le recueil, est un emploi à peu près incessant de la basse d’Alberti. D’un bout à l’autre des six sonates, nous n’apercevons, aux portées de la main gauche, que groupes de croches ou de doubles croches, répétant à l’infini la même figure d’accompagnement. Et comme, d’autre part, les lignes de la main droite sont semées de trilles, d’arpèges, d’appoggiatures, et comme les croisemens de mains sont d’une fréquence extraordinaire, nous avons peine d’abord à supposer que, sous ce riche appareil de « bravoure, » se cache une réelle valeur musicale, ni surtout rien qui ressemble à une traduction de sentimens intimes.

Encore cette fâcheuse impression s’aggrave-t-elle lorsque, continuant à parcourir le cahier, nous découvrons que trois seulement des six sonates, les trois premières, méritent d’être considérées avec un peu de soin. La quatrième et la cinquième n’ont, chacune, qu’un morceau, et très court, très facile, sans doute destiné à des commençans ; tandis que la sixième, en deux morceaux, — une façon de prélude et un air varié, — n’est évidemment, tout entière, qu’un long et difficile exercice de virtuosité : ce qui nous donne à penser que l’auteur n’a joint à son recueil ces trois dernières pièces que parce que, n’en ayant composé que trois qui fussent vraiment des « sonates, » et se croyant tenu d’offrir cependant la série traditionnelle de six pièces, il aura complété son recueil n’importe comment.

Mais une lecture plus attentive des trois premières pièces nous contraint, par degrés, à tempérer la sévérité de cette impression. Nous voyons alors que le virtuose, chez Eckard, marche de pair avec un musicien à la fois très savant et très ingénieux, — un des meilleurs, en somme, de cette période de transition et de tâtonnement. Nous devinons que, malgré son abus de la basse d’Alberti, cet homme a fort bien su profiter de l’étude qu’on nous apprend qu’il a faite, jadis, du Clavecin bien tempéré de Sébastien Bach, et que surtout il a assidûment étudié les sonates d’un autre Bach, Philippe-Emmanuel : car les siennes n’en sont, pour ainsi dire, qu’une adaptation plus brillante et plus vide. De la même façon que chez Emmanuel Bach, les trois grandes sonates sont en trois morceaux, un mouvement lent entre deux plus vifs ; bien que l’excellent Eckard, dans son désir ingénu de se conformer aux habitudes françaises, ne manque point de substituer aux indications générales de ces mouvemens divers qualificatifs soi-disant plus précis : amoroso, maestoso, affettuoso, con discrezione. Et, pareillement, la plupart des morceaux de la sonate, chez Eckard comme chez Bach, sont en trois parties, avec de longs développemens qui conduisent, par des préparations délicatement ménagées, à une reprise variée de la première partie. Conception de l’ensemble et ordonnance des détails, tout, dans ces sonates, dérive manifestement de celles de Bach ; et il y a même certains andante, par exemple celui de la sonate en fa mineur, qui, pour la pureté de la mélodie et l’éloquence plaintive de l’inspiration, ne sont pas trop inférieurs aux touchans cantabile du maître de Berlin. Au total, une musique honnêtement pensée et proprement écrite ; médiocre, à coup sûr, mais avec une « tenue » artistique tout à fait estimable : sans compter qu’elle rachète son défaut d’originalité et son pédantisme par un charme singulier de douceur innocente et rêveuse, quelque chose comme le parfum d’une belle âme allemande. La musique de Schmucke, l’ami du Cousin Pons, devait ressembler à ces sonates d’Eckard.


Telles sont les œuvres qui, probablement recommandées au petit Mozart comme le type le plus parfait de la musique française, se sont imposées presque de force à son imitation lorsque, dès son arrivée à Paris, il s’est mis à écrire une nouvelle sonate. Je dis : « presque de force, » parce que l’agrément véritable d’œuvres comme celles-là ne pouvait guère être compris, ni goûté, d’un enfant : il était tout en nuances légères, en menues trouvailles d’accens expressifs, en des qualités d’ordre « moral » plutôt que musical. Et, de fait, non seulement Mozart, dans sa sonate en si bémol, a imité de préférence les deux sonatines publiées par Eckard à la suite de ses grandes sonates : encore n’a-t-il pris au compositeur d’Augsbourg que la forme extérieure de son art, l’allure facile et courante du rythme, l’emploi ininterrompu de la basse d’Alberti (que, d’ailleurs, nous avions constaté déjà dans sa première sonate), la division des morceaux en trois parties, avec un développement assez étendu, et jusqu’aux trilles, aux gruppetti, jusqu’au qualificatif : grazioso, au moyen duquel il a cru relever l’intérêt de l’un des andante les plus insignifians que nous ayons de lui[4]. Les deux premiers morceaux de sa sonate parisienne en si bémol, — les seuls qu’il ait composés à ce moment, — nous apparaissent, à leur tour, une « adaptation » enfantine des sonates d’Eckard.

Que si, après cela, nous comparons entre elles ses deux sonates de Bruxelles et de Paris, celle-ci atteste assurément un progrès très sensible. Désormais les deux « sujets » de l’allegro sont nettement distincts ; désormais le développement a une signification et une vie propres, au lieu de n’être qu’une transition écourtée et informe, comme dans la musique de Léopold Mozart ; désormais presque toute trace de l’influence de Léopold a disparu, et pour toujours, de l’œuvre de son fils. Chaque mesure de la sonate nous révèle, à présent, l’adresse et la vigueur de main d’un musicien de race. Mais ce remarquable talent de forme s’emploie, ici, sans autre résultat qu’une gentillesse passagère et banale. Sous les dehors de la manière d’Eckard, l’enfant n’a point réussi à en saisir le dedans ; et il faut connaître d’avance la prodigieuse variété du génie de Mozart pour ne pas s’étonner que cette agréable sonate ait pu sortir, à quelques jours d’intervalle, du même cœur d’où avait jailli le pathétique début l’andante que j’ai signalé tout à l’heure.


II. — LE BON MONSIEUR GRIMM

Cependant Léopold Mozart, tout à son rêve de fortune, poursuivait la série de ses courses, aux quatre coins de la ville. Hélas ! ni les introductions dont il s’était pourvu, ni la « noblesse » de ses manières, ni son infatigable assiduité, ne parvenaient à lui valoir l’accès des salons parisiens. « Toutes les lettres que j’ai apportées avec moi ne m’ont servi à rien ! — écrira-t-il plus tard aux Hagenauer. — A rien, les recommandations de l’ambassadeur français à Vienne ! A rien, celles de l’envoyé impérial à Bruxelles ! A rien, celles qu’on m’a remises pour l’ambassadeur d’Autriche à Paris, pour le prince de Conti, la duchesse d’Aiguillon, et d’autres dont je pourrais vous remplir une litanie ! » Mais c’est aussi que le pauvre homme, avec la malechance bizarre qui semblait s’attacher à lui depuis son départ de Salzbourg, arrivait à Paris dans un mauvais moment. Il nous dit lui-même, à plusieurs reprises, que « pas n’est besoin d’avoir des lunettes pour découvrir, à chaque pas, les fruits de la dernière guerre. » Cette longue guerre, avec ses deuils et ses misères de toute sorte, venait en vérité de finir, le 10 février 1763, mais par une paix honteuse et désastreuse dont il n’y avait personne qui, de près ou de loin, n’eût à ressentir les tristes effets. La France était épuisée, ruinée ; et l’on se demandait si la paix, au lieu de lui rendre des forces, n’allait pas encore avoir pour résultat de l’affaiblir davantage. Sans cesse le Roi faisait enregistrer de nouveaux impôts : le 2 avril, le 31 mai, le 25 juin. La rente était réduite de moitié ; les impôts de guerre et les dons gratuits des villes se trouvaient maintenus indéfiniment. De haut en bas, la société française souffrait d’un malaise profond, qui allait bientôt se traduire par des remontrances solennelles du Parlement de Paris. Et l’on comprend que, dans ces circonstances, le prince de Conti, la duchesse d’Aiguillon, et les autres, ne se soient guère souciés d’accueillir la requête imprévue d’un obscur croque-notes allemand, qui s’offrait à leur exhiber, moyennant salaire, deux « prodiges musicaux, » ou prétendus tels ; mais l’on comprend aussi ce que devaient être le dépit et l’indignation du malheureux père, jusqu’au jour où, providentiellement, après plus d’une semaine d’inutiles démarches, il se souvint que la femme d’un marchand de Francfort lui avait donné une lettre d’introduction pour un de leurs compatriotes fixé à Paris, et qui passait même pour s’y être acquis déjà une influence considérable : un certain M. Melchior Grimm, secrétaire des commandemens du duc d’Orléans.


