La Légende d’Ulenspiegel/Livre 1

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LA LÉGENDE
D’ULENSPIEGEL



I


À Damme, en Flandre, quand mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenſpiegel, fils de Claes.

Une commère sage-femme & nommée Katheline l’enveloppa de langes chauds, &, lui ayant regardé la tête, y montra une peau.

— Coiffé, né sous une bonne étoile ! dit-elle joyeuſement.

Mais bientôt se lamentant & déſignant un petit point noir sur l’épaule de l’enfant :

— Hélas ! pleura-t-elle, c’eſt la noire marque du doigt du diable.

— Monſieur Satan, reprit Claes, s’eſt donc levé de bien bonne heure, qu’il a déjà eu le temps de marquer mon fils ?

— Il n’était pas couché, dit Katheline, car voici seulement Chanteclair, qui éveille les poules.

Et elle sortit, mettant l’enfant aux mains de Claes.

Puis l’aube creva les nuages nocturnes, les hirondelles raſèrent en criant les prairies & le soleil montra pourpre à l’horizon sa face éblouiſſante.

Claes ouvrit la fenêtre & parlant à Ulenſpiegel :

— Fils coiffé, dit-il, voici monſeigneur du Soleil qui vient saluer la terre de Flandre. Regarde-le quand tu le pourras, &, quand plus tard tu seras empêtré en quelque doute, ne sachant ce qu’il faut faire pour agir bien, demande-lui conſeil ; il eſt clair & chaud ; sois sincère comme il eſt clair, & bon comme il eſt chaud.

— Claes, mon homme, dit Soetkin, tu prêches un sourd ; viens boire, mon fils.

Et la mère offrit au nouveau-né ses beaux flacons de nature.


II


Pendant qu’Ulenſpiegel y buvait à même, tous les oiſeaux s’éveillèrent dans la campagne.

Claes, qui liait des fagots, regardait sa commère donner le sein à Ulenſpiegel.

— Femme, dit-il, as-tu fait proviſion de ce bon lait ?

— Les cruches sont pleines, dit-elle, mais ce n’eſt pas aſſez pour ma joie.

— Tu parles d’un si grand heur bien piteuſement.

— Je songe, dit-elle, qu’il n’y a pas un traître patard dans le cuiret que tu vois là-bas pendant au mur.

Claes prit en main le cuiret ; mais il eut beau le secouer, il n’y entendit nulle aubade de monnaie. Il en fut penaud. Voulant toutefois réconforter sa commère :

— De quoi t’inquiètes-tu ? dit-il. N’avons-nous dans la huche le gâteau qu’hier nous offrit Katheline ? Ne vois-je là un gros morceau de bœuf qui fera au moins pendant trois jours du bon lait pour l’enfant ? Ce sac de fèves si bien tapi en ce coin eſt-il prophète de famine ? Eſt-elle fantôme cette tinette de beurre ? Sont-ce des spectres que ces enſeignes & guidons de pommes rangés guerrièrement par onze en ligne dans le grenier ? N’eſt-ce point annonce de fraîche buverie que le gros bonhomme tonneau de cuyte de Bruges, qui garde en sa panſe notre rafraîchiſſement ?

— Il nous faudra, dit Soetkin, quand on portera l’enfant à baptême, donner deux patards au prêtre & un florin pour le feſtin.

Sur ce, Katheline entra tenant un gros bouquet de plantes & dit :

— J’offre à l’enfant coiffé l’angélique, qui préſerve l’homme de luxure ; le fenouil, qui éloigne Satan…

— N’as-tu pas, demanda Claes, l’herbe qui appelle les florins ?

— Non, dit-elle.

— Donc, dit-il, je vais voir s’il n’y en a point dans le canal.

Il s’en fut, portant sa ligne & son filet, certain, au demeurant, de ne rencontrer perſonne, car il n’était qu’une heure avant l’ooſterzon, qui eſt, en Flandre, le soleil de six heures.


III


Claes vint au canal de Bruges, non loin de la mer. Là, mettant l’appât à sa ligne, il la lança à l’eau & il y laiſſa deſcendre son filet. Un petit garçonnet bien vêtu était sur l’autre bord, dormant comme souche, sur un bouquet de moules.

Il s’éveilla au bruit que faiſait Claes & voulut s’enfuir, craignant que ce ne fût quelque sergent de la commune venant le déloger de son lit & le mener au Steen pour vagations illicites.

Mais il ceſſa d’avoir peur quand il reconnut Claes & que celui-ci lui cria :

— Veux-tu gagner six liards ? Chaſſe le poiſſon par ici.

Le garçonnet, à ce propos, entra dans l’eau, avec sa petite bedondaine déjà gonflée, & s’armant d’un panache de grands roſeaux, chaſſa le poiſſon vers Claes.

La pêche finie, Claes retira son filet & sa ligne, & marchant sur l’écluſe vint près du garçonnet.

— C’eſt toi, dit-il, que l’on nomme Lamme de ton nom de baptême & Goedzak à cauſe de ton doux caractère, & qui demeures rue du Héron, derrière Notre-Dame. Comment, si jeune & si bien vêtu, te faut-il dormir sur un lit public ?

— Las ! monſieur du charbonnier, répondit le garçonnet, j’ai au logis une sœur plus jeune que moi d’un an & qui me daube à grands coups à la moindre querelle. Mais je n’oſe sur son dos prendre ma revanche, car je lui ferais mal, monſieur. Hier, au souper, j’eus grand’faim & nettoyai de mes doigts le fond d’un plat de bœuf aux fèves dont elle voulait avoir sa part. Il n’y en avait aſſez pour moi, monſieur. Quand elle me vit me pourléchant à cauſe du bon goût de la sauce, elle devint comme enragée & me frappa à toutes mains de si grandes gifles que je m’enfuis tout meurtri de la maiſon.

Claes lui demanda ce que faiſaient ses père & mère pendant cette giflerie.

Lamme Goedzak répondit :

— Mon père me battait sur une épaule & ma mère sur l’autre en me diſant : « Revanche-toi, couard. » Mais moi, ne voulant pas frapper une fille, je m’enfuis.

Soudain Lamme blêmit & trembla de tous ses membres.

Et Claes vit venir une grande femme &, marchant à côté d’elle une fillette maigre & d’aſpect farouche.

— Ah ! dit Lamme tenant Claes au haut-de-chauſſes, voici ma mère & ma sœur qui me viennent quérir. Protégez-moi, monſieur du charbonnier.

— Tiens, dit Claes, prends d’abord ces sept liards pour salaire & allons à elles sans peur.

Quand les deux femmes virent Lamme, elles coururent à lui & toutes deux le voulurent battre, la mère parce qu’elle avait été inquiète & la sœur parce qu’elle en avait l’habitude.

Lamme se cachait derrière Claes & criait :

— J’ai gagné sept liards, j’ai gagné sept liards, ne me battez point.

Mais la mère l’embraſſait déjà, tandis que la fillette voulait de force ouvrir les mains de Lamme pour avoir son argent. Mais Lamme criait :

— C’eſt le mien, tu ne l’auras pas.

Et il serrait les poings.

Claes toutefois secoua rudement la fillette par les oreilles & lui dit :

— S’il t’arrive encore de chercher noiſe à ton frère, qui eſt bon & doux comme un agneau, je te mettrai dans un noir trou à charbon, & là ce ne sera plus moi qui te tirerai les oreilles mais le rouge diable d’enfer, qui te mettra en morceaux avec ses grandes griffes & ses dents qui sont comme fourches.

À ce propos, la fillette n’oſant plus regarder Claes ni s’approcher de Lamme, s’abrita derrière les jupons de sa mère. Mais en entrant en ville, elle criait partout :

— Le charbonnier m’a battue ; il a le diable dans sa cave.

Cependant elle ne frappa plus Lamme davantage ; mais, étant grande, le fit travailler à sa place. Le doux niais le faiſait volontiers.

Claes avait, cheminant, vendu sa pêche à un fermier qui la lui achetait de coutume. Rentrant au logis, il dit à Soetkin :

— Voici ce que j’ai trouvé dans le ventre de quatre brochets, de neuf carpes & dans un plein panier d’anguilles.

Et il jeta deux florins & un patard sur la table.

— Que ne vas-tu chaque jour à la pêche, mon homme ? demanda Soetkin.

Claes répondit :

— Afin de ne point devenir moi-même poiſſon ès filets des sergents de la commune.


IV


On appelait à Damme le père d’Ulenſpiegel Claes le Kooldraeger ou charbonnier. Claes avait le poil noir, les yeux brillants, la peau de la couleur de sa marchandiſe, sauf le dimanche & les jours de fête, quand il y avait abondance de savon en la chaumière. Il était petit, carré, fort & de face joyeuſe.

Si, la journée finie & le soir tombant, il allait en quelque taverne, sur la route de Bruges, laver de cuyte son goſier noir de charbon, toutes les femmes humant le serein sur le pas de leurs portes lui criaient amicalement :

— Bonſoir & bière claire, charbonnier.

— Bonſoir & un mari qui veille, répondait Claes.

Les fillettes qui revenaient des champs par troupes se plaçaient toutes devant lui de façon à l’empêcher de marcher & lui diſaient :

— Que payes-tu pour ton droit de paſſage : ruban écarlate, boucle dorée, souliers de velours ou florin pour aumônière ?

Mais Claes en prenait une par la taille & lui baiſait les joues ou le cou, suivant que sa bouche était plus proche de la chair fraîche ; puis il diſait :

— Demandez, mignonnes, demandez le reſte à vos amoureux.

Et elles s’en allaient s’éclatant de rire.

Les enfants reconnaiſſaient Claes à sa groſſe voix & au bruit de ses souliers. Courant à lui, ils lui diſaient :

— Bonſoir, charbonnier.

— Autant Dieu vous donne, mes angelots, diſait Claes ; mais ne m’approchez pas, sinon je ferai de vous des moricauds.

Les petits, étant hardis, s’approchaient toutefois ; alors il en prenait un par le pourpoint, &, frottant de ses mains noires son frais muſeau, le renvoyait ainſi, riant quand même, à la grande joie de tous les autres.

Soetkin, femme de Claes, était une bonne commère, matinale comme l’aube & diligente comme la fourmi.

Elle & Claes labouraient à deux leur champ & s’attelaient comme bœufs à la charrue. Pénible en était le traînement, mais plus pénible encore celui de la herſe, lorſque le champêtre engin devait de ses dents de bois déchirer la terre dure. Ils le faiſaient toutefois le cœur gai, en chantant quelque ballade.

Et la terre avait beau être dure ; en vain le soleil dardait sur eux ses plus chauds rayons : en vain auſſi traînant la herſe, ployant les genoux, devaient-ils faire des reins cruel effort, s’ils s’arrêtaient & que Soetkin tournât vers Claes son doux viſage & que Claes baiſât ce miroir d’âme tendre, ils oubliaient la grande fatigue.


V


La veille, il avait été crié aux bailles de la maiſon commune que Madame, femme de l’empereur Charles, étant groſſe, il fallait dire des prières pour sa prochaine délivrance.

Katheline entra chez Claes toute friſſante :

— Qu’eſt-ce qui te deult, commère ? demanda le bonhomme.

— Las ! répondit-elle, parlant par saccades. Cette nuit, spectres fauchant hommes comme faneurs l’herbe. — Fillettes enterrées vives ! Sur leur corps danſait le bourreau. — Pierre de sang suant depuis neuf mois, caſſée cette nuit.

— Ayez pitié de nous, gémit Soetkin, avez pitié, Seigneur Dieu : c’eſt noir préſage pour la terre de Flandre.

— Vis-tu cela de tes yeux ou en songe ? demanda Claes.

— De mes yeux, dit Katheline.


AMOUR ET TRAVAIL



Katheline, toute blême & pleurant, parla encore & dit :

— Deux enfantelets sont nés, l’un en Eſpagne, c’eſt l’infant Philippe, & l’autre en pays de Flandre, c’eſt le fils de Claes, qui sera plus tard surnommé Ulenſpiegel. Philippe deviendra bourreau, ayant été engendré par Charles cinquième, meurtrier de nos pays. Ulenſpiegel sera grand docteur en joyeux propos & batifolements de jeuneſſe, mais il aura le cœur bon, ayant eu pour père Claes, le vaillant manouvrier sachant, en toute braveté, honnêteté & douceur, gagner son pain. Charles empereur & Philippe roi chevaucheront par la vie, faiſant le mal par batailles, exactions & autres crimes. Claes travaillant toute la semaine, vivant suivant droit & loi, & riant au lieu de pleurer en ses durs labeurs, sera le modèle des bons manouvriers de Flandre. Ulenſpiegel toujours jeune, & qui ne mourra point, courra par le monde sans se fixer oncques en un lieu. Et il sera manant, noble homme, peintre, sculpteur, le tout enſemble. Et par le monde ainſi se promènera, louant choſes belles & bonnes & se gauſſant de sottiſe à pleine gueule. Claes eſt ton courage, noble peuple de Flandre, Soetkin eſt ta mère vaillante, Ulenſpiegel eſt ton eſprit ; une mignonne & gente fillette, compagne d’Ulenſpiegel & comme lui immortelle, sera ton cœur, & une groſſe bedaine, Lamme Goedzak, sera ton eſtomac. Et en haut se tiendront les mangeurs de peuple, en bas les victimes ; en haut frelons voleurs, en bas, abeilles laborieuſes, & dans le ciel saigneront les plaies du Chriſt.

Ce qu’ayant dit, s’endormit Katheline la bonne sorcière.


VI


On portait Ulenſpiegel à baptême ; soudain chut une averſe qui le mouilla bien. Ainſi fut-il baptiſé pour la première fois.

Quand il entra dans l’égliſe, il fut dit aux parrain & marraine, père & mère, par le bedeau school-meeſter, maître d’école, qu’ils euſſent à se placer autour de la piſcine baptiſmale, ce qu’ils firent.

Mais il y avait à la voûte, au-deſſus de la piſcine, un trou fait par un maçon pour y suſpendre une lampe à une étoile en bois doré. Le maçon, conſidérant, d’en haut, les parrain & marraine debout roidement autour de la piſcine coiffée de son couvercle, verſa par le trou de la voûte un traître seau d’eau qui, tombant entre eux sur le couvercle de la piſcine, fit grand éclabouſſement. Mais Ulenſpiegel eut la plus groſſe part. Et ainſi il fut baptiſé pour la deuxième fois.

Le doyen vint : ils se plaignirent à lui ; mais il leur dit de se hâter, & que c’était un accident. Ulenſpiegel se démenait à cauſe de l’eau tombée sur lui. Le doyen lui donna le sel & l’eau, & le nomma Thylbert, qui veut dire « riche en mouvements ». Il fut ainſi baptiſé pour la troiſième fois.

