La Justice des choses/Édouard paresseux

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(volume 15p. 18-21).

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD PARESSEUX

« Édouard, quelle est la capitale de l’île de Luçon ?

— La capitale de l’ile de Luço-on ? »

Dites-moi pourquoi les enfants qui ne savent pas répètent ainsi, d’un ton trainant, la question qu’on leur adresse ; apparemment pour gagner du temps. Édouard, en outre, saisit son pied droit de sa main droite et le balança.

« Édouard, voilà une tenue ! »

Édouard lâcha son pied et s’en prit à ses oreilles. Adrienne, qui était présente, eut un petit rire étouffé.

« Comment, Édouard, tu ne sais pas…

— C’est Adrienne, maman, qui se moque de moi.

— Si c’est cela qui t’empêche, par exemple ! Puisque c’est parce que tu ne sais pas que je ris.

— Je la tiens ! s’écria Édouard en se frappant le front. Oui, c’est Na… Naugasaki. »

Adrienne se mit à rire tout haut.

« Parfait ! Et Manille est la capitale du Japon, n’est-ce pas ? Quels miracles tu fais, Édouard ! Changer les villes de place comme cela ! Est-ce par air ou par eau qu’elles voyagent ?

— Adrienne, dit la maman, il ne faut pas se moquer des ignorants. Ils sont assez malheureux, surtout quand leur ignorance est volontaire.

— Malheureux ! dit Édouard. En quoi les ignorants sont-ils malheureux ?

— Voudrais-tu bien être aveugle ?

— Oh ! dit en frémissant le petit garçon, non ! non ! j’aimerais mieux être manchot, bancal, ou n’importe quelle autre infirmité.

— Dans l’ordre moral et intellectuel, les ignorants sont des aveugles. Plus on sait, plus on voit.

— Pourvu que l’on y voie à se conduire…

— Mais précisément, les ignorants ne jouissent pas de cette faculté. Ils sont, comme les aveugles, obligés sans cesse de prendre des guides. Or le guide de l’aveugle est le plus souvent un bon chien, qui fait honnêtement son métier, ou un enfant, et ni l’un ni l’autre ne vont conduire le pauvre aveugle dans les précipices ou sous les pieds des chevaux. Attachés à lui, ils y périraient eux-mêmes ; ce n’est point leur intérêt. Mais il arrive souvent, au contraire, que les guides des ignorants ou ne savent pas les conduire ou croient avoir intérêt à les mal conduire, et de là, pour ceux-ci, toutes sortes d’inconvénients et de malheurs. »

Édouard ne répliqua rien ; mais son air peu convaincu semblait dire : Je n’en suis pas bien sûr. Il faut toujours des exemples pour les enfants. La maman le vit bien, et elle reprit :

« Tu sais. M. Charron, l’ancien négociant, dont le père était riche et lui avait laissé ce qu’on appelle d’excellentes affaires. Mais M. Charron n’avait jamais voulu étudier les mathématiques, et n’avait songé, enfant ou jeune homme, qu’à s’amuser. Devenu chef de la maison, il prit des commis, auxquels il confia tout le soin de ses affaires. Incapable même, soit par ignorance véritable, soit par paresse, d’exercer un contrôle efficace sur leurs comptes et leurs transactions, il en résulta qu’un jour ses commis lui apprirent une nouvelle : il était ruiné !

— Je comprends ça, dit Édouard ; mais pour le Japon, qu’est-ce qu’il me fait, à moi ? Je n’irai jamais.

— Tu n’en sais rien. Mais si tu n’y dois jamais aller, c’est une raison de plus pour chercher à le connaître par l’étude.

— Moi, dit Adrienne, je sais une histoire qui fait voir combien il est utile d’être instruit.

— Voyons ça, mademoiselle la savante.

— Eh bien ! c’était un homme jeté dans une île déserte par un naufrage, comme Robinson. Mais Robinson avait encore eu bien de la chance, lui, puisque le vaisseau lui était resté. Mais l’autre n’avait rien, ni planches, ni outils, ni biscuits, ni poudre, ni blé, rien enfin. Il n’avait pour aide que lui-même et ce qu’il savait de la nature de tous les climats ; de plus il était aussi très-fort en astronomie et en mathématiques. Il trouva des plantes capables de le nourrir ; il sut se vêtir et se loger ; il se fit des instruments et des armes en silex, comme les anciens hommes. Un jour qu’il était allé plus loin que d’habitude sur cette île qui lui était devenue habitable et douce, il rencontra, sur un autre point de la côte, des squelettes de gens naufragés. C’étaient des matelots, des hommes forts qui avaient péri là de misère, dans leur ignorance, tandis que lui, plus faible qu’eux, avait su vivre. Et enfin, plus tard, il vint à bout, par des inventions qu’il fit et par des calculs astronomiques, à savoir à peu près où il était, et de quel côté, et à quelle distance devait se trouver la terre habitée, où il parvint à aborder sur un radeau, en profitant des vents et des courants.

— C’est très-amusant, ces histoires, dit Édouard ; mais à combien de gens ces choses-là peuvent-elles arriver ? peut-être un sur… »

Il leva le nez en l’air, et d’un ton capable :

« Sur un milliard… »

Adrienne éclata de rire.

« Pourquoi pas sur trois. Il n’y a que deux milliards d’habitants sur toute la terre.

— Comme c’est joli, les petites filles pédantes, dit Édouard.

— Les pédants ne sont aimables ni en robe ni en pantalon, observa la maman ; mais ta sœur n’est pas pédante pour te reprendre entre nous quand tu te trompes. Elle ne te paraît telle que parce que son petit savoir, supérieur au tien, blesse ta vanité. Pourquoi veux-tu rester ignorant, si tu souffres de l’être ?