Ce personnage avait en effet réussi déjà, et depuis longtemps, à « se pousser dans le monde. » Arrivé à Paris en 1749, à vingt-cinq ans, il avait tout de suite profité de tous les hasards de ses rencontres pour s’insinuer dans l’intimité des gens de lettres et des financiers, des bourgeois enrichis et des grands seigneurs. Respectueux, complimenteur, empressé, se piquant de tout savoir, c’était assez qu’on le laissât entrer quelque part pour qu’il découvrît le moyen de s’y rendre indispensable, sauf ensuite à y étaler la morgue et l’humeur tyrannique qui étaient l’autre moitié de son caractère. Mais, au reste, tout ce que nous apprennent de lui les écrivains de son entourage ne vaut point, pour nous le faire connaître, un petit portrait, au crayon relevé de sanguine, que nous a laissé de lui son ami Carmontelle (à Chantilly) ; et encore le portrait ne nous montre-t-il pas l’épaule déviée du baron, ni ses maigres jambes tordues : mais toute son âme vaniteuse et rusée se trahit à nous dans ce visage au front fuyant, aux yeux troubles, au gros nez empâté.

Si Léopold Mozart s’était présenté chez lui quelques années auparavant, ou quelques années plus tard, peut-être n’aurait-il pas été mieux reçu que dans les maisons princières d’où on l’avait éconduit. Mais une heureuse chance faisait que, à cette date de 1763, Grimm venait d’avoir divers ennuis assez graves, qui avaient sérieusement compromis sa situation mondaine, et le forçaient à redevenir, pour un temps, le modeste et obséquieux bonhomme de naguère. Une tentative d’espionnage, tout à coup révélée, et dont la révélation l’avait obligé à sortir de France durant plusieurs mois ; ses démêlés avec Rousseau, où dès lors on entrevoyait l’hypocrisie de son attitude ; ces motifs et d’autres encore avaient un peu modéré sa hauteur habituelle : si bien que, lorsque le maître de chapelle salzbourgeois vint timidement solliciter son appui, dans son bel appartement de la rue Neuve-du-Luxembourg, le « philosophe » lui fit l’accueil le plus amical, écouta très volontiers ses explications, et manifesta sur-le-champ une vive curiosité d’assister aux tours de force des deux enfans prodiges. Et à peine eut-il entendu le petit Wolfgang que, avec son flair de « lanceur » de nouveautés, — car son goût musical était détestable dès que son intérêt n’était pas en jeu, — il devina la nature vraiment exceptionnelle du talent inconnu qui se livrait à lui. Protéger à Paris cet enfant de génie et son brave homme de père, quelle admirable occasion, pour lui, de se faire valoir, d’affirmer à nouveau son autorité et son influence en matière d’art ! « Ce M. Grimm, mon grand ami, à qui je dois tout, — écrivait à Salzbourg Léopold Mozart, — est un homme très savant, et un grand philanthrope… C’est lui, lui seul, qui a tout fait pour nous ! Voyez un peu de quoi est capable un homme qui a de l’intelligence et un cœur sensible ! Allemand de Ratisbonne, il demeure à Paris depuis plus de quinze ans ; et il s’entend si merveilleusement à engager toutes choses sur la bonne voie que tout doit forcément réussir, quand il l’a résolu[5]. »

Dès le 1er décembre, Grimm commençait sa Correspondance par un long éloge des deux petits musiciens. Cet éloge a été souvent reproduit et cité, comme le document historique le plus important que nous possédions sur le premier séjour de Mozart à Paris ; et certes son importance historique est incontestable, car tout porte à penser que Grimm, non content de l’adresser aux princes allemands abonnés à sa chronique, l’aura encore répandu dans Paris, à la façon d’une circulaire ou d’un prospectus. Mais le prospectus ressemble si fort à d’autres, répandus précédemment en Allemagne, et, dans la suite, en Angleterre et en Hollande, que l’on devine aussitôt, à le lire, que Grimm n’en est proprement que le traducteur. Il y a mis la sauce de sa philosophie, notamment quand il dit, au début : « Les vrais prodiges sont assez rares pour qu’on en parle lorsqu’on a occasion d’en voir un ; » ou bien quand, après avoir observé « qu’il est difficile de se garantir de la folie en voyant des prodiges, » il ajoute, avec son tact et son bon goût ordinaires : « Je ne suis plus étonné que saint Paul ait eu la tête perdue après son étrange vision. » Il y a mis aussi cette haine et ce mépris de la France qui sont parmi les traits les plus distinctifs du parfait Parisien qu’il était. « C’est dommage, s’écrie-t-il tout à coup, qu’on se connaisse si peu en musique en ce pays-ci ! » Mais quant au fond de l’article, c’est certainement Léopold Mozart qui le lui a fourni. Nous y retrouvons jusqu’à des phrases entières (par exemple sur la jeune Marianne) que nous avons lues déjà dans l’annonce d’un concert à Francfort. Même complaisance à insister sur les tours de force : le clavier couvert d’une serviette, les transpositions, etc. Même petit mensonge sur l’âge de l’enfant, « qui aura sept ans (huit en réalité) au mois de février prochain. » Même pédantisme naïf, où reparaît l’auteur de l’École du Violon : « L’enfant essaya une basse qui ne fut pas absolument exacte, parce qu’il est impossible de préparer d’avance l’accompagnement d’un chant qu’on ne connaît pas. » De telle sorte que l’article, d’un bout à l’autre, n’a rien à nous apprendre que nous ne sachions déjà, à moins que nous ne veuillons prendre au sérieux l’anecdote que voici : « Je lui ai écrit, de ma main, un menuet, et l’ai prié de me mettre la basse dessous ; l’enfant a pris la plume, et, sans approcher du clavecin, il a mis la basse à mon menuet. » Un menuet de Grimm, et accompagné d’une basse de Mozart, voilà un morceau dont la disparition est vraiment regrettable !

La rédaction de ce prospectus n’a été, d’ailleurs, que l’un des moindres services rendus aux Mozart par leur « sensible » ami. Celui-ci, heureux et fier d’avoir déniché un « phénomène » d’aussi bon aloi, s’est immédiatement empressé de le produire dans toutes les maisons où il avait accès : et une vie nouvelle s’est ouverte pour le petit Wolfgang, ou plutôt une répétition de la vie qu’on lui avait fait mener à Vienne, l’hiver précédent. Nous n’avons malheureusement pas, pour cette partie du voyage, le registre où Léopold inscrivait, chaque soir, les noms des diverses personnes qu’il avait rencontrées : et ses premières lettres de Paris, non plus, ne nous renseignent guère sur l’emploi de son temps. Nous Usons seulement, dans celle du 8 décembre : « Demain, séance chez la marquise de Villeroy et chez la comtesse de Lillebonne ; » d’où nous pouvons conclure que, entre le 1er décembre et la veille de Noël, — date du départ pour Versailles, — peu de journées ont dû se passer sans que l’enfant eût à être exhibé dans deux, ou peut-être trois salons différens. Il eut à l’être, sûrement, rue Neuve-des-Petits-Champs, chez l’amie de Grimm, Mme d’Epinay, une petite femme toute jaune, avec un sourire apprêté sur ses lèvres trop minces ; il eut à l’être chez le gros baron d’Holbach, dont la femme jouait gentiment de la mandoline ; il eut à l’être chez une foule de seigneurs de fraîche date, issus de la double dynastie des Lalive et des Dupin. Et pendant que son père, tout à la joie de se voir admis en pareille société, faisait mine de s’intéresser aux conversations qui se poursuivaient, devant lui, sur la barbarie du traitement infligé aux Calas, sur la nécessité d’obtenir de nouvelles persécutions contre les jésuites, qu’on venait de chasser, ou sur les deux livres les plus en vogue de ce mois-là, les Considérations sur les corps organisés et le Caleçon des Coquettes du jour ; le fils, à l’autre coin du salon, accompagnait des romances en variant l’accompagnement à chaque couplet, ou bien jouait des menuets sur un clavier couvert. Finis pour lui, désormais, les loisirs charmans de la première semaine, avec leurs promenades et leur libre travail ! Le 30 novembre, peut-être à la demande de Grimm, il avait encore écrit un menuet (en ré majeur), évidemment improvisé, mais déjà d’allure plus chantante, plus française, que les précédens : durant tout le mois de décembre, je ne crois pas qu’il ait écrit une seule note.