Sortant de Notre-Dame, ils entrèrent vis-à-vis de l’égliſe dans la rue Longue, au Roſaire des Bouteilles, dont une cruche formait le credo. Ils y burent dix-sept pintes de dobbel kuyt & davantage. Car c’eſt la vraie façon en Flandre, pour sécher les gens mouillés, d’allumer un feu de bière en la bedaine. Ulenſpiegel fut ainſi baptiſé pour la quatrième fois.

S’en retournant au logis & zigzaguant par le chemin, la tête plus que le corps peſante, ils vinrent à un ponteau jeté sur une petite mare ; Katheline qui était marraine portait l’enfant, elle fit un faux pas & tomba dans la boue avec Ulenſpiegel, qui fut ainſi baptiſé pour la cinquième fois.

Mais on le retira de la mare pour le laver d’eau chaude en la maiſon de Claes, & ce fut son sixième baptême.


VII


Ce jour-là, Sa Sainte Majeſté Charles réſolut de donner de belles fêtes pour bien célébrer la naiſſance de son fils. Elle réſolut, comme Claes, d’aller à la pêche, non en un canal, mais dans les aumônières & cuirets de ses peuples. C’eſt de là que les lignes souveraines tirent cruſats, daelders d’argent, lions d’or, & tous ces poiſſons merveilleux se changeant, à la volonté du pêcheur, en robes de velours, précieux bijoux, vins exquis & fines nourritures. Car les rivières les plus poiſſonneuſes ne sont pas celles où il y a le plus d’eau.

Ayant aſſemblé ceux de son conſeil, Sa Sainte Majeſté réſolut que la pêche se ferait de la façon suivante :

Le seigneur infant serait porté à baptême vers les neuf ou dix heures ; les habitants de Valladolid, pour montrer leur joie grande, mèneraient noces & feſtins toute la nuit, à leurs frais, & sèmeraient sur la grand’place leur argent pour les pauvres.

Il y aurait à cinq carrefours une grande fontaine d’où jaillirait par flots, juſques à l’aube, du gros vin payé par la ville. À cinq autres carrefours seraient rangés, sur édifices de bois, sauciſſons, cervelas, boutargues, andouilles, langues de bœuf & autres viandes, auſſi à la charge de la ville.

Ceux de Valladolid élèveraient en grand nombre, à leurs dépens, sur le paſſage du cortège, des arcs de triomphe repréſentant la Paix, la Félicité, l’Abondance, la Fortune propice & emblématiquement tous & quelconques dons du ciel dont ils furent comblés sous le règne de Sa Sainte Majeſté.

Finalement, outre ces arcs pacifiques, il en serait placé quelques autres où l’on verrait peints en vives couleurs des attributs moins bénins, tels que aigles, lions, lances, hallebardes, épieux à langue flamboyante, hacquebutes à croc, canons, fauconneaux, courtauds à groſſe gueule & autres engins montrant imagièrement la force & puiſſance guerrières de Sa Sainte Majeſté.

Quant aux lumières à éclairer l’égliſe, il serait permis à la gilde des ciriers de fabriquer gratis plus de vingt mille cierges, dont les bouts non conſumés reviendraient au chapitre.

Pour ce qui était des autres dépenſes, l’empereur les ferait volontiers, montrant ainſi son bon vouloir de ne pas trop charger ses peuples.

Comme la commune allait exécuter ces ordres, arrivèrent de Rome nouvelles lamentables. D’Orange, d’Alençon & Frundſberg, capitaines de l’empereur, étaient entrés en la sainte ville, y avaient saccagé & pillé les égliſes, chapelles & maiſons, n’épargnant perſonne, prêtres, nonnains, femmes ni enfants. Le saint-père avait été fait priſonnier. Depuis une semaine, le pillage n’avait point ceſſé, & reiters & landsknechts vaguaient par Rome, saoûlés de nourriture, ivres de buverie, brandiſſant leurs armes, cherchant les cardinaux, & diſant qu’ils tailleraient aſſez dans leur cuir pour les empêcher de devenir jamais papes. D’autres, ayant déjà exécuté cette menace, se promenaient fièrement dans la ville, portant sur leur poitrine des chapelets de vingt-huit grains ou davantage, gros comme des noix, & tout sanglants. Certaines rues étaient de rouges ruiſſeaux où giſaient dépouillés les cadavres des morts.

D’aucuns dirent que l’empereur, ayant beſoin d’argent, avait voulu en pêcher dans le sang eccléſiaſtique, & qu’ayant pris connaiſſance du traité impoſé par ses capitaines au pontife priſonnier, il le força à céder toutes les places fortes de ses États, à payer 400,000 ducats & à demeurer en priſon juſqu’à ce qu’il se fût exécuté.

Toutefois, la douleur de Sa Majeſté étant grande, il décommanda tous les apprêts de joie, fêtes & réjouiſſances, & ordonna de prendre le deuil aux seigneurs & dames de son hôtel.

Et l’infant fut baptiſé en ses langes blancs, qui sont langes de deuil royal.

Ce que les seigneurs & dames interprétèrent à siniſtre préſage.

Nonobſtant ce, madame la nourrice préſenta l’infant aux seigneurs & dames de l’hôtel, afin que ceux-ci lui fiſſent, selon la coutume, leurs souhaits & dons.

Madame de la Coena lui appendit au cou une pierre noire contre le poiſon, ayant forme & groſſeur d’une noiſette, dont l’écale était d’or. Madame de Chauffade lui attacha à un fil de soie pendant sur l’eſtomac une aveline précipitative de bonne concoction d’aliments ; meſſire van der Steen de Flandre lui offrit un sauciſſon de Gand, long de cinq coudées & gros d’une demie, en souhaitant humblement à Son Alteſſe qu’à sa seule odeur elle eût soif de clauwaert gantoiſement, diſant que quiconque aime la bière d’une ville n’en peut haïr les braſſeurs ; meſſire écuyer Jacques-Chriſtophe de Caſtille pria Monſeigneur l’Infant de porter à ses pieds mignons jaſpe verd pour le faire bien courir. Jan de Paepe le fou, qui était là, dit :

— Meſſire, donnez-lui plutôt le cor de Joſué, au son duquel toutes les villes courraient le grand trotton devant lui, allant poſer ailleurs leur aſſiette avec tous leurs habitants, hommes, femmes & enfants. Car Monſeigneur ne doit pas apprendre à courir, mais à faire courir les autres.

L’éplorée veuve de Floris van Borsele, qui fut seigneur de Veere au pays de Zélande, donna à Mgr  Philippe une pierre qui rendait, diſait-elle, les hommes amoureux & les femmes inconſolables.

Mais l’infant geignait comme veau.

Cependant, Claes mettait aux mains de son fils un hochet d’oſier à grelots & diſait, faiſant danſer Ulenſpiegel sur sa main : « Grelots, grelots tintinabulants, puiſſes-tu en avoir toujours à ta toque, petit homme ; car c’eſt aux fous qu’appartient le royaume du bon temps. »

Et Ulenſpiegel riait.


VIII


Claes ayant pêché un gros saumon, ce saumon fut mangé par lui un dimanche & auſſi par Soetkin, Katheline & le petit Ulenſpiegel, mais Katheline ne mangeait pas plus qu’un oiſeau.

— Commère, lui dit Claes, l’air de Flandre eſt-il si solide préſentement qu’il te suffiſe de le reſpirer pour en être nourrie comme d’un plat de viande ? Quand vivra-t-on ainſi ? Les pluies seraient de bonnes soupes, il grêlerait des fèves, & les neiges, changées en céleſtes fricaſſées, réconforteraient les pauvres voyageurs.

Katheline, hochant la tête, ne sonnait mot.

— Voyez, dit Claes, la dolente commère. Qu’eſt-ce donc qui la navre ?

Mais Katheline parlant avec une voix qui était comme un souffle :

— Le méchant, dit-elle, nuit tombe noire. — Je l’entends annonçant sa venue, — criant comme orfraie. — Friſſante, je prie madame la Vierge — en vain. — Pour lui, ni murs, ni haies, portes ni fenêtres. Entre partout comme eſprit. — Échelle craquant. — Lui près de moi, dans le grenier où je dors. Me saiſit de ses bras froids, durs comme marbre. — Viſage glacé, baiſers humides comme neige. — Chaumine ballottée par la terre, se mouvant comme barque sur mer tempêtueuſe… »

— Il faut, dit Claes, aller chaque matin à la meſſe, afin que monſeigneur Jésus te donne la force de chaſſer ce fantôme venu d’en bas.

— Il eſt si beau ! dit-elle.


IX


Ulenſpiegel étant sevré, grandit comme jeune peuplier.

Claes alors ne le baiſa plus fréquemment, mais l’aima d’un air bourru afin de ne le point affadir.

Quand Ulenſpiegel revenait au logis, se plaignant d’avoir été daubé en quelque rixe, Claes le battait parce qu’il n’avait point battu les autres, & ainſi éduqué, Ulenſpiegel devint vaillant comme un lionceau.

Si Claes était abſent, Ulenſpiegel demandait à Soetkin un liard pour aller jouer. Soetkin, se fâchant diſait : « Qu’as-tu beſoin d’aller jouer ? Tu ferais mieux de demeurer céans à lier des fagots. »

Voyant qu’elle ne donnait rien, Ulenſpiegel criait comme un aigle, mais Soetkin menait grand bruit de chaudrons & d’écuelles qu’elle lavait en un seau de bois, pour faire mine de ne le point entendre. Ulenſpiegel alors pleurait, & la douce mère laiſſant sa feinte dureté, venait à lui, le careſſait & diſait : « As-tu aſſez d’un denier ? » Or, notez que le denier valait six liards.

Ainſi elle l’aima trop, & lorſque Claes n’était point là, Ulenſpiegel fut roi en la maiſon.


X


Un matin, Soetkin vit Claes qui, la tête baſſe, errait dans la cuiſine comme un homme perdu dans ses réflexions.

— De quoi souffres-tu, mon homme ? dit-elle. Tu es pâle, colère & diſtrait.

Claes répondit à voix baſſe, comme un chien qui gronde :

— Ils vont renouveler les cruels placards de l’empereur. La mort va de nouveau planer sur la terre de Flandre. Les dénonciateurs auront la moitié des biens des victimes, si les biens n’excèdent pas cent florins carolus.

— Nous sommes pauvres, dit-elle.

— Pauvres, dit-il, pas aſſez. Il eſt de ces viles gens, vautours & corbeaux vivant des morts, qui nous dénonceraient auſſi bien pour partager avec Sa Sainte Majeſté un panier de charbon qu’un sac de carolus. Que poſſédait la pauvre Tanneken, veuve de Sis le tailleur, qui mourut à Heyſt, enterrée vive ? Une bible latine, trois florins d’or & quelques uſtenſiles de ménage en étain d’Angleterre que convoitait sa voiſine. Johannah Martens fut brûlée comme sorcière & auparavant jetée à l’eau, car son corps avait surnagé & l’on y vit du sortilège. Elle avait quelques meubles chétifs, sept carolus d’or en un cuiret, & le dénonciateur voulait en avoir la moitié. Hélas ! je te pourrais parler ainſi juſque demain, mais viens-nous-en, commère, la vie n’eſt plus viable en Flandre à cauſe des placards. Bientôt, chaque nuit, le chariot de la mort paſſera par la ville, & nous y entendrons le squelette s’y agitant avec un sec bruit d’os.

Soetkin dit : — Il ne faut point me faire peur, mon homme. L’empereur eſt le père de Flandre & Brabant, &, comme tel, doué de longanimité, douceur, patience & miſéricorde.

— Il y perdrait trop, répondit Claes, car il hérite des biens confiſqués.

Soudain sonna la trompette & grincèrent les cimbales du héraut de la ville. Claes & Soetkin, portant tour à tour Ulenſpiegel dans leurs bras, accoururent au bruit avec la foule du peuple.

Ils vinrent à la Maiſon commune, devant laquelle se tenaient, sur leurs chevaux, les hérauts sonnant de la trompette & battant les cimbales, le prévôt tenant la verge de juſtice & le procureur de la commune à cheval, tenant des deux mains une ordonnance de l’empereur & se préparant à la lire à la foule aſſemblée.

Claes entendit bien qu’il y était derechef défendu, à tous en général & en particulier, d’imprimer, de lire, d’avoir ou de soutenir les écrits, livres ou doctrine de Martin Luther, de Joannes Wycleff, Joannes Huſſ, Marcilius de Padua, Æcolampadius, Ulricus Zwynglius, Philippus Melanchton, Franciſcus Lambertus, Joannes Pomeranus, Otto Brunſelſius, Juſtus Jonas, Joannes Puperis & Gorcianus, les Nouveaux Teſtaments imprimés par Adrien de Berghes, Chriſtophe de Remonda & Joannes Zel, pleins des héréſies luthériennes & autres, réprouvés & condamnés par la Faculté des théologiens de l’Univerſité de Louvain.

« Ni semblablement de peindre ou pourtraire, ou faire peindre ou pourtraire peintures ou figures opprobrieuſes de Dieu & de benoîte Vierge Marie ou de ses saints ; ou de rompre, caſſer ou effacer les images ou pourtraitures qui seraient faits à l’honneur, souvenance ou remembrance de Dieu & de la Vierge Marie, ou des saints approuvés de l’Égliſe.

« En outre, diſait le placard, que nul, de quelque état qu’il fût, ne s’avançât communiquer ou diſputer de la sainte Écriture, mêmement en matière douteuſe, si l’on n’était théologien bien renommé & approuvé de par une Univerſité fameuſe. »

Sa Sainte Majeſté ſtatuait entre autres peines que les suſpects ne pourraient jamais exercer d’état honorable. Quant aux hommes retombés dans leur erreur ou qui s’y obſtineraient, ils seraient condamnés à être brûlés à un feu doux ou vif, dans une maiſon de paille, ou attachés à un poteau, à l’arbitraire du juge. Les hommes seraient exécutés par l’épée s’ils étaient nobles ou bons bourgeois, les manants le seraient par la potence & les femmes par la foſſe. Leurs têtes, pour l’exemple, devaient être plantées sur un pieu. Il y avait, au bénéfice de l’empereur, confiſcation des biens de tous ceux-ci giſant aux endroits sujets à la confiſcation.

Sa Sainte Majeſté accordait aux dénonciateurs la moitié de tout ce que les morts avaient poſſédé, si les biens de ceux-ci n’atteignaient pas cent livres de gros, monnaie de Flandre, pour une fois. Quant à la part de l’empereur, il se réſervait de l’employer en œuvres pies & de miſéricorde, comme il le fit au sac de Rome.

Et Claes s’en fut avec Soetkin & Ulenſpiegel triſtement.