— Je… je n’en souffre pas, dit Édouard ! qui n’avouait pas ses torts facilement.

— Non, malheureusement. La paresse est un vice dont les enfants ne comprennent les conséquences que lorsqu’ils sont hommes, c’est-à-dire quand il est trop tard, bien tard du moins, pour y remédier. Cependant, en laissant de côté les iles désertes et les événements extraordinaires, tu dois comprendre que dans le monde où nous vivons, un paresseux, autrement dit un ignorant, étant payé selon son utilité, ne doit pas être admis à une grosse part des avantages sociaux. Si tu étais chef d’atelier, par exemple, à qui donnerais-tu la préférence ? à l’habile ou au maladroit ?

— À l’habile, parbleu ! répondit Édouard d’assez mauvaise grâce ; car il se voyait forcé de se condamner lui-même.

— Si tu étais administrateur d’une compagnie ou entrepreneur de travaux, qui préférerais-tu pour aide : un ingénieur muni d’un diplôme ou un simple terrassier ? »

Édouard ne dit rien, et la maman n’insista pas, car elle savait bien ce qu’il pensait en lui-même. Elle prit sur la table un journal et lut tout haut ce qui suit :

« Un épouvantable malheur vient d’arriver à Grenoble : un jeune garçon, atteint d’une fièvre typhoïde, mais déjà convalescent, a été empoisonné par sa mère : cette malheureuse femme, qui ne sait pas lire, s’est trompée de fiole et lui a fait boire un mélange toxique destiné à des frictions. L’enfant est mort au bout de quelques heures dans de vives souffrances, et la malheureuse mère, en le voyant ainsi périr par sa faute, a perdu la raison. »

« Oh ! c’est affreux ! s’écria Adrienne en cachant sa tête dans ses mains. La pauvre mère ! »

Édouard eut un frisson en songeant aussi : le pauvre enfant !

« Un exemple comme celui-ci fait beaucoup d’impression, parce qu’il est éclatant et tragique, reprit la mère ; mais combien d’enfants ou de malades périssent tous les jours par l’ignorance des personnes appelées à leur donner des soins, et parce que l’hygiène est une science ignorée à peu près de tout le monde.

« Dans le Limousin, poursuivit-elle, j’ai vu, par une froide matinée de septembre, des villageois partir, soit à pied, soit en charrette, avec des enfants malades de la fièvre. Où allaient-ils ? À trois ou quatre lieues, tremper ces petits malheureux dans une fontaine à laquelle ils attribuent la propriété de guérir les fièvres. J’ignore si jamais ce traitement a pu guérir un enfant robuste ; mais parmi ceux qui meurent de la fièvre, combien sont morts, sans doute, de l’immersion !

— Brrr ! fit Édouard ; mais c’est de la barbarie, cela.

— Sans doute, et la science seule nous arrache à la barbarie. Un mal (et les maux ne manquent pas encore dans le monde) un mal est presque toujours une ignorance. »

Édouard parut frappé de ces considérations, et pendant quelques jours, il étudia beaucoup mieux. Mais peu à peu, cette bonne impression s’effaça, et il se laissa aller, comme auparavant, à la paresse. Il griffonnait ses devoirs, sans presque y songer, bien vite, pour avoir plus tôt fini. Quant à ses leçons, on le voyait des heures entières, perché sur un pied, se dandinant, sifflant, causant, regardant de tous côtés, près de son livre ouvert, qu’il aurait aussi bien pu tenir fermé. Il s’occupait encore à faire la caricature d’Adrienne, ou des figures fantastiques, avec des nez longs d’un pied et des bras plus courts que le nez.

Tout cela n’avançait pas son instruction, Sa maman en était chagrine ; et son papa disait :

« Il faudra bien le mettre au collége, puisqu’il ne veut rien faire avec nous. »

Quand les parents menacent ainsi, en général, ce sont eux qui ont le plus peur d’être obligés d’exécuter leur menace. Les petits vauriens, qui se savent aimés, devinent cela fort bien ; aussi, se fiant sur cette tendresse, ne changent-ils point de conduite. Mais les parents, pourtant, arrivent à se vaincre pour le bien de leurs enfants. Donc, après avoir dit pendant longtemps : « Il faut mettre Édouard au collége », du ton d’un homme qui n’en veut rien faire, le papa dit un soir, en rentrant, d’un tout autre ton :

« Je viens de m’entendre avec le proviseur ; Édouard commencera la semaine prochaine. »

Précisément, en ce moment, Édouard s’occupait à expédier en quelques lignes un devoir qu’il avait négligé de faire pendant tout le jour, et qu’il devait montrer à son papa. Il leva la tête, un peu surpris. La mine de son papa était aussi sérieuse que son ton avait été net, et la maman soupirait en baissant la tête, ce qui disait clairement qu’elle avait accepté ce parti, qu’elle ne croyait plus devoir s’y opposer.

Alors Édouard se sentit le cœur serré.

Adrienne, tournant la tête de son côté, le regardait d’un air de condoléance.

Il sentit des larmes lui venir aux yeux, et ne voulant pas les laisser voir, il baissa de nouveau la tête sur son cahier, et se mit à griffonner des mots impossibles, derrière le rideau humide qui couvrait sa vue. Au fond, il était irrité, comme S’il n’avait pas été averti.

« Ah ! ils veulent que j’aille au collége !

Eh bien, j’irai, parbleu ! Les autres y vont bien. »

Sur ce mot, les autres, il se rappela les petits garçons qu’il avait vus dans la rue, marcher, le sac au dos, d’un air capable, et l’idée d’être un de ces petits garçons ne lui déplut pas. — Ah ! mais il y avait aussi les pensums !… des choses barbares.

Tout ensemble, cet inconnu l’attirait et l’effrayait.

Lucie B.