Présenté par son protecteur dans le monde des financiers et des philosophes, il a dû l’être aussi, dès ce moment, au Palais-Royal. Nous ne voyons pas, toutefois, qu’il ait pénétré jusqu’au duc d’Orléans, dont le nom n’est jamais mentionné dans les lettres de Léopold Mozart ; mais nous savons, par ces lettres, que le duc de Chartres a daigné s’intéresser beaucoup aux deux petits musiciens. Le futur Philippe-Egalité était alors un charmant garçon de seize ans, à figure de fille, et rempli de l’admiration la plus respectueuse pour la science universelle du bon M. Grimm. Sa sœur, Mademoiselle, une enfant de treize ans, montrait déjà le goût le plus vif pour la musique : nul doute qu’elle ait, dès lors, pris plaisir à écouter l’enfant prodige à qui elle allait dédier, deux ans après, un innocent rondeau de sa composition. Tout le monde, d’ailleurs, dans la maison du duc d’Orléans, se flattait d’aimer et de protéger la musique, depuis le galant chevalier de Clermont d’Amboise, chambellan du duc, jusqu’au maître d’hôtel Augeard et au suisse Bélier. Mais, de toutes les connaissances faites par les Mozart au Palais-Royal, aucune n’a dû leur être plus agréable, et aucune certainement n’a eu pour nous des suites plus précieuses, que celle qu’ils ont faite, toujours par l’entremise de leur ami Grimm, du « lecteur » du duc de Chartres, M. de Carmontelle.

C’était un grand et bel homme de quarante-six ans, très simple, sous l’élégance parfaite de sa mise, et dont l’honnête visage n’était pas sans rappeler ; un peu celui de Léopold Mozart. Parti de très bas, — son père était maître cordonnier, et s’appelait, bourgeoisement, Carogis, — il s’était élevé, de proche en proche, par ses seuls talens, qui étaient au reste d’une variété et d’un agrément infinis. Personne ne savait mieux que lui réciter des vers, chanter des couplets, imaginer des jeux de société, improviser et mettre vite en scène d’aimables proverbes. Mais surtout il excellait à dessiner le portrait : à le dessiner et même à le peindre, car, après s’être longtemps contenté de croquis au crayon rehaussés de sanguine, il avait commencé, depuis quelques années, à représenter ses modèles dans des décors, et en coloriant son dessin à la gouache ou à l’aquarelle. Il ne se risquait jamais, en vérité, à les représenter autrement que de profil ; et toujours, malgré cette précaution, il y avait dans ses portraits une certaine gaucherie qui dénonçait l’amateur : mais à un don de ressemblance que tous ses contemporains s’accordent à louer il joignait le don, plus enviable encore, de saisir immédiatement le caractère des personnages qui posaient devant lui. Pendant la guerre, — où il avait accompagné en Allemagne, comme aide de camp, le lieutenant général de Pons-Saint-Maurice, — ses principales occupations avaient été, au témoignage d’un de ses amis, « de relever des plans dans la dernière perfection, de découper savamment la dinde de son général, et de dessiner la Caricature de tous les officiers de quatre régimens. » Puis, en 1763, à la conclusion de la paix, le comte de Pons, qui était aussi gouverneur du duc de Chartres, l’avait fait entrer au Palais-Royal, où ses modestes fonctions de « lecteur » de ce jeune prince lui laissaient amplement le loisir de poursuivre la série de ses « caricatures. » Il habitait là, au premier étage, une chambre spacieuse et claire, donnant sur le jardin, et contenant, avec d’autres accessoires, un long clavecin noir tout bordé de jaune, qu’il ne manquait jamais d’introduire dans ses aquarelles, chaque fois qu’il avait à représenter un compositeur, une cantatrice, ou simplement une jeune demoiselle qui cultivait la musique.

Et c’est là que, l’un des premiers jours de décembre, Grimm, — qui venait d’envoyer à ses princes allemands un éloge enthousiaste des portraits de Carmontelle, — amena à celui-ci Léopold Mozart et ses deux enfans : afin que leur portrait, reproduit ensuite par un bon graveur, servît en quelque sorte à consacrer la renommée des petits prodiges. Les trois modèles avaient revêtu, pour la circonstance, leurs plus beaux costumes. Le père était en habit et culotte de velours rouge, — presque la tenue officielle de Saint-Cloud ; — la fille, en robe blanche montante, à ramages de fleurs ; le fils, un vrai « petit homme, » avait un magnifique habit bleu, abondamment garni de dentelles blanches. Puis, lorsque M. de Carmontelle, aidé sans doute des conseils de Grimm, les eut installés dans une pose qui, tout en variant agréablement l’expression de leurs qualités, allait lui permettre le mieux d’apercevoir et de dessiner leurs profils, — Wolfgang, au centre du groupe, juché sur une chaise devant le clavecin, le père, debout derrière lui, jouant du violon, la sœur, la pauvre Marianne, reléguée au second plan, avec un morceau de musique dans les mains, et faisant mine de chanter (hélas ! sans aucune voix), — il vint s’asseoir, lui-même, à l’autre bout de la pièce, devant une table carrée où il y avait un verre d’eau, une minuscule palette, plusieurs pinceaux, un crayon noir et un crayon rouge emmanchés aux deux extrémités d’un porte-crayon, et un grand album ouvert à une page blanche. Et puis, avec une aisance, une sûreté merveilleuses, — quelques traits de sanguine pour les visages, quelques traits de crayon pour le reste des figures et les accessoires, — le dessin du groupe se trouva indiqué, sauf ensuite pour le peintre à achever de le colorier, en l’absence des modèles, comme aussi à l’agrémenter d’un léger fond de verdure printanière.

Tout le monde connaît ce portrait des Mozart, par l’excellente reproduction qu’en a faite, le mois suivant, le graveur Delafosse : reproduction en effet si excellente, d’un art si habile et si consciencieux, que l’original y est vraiment rendu jusque dans les détails les plus insignifians. Mais l’original, tel qu’on peut le voir au Musée Condé, n’en garde pas moins un charme de fraîcheur et de naturel que nulle reproduction ne saurait nous offrir[6]. C’est, à coup sûr, l’une des œuvres les plus réussies de Carmontelle, — dont la manière allait d’ailleurs bientôt changer et un peu se gâter, après dix ans d’un progrès ininterrompu. Composition et expression, dessin et couleur, tout y est du goût le plus délicat. Avec cela, évidemment, une ressemblance parfaite. La figure du père, en particulier, est toute pareille à celle que nous montre l’image gravée au frontispice de l’École du Violon ; et rien n’est plus curieux que de comparer le profil du fils, chez Carmontelle, avec le même visage peint de face, à Londres, un an après, par l’Allemand Zoffany : c’est comme si l’enfant, son morceau joué, avait sauté de sa chaise et se retournait vers nous. Oui certes, voilà le premier portrait que nous ayons de Mozart ! Déjà le tableau de Salzbourg nous avait révélé la tête trop grosse sur un corps trop menu : mais ici seulement nous comprenons comment cette disproportion n’a pas empêché Wolfgang, pendant toute son enfance, de plaire, par sa figure même, à ceux que ravissait son génie musical.

C’est précisément par sa figure qu’il a plu, je le jurerais, à son portraitiste parisien. Accoutumé à étudier les visages avec sa double curiosité de peintre et d’auteur comique, Carmontelle n’aura point manqué de découvrir, sous la laideur apparente de ce visage-là, une pure et profonde beauté intérieure : car le fait est que toute l’âme de Mozart se manifeste à nous, déjà, dans l’adorable portrait qu’il nous en a laissé. Entre les deux personnes, bien solides, du père et de la sœur, l’enfant, à son clavecin, nous apparaît comme un exemplaire d’une humanité différente, plus fine, plus « spirituelle, » et presque dégagée de l’entrave du corps. Nous sentons qu’une flamme le brûle tout entier, celle-là même qui plus tard, à trente-six ans, en pleine santé, achèvera de le consumer. Mais, à présent, elle scintille et crépite joyeusement en lui ; elle le soulève sur la haute chaise où on l’a perché, elle fait flotter les basques de son bel habit bleu, elle agite ses petits pieds, que nous voyons frémir sous les boucles d’argent ; elle donne une grâce exquise au mouvement de ses mains, qui volent, croirait-on, au-dessus des claviers ; et de quel étonnant sourire elle illumine ses traits ! Un sourire non plus seulement de plaisir enfantin, comme dans le tableau de Salzbourg, mais de rêve, d’extase : le sourire d’un enfant qui entendrait la musique des anges, dans le paradis.