XI


L’année ayant été bonne, Claes acheta pour sept florins un âne & neuf raſières de pois, & il monta un matin sur sa bête. Ulenſpiegel se tenait en croupe derrière lui. Ils allaient, en cet équipage, saluer leur oncle & frère aîné, Joſſe Claes, demeurant non loin de Meyberg, au pays d’Allemagne.

Joſſe, qui fut simple & doux de cœur en son bel âge, ayant souffert de diverſes injuſtices, devint quinteux ; son sang tourna en bile noire, il prit les hommes en haine & vécut solitaire.

Son plaiſir fut alors de faire s’entre-battre deux soi-diſant fidèles amis ; & il baillait trois patards à celui des deux qui daubait l’autre le plus amèrement.

Il aimait auſſi de raſſembler, en une salle bien chauffée, des commères en grand nombre & des plus vieilles & hargneuſes, & leur donnait à manger du pain rôti & à boire de l’hypocras.

Il baillait à celles qui avaient plus de soixante ans de la laine à tricoter en quelque coin, leur recommandant, au demeurant, de bien toujours laiſſer croître leurs ongles. Et c’était merveille à entendre que les gargouillements, clapotements de langue, méchants babils, toux & crachements aigres de ces vieilles hou-hous, qui, leurs affiquets sous l’aiſſelle, grignotaient en commun l’honneur du prochain.

Quand il les voyait bien animées, Joſſe jetait dans le feu une broſſe, du rôtiſſement de laquelle l’air était tout soudain empuanti.

Les commères alors, parlant toutes à la fois, s’entre-accuſaient d’être la cauſe de l’odeur ; toutes niant le fait, elles se prenaient bientôt aux cheveux, & Joſſe jetait encore des broſſes dans le feu & par terre du crin coupé. Quand il n’y pouvait plus voir, tant la mêlée était furieuſe, la fumée épaiſſe & la pouſſière haut soulevée, il allait quérir deux siens valets déguiſés en sergents de la commune, leſquels chaſſaient les vieilles de la salle à grands coups de gaule, comme un troupeau d’oies furieuſes.

Et Joſſe, conſidérant le champ de bataille, y trouvait des lambeaux de cottes, de chauſſes, de chemiſes & vieilles dents.

Et bien mélancolique il se diſait :

— Ma journée eſt perdue, aucune d’elles n’a laiſſé sa langue dans la mêlée.


XII


Claes, étant dans le baillage de Meyberg, traverſait un petit bois : l’âne cheminant broutait les chardons ; Ulenſpiegel jetait son couvre-chef après les papillons & le rattrapait sans quitter le dos du baudet. Claes mangeait une tranche de pain, penſant bien l’arroſer à la taverne prochaine. Il entendait de loin une campane tintant & le bruit que fait grande foule d’hommes parlant enſemblement.

— C’eſt, dit-il, quelque pèlerinage & meſſieurs les pèlerins seront nombreux sans doute. Tiens-toi bien, mon fils, sur le rouſſin, afin qu’ils ne te puiſſent renverſer. Allons-y voir. Or ça, baudet, mange mes talons.

Et le baudet de courir.

Quittant la liſière du bois, il deſcendit vers un large plateau bordé d’une rivière à son verſant occidental ; du côté du verſant oriental était bâtie une petite chapelle dont le pignon était surmonté de l’image de Notre-Dame & à ses pieds de deux figurines repréſentant chacune un taureau. Sur les degrés de la chapelle se tenaient, ricaſſant, un ermite sonnant de la campane, cinquante eſtafiers tenant chacun des chandelles allumées, des joueurs, sonneurs & batteurs de tambours, clairons, fifres, scalmeyes & cornemuſes, & un tas de joyeux compagnons tenant des deux mains des boites en fer pleines de ferrailles, mais tous silencieux en ce moment.

Cinq mille pèlerins & même davantage cheminaient sept par sept en rangs serrés, coiffés de caſques & portant des bâtons de bois vert. S’il en venait de nouveaux coiffés & armés pareillement, ils se rangeaient en grand tumulte derrière les autres. Paſſant enſuite sept par sept devant la chapelle, ils faiſaient bénir leurs bâtons, recevaient chacun des mains des eſtafiers une chandelle &, en échange, payaient un demi-florin à l’ermite.

Et leur proceſſion était si longue que les chandelles des premiers étaient à bout de mèche, tandis que celles des derniers manquaient de s’éteindre par excès de suif.

Claes, Ulenſpiegel & l’âne, ébaubis, virent ainſi cheminer devant eux une grande variété de porte-bedaines, larges, hautes longues, pointues, fières, fermes ou tombant lâchement sur leurs supports de nature. Et tous les pèlerins étaient coiffés de caſques.

Ils en avaient venant de Troie & semblables à des bonnets phrygiens, ou surmontés d’aigrettes de crin rouge ; d’aucuns, quoique mafflus & panſards, portaient des caſques à ailes étendues, mais n’avaient nulle idée de volerie ; puis venaient ceux qui étaient coiffés de salades dédaignées des limaçons, à cauſe de leur peu de verdure.

Mais le grand nombre portaient des caſques si vieux & rouillés qu’ils semblaient dater de Gambrivius, roi de Flandres & de la bière, lequel roi vécut neuf cents ans avant Notre-Seigneur & se coiffait d’une pinte, afin de n’être point forcé de ne pas boire faute de gobelet.

Tout à coup tintèrent, geignirent, tonnèrent, battirent, glapirent, bruirent, cliquetèrent cloches, cornemuſes, scalmeyes, tambours & ferrailles.

À ce vacarme, qui fut un signal pour les pèlerins, ils se retournèrent, se plaçant par bandes de sept, face à face, & s’entre-boutèrent chacun, en guiſe de provocation, leur chandelle flambante sur la phyſionomie. Ce qui cauſa de grands éternuments. Et le bois vert de pleuvoir. Et ils s’entre-battirent du pied, de la tête, du talon & de tout. D’aucuns se ruaient sur leurs adverſaires à la façon des béliers, le caſque en avant, qu’ils s’enfonçaient juſqu’aux épaules, & allaient aveuglés tomber sur une septaine de furieux pèlerins, leſquels les recevaient sans douceur.

D’autres pleurards & couards se lamentaient à cauſe des coups, mais tandis qu’ils marmonnaient leurs dolentes paternôtres, se ruaient sur eux, rapides comme la foudre, deux septaines de pèlerins s’entre-battant, jetant par terre les pauvres pleurards & marchant deſſus sans miſéricorde.

Et l’ermite riait.

D’autres septaines, se tenant comme raiſins en grappes, roulaient du haut du plateau juſque dans la rivière où ils se daubaient encore à grands coups sans rafraîchir leur fureur.

Et l’ermite riait.

Ceux qui étaient demeurés sur le plateau, se pochaient les yeux, se caſſaient les dents, s’arrachaient les cheveux, le pourpoint & le haut-de-chauſſes.

Et l’ermite riait & diſait :

— Courage, amis, qui frappe chien n’en aime que mieux. Aux plus battants les amours de leurs belles ! Notre-Dame de Rindbiſbels, c’eſt ici qu’on voit les mâles.

Et les pèlerins s’en donnaient à cœur joie.

Claes, dans l’entre-temps, s’était approché de l’ermite, tandis qu’Ulenſpiegel riant & criant applaudiſſait aux coups.

— Mon père, dit-il, quel crime ont donc commis ces pauvres bonſhommes pour être forcés de se frapper si cruellement ?

Mais l’ermite sans l’entendre criait :

— Fainéants ! vous perdez courage. Si les poings sont las, les pieds le sont-ils ? Vive Dieu ! il en eſt de vous qui ont des jambes pour s’enfuir comme des lièvres ! Qui fait jaillir le feu de la pierre ? Le fer qui la bat. Qu’eſt-ce qui anime la virilité des vieilles gens, sinon une bonne platelée de coups, bien aſſaiſonnée de male rage ?

À ce propos, les bonſhommes pèlerins continuaient à s’entre-battre du caſque, des mains & des pieds. C’était une furieuſe mêlée où l’Argus aux cent yeux n’eût rien vu que la pouſſière soulevée & quelque bout de caſque.

Soudain l’ermite tinta de la campane. Fifres, tambours, trompettes, cornemuſes, scalmeyes & ferrailles ceſſèrent leur tapage. Et ce fut un signal de paix.

Les pèlerins ramaſſèrent leurs bleſſés. Parmi ceux-ci, furent vues pluſieurs langues épaiſſies de colère & qui sortaient des bouches des combattants. Mais elles rentrèrent d’elles-mêmes en leurs palais accoutumés. Le plus difficile fut d’ôter les caſques à ceux qui se les étaient enfoncés juſques au cou & se secouaient la tête, mais sans les faire plus tomber que des prunes vertes.

Cependant l’ermite leur diſait :

— Récitez chacun un Ave & retournez auprès de vos commères. Dans neuf mois il y aura autant d’enfants de plus dans le bailliage qu’il y eut aujourd’hui de vaillants champions en la bataille.

Et l’ermite chanta l’Ave, & tous le chantèrent avec lui. Et la campane tintait.

L’ermite alors les bénit au nom de Notre-Dame de Rindſbibels & leur dit :

— Allez en paix !

Ils s’en furent criant, se bouſculant & chantant juſqu’à Meyberg. Toutes les commères, vieilles & jeunes, les attendaient sur le seuil des maiſons où ils entrèrent comme des soudards en une ville priſe d’aſſaut.

Les cloches de Meyberg sonnaient à toutes volées ; les garçonnets sifflaient, criaient, jouaient du rockel-pot.

Les pintes, hanaps, gobelets, verres, flacons & chopines tintinabulaient merveilleuſement. Et le vin coulait à flots dans les goſiers.

Pendant cette sonnerie, & tandis que le vent apportait de la ville à Claes, par bouffées, des chants d’hommes, de femmes & d’enfants, il parla derechef à l’ermite & lui demanda quelle était la grâce céleſte que ces bonſhommes prétendaient obtenir par ce rude exercice.

L’ermite riant lui répondit :

— Tu vois sur cette chapelle deux figures sculptées, repréſentant deux taureaux. Elles y sont placées en mémoire du miracle que fit saint Martin changeant deux bœufs en taureaux, en les faiſant s’entre-battre à coups de corne. Puis il les frotta d’une chandelle sur le muffle & de bois vert pendant une heure & davantage.

Sachant le miracle, & muni d’un bref de Sa Sainteté que je payai bien, je vins ici m’établir.

Dès lors, tous les vieux touſſeux & porte-bedaine de Meyberg & pays d’alentour, par moi patrocinés, furent certains qu’après s’être battus fortement avec la chandelle qui eſt l’onction, & le bâton qui eſt la force, ils se rendraient Notre-Dame favorable. Les femmes envoient ici leurs vieux maris. Les enfants qui naiſſent par la vertu du pèlerinage sont violents, hardis, féroces, agiles & forment de parfaits soudards.

Soudain l’ermite dit à Claes :

— Me reconnais-tu ?

— Oui, répondit Claes, tu es mon frère Joſſe.

— Je le suis, répondit l’ermite ; mais quel eſt ce petit homme me fait des grimaces ?

— C’eſt ton neveu, répondit Claes.

— Quelle différence fais-tu entre moi & l’empereur Charles ?

— Elle eſt grande, répondit Claes.

— Elle eſt petite, répartit Joſſe, car nous faiſons tous deux, lui s’entre-tuer & moi s’entre-battre des hommes pour notre profit & plaiſir.

Puis il les conduiſit en son ermitage, où ils menèrent noces & feſtins durant onze jours sans trêve.


XIII


Claes, en quittant son frère, remonta sur son âne, ayant Ulenſpiegel en croupe derrière lui. Il paſſa sur la grand’place de Meyberg, il y vit aſſemblés par groupes un grand nombre de pèlerins qui, les voyant, entrèrent en fureur & brandiſſant leurs bâtons, tous soudain crièrent : « Vaurien ! » à cauſe d’Ulenſpiegel, qui, ouvrant son haut-de-chauſſes, retrouſſait sa chemiſe & leur montrait son faux viſage.

Claes, voyant que c’était son fils qu’ils menaçaient, dit à celui-ci :

— Qu’as-tu fait pour qu’ils t’en veuillent ainſi ?

— Cher père, répondit Ulenſpiegel, je suis aſſis sur le baudet, ne diſant rien à perſonne, & cependant ils diſent que je suis un vaurien.

Claes alors l’aſſit devant lui.

Dans cette poſture, Ulenſpiegel tira la langue aux pèlerins, leſquels, vociférant, lui montrèrent le poing, &, levant leurs bâtons de bois, voulurent frapper sur Claes & sur l’âne.

Mais Claes talonna son âne pour fuir leur fureur, & tandis qu’ils le pourſuivaient, perdant le souffle, il dit à son fils :

— Tu es donc né dans un bien malheureux jour, car tu es aſſis devant moi, tu ne fais tort à perſonne & ils veulent t’aſſommer.

Ulenſpiegel riait.

Paſſant par Liége, Claes apprit que les pauvres Rivageois avaient grand’faim & qu’on les avait mis sous la juridiction de l’official, tribunal compoſé de juges eccléſiaſtiques. Ils firent émeute pour avoir du pain & des juges laïques. Quelques-uns furent décapités ou pendus & les autres bannis du pays, tant était grande, pour lors, la clémence de monſeigneur de la Marck, le doux archevêque.

Claes vit en chemin les bannis, fuyant le doux vallon de Liége, & aux arbres, près de la ville, les corps des hommes pendus pour avoir eu faim. Et il pleura sur eux.


XIV


Quand, monté sur son âne, il rentra au logis muni d’un sac plein de patards que lui avait donné son frère Joſſe & auſſi d’un beau hanap en étain d’Angleterre, il y eut en la chaumière ripailles dominicales & feſtins journaliers, car ils mangeaient tous les jours de la viande & des fèves.

Claes rempliſſait de dobbel-kuyt & vidait souvent le grand hanap d’étain d’Angleterre.

Ulenſpiegel mangeait pour trois & patrouillait dans les plats comme un moineau dans un tas de grains.

— Voici, dit Claes, qu’il mange auſſi la salière.

Ulenſpiegel répondit :

— Quand, ainſi que chez nous, la salière eſt faite d’un morceau de pain creuſé, il faut la manger quelquefois, de peur qu’en vieilliſſant les vers ne s’y mettent.

— Pourquoi, dit Soetkin, eſſuies-tu tes mains graiſſeuſes à ton haut-de-chauſſes ?

— C’eſt pour n’avoir jamais les cuiſſes mouillées, répondit Ulenſpiegel.

Sur ce, Claes but un grand coup de bière en son hanap.

Ulenſpiegel lui dit :

— Pourquoi as-tu une si grande coupe, je n’ai qu’un chétif gobelet ?