Ce lumineux génie que Carmontelle a su deviner dans les yeux rayonnans du petit garçon, je me plais à supposer qu’il fut deviné aussi par les musiciens que les Mozart ont eu l’occasion de rencontrer, pendant ces premières semaines de leur séjour à Paris, et notamment par trois des clavecinistes parisiens les plus goûtés d’alors, Le Grand, Eckard, et Schobert, dont Léopold nous apprend qu’ils sont venus à l’Hôtel de Beauvais et « ont fait hommage aux enfans de toutes leurs sonates gravées. » Le Grand, — le seul Français d’entre eux, — était, tout ensemble, professeur de clavecin et organiste de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, où plus d’une fois, sans doute, il aura laissé son petit ami improviser, à sa place, sur le bel orgue de l’église, un des plus grands de Paris, et des plus ornés. Après avoir publié naguère, dans un des recueils de l’éditeur Vénier, une sonate en un morceau, à la vieille manière italienne et française, Le Grand s’était converti au style nouveau d’Emmanuel Bach ; c’est, en effet, dans ce style qu’il avait composé un « premier livre » de six sonates, qui venait de paraître, au mois d’avril 1763, « chez l’auteur, rue Saint-Honoré, vis-à-vis la rue Neuve du Luxembourg, » — et qui ne semble pas, d’ailleurs, avoir jamais été suivi d’un « second. »

Eckard, lui (dont nous avons vu que Mozart connaissait les sonates dès avant sa venue en France), était décidément le brave homme que révélait sa musique. Né à Augsbourg en 1734, il était arrivé à Paris, en 1758, avec son compatriote Stein, qui allait bientôt devenir l’un des fabricans de piano-forte les plus fameux de l’Europe. Et comme il était très pauvre, et que, probablement, il craignait d’user son talent musical en donnant des leçons, il avait imaginé de chercher son gagne-pain dans la peinture, qui avait été jadis, à Augsbourg, son premier métier. Réservant à la composition ses soirées et ses nuits, il employait ses journées à peindre en miniature, sur des couvercles de boîtes, toute sorte de petites paysanneries flamandes, copiées ou imitées de Téniers et d’Ostade. Ainsi il avait pu recueillir assez d’argent pour faire graver, à ses frais, son cahier de sonates ; et celui-ci lui avait valu la faveur de Grimm, qui, depuis lors, n’allait plus cesser de célébrer son « génie. » Hélas ! Grimm lui-même était forcé d’ajouter que « tout le monde n’était pas digne de sentir le prix de ses compositions. » Si bien que, soit que le malheureux Eckard ait désespéré de vaincre jamais l’inintelligence musicale du public français, ou peut-être que son « génie » se soit prématurément fatigué, malgré les précautions qu’il prenait pour l’entretenir, peu s’en faut que le « premier » livre de ses sonates, tout comme celui des sonates de Le Grand, n’ait été aussi le « dernier : » une série de Variations sur le Menuet d’Exaudet, et un nouveau recueil de deux petites sonates, — variations et sonates publiées en 1764, — je ne vois pas qu’il ait rien produit d’autre, durant les quarante-six ans qui lui restaient à vivre. Mais au moment où les Mozart l’ont connu, en décembre 1763, il pouvait encore espérer pour son œuvre, parue d’hier, le succès et la gloire que lui promettait Grimm ; sans compter que, à force d’entendre affirmer par son protecteur qu’il était « le plus fort » des musiciens français, il devait avoir fini, lui-même, par le croire. Et d’autant plus il convient de lui savoir gré de la bonne amitié qu’il a témoignée à son confrère salzbourgeois et à sa famille, tout le temps qu’ils sont restés à Paris. « Le plus honnête homme du monde, » écrivait de lui Léopold Mozart, qui du reste l’admirait fort, aussi, comme musicien, pour la « difficulté » de ses compositions.

Il jugeait tout autrement Schobert, le rival d’Eckard ; et en effet les deux rivaux étaient trop différens l’un de l’autre, de toute façon, pour que, admirant l’un d’eux, on ne fût point porté à détester l’autre. Mais Schobert, au contraire d’Eckard, était destiné à jouer, dans la vie artistique du petit Wolfgang, un rôle si durable et si important que j’aurai bientôt à parler de lui avec plus de détail. Je me bornerai seulement à noter ici que, plus jeune qu’Eckard de quatre ou cinq ans, il était Allemand comme lui, mais de l’Allemagne du Nord, — Silésien, suivant Grimm ; — qu’il demeurait, avec sa jeune femme, vis-à-vis le Temple, où il remplissait l’emploi de claveciniste du prince de Conti ; qu’il avait publié déjà cinq cahiers de sonates, qui tout de suite avaient beaucoup plu, bien que Grimm se fût ingénié à les déprécier ; et que, encore qu’il semble avoir été, à Paris, l’un des visiteurs les plus assidus de la famille des Mozart, le chef de cette famille, dans sa mauvaise humeur contre lui, allait jusqu’à l’accuser d’être « ridiculement jaloux » de la manière dont Marianne exécutait les sonates d’Eckard !


Après cela, on pense bien que ces visites de confrères ne suffisaient pas à satisfaire l’inquiète ambition du maître de chapelle salzbourgeois. Présenter ses enfans à la cour de Versailles, tel était le premier point du grand plan de campagne qu’il s’était tracé ; et il y avait des jours où il se demandait avec angoisse si cette présentation aurait jamais lieu. « Le deuil de la mort de l’Infante nous empêche encore de pouvoir jouer à la Cour, » écrivait-il, le 8 décembre, aux Hagenauer, pour s’excuser d’un retard qui ne devait pas être moins vivement ressenti à Salzbourg qu’à l’Hôtel de Beauvais. L’ « Infante » dont la Cour était alors en deuil était la jeune princesse de Parme, femme de l’archiduc Joseph et petite-fille de Louis XV, qui venait de mourir à Vienne le 25 novembre : mais ce deuil ne pouvait guère constituer un obstacle à une réception du genre de celle que sollicitaient les Mozart. La vérité était sans doute que, parmi les tristesses publiques et privées de cette fin d’année, la Cour, elle non plus, n’était pas d’humeur à écouter deux petits phénomènes jouant du clavecin. N’importe : ici encore, l’extraordinaire entregent de Grimm réussit à triompher de tous les obstacles. Sur ses instances, le jeune duc de Chartres et une dame d’honneur de la Dauphine, la comtesse de Tessé, prirent en main la cause des deux enfans prodiges, et leur obtinrent la promesse d’une séance au château pour les derniers jours de décembre. Avis en fut donné aussitôt au père : et c’est ainsi que, la veille de Noël, nos quatre voyageurs plièrent de nouveau leur bagage, firent atteler, de nouveau, leur « noble » carrosse, et, sous une pluie glacée, se mirent en route pour conquérir Versailles.


III. — A VERSAILLES[7]

Léopold Mozart avait été officiellement chargé, comme on a vu, d’envoyer à son maître, l’archevêque de Salzbourg, un récit détaillé de sa réception à la Cour de Versailles, ou plutôt, un tableau détaillé des particularités de cette cour, qui excitait alors, plus que jamais, la surprise, l’admiration, et l’envie de tous les princes allemands. Ce précieux document, par malheur, ne nous est point connu. Il doit pourtant exister quelque part, à Salzbourg ou à Vienne, dans un coin d’archives ; et je crois bien qu’on retrouverait, en outre, au Mozarteum de Salzbourg, — parmi le millier de pièces inédites qui restent là cachées plus hermétiquement que ne le furent jamais des secrets d’Etat, — maintes informations curieuses sur l’emploi du temps des Mozart, pendant les deux semaines de leur séjour à Versailles. En France, aucune trace de ce séjour ne paraît s’être conservée dans les mémoires, lettres, et journaux du temps. Seul l’intendant Papillon de la Ferté, dans son registre des dépenses de la chambre du Roi, mentionne, le 12 février 1764, un paiement de cinquante louis « par ordre de Mesdames, » à « un enfant qui a joué du clavecin devant elles. » Force nous sera donc de nous contenter, pour cette partie de notre histoire, des renseignemens, — bien confus et bien désordonnés, mais d’ailleurs assez nombreux, — que nous offrent les lettres de Léopold Mozart aux Hagenauer.


Par une coïncidence de fâcheux augure, à l’instant où les Mozart pénétraient au château de Versailles, le soir du 24 décembre, une nouvelle de mort y entrait avec eux. « Nous étions dans la Galerie Royale, raconte le père, lorsque nous avons vu passer le Roi ; il revenait de chez la Dauphine, à qui il était allé annoncer la mort de son frère, l’électeur de Saxe. » Léopold raconte cela plus d’un mois après, le 1er février, et il ne pense plus qu’à se glorifier, devant ses amis, du hasard de cette auguste rencontre : mais j’imagine que, sur le coup, la nouvelle de la mort de l’électeur de Saxe a dû l’émouvoir très péniblement, en réveillant ses alarmes des semaines passées. Cette fois, en effet, c’était un deuil tout frais, qui risquait d’ajourner encore la réception promise ; et ce deuil atteignait la Dauphine, celle de toutes les princesses de la Cour sur la sympathie de qui les Mozart étaient le plus en droit de compter, la sachant Allemande, très éprise de musique, et, de plus, la maîtresse de leur protectrice Mme de Tessé ! De telle sorte que les pauvres gens durent se faire plus d’une réflexion mélancolique, ce soir-là, en suivant la foule jusqu’à la chapelle du château, pour y assister aux messes de minuit.

Mais sans doute ils ne tardèrent pas à être distraits de leurs réflexions quand, ayant pénétré dans la chapelle, ils découvrirent le luxe et la beauté du décor qui les entourait, la grande gloire dorée du maître-autel tout illuminé, la colonnade, les peintures du plafond, dont l’une, au-dessus de l’orgue, représentait le concert des anges ; quand ils virent entrer, dans la tribune du fond, le Roi et la famille royale, au son des fifres de la garde suisse ; et quand, ensuite, l’office des trois messes de nuit se déroula devant eux, avec une pompe moins majestueuse qu’à leur cathédrale de Salzbourg, mais combien plus variée et plus élégante ! « Voilà donc cette cour qui remplit l’univers de sa renommée ! » songeaient-ils, transportés de plaisir et d’orgueil. De tous leurs yeux ils contemplaient le Roi, agenouillé, récitant à mi-voix les prières de son livre, la bonne Reine, les enfans de France, chacun assisté de son aumônier, et ces jeunes princesses, Madame Adélaïde et ses sœurs, de qui allait dépendre, à présent, leur fortune. Et que pouvait bien être la dame qui, dans une petite loge du balcon de la sacristie, priait modestement, les paupières baissées, tandis que tous les regards du public se tournaient vers elle ? Quoi ! c’était la marquise de Pompadour, l’illustre favorite, l’Aspasie moderne ? Que dirait-on, à Salzbourg, lorsqu’on saurait que, dès le premier soir, il leur avait été donné d’entendre la messe en compagnie de tous ces personnages ?

Mais M. Wolfgang, lui, debout devant eux, qu’avait-il donc à se tenir si tranquille, avec tant de belles choses à voir autour de lui ? C’est que M. Wolfgang, en vérité, avait mieux à faire que de regarder : il écoutait une musique plus jolie, plus amusante, que tout ce qu’il avait jamais entendu, au moins dans une église, une musique qu’on aurait que composée expressément pour lui. Car l’usage était alors, à la Cour comme à la ville, que la partie musicale des offices de Noël consistât, surtout, à accommoder en toutes façons le délicat trésor des noëls populaires. A Versailles, cette nuit-là, c’était tantôt l’organiste, M. Foucquet, un fort habile homme de l’ancienne école, qui, avec toute sorte de figures et d’imitations, improvisait sur eux d’aimables fantaisies, dans le style de Rameau ; tantôt les solistes et les chœurs, sous la direction du maître de chapelle Blanchard, chantaient un grand motet où, à l’exemple du fameux Fugit nox de M. Boismortier, on avait revêtu de paroles latines une foule de joyeux cantiques des provinces françaises ; ou bien encore les voix, l’orgue se taisaient, et l’orchestre jouait un « concerto » de M. Blanchard, Les Noëls, où s’entremêlaient, en une longue suite de variations, un vieux chant d’église et un chant populaire[8]. Tout cela d’un art assez mince, mais si clair, si léger, si charmant ! Et le cœur de l’enfant buvait avec délices cette musique enfantine ; et ce fut lui, sans doute, qui, dès ce premier soir, obtint de ses parens la promesse de pouvoir assister, chaque jour, à tous les offices de la chapelle royale.

Les Mozart, du reste, purent se remettre bientôt des craintes qui avaient failli leur gâter leur veillée de Noël : ils apprirent, en effet, dès le lendemain, que, malgré le deuil de la Dauphine, leur réception à la Cour ne serait ni décommandée, ni même ajournée. Mais ils apprirent aussi, nouvelle moins agréable, qu’ils auraient immédiatement à se pourvoir de costumes de deuil, au lieu des superbes habits de gala qu’ils avaient apportés. C’était un surcroît imprévu de dépenses, et d’autant plus malencontreux que la vie à Versailles, d’une façon générale, menaçait de leur coûter beaucoup plus qu’ils n’avaient pensé.


Figurez-vous qu’en seize jours Versailles nous a coûté tout près de douze louis d’or ! — écrira plus tard Léopold à ses commanditaires salzbourgeois. — Peut-être allez-vous trouver que c’est trop, et la chose vous paraîtra-t-elle incompréhensible ? Mais c’est que, à Versailles, on n’emploie point de carrosses de remise ni de fiacres, mais seulement des chaises à porteurs ; et, pour chaque course, cela coûte 12 sols. Or il faut que vous sachiez que, très souvent, ayant à prendre au moins deux chaises, sinon trois, nous avons dépensé, rien qu’en courses, un gros thaler et plus : car le temps n’a pas cessé, un seul jour, d’être détestable. Joignez maintenant à cette dépense celle qu’il nous a fallu faire de quatre costumes noirs, et vous ne vous étonnerez plus d’apprendre que notre voyage à Versailles nous ait coûté entre 26 et 27 louis d’or !


Huit jours après l’arrivée des Mozart à Versailles, le 31 décembre, l’exhibition des deux enfans à la Cour était déjà terminée. Mais comment s’est-elle produite ? où ? quand ? et dans quelles circonstances ? c’est ce que les lettres de Léopold ne nous révèlent point. Sa fille, Marianne, dans un récit trop rapide qu’elle nous a laissé de la jeunesse de son frère, se borne à dire que les enfans « se firent entendre à Versailles devant toute la Cour. » Et d’autre part nous savons, d’après le journal de Papillon de la Ferté, que cinquante louis ont été payés, « par ordre de Mesdames, à un petit musicien qui a joué du clavecin devant elles. » Les Mozart n’auraient-ils eu directement affaire qu’à Mesdames ? et leur présentation à Versailles n’aurait-elle consisté qu’en une unique séance, d’un caractère tout intime, où les filles de Louis XV auraient invité le Roi et la Reine, — ou peut-être même seulement le Dauphin et la Dauphine, de telle sorte que le petit Wolfgang n’aurait jamais eu l’honneur du jouer du clavecin devant le roi Louis XV, que la musique, d’ailleurs, n’intéressait guère ? Nous ne saurions l’affirmer d’une manière certaine : mais plusieurs passages des lettres du père nous inclinent à le croire, comme aussi le fait que, de l’aveu même de Léopold, ces cinquante louis ont été l’unique rémunération que les Mozart aient reçue de la Cour, avec « une tabatière d’or, don particulier du Roi[9]. »


Il y avait alors, à Versailles, quatre princesses qui aimaient la musique, et s’occupaient volontiers de protéger les musiciens : la Reine, la Dauphine, Madame Adélaïde, et Madame Victoire. La Reine, dans sa jeunesse, à Wissembourg, avait mis une vraie passion à apprendre tous les instrumens, et souvent ensuite, à Versailles ou à Trianon, elle s’était fait donner des concerts presque pour elle seule ; mais, à présent, les maladies, les chagrins, et un certain engourdissement d’âme qui lui était venu en vieillissant, sans pouvoir aucunement refroidir l’ardeur juvénile de sa charité, avaient fini par la rendre indifférente à toute autre forme de plaisir que son cher cavagnol. La Dauphine, de son côté, femme de l’esprit le plus fin sous ses dehors un peu lourds, excellente musicienne, et qui aurait été plus capable que personne de goûter le génie du petit Mozart, s’en trouvait empêchée, à ce moment, par la douleur de son double deuil, où s’ajoutaient peut-être encore les fatigues d’une grossesse difficile. Tandis qu’au contraire Mesdames, et notamment les deux aînées, étaient plus infatigables que jamais dans leur fièvre de mouvement et de curiosité, chacune y montrant, avec cela, sa nature propre : Madame Adélaïde, plus intelligente et mieux douée, mais fantasque, personnelle, toujours désireuse surtout de se faire valoir ; Madame Victoire, avec moins de brillant, l’obligeance, la douceur, et la bonté mêmes. Charmante princesse, comme nous la préférons à ses sœurs, dans les portraits, malgré sa taille trop courte et l’air abandonné de sa grosse figure ! Et pareillement la préféraient tous ceux que leur naissance ou leur profession amenaient à vivre dans la familiarité de Mesdames Royales, grands seigneurs et domestiques, diplomates et artistes. Les musiciens, en particulier, s’ingéniaient à lui témoigner leur reconnaissance d’une sympathie qu’ils sentaient, chez elle, bien plus sûre et plus effective que chez sa sœur aînée : lui dédiant leurs ouvrages les plus soignés, et allant jusqu’à créer, en son honneur, quelque chose comme un genre nouveau, la victoire, entre leurs gémissantes et leurs rigaudons[10]. C’est d’elle, nous pouvons en être assurés, c’est d’elle que le petit Mozart, appelé probablement à Versailles par Madame Adélaïde, a reçu la plus forte part d’éloges, de bonbons, et de ces tendres caresses dont il avait besoin plus que de tout le reste. Et, aussi bien, est-ce elle qu’il va choisir, deux mois après, entre toutes les princesses de la Cour, pour lui dédier le recueil de ses premières sonates[11].