Claes répondit :

— Parce que je suis ton père & le baes de céans.

Ulenſpiegel repartit :

— Tu bois depuis quarante ans, je ne le fais que depuis neuf, ton temps eſt paſſé, le mien eſt venu de boire, donc c’eſt à moi d’avoir le hanap & à toi de prendre le gobelet.

— Fils, dit Claes, celui-là jetterait sa bière au ruiſſeau qui voudrait verſer dans un barillet la meſure d’une tonne.

— Tu seras donc sage en verſant ton barillet dans ma tonne, car je suis plus grand que ton hanap, répondit Ulenſpiegel.

Et Claes, joyeux, lui bailla son hanap à vider. Et ainſi Ulenſpiegel apprit à parler pour boire.


XV


Soetkin portait sous la ceinture un signe de maternité nouvelle ; Katheline était enceinte pareillement, mais, par peur, n’oſait sortir de sa maiſon.

Quand Soetkin l’allait voir :

— Ah ! lui diſait la dolente engraiſſée, que ferai-je du pauvre fruit de mes entrailles ? Le faudra-t-il étouffer ? J’aimerais mieux mourir. Mais si les sergents me prennent, ayant un enfant sans être mariée, ils me feront, comme à une fille d’amoureuſe vie, payer vingt florins, & je serai fouettée sur le Grand-Marché.

Soetkin lui diſait alors quelque douce parole pour la conſoler, & l’ayant quittée, elle devenait songeuſe au logis. Donc, elle dit un jour à Claes :

— Si au lieu d’un enfant j’en avais deux, me battrais-tu, mon homme ?

— Je ne le sais, répondit Claes.

— Mais, dit-elle, si ce second n’était point sorti de moi & fût, comme celui de Katheline, l’œuvre d’un inconnu, du diable peut-être ?

— Les diables, répondit Claes, produiſent feu, mort & fumée, mais des enfants, non. Je tiendrais pour mien l’enfant de Katheline.

— Tu le ferais ? dit-elle.

— Je l’ai dit, repartit Claes.

Soetkin alla porter chez Katheline la nouvelle.

En l’entendant, celle-ci, ne se pouvant tenir d’aiſe, s’exclama ravie :

— Il a parlé le bonhomme, parlé pour le salut de mon pauvre corps. Il sera béni par Dieu, béni par diable, si c’eſt, dit-elle toute friſſante, un diable qui te créa, pauvre petit qui t’agites en mon sein.

Soetkin & Katheline mirent au monde l’une un garçonnet, l’autre une fillette. Tous deux furent portés à baptême, comme fils & fille de Claes. Le fils de Soetkin fut nommé Hans, & ne vécut point, la fille de Katheline fut nommée Nele & vint bien.

Elle but la liqueur de vie à quatre flacons, qui furent les deux de Katheline & les deux de Soetkin. Et les deux femmes se diſputaient doucement pour savoir qui donnerait à boire à l’enfant. Mais, malgré son déſir, force fut à Katheline de laiſſer tarir son lait afin qu’on ne lui demandât point d’où il venait sans qu’elle eût été mère.

Quand la petite Nele, sa fille, fut sevrée, elle la prit chez elle & ne la laiſſa point aller chez Soetkin que lorſqu’elle l’eut appelée sa mère.

Les voiſins diſaient que c’était bien à Katheline, qui était fortunée, de nourrir l’enfant des Claes, qui, de coutume, vivaient pauvrement leur vie beſoigneuſe.


XVI


Ulenſpiegel se trouvait seul un matin au logis &, s’y ennuyant, taillait dans un soulier de son père pour en faire un petit navire. Il avait déjà planté le maître mât dans la semelle & troué l’empeigne pour y placer le beaupré, quand il vit à la demi-porte paſſer le buſte d’un cavalier & la tête d’un cheval.

— Y a-t-il quelqu’un céans ? demanda le cavalier.

— Il y a, répondit Ulenſpiegel, un homme & demi & une tête de cheval.

— Comment ? demanda le cavalier.

Ulenſpiegel répondit.

— Parce que je vois ici un homme entier, qui eſt moi ; la moitié d’un homme, c’eſt ton buſte, & une tête de cheval, c’eſt celle de ta monture.

— Où sont tes père & mère ? demanda l’homme.

Ulenſpiegel répondit :

— Mon père eſt allé faire de mal en pis, & ma mère s’occupe à nous faire honte ou dommage.


— Explique-toi, dit le cavalier.

Ulenſpiegel répondit :

— Mon père creuſe à l’heure qu’il eſt plus profondément les trous de son champ, afin d’y faire tomber de mal en pis les chaſſeurs fouleurs de blé. Ma mère eſt allée emprunter de l’argent : si elle en rend trop peu, ce nous sera honte ; si elle en rend trop, ce nous sera dommage.

L’homme lui demanda alors par où il devait aller.

— Là où sont les oies, répondit Ulenſpiegel.

L’homme s’en fut & revint au moment où Ulenſpiegel faiſait du second soulier de Claes une galère à rameurs.

— Tu m’as trompé, dit-il ; où les oies sont, il n’y a que boues & marais où elles pataugent.

Ulenſpiegel répondit :

— Je ne t’ai point dit d’aller où les oies pataugent, mais où elles cheminent.

— Montre-moi du moins, dit l’homme, un chemin qui aille à Heyſt.

— En Flandre, ce sont les piétons qui vont & non les chemins, répondit Ulenſpiegel.


XVII


Soetkin dit un jour à Claes :

— Mon homme, j’ai l’âme navrée : voilà trois jours que Thyl a quitté la maiſon ; ne sais-tu où il eſt ?

Claes répondit triſtement :

— Il eſt où sont les chiens vagabonds, sur quelque grande route, avec quelques vauriens de son eſpèce. Dieu fut cruel en nous donnant un tel fils. Quand il naquit, je vis en lui la joie de nos vieux jours, un outil de plus dans la maiſon ; je comptais en faire un manouvrier, & le sort méchant en fait un larron & un fainéant.

— Ne sois point si dur, mon homme, dit Soetkin ; notre fils n’ayant que neuf ans, eſt en pleine folie d’enfance. Ne faut-il pas qu’il laiſſe comme les arbres, tomber ses glumes sur le chemin avant de se parer de ses feuilles, qui sont aux arbres populaires honnêteté & vertu ? Il eſt malicieux, je ne l’ignore ; mais sa malice tournera plus tard à son profit, si, au lieu de s’en servir à de méchants tours, il l’emploie à quelque utile métier. Il se gauſſe du prochain volontiers ; mais auſſi plus tard il tiendra bien sa place en quelque gaie confrérie. Il rit sans ceſſe ; mais les faces aigres avant d’être mûres sont un méchant pronoſtic pour les viſages à venir. S’il court, c’eſt qu’il a beſoin de grandir ; s’il ne travaille point, c’eſt qu’il n’eſt pas à l’âge où l’on sent que labeur eſt devoir, & s’il paſſe quelquefois dehors jour & nuit, la moitié d’une semaine, c’eſt qu’il ne sait pas de quelle douleur il nous afflige car il a bon cœur, & il nous aime.

Claes, hochant la tête, ne répondait point, & Soetkin, quand il dormait, pleurait seule. Et le matin, penſant que son fils était malade au coin de quelque route, elle allait sur le pas de la porte voir s’il ne revenait point ; mais elle ne voyait rien, & elle s’aſſeyait près de la fenêtre, regardant de là dans la rue. Et bien des fois son cœur danſait dans sa poitrine au bruit du pas léger de quelque garçonnet ; mais quand il paſſait elle voyait que ce n’était pas Ulenſpiegel, & alors elle pleurait, la dolente mère.

Cependant Ulenſpiegel, avec ses camarades vauriens, était à Bruges, au marché du samedi.

Là se voyaient les cordonniers & les savetiers dans des échoppes à part, les tailleurs marchands d’habits, les mieſevangers d’Anvers qui prennent, la nuit, avec un hibou, les méſanges ; les marchands de volailles, les larrons ramaſſeurs de chiens, les vendeurs de peaux de chats pour gants, plaſtrons & pourpoints, & des acheteurs de toutes sortes, bourgeois, bourgeoiſes, valets & servantes, panetiers, sommeliers, coquaſſiers & coquaſſières, & tous enſemble, marchands & chalands, suivant leur qualité, criant, décriant, vantant & aviliſſant la marchandiſe.

Dans un coin du marché était une belle tente de toile, montée sur quatre pieux. À l’entrée de cette tente, un manant du plat pays d’Aloſt, accompagné de deux moines préſents pour le bénéfice, montrait pour un patard, aux dévots curieux, un morceau de l’os de l’épaule de sainte Marie Égyptienne. Il braillait, d’une voix caſſée, les mérites de la sainte & n’omettait point en sa ballade comment, faute d’argent, elle paya en belle monnaie de nature un jeune paſſeur d’eau, pour ne point, en refuſant son salaire à ce manouvrier, pécher contre le Saint-Eſprit.

Et les deux moines faiſaient signe de la tête que le manant diſait vrai. À côté d’eux était une groſſe femme rougeaude, laſcive comme Aſtarté, gonflant violemment une méchante cornemuſe, tandis qu’une fillette mignonne chantait près d’elle comme une fauvette ; mais nul ne l’entendait. Au-deſſus de l’entrée de la tente se balançait à deux perches, & tenu aux oreilles par des cordes, un baquet plein d’eau bénite à Rome, ainſi que le chantait la groſſe femme, tandis que les deux moines dodelinaient de la tête pour approuver son dire. Ulenſpiegel, regardant le baquet, devenait songeur.

À l’un des pieux de la tente était attaché un baudet nourri de plus de foin que d’avoine : La tête baſſe, il regardait la terre, sans nulle eſpérance d’y voir pouſſer des chardons.

— Camarades, dit Ulenſpiegel en leur montrant du doigt la groſſe femme, les deux moines & l’âne braſſant mélancolie, puiſque les maîtres chantent si bien, il faut auſſi faire danſer le baudet.

Ce qu’ayant dit, il alla à la boutique prochaine, acheta du poivre pour six liards, leva la queue de l’âne & mit le poivre deſſous.

L’âne, sentant le poivre, regarda sous sa queue pour voir d’où lui venait cette chaleur inaccoutumée. Croyant qu’il y avait le diable ardent, il voulut courir pour lui échapper, se mit à braire & à ruer & secoua le poteau de toutes ses forces. À ce premier choc, le baquet qui était entre les deux perches renverſa toute son eau bénite sur la tente & sur ceux qui étaient dedans. Celle-ci bientôt s’affaiſſant, couvrait d’un humide manteau ceux qui écoutaient l’hiſtoire de Marie Égyptienne. Et Ulenſpiegel & ses camarades entendirent sortir de deſſous la toile un grand bruit de geignements & de lamentations, car les dévots qui étaient là, s’accuſant l’un l’autre d’avoir renverſé le baquet, s’étaient fâchés tout jaune & s’entre-baillaient de furieux horions. La toile se soulevait sous l’effort des combattants. Chaque fois qu’Ulenſpiegel voyait s’y deſſiner quelque forme ronde, il piquait dedans avec une aiguille. C’était alors de plus grands cris sous la toile & une plus grande diſtribution de horions.

Et il était bien joyeux ; mais il le fut davantage en voyant le baudet qui s’enfuyait traînant derrière lui toile, baquet & pieux, tandis que le baes de la tente, sa femme & sa fille s’accrochaient au bagage. L’âne ne pouvait plus courir, levait le mufle en l’air & ne ceſſait de chanter que pour regarder sous sa queue si le feu qui y brûlait n’allait point s’éteindre bientôt.

Cependant les dévots continuaient leur bataille ; les moines sans songer à eux, ramaſſaient l’argent tombé des plateaux & Ulenſpiegel les y aidait, non sans profit, dévotement.


XVIII


Tandis que croiſſait en gaie malice le fils vaurien du charbonnier, végétait en maigre mélancolie le rejeton dolent du sublime empereur. Dames & seigneurs le voyaient marmiteux traîner, par les chambres & corridors de Valladolid, son corps frêle & ses jambes branlantes portant avec peine le poids de sa groſſe tête, coiffée de blonds & roides cheveux.

Sans ceſſe cherchant les corridors noirs, il y reſtait aſſis des heures entières en étendant les jambes. Si quelque valet lui marchait deſſus par mégarde, il le faiſait fouetter & prenait son plaiſir à l’entendre crier sous les coups, mais il ne riait point.

Le lendemain, allant tendre ailleurs ces mêmes pièges, il s’aſſeyait derechef en quelque corridor, les jambes étendues. Les dames, seigneurs & pages qui y paſſaient en courant ou autrement se heurtaient à lui, tombaient & se bleſſaient. Il y prenait auſſi son plaiſir, mais il ne riait point.

Quand l’un d’eux l’ayant cogné ne tombait point, il criait comme si on l’eût frappé, & il était aiſe en voyant leur effroi, mais il ne riait point.

Sa Sainte Majeſté fut avertie de ces façons de faire & manda qu’on ne prit point garde à l’infant, diſant que, s’il ne voulait pas qu’on lui marchât sur les jambes, il ne devait point les mettre là où couraient les pieds.

Cela déplut à Philippe ; mais il n’en dit rien, & on ne le vit plus, sinon quand, par un clair jour d’été, il allait chauffer au soleil, dans la cour, son corps friſſonnant.

Un jour, Charles, revenant de guerre, le vit ainſi braſſant mélancolie :

— Mon fils, lui dit-il, que tu diffères de moi ! À ton âge, j’aimais à grimper sur les arbres pour y pourſuivre les écureuils ; je me faiſais, en m’aidant d’une corde, deſcendre de quelque rocher à pic pour aller dans leur nid dénicher les aiglons. Je pouvais à ce jeu laiſſer mes os ; ils n’en devinrent que plus durs. À la chaſſe, les fauves s’enfuyaient dans les fourrés quand ils me voyaient venir armé de ma bonne arquebuſe.

— Ah ! soupira l’infant, j’ai mal au ventre, monſeigneur père. — Le vin de Paxarète, dit Charles, y eſt un remède souverain.

— Je n’aime point le vin ; j’ai mal de tête, monſeigneur père.

— Mon fils, dit Charles, il faut courir, sauter & gambader ainſi que font les enfants de ton âge.

— J’ai les jambes roides, monſeigneur père.

— Comment, dit Charles, en serait-il autrement si tu ne t’en sers pas plus que si elles étaient de bois ? Je te vais faire attacher sur quelque cheval bien ingambe.

L’infant pleura.

— Ne m’attachez pas, dit-il, j’ai mal aux reins, monſeigneur père.

— Mais, dit Charles, tu as donc mal partout ?

— Je ne souffrirais point si on me laiſſait en repos, répondit l’infant.