Je crains seulement que caresses et éloges n’aient pas été répartis d’égale façon entre les deux enfans. « Cinquante louis à un enfant, » nous dit le registre de Papillon. En vain le père s’obstinait à vouloir présenter au monde deux petits prodiges : le monde, décidément, ne voulait en admirer qu’un. A Versailles comme partout, c’est le frère qui a dû recueillir pour lui, au détriment de sa sœur, tout le succès de cette séance, — dont nous ignorons absolument, après cela, en quels exercices elle a pu consister. Ou plutôt, nous ne l’ignorons pas si absolument qu’il ne nous soit trop facile de le deviner ! Le clavier couvert, le morceau joué d’un seul doigt, les transpositions, l’exécution, sur deux clavecins, de quelque fastidieux concerto d’Agrell ou de Wagenseil : nous savons l’invariable programme, et combien il était peu fait pour laisser entrevoir, sous les tours de force du mignon acrobate, la plus exquise floraison de beauté qui se soit jamais épanouie dans un cœur d’enfant. Peut-être cependant Mozart, cette fois, aura-t-il ajouté à son programme ordinaire quelques-uns de ses menuets, ou l’une des deux sonates qu’il avait déjà composées ? Peut-être aura-t-il accompagné une romance jouée par Madame Adélaïde : ce qui était aussi une manière de tour de force, avec une violoniste qui souvent, nous dit-on, ne se résignait pas à suivre la mesure. Mais, en tout cas, il nous paraît hors de doute que l’exhibition des Mozart s’est réduite à fort peu de chose : un épisode à peu près insignifiant, et vite oublié, dans l’abondante série des divertissement de la Cour. Par là s’explique qu’aucune trace ne s’en soit conservée pour nous : aucune trace écrite, du moins, car je ne puis entrer, à Versailles, dans le salon de musique de Madame Adélaïde, sans qu’aussitôt les murs de cette petite pièce, avec les trophées d’instrumens de leurs boiseries, m’apportent un écho vivant des menuets et andantes qui furent joués là, un après-midi de la fin de décembre 1763, par un étrange enfant tout vêtu de noir, frémissant de tous ses membres à force d’attention recueillie, et avec la lumière d’un printemps éternel dans le sourire de ses grands yeux bleus.


Pour les Mozart eux-mêmes, du reste, cette séance ne semble pas avoir été un événement aussi considérable que le Grand Couvert du 31 décembre, où ils eurent l’honneur d’être admis à approcher, de tout près, la famille royale. Mais, ici, je dois laisser la parole à Léopold Mozart, qui, dans une de ses lettres, s’est longuement étendu sur cette mémorable soirée : encore que l’excellent homme, ainsi que l’on va voir, nous renseigne moins sur le spectacle de la cour de Versailles qu’il ne nous éclaire sur sa propre personne, sur le mélange singulier de simplicité et de vantardise qui lui permet de soutenir, le plus sérieusement du monde, que la faveur marquée par la famille royale à ses enfans et à lui a frappé de stupeur « ces messieurs les Français. »


Il faut remarquer d’abord que ce n’est nullement la coutume, en ce pays, de baiser les mains aux Seigneuries royales, ni de les aborder au passage, comme l’on dit, c’est-à-dire quand elles passent par les appartemens royaux et la Galerie pour se rendre à la chapelle ; non plus que de témoigner son respect au Roi, ni à personne de la famille royale, en pliant la tête ou le genou : non, chacun reste debout sans bouger, et c’est dans cette attitude qu’on a la liberté de voir passer, tout près de soi, le Roi et sa famille. Aussi pouvez-vous facilement vous figurer quelle impression, quelle stupéfaction ont dû éprouver ces Français, passionnément attachés à leurs usages de cour, lorsque les filles du Roi, non seulement dans leurs chambres, mais encore dans le passage public, en apercevant mes enfans, se sont arrêtées, se sont approchées d’eux, et, non contentes de se laisser baiser les mains par eux, les ont encore embrassés et ont reçu d’eux d’innombrables baisers ! Mais ce qui a paru le plus extraordinaire à ces messieurs les Français, c’est que, au Grand Couvert de la veille du Nouvel An, non seulement ils ont dû nous faire place jusqu’au plus près de la table royale, mais qu’ils ont vu mon Wolfgangus rester, tout le temps, derrière la Reine, s’entretenir avec elle, souvent lui baiser les mains, et se régaler, à côté d’elle, des friandises qu’elle prenait, pour lui, sur la table royale. La Reine parle l’allemand aussi bien que nous ; et comme le Roi n’en comprend pas un mot, la Reine lui a traduit tout ce que disait notre petit héros. C’était moi qui me tenais près de lui ; ma femme et ma fille étaient placées de l’autre côté du Roi, derrière Monsieur le Dauphin et Madame Adélaïde. Or vous saurez que, les jours de fête, Nouvelle Année, Pâques, Pentecôte, anniversaires, etc., il y a ce qu’on appelle un Grand Couvert, où peuvent assister tous les gens de distinction ; mais la salle n’est pas grande, et, par suite, a vite fait d’être pleine. Nous sommes arrivés tard ; de telle sorte qu’on a dû nous faire faire place par les Suisses, et l’on nous a conduits jusque dans une pièce toute voisine de la salle du Grand Couvert, par où doit passer la famille royale. C’est là, au passage, que celle-ci a causé avec notre Wolfgang : après quoi nous l’avons suivie jusqu’auprès de la table.


Nous pouvons bien croire, en effet, que la vue de ce Grand Couvert, le salut obligatoire à la Nef d’Argent, la distribution de serviettes neuves à chaque couvert, les diverses formalités de prêt des viandes, que tout cela a dû amuser infiniment le petit Mozart : à moins toutefois qu’au secret de son cœur il n’y ait encore préféré ces dîners, plus modestes, de la Résidence de Salzbourg, où, sous la conduite de monsieur son papa, les musiciens de la chapelle archiépiscopale exécutaient l’une des belles cassations de M. Eberlin. Et il me plaît fort, aussi, d’imaginer que ce n’est pas seulement par bonté maternelle que la reine Marie, ce soir-là, a daigné s’occuper de l’enfant debout derrière sa chaise. Avec le don de divination morale qu’ont souvent les âmes très pures, pourquoi n’aurait-elle pas senti, chez cet enfant, quelque chose d’innocent et de limpide qui le rapprochait d’elle, une pureté d’âme qui, de même que chez elle, résisterait toujours aux déceptions et aux dégoûts de la vie ?


Malheureusement, comme l’avait déjà observé naguère Léopold Mozart, « les hôteliers ne se laissaient point payer avec des baisers ; » et nos voyageurs en étaient toujours à se demander quel bénéfice plus solide allait résulter, pour eux, de leur présentation à la Cour. Ignorant ce qu’ils ne devaient point tarder à apprendre, que, « à la cour de France, tout marchait encore plus en petite poste que dans les autres cours, » ils s’attendaient à recevoir, d’un jour à l’autre, la pile de louis qu’avaient méritée les talens et la gentillesse des enfans prodiges : et cette attente a été, évidemment, l’une des causes de la prolongation, jusqu’au 8 janvier, de leur séjour à Versailles, où leur rôle actif, en somme, se trouvait terminé depuis le Nouvel An. Une seconde cause, sans doute, fut la nécessité où ils se trouvèrent de produire les enfans chez plusieurs dames attachées à la Cour, et qui, ainsi qu’autrefois les grandes dames de Vienne, désiraient offrir chez elles, à leurs amis, une répétition de la séance offerte par Mesdames dans leurs appartemens. Nous savons, par exemple, que les enfans ont joué, à Versailles, chez la comtesse de Tessé, qui, dès le début, s’était particulièrement intéressée à eux. Cette dame, qui faisait partie de la maison de la Dauphine, occupait au château, depuis 1757, l’appartement occupé, avant elle, par la célèbre Mme d’Estrades. « Elle a donné à mon garçon, — raconte Léopold Mozart, — une tabatière d’or et une montre d’or, précieuse à cause de sa petitesse ; Nannerl a eu d’elle un étui à cure-dents, tout en or, d’une beauté et d’une solidité extraordinaires. » Une autre dame, d’origine allemande, la princesse de Carignan, a donné à Marianne « une petite tabatière d’écaille blonde incrustée d’or ; » et à Wolfgang « une écritoire d’argent avec des plumes d’argent, pour composer de la musique. » J’aurai prochainement à dire la triste destinée de tous ces cadeaux.

Des cadeaux, on ne voit pas que les deux enfans en aient reçu aucun de Mme de Pompadour, chez qui l’on sait pourtant qu’ils ont été également conduits. Peut-être leur a-t-elle donné quelques-uns des « douze louis » dont Léopold Mozart avoue que c’est « tout ce qu’il a gagné à Versailles, en dehors de la Cour ? » Mais, au reste, le maître de chapelle salzbourgeois, avec son humeur éminemment respectueuse, était homme à payer de sa poche l’honneur de pouvoir présenter ses enfans à une aussi illustre personne, et que ses amis les « philosophes » lui avaient encore appris à vénérer comme la protectrice, à la fois, du bon goût et de la libre pensée. Le portrait qu’il fait d’elle aux Hagenauer est d’une bienveillance quelque peu comique, quand on se rappelle la ruine misérable qu’était devenue la marquise, à ces derniers mois de sa vie. Après avoir parlé, dans sa lettre, du scandale des mendians infirmes ou estropiés qui encombraient les rues, — et contre lesquels Louis XV allait publier une « déclaration » le 3 août de la même année, — il continue ainsi :


Et maintenant je saute du laid au charmant, et même à ce qui a réussi à charmer un monarque. Vous voudriez bien savoir, n’est-ce pas ? quelle figure a Mme la marquise de Pompadour ? Sachez donc qu’elle doit avoir été extrêmement belle, car elle est encore très agréable. C’est une personne grande et de taille imposante, plutôt grasse, mais très bien proportionnée, blonde, et qui a, dans les yeux, une certaine ressemblance avec Sa Majesté l’Impératrice. Avec cela une tenue de vraie grande dame, et une intelligence extraordinaire.


Suit la description de l’hôtel de la Pompadour, où elle a accueilli les Mozart : « Ses appartemens de Versailles, un véritable paradis, sont tout contre le jardin ; et à Paris, dans la rue Saint-Honoré, elle possède un magnifique hôtel, qu’elle a fait rebâtir à neuf. Dans la chambre où était le clavecin, — tout doré, et peint et laqué avec un art merveilleux, — il y avait le portrait de la marquise, en grandeur naturelle, et, près de lui, le portrait du Roi. » Mais ce que Léopold Mozart ne nous a point dit, et que nous apprenons par le récit de sa fille Marianne, c’est que le petit Wolfgang était loin d’avoir emporté, de son entrevue avec cette « vraie grande dame, » la même impression de ravissement. Son morceau joué, l’enfant avait été hissé sur une table, afin que Mme de Pompadour pût le regarder, plus à l’aise ; et comme, obéissant aux instructions paternelles, il lui tendait la joue pour avoir un baiser, et comme elle se refusait à lui accorder cette caresse : « Qu’est-ce que c’est que cette femme-là, qui ne veut pas m’embrasser ? — s’était-il écrié (sans doute dans son patois allemand de Salzbourg). — L’Impératrice elle-même, pourtant, m’a embrassé ! » Le pauvre enfant ignorait que « cette femme-là, » pour quelques semaines encore, était un personnage presque aussi considérable que son Impératrice, qui, d’ailleurs, la respectait fort, et lui avait fait remettre naguère, par son ambassadeur, en témoignage « de ses sentimens pour elle, » un petit « souvenir » de quatre-vingt mille livres.


Cependant ces séances particulières, pour n’avoir rapporté aux Mozart que « douze louis » en tout, n’ont pas dû leur prendre beaucoup de leur temps ; et il n’est guère probable, non plus, qu’ils aient passé beaucoup de temps à admirer le jardin ni les autres curiosités de Versailles. À cette saison de l’année, sous la pluie et la bise, fontaines et bosquets ont dû leur paraître bien tristes, en comparaison de leurs claires journées de Nymphenbourg et de Schwetzingen. Mais rien ne nous empêche d’admettre, au contraire, qu’ils aient assisté, et avec grand plaisir, aux deux représentations qui ont eu lieu sur la scène du château, durant leur séjour à Versailles. Le jeudi 29 décembre, un groupe de chanteurs et danseurs de l’Opéra sont venus donner, à la Cour, un spectacle formé de la Guirlande de Rameau (avec Jelvotte et Mlle Larrivée dans les rôles du berger et de la bergère) et du Feu, troisième entrée du fameux Ballet des Élémens de Des touches (avec Mlle Arnould, MM. Larrivée et Dubut)[12]. Le mercredi suivant, 4 janvier, les acteurs de la Comédie Italienne, à leur tour, étaient venus à Versailles ; ils avaient joué Bastien et Bastienne, parodie du Devin de Village, écrite, en 1753, par Favart, et accompagnée de toute sorte d’airs populaires traités en pot-pourri[13]. Bastien et Bastienne, ce sera le titre du premier opéra-comique allemand que composera Mozart, quatre ans après, au retour de son voyage ; et bien que la musique qu’il y mettra soit évidemment inspirée, surtout, d’un opéra-comique de Monsigny, Bose et Colas, qu’il va avoir l’occasion d’entendre à Paris dans quelques semaines, le hasard mérite pourtant d’être signalé qui lui a permis, peut-être, de voir jouer et d’entendre chanter, à Versailles, ce prototype de sa pièce future. Le Ballet des Élémens, d’autre part, vieux déjà de près d’un demi-siècle, ne l’aura sans doute intéressé que par la beauté de sa mise en scène ; tandis que la Guirlande de Rameau non seulement aura commencé à lui révéler l’art du plus original de tous les maîtres français de la génération précédente, mais aura eu l’avantage de lui révéler cet art sous son aspect le plus charmant, tout ensemble, et le mieux à sa portée. Et, aussi bien, retrouverons-nous des échos du petit ballet chanté de Rameau dans maint menuet des symphonies et divertissemens qu’écrira Mozart après sa rentrée en Allemagne, quand son génie se sentira assez mûr pour faire un libre choix parmi la masse innombrable de ses souvenirs[14].

Encore la présence des Mozart à ces deux spectacles n’est-elle qu’une hypothèse que nous n’oserions point garantir. Ce que nous savons en toute certitude, c’est la présence quotidienne de l’enfant, du 25 décembre jusqu’au 10 janvier, à tous les offices de la chapelle du château. « J’ai entendu là de mauvaise et de bonne musique, — écrit Léopold Mozart aux Hagenauer. — Tout ce qui se chantait d’une seule voix, et devait ressembler à un air, tout cela était vide, glacial, misérable, en un mot : français ; mais tous les chœurs sont bons, et même excellent. Aussi suis-je allé tous les jours à la chapelle royale, avec mon petit homme, pour entendre les chœurs dans les motets, que l’on y chante invariablement à chaque messe du Roi. La messe du Roi a lieu à une heure, sauf les jours de chasse, où elle a lieu à dix heures ; et la messe de la Reine, à midi et demie. » Marianne Mozart et un article de l’Avant-Coureur nous apprennent, en outre, que le petit Wolfgang lui-même a eu l’honneur de tenir l’orgue, à l’une de ces messes, en présence de la famille royale[15] ; mais à ce renseignement, pour précieux qu’il soit, nous préférerions quelques détails positifs sur l’espèce et la qualité de la musique française entendue là par le petit garçon. De véritables messes chantées, comme celles qu’il était accoutumé à entendre dans les églises allemandes, il n’en a assurément entendu aucune à Versailles, où, depuis longtemps, toute la musique des offices n’était plus constituée que de motets, entremêlés de concertos d’orgue. Et quant aux motets qu’il a pu entendre, je crains qu’il ne soit très difficile d’arriver à les connaître avec certitude[16]. Mais il convient d’ajouter, fort heureusement, que tous les motets d’alors étaient d’un type si uniforme, avec leurs alternatives de soli et chœurs, et que les compositeurs, presque toujours, y suivaient de si près les modèles que leur avaient fournis les La Lande et les Mondonville, qu’il nous suffira, prochainement, d’examiner quelques-uns de ces modèles pour nous représenter, sans trop de risque d’erreur, ce qu’ont dû être les chœurs entendus par Mozart à la chapelle royale : entendus avec une attention et un ravissement que nous laissent deviner les quelques lignes de la lettre de son père que j’ai citées tout à l’heure.