— Penſes-tu, repartit l’empereur impatient, paſſer ta vie royale à rêvaſſer comme clercs ? À ceux-là s’il faut, pour tacher d’encre leurs parchemins, le silence, la solitude & le recueillement ; à toi, fils du glaive, il faut un sang chaud, l’œil d’un lynx, la ruſe du renard, la force d’Hercule. Pourquoi te signes-tu ? Sangdieu ! ce n’eſt pas à un lionceau à singer les femelles égreneuſes de patenôtres.

— L’Angelus, monſeigneur père, répondit l’infant.


XIX


Les mois de mai & de juin furent, en cette année, les vrais mois des fleurs. Jamais on ne vit en Flandre de si embaumantes aubépines, jamais dans les jardins tant de roſes, de jaſmins & de chèvrefeuilles. Quand le vent soufflant d’Angleterre chaſſait vers l’orient les vapeurs de cette terre fleurie, chacun, & notamment à Anvers, levant le nez en l’air joyeuſement, diſait :

— Sentez-vous le bon vent qui vient de Flandres ?

Auſſi les diligentes abeilles suçaient le miel des fleurs, faiſaient la cire, pondaient leurs œufs dans les ruches inſuffiſantes à loger leurs eſſaims. Quelle muſique ouvrière sous le ciel bleu qui couvrait éclatant la riche terre !

On fit des ruches de jonc, de paille, d’oſier, de foin treſſé. Les vanniers cuveliers, tonneliers, y ébréchaient leurs outils. Quant aux huchiers, depuis longtemps ils ne pouvaient suffire à la beſogne.

Les eſſaims étaient de trente mille abeilles & de deux mille sept cents bourdons. Les gâteaux furent si exquis que, pour leur rare qualité, le doyen de Damme en envoya onze à l’empereur Charles, pour le remercier d’avoir, par ses nouveaux édits, remis en vigueur la Sainte Inquiſition. Ce fut Philippe qui les mangea, mais ils ne lui profitèrent point.

Les bélîtres, mendiants, vagabonds & toute cette guenaille de vauriens oiſeux traînant leur pareſſe par les chemins & préférant se faire pendre plutôt que de faire œuvre, vinrent, au goût du miel alléchés, pour en avoir leur part. Et ils rôdaient en foule, la nuit.

Claes avait fait des ruches pour y attirer les eſſaims ; quelques-unes étaient pleines & d’autres vides, attendant les abeilles. Claes veillait toute la nuit pour garder ce doux bien. Quand il était las, il diſait à Ulenſpiegel de le remplacer. Celui-ci le faiſait volontiers.

Or, une nuit, Ulenſpiegel, pour fuir la fraîcheur, s’était réfugié dans une ruche &, tout recroquevillé, regardait à travers les ouvertures. Il y en avait deux en haut.

Comme il s’allait endormir, il entendit craquer les arbuſtes de la haie & entendit la voix de deux hommes qu’il prit pour des larrons. Il regarda par l’une des ouvertures de la ruche & vit qu’ils avaient tous deux une longue chevelure & une barbe longue, quoique la barbe fût signe de nobleſſe.

Ils allèrent de ruche en ruche, puis ils vinrent à la sienne, &, la soulevant, ils dirent :

— Prenons celle-ci : c’eſt la plus lourde.

Puis se servant de leurs bâtons, ils l’emportèrent.

Ulenſpiegel n’avait nul plaiſir d’être ainſi voituré en ruche. La nuit était claire & les larrons marchaient sans sonner un mot. À chaque cinquante pas ils s’arrêtaient, épuiſés de souffle, pour se remettre enſuite en route. Celui de devant grommelait furieuſement d’avoir un si lourd poids à tranſporter, & celui de derrière geignait mélancoliquement. Car il eſt en ce monde deux sortes de couards fainéants, ceux qui se fâchent contre le labeur, & ceux qui geignent quand il faut ouvrer.

Ulenſpiegel, n’ayant que faire, tirait par les cheveux le larron qui marchait devant, & par la barbe celui qui cheminait derrière, si bien que, laſſé du jeu, le furieux dit au pleurard :

— Ceſſe de me tirer par les cheveux ou je te baille un tel coup de poing sur la tête qu’elle te rentrera dans la poitrine & que tu regarderas à travers tes côtes comme un voleur à travers les grilles de sa priſon.

— Je ne l’oſerais, mon ami, diſait le pleurard ; c’eſt toi plutôt qui me tires par la barbe.

Le furieux répondit :

— Je ne chaſſe point à la vermine dans le poil des ladres.

— Monſieur, dit le pleurard, ne faites pas sauter la ruche si fort mes pauvres bras n’y tiennent plus.

— Je vais les détacher tout à fait, répondit le furieux.

Puis se débarraſſant de son cuir, il dépoſa la ruche à terre, & sauta sur son compagnon. Et ils s’entre-battirent, l’un blaſphémant, l’autre criant miſéricorde.

Ulenſpiegel, entendant les coups pleuvoir, sortit de la ruche, la traîna avec lui juſqu’au prochain bois pour l’y retrouver, & retourna chez Claes.

Et c’eſt ainſi que dans les querelles les sournois ont leur profit.


XX


À quinze ans, Ulenſpiegel éleva à Damme, sur quatre pieux une petite tente, & il cria que chacun y pourrait voir déſormais repréſenté, dans un beau cadre de foin, son être préſent & futur.

Quand survenait un homme de loi bien morguant & enflé de son importance, Ulenſpiegel paſſait la tête hors du cadre, & contrefaiſant le muſeau de quelque singe antique, diſait :

— Vieux mufle peut pourrir, mais fleurir, non ; ne suis-je point bien votre miroir, monſieur de la trogne doctorale ?

S’il avait pour chaland un robuſte soudard, Ulenſpiegel se cachait & montrait, au lieu de son viſage, au milieu du cadre, une groſſe platelée de viande & de pain, & diſait :

— La bataille fera de toi potage ; que me bailles-tu pour ma pronoſtication, ô soudard chéri des sacres à la groſſe gueule ?

Quand un vieil homme, portant sans gloire sa tête chenue, amenait à Ulenſpiegel sa femme, jeune commère, celui-ci se cachant, comme il avait fait pour le soudard, montrait dans le cadre un petit arbuſte, aux branches duquel étaient accrochés des manches de couteau, des coffrets, des peignes, des écritoires, le tout en corne, & s’écriait :

— D’où viennent ces beaux brimborions, meſſire ? n’eſt-ce point du cornier qui croît endéans le clos des vieux maris ? Qui dira maintenant que les cocus sont des gens inutiles en une république ?

Et Ulenſpiegel montrait dans le cadre, à côté de l’arbuſte, son jeune viſage.

Le vieil homme, en l’entendant, touſſait de male rage, mais sa mignonne le calmait de la main, &, souriant, venait à Ulenſpiegel.

— Et mon miroir, diſait-elle, me le montreras-tu ?

— Viens plus près, répondait Ulenſpiegel.

Elle obéiſſait. Lui alors, la baiſant où il pouvait :

— Ton miroir, diſait-il, c’eſt roide jeuneſſe demeurant ès braguettes hautaines.

Et la mignonne s’en allait auſſi, non sans lui avoir baillé un ou deux florins.

Au moine gras & lippu qui lui demandait de voir son être préſent & futur repréſenté, Ulenſpiegel répondait :

— Tu es armoire à jambon, auſſi seras-tu cellier à cervoiſe ; car sel appelle buverie, n’eſt-il pas vrai, groſſe bedaine ? Donne-moi un patard pour n’avoir pas menti.

— Mon fils, répondait le moine, nous ne portons jamais d’argent.

— C’eſt donc que l’argent te porte, répondait Ulenſpiegel, car je sais que tu le mets entre deux semelles sous tes pieds. Donne-moi ta sandale.

Mais le moine :

— Mon fils, c’eſt le bien du couvent ; j’en tirerai toutefois, s’il le faut, deux patards pour ta peine.

Le moine les donna, Ulenſpiegel les reçut gracieuſement.

Ainſi montrait-il leur miroir à ceux de Damme, de Bruges, de Blankenberghe, voire même d’Oſtende.

Et au lieu de leur dire en son langage flamand : « Ik ben u lieden spiegel, je suis votre miroir, » il leur diſait abréviant : « Ik ben ulen spiegel », ainſi que cela se dit encore préſentement dans l’Ooſt & la Weſt-Flandre.

Et de là lui vint son surnom d’Ulenſpiegel.


XXI


En grandiſſant, il prit goût à vaguer par les foires & marchés. S’il y voyait un joueur de hautbois, de rebec ou de cornemuſe, il se faiſait, pour un patard, enſeigner la manière de faire chanter ces inſtruments.

Il devint surtout savant en la manière de jouer du rommel-pot inſtrument fait d’un pot, d’une veſſie & d’un roide fétu de paille. Voici comment il s’en servait : il tendait la veſſie mouillée sur le pot, la fixait au moyen d’une cordelette le milieu de la veſſie autour du nœud du fétu, qui touchait le fond du pot, aux bords duquel il plaçait enſuite la veſſie tendue juſqu’à danger de crevaille. Le matin, la veſſie étant sèche rendait sous les coups le son du tambourin, & si l’on frottait la paille de l’inſtrument, elle ronflait mieux qu’une viole. Et Ulenſpiegel, avec son pot ronflant & donnant le son d’aboîments de moloſſes, allait chanter des noëls à la porte des maiſons en compagnie d’enfants dont l’un portait l’étoile de papier lumineuſe, le jour des Rois.

Si quelque maître peintre venait à Damme pour y pourtraire, agenouillés en une toile, les compagnons de quelque gilde, Ulenſpiegel, déſirant voir comment il travaillait, demandait qu’il lui permît de broyer ses couleurs, & ne voulait pour tout salaire qu’une tranche de pain, trois liards & une chopine de cervoiſe.

S’occupant à broyer, il étudiait la manière de son maître. Quand celui-ci s’abſentait, il eſſayait de peindre comme lui, mais il mettait partout de l’écarlate. Il s’eſſaya à pourtraire Claes, Soetkin, Katheline & Nele, ainſi que des pintes & des coquaſſes. Claes lui prédit, voyant ses œuvres, que s’il se montrait vaillant, il pourrait un jour gagner des florins par dizaines, en faiſant des inſcriptions sur les speel-wagen, qui sont des chariots de plaiſir en Flandre & en Zélande.

Il apprit auſſi d’un maître maçon à tailler le bois & la pierre, quand celui-ci vint faire, dans le chœur de Notre-Dame, une stalle conſtruite de telle façon que, lorſqu’il le faudrait, le doyen, homme d’âge, pût s’y aſſeoir en ayant l’air de se tenir debout.

Ce fut Ulenſpiegel qui tailla le premier manche de couteau dont se servent ceux de Zélande. Il fit ce manche en forme de cage. À l’intérieur se trouvait une mobile tête de mort ; au-deſſus, un chien couché. Ces emblèmes signifient à eux deux : « Lame fidèle juſqu’à la mort. »

Et ainſi Ulenſpiegel commençait de vérifier la prédiction de Katheline, se montrant peintre, sculpteur, manant, noble homme le tout enſemble, car de père en fils les Claes portaient trois pintes d’argent au naturel sur fond de bruinbier.

Mais Ulenſpiegel ne fut stable en aucun métier, & Claes lui dit que si ce jeu durait, il le chaſſerait de la chaumine.


XXII


L’empereur, étant revenu de guerre, demanda pourquoi son fils Philippe ne l’était point venu saluer.

L’archevêque-gouverneur de l’infant répondit qu’il ne l’avait pas voulu, car il n’aimait, diſait-il, que livres & solitude.

L’empereur s’enquit où il se tenait en ce moment.

Le gouverneur répondit qu’il le fallait chercher partout où il faiſait noir. Ils le firent.

Ayant traverſé un bon nombre de salles, ils vinrent finalement à une eſpèce de réduit, sans pavement, & éclairé par une lucarne. Là, ils virent enfoncé dans le sol un poteau auquel était attachée par la taille une guenon toute petite & mignonne, envoyée des Indes à Son Alteſſe pour la réjouir par ses jeunes ébattements. Au bas du poteau fumaient des fagots rouges encore, & il y avait dans le réduit une mauvaiſe odeur de poil brûlé.

La beſtiole avait tant souffert en mourant dans ce feu que son petit corps semblait être, non pas celui d’un animal ayant eu vie, mais un fragment de racine rugueuſe & tordue, & sa bouche était ouverte comme pour crier la mort, se voyait de l’écume sanglante, & l’eau de ses larmes mouillait sa face.

— Qui a fait ceci ? demanda l’empereur.

Le gouverneur n’oſa répondre, & tous deux demeurèrent sans parler, triſtes & colères.

Soudain, en ce silence, fut entendu un faible bruit de toux qui venait d’un coin à l’ombre derrière eux. Sa Majeſté, se retournant, y aperçut l’infant Philippe, tout de noir vêtu & suçant un citron.



— Don Philippe, dit-il, viens me saluer.

L’infant, sans bouger, le regarda de ses yeux craintifs où il n’y avait point d’amour.

— Eſt-ce toi, demanda l’empereur, qui as brûlé à ce feu cette beſtiole ?

L’infant baiſſa la tête.

Mais l’empereur :

— Si tu fus aſſez cruel pour le faire, sois aſſez vaillant pour l’avouer.

L’infant ne répondit point.

Sa Majeſté lui arracha des mains le citron, qu’il jeta à terre, & allait battre son fils piſſant de peur, quand l’archevêque l’arrêtant lui dit à l’oreille :

— Son Alteſſe sera un jour grande brûleuſe d’hérétiques.

L’empereur sourit, & tous deux sortirent, laiſſant l’infant seul avec sa guenon.

Mais il en était d’autres qui n’étaient point des guenons & mouraient dans les flammes.


XXIII


Novembre était venu, le mois grelard où les touſſeux se donnent à cœur-joie de la muſique de phlegmes. C’eſt auſſi en ce mois que les garçonnets s’abattent par troupes sur les champs de navets, y maraudant ce qu’ils peuvent, à la grande colère des payſans, qui courent vainement derrière eux avec des bâtons & des fourches.

Or, un soir qu’Ulenſpiegel revenait de maraude, il entendit près de lui, dans un coin de la haie, un gémiſſement. Se baiſſant, il vit sur quelques pierres un chien giſant.

— Ça, dit-il, plaintive bieſtelette, que fais-tu là si tard ?

Careſſant le chien, il lui sentit le dos humide, penſa qu’on l’avait voulu noyer &, pour le réchauffer, le prit dans ses bras.

Rentrant chez lui il dit :

— J’amène un bleſſé, qu’en faut-il faire ?

— Le panſer, répondit Claes.