Ainsi l’enfant, chaque matin, entrait en contact avec l’art français des compositeurs de son temps ; puis, revenu dans sa chambre d’auberge, il continuait à se familiariser avec lui, en jouant les pièces de clavecin qu’on lui avait données. Son père avait beau lui répéter que « français, » en matière de musique, signifiait inévitablement « vide, glacial, pitoyable : » à la chapelle royale, chez lui, dans les rues, l’air qu’il respirait était si imprégné de musique française que sa petite âme ne pouvait tarder beaucoup à s’en imprégner elle-même. Malgré lui, peut-être, il prêtait maintenant une forme et une couleur françaises à ces rêves musicaux qui sans cesse s’agitaient en lui, toujours prêts à prendre corps dès que, par miracle, un hasard lui fournissait l’occasion d’interrompre ou d’espacer un peu la fatigante série de ses exhibitions. Et comme le séjour de Versailles, avec les longs loisirs de ses journées de pluie, lui fournissait de nouveau une telle occasion, on ne doit pas s’étonner que l’esprit des maîtres français se retrouve aussi bien dans l’inspiration que dans le style des deux sonates, en ré majeur et en sol majeur, conçues et probablement écrites par lui pendant ce séjour.


La date précise de la composition de ces sonates, en vérité, ne nous est point connue : mais nous savons que, le 1er février, elles étaient déjà « chez le graveur, » avec les deux précédentes, toutes les quatre soigneusement revues, remaniées, complétées ; et nous savons, en outre, que, sitôt de retour à Paris, l’enfant-prodige a recommencé à être promené de salon en salon. C’est donc, suivant toute vraisemblance, à Versailles, entre le 1er et le 8 janvier, qu’il aura eu le temps de produire ces sonates, — qui sont d’ailleurs, avec la sonate en si bémol du 21 novembre, à peu près toute la musique qu’il a pu écrire durant les cinq mois qu’il a passés en France. En tout cas, le moment me semble venu d’étudier ces deux dernières sonates parisiennes, et puis aussi de définir, à leur sujet, l’influence, en général trop méconnue, qu’a exercée la musique française sur le développement du génie de Mozart. J’essaierai de le faire dans un prochain article, avant de reprendre le récit de l’existence des Mozart à Paris, — où ils sont revenus le 8 janvier, désespérant de voir arriver de la Cour la rétribution attendue.


T DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 1er avril et du 1er novembre 1904. — Je ne puis songer à indiquer ici les sources, très diverses, qui m’ont servi pour cet article et pour le suivant : je me suis vraiment efforcé d’interroger tous les documens, livres et journaux, partitions, portraits, capables de m’aider à reconstituer, presque jour par jour, l’histoire du premier séjour de Mozart en France. Mais il faut que je dise, au moins, de quel profit particulier m’a été l’ouvrage de M. Michel Brenet sur les Concerts en France sous l’ancien Régime (1 vol. in-18, Fischbacher, 1900), le meilleur tableau qu’on nous ait donné de la vie musicale française d’autrefois.
  2. L’Hôtel de Beauvais avait été construit, de 1655 à 1660, sur les plans de Lepautre : mais, dès 1706, le financier Orry avait commencé à en gâter la façade, sous prétexte de l’accommoder au goût nouveau de son temps. On trouvera, du reste, une foule de détails curieux sur cette maison dans une étude du savant Jules Cousin, publiée, en 1865, à la Revue universelle des Arts.
  3. Salzburger Mozart-Album, 1 vol. in-4o ; Salzbourg, librairie Glonner, 1872.
  4. Il se pourrait, cependant, qu’Eckard eût un peu contribué à développer, chez Mozart, le goût des modulations chromatiques, qui, sûrement, n’a pu venir à l’enfant ni de son père, ni des auteurs de sonates qu’il connaissait jusque-là. Car le chromatisme abonde, dans l’œuvre d’Eckard, et souvent traité avec une insistance toute « mozartienne. »
  5. Pour qu’on ne se méprenne pas sur le flair musical de Grimm, et sur les motifs de la protection qu’il a accordée aux Mozart, je dois, dès maintenant, ajouter ceci : quand, en 1778, Mozart, déjà tout rayonnant de génie, reviendra chercher fortune à Paris, le même Grimm, malgré les plus touchantes supplications du père, s’empressera de l’éconduire, d’abord en y mettant quelques formes, et puis le plus brutalement du monde ; et il écrira à Léopold Mozart d’avoir à rappeler près de lui son fils, décidément incapable de rien faire de bon à Paris. C’est surtout par la faute de Grimm que Mozart n’est pas devenu, comme Gluck et Schobert, un compositeur français. Voyez, au reste, dans l’excellente traduction des lettres de Mozart par M. Henri de Cuizon, en quels termes le jeune homme lui-même définit et juge le caractère de son « protecteur » (p. 252 et suivantes).
  6. On trouvera une photographie de l’aquarelle originale de Chantilly dans l’intéressant ouvrage consacré par M. Gruyer aux portraits de Carmontelle du Musée Condé (librairie Plon, 1902). Et je ne puis m’empêcher, à cette occasion, de remercier ici M. G. Maçon pour l’obligeance avec laquelle il a bien voulu m’aider de sa précieuse érudition, dans l’étude es charmans et instructifs portraits confiés à sa garde.
  7. Ai-je besoin de dire combien, m’ont été utiles, pour cette partie de mon récit, les beaux livres de M. de Nolhac sur Marie Leczinska et sur Mme de Pompadour, comme aussi les savantes études sur Versailles, publiées par M. A. Bertrand dans la Revue du 1er décembre 1904 et du 1er avril 1905.
  8. Un manuscrit de ce « concerto, » composé en 1755, se trouve à la Bibliothèque du Conservatoire. Tour à tour les hautbois, les bassons, les flûtes, les violons, alternant avec des tutti de l’orchestre, variaient l’un ou l’autre des deux thèmes, parfois en duo, avec de petites entrées en canon.
  9. Une petite notice publiée, le 5 mars 1764, dans l’Avant-Coureur, et probablement écrite par Grimm, affirme que les deux enfans « ont eu l’honneur de jouer devant Mgr le Dauphin, Mme la Dauphine, et Mme de France. » Si le Roi et la Reine avaient assisté à la séance, la notice n’eût point manqué d’en faire mention.
  10. On trouvera, notamment, des morceaux intitulés la Victoire dans des recueils de pièces de clavecin de Duphly et de Couperin.
  11. Les petits concerts de Mesdames étaient le plus souvent organisés, depuis 1760, par Beaumarchais, professeur de harpe et factotum musical des trois princesses : mais le futur auteur du Mariage de Figaro, au moment de la visite des Mozart à Versailles, venait de partir pour l’Espagne, où allait commencer sa fameuse aventure avec Clavico.
  12. Papillon de la Ferté, dans son Journal, note que la Guirlande « n’a pas eu grand succès. » La musique de Rameau se démodait de jour en jour.
  13. On peut voir ces airs, avec leur musique, dans le tome V du Théâtre de M. Favart (Paris, 1763).
  14. Il y avait d’ailleurs, dès ce moment, à Versailles (rue Royale, n° 3), un petit théâtre, dont l’histoire vient d’être racontée, dans la Revue de l’Histoire de Versailles, par M. P. Fromageot. On y jouait la comédie et l’opéra-comique ; et ce n’est nullement chose impossible que les Mozart y aient passé une ou deux soirées.
  15. Pendant « une heure et demie, » nous dit l’Avant-Coureur. C’est là seulement que Louis XV aura entendu Mozart.
  16. Les deux sous-maîtres de chapelle de Versailles étaient : pour le semestre de juillet, le vieux Blanchard (1696-1170) ; pour le semestre de janvier, le jeune abbé Gauzargues, savant homme qui a publié, plus tard, un Traité de Composition assez original. Mais je n’ai pu découvrir aucun motet de Gauzargues ; et, quant à Blanchard, quatre gros recueils manuscrits de ses motets (à la Bibliothèque du Conservatoire) ne contiennent pas un seul ouvrage datant de 1763. Les motets de Blanchard sont, d’ailleurs, écrits exactement sur le modèle de ceux de La Lande, avec une singulière pauvreté d’invention et de style.