Ulenſpiegel mit le chien sur la table : Claes, Soetkin & lui virent alors, à la lumière de la lampe, un petit rouſſeau du Luxembourg bleſſé au dos. Soetkin épongea les plaies, les vêtit de baume & les enveloppa de linge. Ulenſpiegel porta l’animal dans son lit, quoique Soetkin le voulût avoir dans le sien, redoutant, diſait-elle, qu’Ulenſpiegel, qui se remuait alors comme un diable dans un bénitier, ne bleſsât le rouſſeau en dormant.

Mais Ulenſpiegel fit ce qu’il voulait & le soigna si bien qu’au bout de six jours le bleſſé marchait comme ses pareils avec grande suffiſance de roquetaille.

Et le school-meeſter, maître d’école, le nomma Titus Bibulus Schnouffius : Titus, en mémoire d’un certain empereur romain, lequel ramaſſait volontiers les chiens errants ; Bibulus, pour ce que le chien aimait la bruinbier d’amour ivrognial, & Schnouffius, pour ce que reniflant il boutait sans ceſſe le muſeau dans les trous de rats & de taupes.


XXIV


Au bout de la rue Notre-Dame étaient plantés, l’un en face de l’autre, deux saules, au bord d’une eau profonde.

Ulenſpiegel tendit entre les-deux saules une corde où il danſa un dimanche après vêpres, aſſez bien pour que toute la foule des vagabonds l’applaudit des mains & de la voix. Puis il deſcendit de sa corde & préſenta à chacun une écuelle qui fut bientôt remplie de monnaie, mais il la vida dans le tablier de Soetkin & garda onze liards pour lui.

Le dimanche suivant, il voulut encore danſer sur la corde, mais quelques garçonnets vauriens, jaloux de son agilité, avaient fait une entaille à la corde, si bien qu’après quelques sauts, la corde se caſſa & qu’Ulenſpiegel tomba dans l’eau.

Tandis qu’il nageait pour gagner le bord, les petits bonſhommes entailleurs de corde criaient :

— Comment eſt ton agile santé, Ulenſpiegel ? Vas-tu au fond de l’étang enſeigner la danſe aux carpes, danſeur ineſtimable ?

Ulenſpiegel, sortant de l’eau & se secouant, leur cria, car ils s’éloignaient de lui, de peur des coups :

— Ne craignez rien ; revenez dimanche, je vous montrerai des tours sur la corde & vous aurez votre part de bénéfice.

Le dimanche, les garçonnets n’avaient point coupé dans la corde, mais faiſaient le guet tout autour, de peur que quelqu’un y touchât, car il y avait une grande foule de monde.

Ulenſpiegel leur dit :

— Donnez-moi chacun un de vos souliers & je gage que, si petits ou si grands qu’ils soient, je danſe avec chacun d’eux.

— Que nous payes-tu, si tu perds, demandèrent-ils ?

— Quarante pintes de bruinbier, répondit Ulenſpiegel, & vous me payerez trois patards si je gagne.

— Oui, dirent-ils.

Et ils lui donnèrent chacun un de leurs souliers. Ulenſpiegel les mit tous dans le tablier qu’il portait &, ainſi chargé, danſa sur la corde, mais non sans peine.

Les entailleurs de corde criaient d’en bas :

— Tu as dit que tu danſerais avec chacun de nos souliers ; chauſſe-les donc & tiens ta gageure !

Ulenſpiegel danſant toujours répondit :

— Je n’ai point dit que je chauſſerais vos souliers, mais que je danſerais avec eux. Or, je danſe & tous danſent avec moi dans mon tablier. Ne le voyez-vous pas, avec vos yeux de grenouilles tout écarquillés ? Payez-moi mes trois patards.

Mais ils le huèrent, s’écriant qu’il devait leur rendre leurs souliers.

Ulenſpiegel les leur jeta l’un après l’autre, en un tas. Ce dont advint une furieuſe bataille, car aucun d’eux ne pouvait clairement diſtinguer, ni prendre sans conteſte, son soulier dans le tas.

Ulenſpiegel alors deſcendit de l’arbre & arroſa les combattants, mais non d’eau claire.


XXV


XXV


L’infant, ayant quinze ans, vaguait, comme de coutume, par les corridors, eſcaliers & chambres du château. Mais le plus souvent on le voyait rôder autour des appartements des dames, afin de faire noiſe aux pages qui, pareillement à lui, étaient comme des chats à l’affût dans les corridors. D’autres, se tenant dans la cour, chantaient, le nez en l’air, quelque tendre ballade.

L’infant, en les entendant, se montrait à une fenêtre & ainſi effrayait-il les pauvres pages qui voyaient ce pâle muſeau au lieu des doux yeux de leurs belles.

Il était, parmi les dames de la cour, une gentille-femme flamande de Dudzeele, près de Damme, bien en chair, beau fruit mûr & belle merveilleuſement, car elle avait des yeux verts & des cheveux roux crépelés, brillants comme l’or. D’humeur gaie & de complexion ardente, elle ne céla jamais à perſonne son penchant pour le fortuné seigneur à qui elle octroyait sur ses belles terres le céleſte privilège de franchiſe d’amour. Il en était un préſentement beau & fier qu’elle aimait. Tous les jours, à certaine heure, elle l’allait trouver, ce que Philippe apprit.

S’aſſeyant sur un banc placé contre une fenêtre, il la guetta & comme elle paſſait devant lui, l’œil vif, la bouche entr’ouverte, accorte, sortant du bain & faiſant chanter autour d’elle ses accoutrements de brocart jaune, elle vit l’infant qui, sans se lever de son banc, lui dit :

— Madame, ne vous pourriez-vous arrêter un moment ?

Impatiente comme une cavale empêchée en son élan, au moment où elle va courir au bel étalon henniſſant dans la prairie, elle répondit :

— Alteſſe, chacune ici doit obéir à votre princière volonté.

— Aſſeyez-vous près de moi, dit-il.

Puis, la regardant paillardement, durement & cauteleuſement, il dit :

— Récitez-moi le Pater en langue flamande ; on me l’apprit, mais je l’oubliai.

La pauvre dame alors de dire un Pater & lui de l’engager à le dire plus lentement.

Et ainſi, il força cette pauvrette d’en dire juſques à dix, elle qui croyait l’heure venue de réciter d’autres oremus.

Puis, la louangeant, il lui parla de ses beaux cheveux, de son teint vif, de ses yeux clairs, mais il n’oſa rien lui dire de ses épaules charnues, ni de sa gorge ronde, ni de rien autre choſe.

Quand elle crut pouvoir s’en aller & déjà regardait dans la cour où l’attendait son seigneur, il lui demanda si elle savait bien ce que sont les vertus de la femme ?

Comme elle ne répondait point de peur de mal dire, il parla pour elle & la patrocinant, il dit :

— Vertus de femme, c’eſt chaſteté, soin d’honneur & prude vie.

Il lui conſeilla auſſi de se vêtir décemment & de bien cacher tout ce qui était à elle.

Elle fit signe de la tête que oui, diſant :

— Que pour Son Alteſſe Hyperboréenne, elle se couvrirait plutôt de dix peaux d’ours que d’une aune de mouſſeline.

L’ayant fait quinaud par cette réponſe, elle s’enfuit joyeuſe.

Cependant le feu de jeuneſſe était auſſi allumé dans la poitrine de l’infant, mais ce n’était point ce feu ardent qui pouſſe aux hauts faits les fortes âmes, ni le doux feu qui fait pleurer les tendres cœurs, c’était un sombre feu venu d’enfer où Satan l’alluma sans doute. Et il brillait dans ses yeux gris, comme en hiver la lune sur un charnier. Et il le brûlait cruellement.

Se sentant sans amour pour les autres, le pauvre sournois n’oſait s’offrir aux dames : il allait alors dans un petit coin écarté, en une petite chambre crépie à la chaux, éclairée par d’étroites fenêtres où, d’habitude, il grugeait ses pâtiſſeries & où les mouches venaient en foule à cauſe des miettes. Là, se careſſant lui-même, il leur écraſait lentement la tête contre les vitres & il en tuait des centaines, juſqu’à ce que ses doigts tremblaſſent trop fort pour qu’il pût continuer sa rouge beſogne. Et il prenait un vilain plaiſir à ce cruel délaſſement, car laſciveté & cruauté sont deux sœurs infâmes. Il sortait de ce réduit plus triſte qu’auparavant & chacun & chacune fuyaient, quand ils le pouvaient, la face de ce prince pâle comme s’il se fût nourri de champignons de plaies.

Et la dolente Alteſſe souffrait, car mauvais cœur c’eſt douleur.


XXVI


La belle gentille-femme quitta un jour Valladolid pour aller en son château de Dudzeele en Flandre.

Paſſant par Damme suivie de son gras sommelier, elle vit aſſis contre le mur d’une chaumine, un jeune gars de quinze ans soufflant dans une cornemuſe. En face de lui se tenait un chien roux qui, n’aimant point cette muſique, hurlait mélancoliquement. Le soleil luiſait clair. À côté du jeune gars était debout une fillette mignonne éclatant de rire à chaque piteux hurlement du chien.

La belle dame & le gras sommelier, paſſant devant la chaumine, regardèrent Ulenſpiegel soufflant, Nele riant & Titus Bibulus Schnouffius hurlant.

— Mauvais garçon, dit la dame parlant à Ulenſpiegel, ne pourrais-tu ceſſer de faire ainſi hurler ce pauvre rouſſeau ?

Mais Ulenſpiegel, la regardant, enflait plus vaillamment sa cornemuſe. Et Bibulus Schnouffius hurlait plus mélancoliquement & Nele éclatait de rire davantage.

Le sommelier, entrant en colère, dit à la dame en déſignant Ulenſpiegel :

— Si je frottais du fourreau de mon épée cette graine de pauvre homme, il ceſſerait de mener cet inſolent tapage.

Ulenſpiegel regarda le sommelier, l’appela Jan Papzak, à cauſe de sa bedaine, & continua de souffler dans sa cornemuſe. Le sommelier marcha sur lui en le menaçant du poing, mais Bibulus Schnouffius se jeta sur lui & le mordit à la jambe, le sommelier tomba de peur en criant :

— À l’aide !

La dame souriant dit à Ulenſpiegel :

— Ne me pourrais-tu pas, cornemuſeux, dire si le chemin n’a point changé qui mène de Damme a Dudzeele ?

Ulenſpiegel, ne ceſſant de jouer, hocha la tête & regarda la dame.

— Qu’as-tu à me regarder si fixement ? demanda-t-elle.

Mais lui, jouant toujours, écarquillait les yeux comme s’il fût ravi en extaſe d’admiration.

Elle lui dit :

— N’as-tu pas de honte, jeune comme tu es, de regarder ainſi les dames ?

Ulenſpiegel rougit un peu, souffla encore & la regarda davantage.

— Je t’ai demandé, reprit-elle, si le chemin n’a point changé qui mène de Damme à Dudzeele ?

— Il ne verdoie plus depuis que vous le privâtes de l’heur de vous porter, repartit Ulenſpiegel.

— Veux-tu me conduire ? dit la dame.

Mais Ulenſpiegel reſtait aſſis, la regardant toujours. Et elle, si eſpiègle qu’elle le vît, sachant que son jeu était tout de jeuneſſe, lui pardonnait volontiers. Il se leva & allait rentrer chez lui.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle.

— Mettre mes plus beaux habits, répondit-il.

— Va, dit la dame.

Elle s’aſſit alors sur le banc, près du pas de la porte ; le sommelier fit comme elle. Elle voulut parler à Nele, mais Nele ne lui répondit pas, car elle était jalouſe.

Ulenſpiegel revint bien lavé & vêtu de futaine. Il avait bonne mine sous son accoutrement de dimanche, le petit homme.

— T’en vas-tu vraiment avec cette belle dame ? lui demanda Nele.

— Je reviendrai bientôt, répondit Ulenſpiegel.

— Si j’allais à ta place ? dit Nele.

— Non, dit-il, les chemins sont boueux.

— Pourquoi, dit la dame fâchée & jalouſe pareillement, pourquoi, petite fillette, veux-tu l’empêcher de venir avec moi ?

Nele ne lui répondit point, mais de groſſes larmes sourdirent de ses yeux & elle regardait triſtement & avec colère la belle dame.

Ils se mirent à quatre en route, la dame aſſiſe comme une reine sur sa haquenée blanche, harnachée de velours noir ; le sommelier dont la marche secouait la bedaine ; Ulenſpiegel tenant par la bride la haquenée de la dame, & Bibulus Schnouffius marchant à côté de lui, la queue en l’air fièrement.

Ils chevauchèrent & cheminèrent ainſi pendant quelque temps, mais Ulenſpiegel n’était point à l’aiſe ; muet comme un poiſſon, il aſpirait la fine odeur de benjoin qui venait de la dame & regardait du coin de l’œil tous ses beaux ferrets, bijoux rares & pardilloches, & auſſi son doux air, ses yeux brillants, sa gorge nue & ses cheveux que le soleil faiſait brillants comme une coiffe d’or.

— Pourquoi, dit-elle, parles-tu si peu, mon petit homme ?

Il ne répondit point.

— Tu n’as pas tellement ta langue dans tes souliers que tu ne saches pas t’acquitter pour moi d’un meſſage ?

— Voire, dit Ulenſpiegel.

— Il faut, dit la dame, me quitter ici & aller à Koolkercke, de l’autre côté du vent, dire à un gentilhomme vêtu de noir & de rouge, mi-parti, qu’il ne doit point m’attendre aujourd’hui, mais venir dimanche, à dix heures de nuit, en mon château, par la poterne.

— Je n’irai pas ! dit Ulenſpiegel.

— Pourquoi ? demanda la dame.

— Je n’irai pas, non ! dit encore Ulenſpiegel.

La dame lui dit :

— Qu’eſt-ce donc, petit coq tout fâché, qui t’inſpire cette volonté farouche ?

— Je n’irai pas ! dit Ulenſpiegel.

— Mais si je te donnais un florin ?

— Non ! dit-il.

— Un ducat ?

— Non.

— Un carolus ?

— Non, dit encore Ulenſpiegel. Et cependant, ajouta-t-il en soupirant, je l’aimerais mieux qu’une coquille de moule dans le cuiret maternel.

La dame sourit, puis tout à coup s’écria :

— J’ai perdu mon aumônière belle & rare, faite de drap de soie & brodée de perles fines ! À Damme elle pendait encore à ma ceinture.

Ulenſpiegel ne bougea pas, mais le sommelier s’avança vers la dame :

— Madame, lui dit-il, n’envoyez point à sa recherche ce jeune larron, car vous ne le reverriez jamais.

— Et qui donc ira ? demanda la dame.

— Moi, répondit-il, malgré mon grand âge.

Et il s’en fut.

Midi sonnait, la chaleur était grande, profonde la solitude ; Ulenſpiegel ne diſait mot, mais il ôta son pourpoint neuf pour que la dame pût s’aſſeoir à l’ombre sous un tilleul, sans craindre la fraîcheur de l’herbe. Il reſtait debout près d’elle, soupirant.

Elle le regarda & se sentit pitoyable pour ce petit bonhomme craintif, & lui demanda s’il n’était point fatigué de reſter ainſi debout sur ses jambes trop jeunes. Il ne répondit mot, & comme il se laiſſait choir à côté d’elle, elle voulut le retenir & l’attira sur sa gorge nue, où il demeura si volontiers qu’elle eût cru commettre le péché de cruauté en lui diſant de choiſir un autre oreiller.

Le sommelier revint toutefois & dit qu’il n’avait point trouvé l’aumônière.

— Je la retrouvai, moi, répondit la dame, quand je deſcendis de cheval, car elle s’était, en se dégrafant, accrochée à l’étrier. Maintenant, dit-elle à Ulenſpiegel, mène-nous droitement à Dudzeele & dis-moi comment tu te nommes.

— Mon patron, répondit-il, eſt monſieur saint Thylbert, nom qui veut dire leſte des pieds pour courir aux bonnes choſes ; mon nom eſt Claes & mon surnom eſt Ulenſpiegel. Si vous voulez vous regarder en mon miroir, vous verrez qu’il n’eſt pas, sur toute cette terre de Flandre, une fleur de beauté éclatante comme votre grâce parfumée.

La dame rougit d’aiſe & ne se fâcha point contre Ulenſpiegel.

Et Soetkin & Nele pleuraient pendant cette longue abſence.


XXVII


Quand Ulenſpiegel revint de Dudzeele, il vit à l’entrée de la ville Nele adoſſée à une barrière. Elle égrenait une grappe de raiſin noir. Croquant un à un les grains du fruit, elle en était sans doute rafraîchie & délectée, mais n’en laiſſait paraître nul plaiſir. Elle semblait, au contraire, fâchée & arrachait les grains de la grappe colériquement. Elle était si dolente & avait un viſage si marri, triſte & doux, qu’Ulenſpiegel fut saiſi d’amoureuſe pitié, &, s’avançant derrière elle, lui donna un baiſer sur la nuque.

Mais elle, en retour, lui bailla un grand soufflet.

— Je n’y vois pas plus clair, repartit Ulenſpiegel.

Elle pleurait à sanglots.

— Nele, dit-il, va-t’en maintenant placer les fontaines à l’entrée des villages ?

— Va-t’en ! dit-elle.

— Mais je ne puis m’en aller, si tu pleures comme cela, mignonne.

— Je ne suis pas mignonne, dit Nele, & je ne pleure pas !

— Non, tu ne pleures pas, mais il sort cependant de l’eau de tes yeux.

— Veux-tu t’en aller ? dit-elle.

— Non, dit-il.

Cependant elle tenait son tablier de ses petites mains tremblantes, & elle en tirait l’étoffe par saccades & des larmes coulaient deſſus, le mouillant.

— Nele, demanda Ulenſpiegel, fera-t-il beau tantôt ?

Et il la regardait souriant bien amoureuſement.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? dit-elle.

— Parce que, quand il fait beau, il ne pleure pas, répondit Ulenſpiegel.

— Va-t’en, dit-elle, près de ta belle dame à la robe de brocart ; tu l’as fait aſſez rire celle-là.

Ulenſpiegel alors chanta :

Quand je vois pleurer m’amie,
Mon cœur eſt déchiré.
C’eſt miel quand elle rit,
Perle quand elle pleure.
Moi, je l’aime à toute heure.
Et je nous paie à boire
Du bon vin de Louvain.
Et je nous paie à boire
Quand Nele sourira.

— Vilain homme, dit-elle, tu te gauſſes encore de moi.

— Nele, dit Ulenſpiegel, je suis homme mais point vilain, car notre noble famille, famille échevinale, porte de trois pintes d’argent sur fond de bruinbier. Nele, eſt-il vrai qu’au pays de Flandre quand on sème des baiſers, on récolte des soufflets ?

— Je ne veux point te parler, dit-elle.

— Alors pourquoi ouvres-tu la bouche pour me le dire ?

— Je suis fâchée, dit-elle.

Ulenſpiegel lui bailla bien légèrement un coup de poing dans le dos & dit :

— Baiſez vilaine, elle vous poindra ; poignez vilaine, elle vous oindra. Oins-moi donc, mignonne, puiſque je t’ai poignée.

Nele se retourna. Il ouvrit les bras, elle s’y jeta pleurante encore & dit :

— Tu n’iras plus là-bas, n’eſt-ce pas, Thyl ?

Mais il ne répondit point, empêché qu’il était à serrer ses pauvres doigts tremblants & à eſſuyer, de ses lèvres, les larmes chaudes tombant des yeux de Nele comme les larges gouttes d’une pluie d’orage.


XXVIII


En ce temps-là, Gand, la noble, refuſa de payer sa quote-part de l’aide que lui demandait son fils Charles, empereur. Elle ne le pouvait, étant, du fait de Charles, épuiſée d’argent. Ce fut un grand crime, il réſolut de l’aller lui-même châtier.

Car le bâton d’un fils eſt plus que tout autre douloureux au dos maternel.

François au Long-Nez, son ennemi, lui offrit de paſſer par le pays de France. Charles le fit, &, au lieu d’y être retenu priſonnier, il fut fêté & choyé impérialement. C’eſt un accord souverain entre princes de s’entraider contre les peuples.

Charles s’arrêta longtemps à Valenciennes sans donner nul signe de fâcherie. Gand, sa mère, vivait sans crainte en la croyance que l’empereur, son fils, lui pardonnerait d’avoir agi selon le droit.

Charles arriva sous les murs de la ville avec quatre mille chevaux. D’Albe l’accompagnait, comme auſſi le prince d’Orange. Le menu peuple & ceux des petits métiers euſſent bien voulu empêcher cette entrée filiale & mettre sur pied les quatre-vingt mille hommes de la ville & du plat pays ; les gros bourgeois ; dits hoog-poorters, s’y oppoſèrent par crainte de la prédominance du populaire. Gand eût pu cependant ainſi hacher menu son fils & ses quatre mille chevaux. Mais elle l’aimait, & les petits métiers eux-mêmes avaient repris confiance.

Charles l’aimait auſſi, mais pour l’argent qu’il avait d’elle en ses coffres & qu’il voulait avoir encore.

S’étant rendu maître de la ville, il établit partout des poſtes militaires, fit vaguer, par Gand, des rondes de nuit & de jour. Puis il prononça, en grand apparat, la sentence de la ville.

Les plus notables bourgeois durent, la corde au cou, venir devant son trône, faire amende honorable ; Gand fut déclarée coupable des crimes les plus coûteux, qui sont : déloyauté, infraction aux traités, déſobéiſſance, sédition, rébellion & lèſe-majeſté. L’empereur déclara abolis tous les quelconques privilèges, droits, franchiſes, coutumes & uſages ; stipulant en engageant l’avenir, comme s’il eût été Dieu, que dorénavant ses succeſſeurs à leur venue à seigneurie jureraient de ne rien obſerver, sinon la Caroline Conceſſion de servitude octroyée par lui à la ville.

Il fit raſer l’abbaye de Saint-Bavon, pour y ériger une fortereſſe, d’où il pût, à l’aiſe, percer de boulets le sein de sa mère.

En bon fils preſſé d’hériter, il confiſqua tous les biens de Gand, revenus, maiſons, artillerie, munitions de guerre.

La trouvant trop bien défendue, il fit abattre la Tour Rouge, la tour au Trou de Crapaud, la Braampoort, la Steenpoort, la Waalpoort, la Ketelpoort & bien d’autres ouvrées & sculptées comme bijoux de pierre.

Quand, après, les étrangers venaient à Gand, ils s’entrediſaient :

— Quelle eſt cette ville plate & déſolée dont on chantait merveille ?

Et ceux de Gand répondaient :

— L’empereur Charles vient d’ôter à la ville sa précieuſe ceinture.

Et ce diſant, ils avaient honte & colère. Et des ruines des portes l’empereur tirait des briques pour ses fortereſſes.

Il voulait que Gand fût pauvre, car ainſi elle ne pourrait par labeur, induſtrie ni argent, s’oppoſer à ses fiers deſſeins ; il la condamna donc à payer sa part refuſée de l’aide de quatre cent mille florins carolus d’or, & de plus, cent cinquante mille carolus pour une fois & chaque année six mille autres en rentes perpétuelles. Elle lui avait prêté de l’argent : il devait lui en payer une rente de cent cinquante livres de gros. Il se fit, par force, remettre les titres de la créance, & payant ainſi sa dette, il s’enrichit réellement.

Gand l’avait, en maintes occaſions, aimé & secouru, mais il lui frappa le sein d’un poignard, y cherchant du sang, parce qu’il n’y trouvait pas aſſez de lait.

Puis il regarda Roelandt, la belle cloche, fit pendre à son battant celui qui avait sonné l’alarme pour appeler la ville à défendre son droit. Il n’eut point pitié de Roelandt, la langue de sa mère, la langue par laquelle elle parlait à la Flandre ; Roelandt, la fière cloche, qui diſait d’elle-même :

Als men my slaet dan is ’t brandt
Als men my luyt dan is ’t storm in Vlaenderlandt.




LA MÈRE GANT ET LE FILS CHARLES


Quand je tinte, c’eſt qu’il brûle
Quand je sonne, c’eſt qu’il y a tempête au pays de Flandre.

Trouvant que sa mère parlait trop haut, il enleva la cloche. Et ceux du plat pays dirent que Gand était morte parce que son fils lui avait arraché la langue avec des tenailles de fer.


XXIX


Ces jours-là, qui furent jours de printemps clairs & frais, lorſque la terre eſt en amour, Soetkin couſait près de la fenêtre ouverte, Claes fredonnait quelque refrain, tandis qu’Ulenſpiegel avait coiffé Titus Bibulus Schnouffius d’un couvre-chef judiciaire. Le chien jouait des pattes comme s’il eût voulu rendre un arrêt, mais c’était pour se débarraſſer de sa coiffure.

Soudain, Ulenſpiegel ferma la fenêtre, courut dans la chambre, sauta sur les chaiſes & les tables, les mains tendues vers le plafond. Soetkin & Claes virent qu’il ne se démenait si fort que pour atteindre un oiſelet tout mignon & petit qui, les ailes frémiſſantes, criait de peur, blotti contre une poutre dans un recoin du plafond.

Ulenſpiegel allait se saiſir de lui, lorſque Claes, parlant vivement, lui dit :

— Pourquoi sautes-tu ainſi ?

— Pour le prendre, répondit Ulenſpiegel, le mettre en cage, lui donner des graines & le faire chanter pour moi.

Cependant l’oiſeau, criant d’angoiſſe, voletait dans la chambre en heurtant de la tête les vitraux de la fenêtre.

Ulenſpiegel ne ceſſait de sauter, Claes lui mit peſamment la main sur l’épaule :

— Prends-le, dit-il, mets-le en cage, fais-le chanter pour toi, mais, moi auſſi, je te mettrai dans une cage fermée de bons barreaux de fer & je te ferai auſſi chanter. Tu aimes à courir, tu ne le pourras plus ; tu seras à l’ombre quand tu auras froid, au soleil quand tu auras chaud. Puis un dimanche, nous sortirons ayant oublié de te donner de la nourriture & nous ne reviendrons que le jeudi, & au retour, nous retrouverons Thyl mort de faim & tout raide.

Soetkin pleurait, Ulenſpiegel s’élança :

— Que fais-tu ? demanda Claes.

— J’ouvre la fenêtre à l’oiſeau, répondit-il.

En effet, l’oiſeau, qui était un chardonneret, sortit par la fenêtre, jeta un cri joyeux, monta comme une flèche dans l’air, puis s’allant placer sur un pommier voiſin, se liſſa les ailes, du bec, se secoua le plumage, & se fâchant, dit en sa langue d’oiſeau, à Ulenſpiegel, mille injures.

Claes lui dit alors :

— Fils, n’ôte jamais à homme ni bête sa liberté, qui eſt le plus grand bien de ce monde. Laiſſe chacun aller au soleil quand il a froid, à l’ombre quand il a chaud. Et que Dieu juge Sa Sainte Majeſté qui, ayant enchaîné la libre croyance au pays de Flandre, vient de mettre Gand la noble dans une cage de servitude.


XXX


Philippe avait épouſé Marie de Portugal, dont il ajouta les poſſeſſions à la couronne d’Eſpagne ; il eut d’elle don Carlos, le fou cruel. Mais il n’aimait point sa femme !

La reine souffrait des suites de ses couches. Elle gardait le lit & avait près d’elle ses dames d’honneur, parmi leſquelles la ducheſſe d’Albe.

Philippe la laiſſait souvent seule pour aller voir brûler des hérétiques. Tous ceux & celles de la cour faiſaient comme lui. De même auſſi faiſait la ducheſſe d’Albe, la noble garde-couches de la reine.

En ce temps-là, l’official prit un sculpteur flamand, catholique romain, pour ce qu’un moine lui ayant refuſé le prix, convenu entre eux, d’une statue en bois de Notre-Dame, il avait frappé de son ciſeau la statue au viſage, en diſant qu’il aimait mieux détruire son œuvre, que de la donner à vil prix.

Il fut, par le moine, dénoncé comme iconoclaſte, torturé sans pitié & condamné à être brûlé vif.

On lui avait, durant la torture, brûlé la plante des pieds, & il criait, en cheminant de la priſon au bûcher & couvert du San-benito :

— Coupez les pieds ! coupez les pieds !

Et Philippe entendait de loin ces cris, & il était aiſe, mais il ne riait point.

Les dames d’honneur de la reine Marie la quittèrent pour aſſiſter au brûlement & après elles la ducheſſe d’Albe qui, entendant crier le sculpteur flamand, voulut voir le spectacle & laiſſa la reine seule.

Philippe, ses hauts serviteurs, princes, comtes, écuyers & dames étant préſents, le sculpteur fut attaché par une longue chaîne à une eſtache plantée au centre d’un cercle enflammé formé de bottes de paille & de faſcines, qui devait le rôtir lentement, s’il voulait, se tenant au poteau, fuir le feu vif.

Et on le regardait curieuſement eſſayant, nu qu’il était ou peu s’en fallait, de raidir sa force d’âme contre la chaleur du feu.

En même temps, la reine Marie eut soif sur son lit d’accouchée. Elle vit la moitié d’un melon sur un plat. Se traînant hors de son lit, elle prit de ce melon & n’en laiſſa rien.

Puis, à cauſe du froid de la chair du melon, elle sua & friſſonna, reſta sur le plancher, sans pouvoir bouger.

— Ah ! dit-elle, je me réchaufferais si quelqu’un pouvait me porter dans mon lit.

Elle entendit alors le pauvre sculpteur qui criait :

— Coupez les pieds !

— Ah ! dit la reine Marie, eſt-ce un chien qui hurle à ma mort ?

En ce moment, le sculpteur, ne voyant autour de lui que des faces d’ennemis eſpagnols, songea à Flandre, la terre des mâles, croiſa les bras, &, traînant sa longue chaîne derrière lui, marcha vers la paille & les faſcines enflammées & s’y mettant debout en croiſant les bras :

— Voilà, dit-il, comment les Flamands meurent en face des bourreaux eſpagnols. Coupez les pieds, non à moi, mais à eux, afin qu’ils ne courent plus aux meurtres ! Vive Flandre ! Flandre pour l’éternité !

Et les dames l’applaudiſſant, criant grâce en voyant sa fière contenance.

Et il mourut.

La reine Marie treſſaillait de tout son corps, elle pleura, ses dents claquèrent au froid de mort prochaine, & elle dit, raidiſſant bras & jambes :

— Mettez-moi dans mon lit, que j’aie chaud.

Et elle mourut.

Et ainſi, suivant la prédiction de Katheline, la bonne sorcière, Philippe semait partout mort, sang & larmes.


XXXI


Mais Ulenſpiegel & Nele s’aimaient d’amour.

On était alors à la fin d’avril, tous les arbres en fleurs, toutes les plantes gonflées de sève attendaient Mai, qui vient sur la terre accompagné d’un paon, fleuri comme un bouquet & fait chanter les roſſignols dans les arbres.

Souvent Ulenſpiegel & Nele erraient à deux par les chemins. Nele se tenait au bras d’Ulenſpiegel & de ses mains s’y accrochait. Ulenſpiegel, prenant plaiſir à ce jeu, paſſait souvent son bras autour de la taille de Nele, pour la mieux tenir, diſait-il. Et elle était heureuſe, mais elle ne parlait point.

Le vent roulait mollement sur les chemins le parfum des prairies ; la mer au loin mugiſſait au soleil, pareſſeuſe ; Ulenſpiegel était comme un jeune diable, tout fier, & Nele comme une petite sainte du Paradis, toute honteuſe de son plaiſir.

Elle appuyait la tête sur l’épaule d’Ulenſpiegel, il lui prenait les mains &, cheminant, il la baiſait au front, sur les joues & sur sa bouche mignonne. Mais elle ne parlait point.

Au bout de quelques heures, ils avaient chaud & soif, buvaient du lait chez le payſan, mais ils n’étaient point rafraîchis.

Et ils s’aſſeyaient au bord d’un foſſé, sur le gazon. Nele, toute blême, était penſive, Ulenſpiegel la regardait peureux :

— Tu es triſte ? diſait-elle.

— Oui, diſait-il.

— Pourquoi ? demandait-elle.

— Je ne sais, diſait-il, mais ces pommiers & ceriſiers tout en fleurs, cet air tiède & comme chargé du feu de la foudre, ces pâquerettes s’ouvrant rougiſſantes sur les prés, l’aubépine, là, près de nous, dans les haies, toute blanche… Qui me dira pourquoi je me sens troublé & toujours prêt à mourir ou dormir ? Et mon cœur bat si fort quand j’entends les oiſeaux s’éveiller dans les arbres & que je vois les hirondelles revenues ; alors, je veux aller plus loin que le soleil & la lune. Et tantôt j’ai froid, & tantôt j’ai chaud. Ah ! Nele ! je voudrais n’être plus de ce bas monde, ou donner mille exiſtences à celle qui m’aimerait…

Mais elle ne parlait point, & d’aiſe souriant, regardait Ulenſpiegel.


XXXII


Le jour de la fête des Morts, Ulenſpiegel sortit de Notre-Dame avec quelques vauriens de son âge. Lamme Goedzak s’était égaré parmi eux, comme une brebis au milieu des loups.

Lamme leur paya à tous largement à boire, car sa mère lui donnait, tous les dimanches & fêtes trois patards.

Il s’en fut donc avec ses camarades In den rooden schildt, à l’Écuſſon rouge, chez Jan van Liebeke, qui leur servit de la dobbele knollaert de Courtrai.

La boiſſon les échauffant, & cauſant de prières, Ulenſpiegel déclara tout net que les meſſes des morts ne sont avantageuſes qu’aux prêtres.

Mais il était un Judas en la bande : il dénonça Ulenſpiegel comme hérétique. Malgré les larmes de Soetkin & les inſtances de Claes, Ulenſpiegel fut pris & conſtitué priſonnier. Il reſta dans une cave grillée pendant un mois & trois jours sans voir perſonne. Le geôlier lui mangeait les trois quarts de sa pitance. Dans l’entre-temps, on prit des informations sur sa bonne & mauvaiſe renommée. Il fut seulement trouvé que c’était un méchant gauſſeur, raillant sans ceſſe le prochain, mais n’ayant jamais médit de Monſeigneur Dieu, de Madame la Vierge, ni de Meſſieurs les saints. Pour ce, la sentence fut douce ; car il eût pu être marqué d’un fer rouge au viſage & fouetté juſqu’au sang.

En conſidération de sa jeuneſſe, les juges le condamnèrent seulement à marcher derrière les prêtres, en chemiſe, nu-tête & pieds nus, & tenant un cierge à la main au milieu de la première proceſſion qui sortirait de l’Égliſe.

Ce fut le jour de l’Aſcenſion.

Quand la proceſſion fut sur le point de rentrer, il dut s’arrêter sous le porche de Notre-Dame & là s’écrier :

— Merci à monſeigneur Jéſus ! Merci à meſſieurs les prêtres ! Leurs prières sont douces aux âmes du purgatoire, voire rafraîchiſſantes ; car chaque Ave eſt un seau d’eau qui leur tombe sur le dos, & chaque Pater eſt une cuvelle.

Et le peuple l’écoutait en grande dévotion, non sans rire.

À la fête de la Pentecôte, il dut encore suivre la proceſſion ; il était en chemiſe, nu-pieds & tête nue, & tenait un cierge à la main. À son retour, debout sous le porche & tenant son cierge reſpectueuſement, non sans faire quelques grimaces de gaudiſſerie, il dit à voix haute & claire :

— Si les prières des chrétiens sont d’un grand soulagement aux âmes du purgatoire, celles du doyen de Notre-Dame, saint homme parfait en la pratique de toutes les vertus, calment si bien les douleurs du feu que celui-ci se tranſforme en sorbets tout soudain. Mais les diables bourreaux n’en ont une miette.

Et le peuple d’écouter derechef en grande dévotion, non sans rire, & le doyen de sourire d’aiſe eccléſiaſtiquement.

Puis Ulenſpiegel fut banni du pays de Flandre pour trois ans, sous condition de faire un pèlerinage à Rome & d’en revenir avec l’abſolution du pape.

Claes dut payer trois florins pour cette sentence ; mais il en donna encore un à son fils & le fournit de son coſtume de pèlerin.

Ulenſpiegel fut navré le jour du départ en embraſſant Claes & Soetkin, qui était toute en larmes, la dolente mère. Ils lui firent la conduite bien loin sur le chemin, en la compagnie de pluſieurs bourgeois & bourgeoiſes.

Claes, en rentrant dans la chaumière, dit à sa femme :

— Commère, il eſt bien dur de condamner ainſi, pour quelques folles paroles, un si jeune garçon à cette dure peine.

— Tu pleures, mon homme, dit Soetkin ; tu l’aimes plus que tu ne le montres, car tu éclates en sanglots de mâle, qui sont pleurs de lion.

Mais il ne répondit point.

Nele était allée se cacher dans la grange pour que nul ne vit qu’elle auſſi pleurait Ulenſpiegel. Elle suivit de loin Soetkin & Claes, les bourgeois & bourgeoiſes ; quand elle vit son ami s’éloigner seul, elle courut à lui & lui sautant au cou :

— Tu vas trouver bien des belles dames par là, dit-elle.

— Belles, je ne sais, répondit Ulenſpiegel ; mais fraîches comme toi, non, car le soleil les a toutes rôties.

Ils firent longtemps route enſemble. Ulenſpiegel était tout songeur & diſait parfois :

— Je leur ferai payer leurs meſſes des morts.

— Quelles meſſes & qui payera ? demandait Nele.

Ulenſpiegel répondait :

— Tous les doyens, curés, clercs, bedeaux & autres matagots supérieurs ou subalternes qui nous paiſſent de billeveſées. Si j’étais vaillant manouvrier, ils m’euſſent volé, en me faiſant pèleriner, le fruit de trois ans de labeur. Mais c’eſt le pauvre Claes qui paye. Ils me rendront mes trois ans au centuple, & le chanterai auſſi pour eux la meſſe des morts de leur monnaie.

— Las ! Thyl, sois prudent : ils te feraient brûler tout vif, répondait Nele.

— Je suis d’amiante, répondait Ulenſpiegel.

Et ils se séparèrent, elle toute en larmes, & lui navré & colère.


XXXIII


Paſſant par Bruges sur le marché du mercredi, il y vit une femme promenée par le bourreau & ses valets, & une grande foule d’autres femmes criant & hurlant autour d’elle mille sales injures.

Ulenſpiegel, lui voyant le haut de la robe garni de morceaux d’étoffe rouge, & portant au cou la pierre de juſtice, avec ses chaînes de fer, vit que c’était une femme qui avait vendu à son profit les corps jeunes & frais de ses filles. On lui dit qu’elle se nommait Barbe, était mariée à Jaſon Darue & allait dans ce coſtume être promenée de place en place juſqu’à ce qu’elle revînt au Grand-Marché, où elle serait miſe sur un échafaud déjà dreſſé pour elle. Ulenſpiegel la suivit avec la foule du peuple vociférant. Revenue au Grand-Marché, elle fut placée sur l’échafaud, liée à un poteau, & le bourreau mit devant elle un paquet d’herbes & un morceau de terre déſignant la foſſe.

On dit auſſi à Ulenſpiegel qu’elle avait été fouettée auparavant dans la priſon.

Comme il s’en allait, il rencontra Henri le Mariſchal, bélître-brimbeur qui avait été pendu dans la châtellenie de Weſt-Ypres & montrait encore les marques des cordes autour de son cou. « Il avait été, diſait-il, délivré étant en l’air en diſant seulement une bonne prière à Notre-Dame de Hal, tellement que, par vrai miracle, les baillis & juſticiers étant partis, les cordes qui ne le serraient plus déjà rompirent, qu’il tomba à terre & fut sain & sauf. »

Mais Ulenſpiegel apprit plus tard que ce bélître délivré de la corde était un faux Henri Mariſchal, & qu’on le laiſſait courir débitant son menſonge parce qu’il était porteur d’un parchemin signé par le doyen de Notre-Dame de Hal, qui voyait, à cauſe du conte de ce Henri le Mariſchal, affluer par troupes en son égliſe & le bien payer tous ceux qui, de près ou de loin, flairaient la potence. Et pendant bien longtemps Notre-Dame de Hal fut surnommée Notre-Dame des Pendus.


XXXIV


En ce temps-là, les inquiſiteurs & théologiens repréſentèrent pour la deuxième fois à l’empereur Charles :

— Que l’Égliſe se perdait ; que son autorité était mépriſée ; que s’il avait remporté tant d’illuſtres victoires, il le devait aux prières de la catholicité, qui maintenait haute sur son trône l’impériale puiſſance.

Un archevêque d’Eſpagne lui demanda que l’on coupât six mille têtes ou que l’on brûlât autant de corps, afin d’extirper aux Pays-Bas la maligne héréſie luthérienne. Sa Sainte Majeſté jugea que ce n’était point aſſez.

Auſſi, partout où paſſait terrifié le pauvre Ulenſpiegel, il ne voyait que des têtes sur des poteaux, des jeunes filles miſes dans des sacs & jetées toutes vives à la rivière ; des hommes couchés nus sur la roue & frappés à grands coups de barres de fer, des femmes miſes dans une foſſe, de la terre sur elles, & le bourreau danſant sur leur poitrine pour la leur briſer. Mais les confeſſeurs de ceux & celles qui s’étaient repentis auparavant gagnaient chaque fois douze sols.

Il vit à Louvain, les bourreaux brûler trente luthériens à la fois & allumer le bûcher avec de la poudre à canon. À Limbourg, il vit une famille, hommes & femmes, filles & gendres, marcher au supplice en chantant des pſaumes. L’homme qui était vieux, cria pendant qu’il brûlait.

Et Ulenſpiegel, ayant peur & douleur, cheminait sur la pauvre terre.


XXXV


Dans les champs, il se secouait comme un oiſeau, comme un chien détaché, & son cœur se réconfortait devant les arbres, les prairies & le clair soleil.

Ayant marché pendant trois jours, il vint aux environs de Bruxelles, en la puiſſante commune d’Uccle. Paſſant devant l’hôtellerie de la Trompe, il fut alléché par une céleſte odeur de fricaſſées. Il demanda à un petit brimbeur qui, le nez au vent, se délectait au parfum des sauces, en l’honneur de qui s’élevait au ciel cet encens de feſtoiements ? Celui-ci répondit que les frères de la Bonne-Trogne se devaient aſſembler après vêpres pour fêter la délivrance de la commune par les femmes & fillettes du temps jadis.

Ulenſpiegel, voyant de loin une perche surmontée d’un papegay & tout autour des commères armées d’arcs, demanda si les femmes devenaient archers maintenant.

Le brimbeur, humant l’odeur des sauces, répondit que du temps du Bon Duc ces mêmes arcs, étant aux mains des femmes d’Uccle, avaient fait choir de vie à mort plus de cent brigands.

Ulenſpiegel voulant en savoir davantage, le brimbeur lui dit qu’il ne parlerait plus tant il avait faim & soif, à moins qu’il ne lui donnât un patard pour le manger & pour le boire. Ulenſpiegel le fit par pitié.

Auſſitôt que le brimbeur eut le patard, il entra, comme un renard en un poulailler, en l’hôtellerie de la Trompe & revint en triomphe tenant une moitié de sauciſſon & une groſſe miche de pain.

Soudain Ulenſpiegel entendit un doux bruit de tambourins & de violes, & vit une grande troupe de femmes danſant, & parmi elles, une belle commère portant au cou une chaîne d’or.

Le brimbeur, qui riait d’aiſe d’avoir mangé, dit à Ulenſpiegel que la jeune & belle commère était la reine du tir à l’arc, se nommait Mietje, femme de meſſire Renonckel, échevin de la commune. Puis il demanda à Ulenſpiegel six liards pour boire : Ulenſpiegel les lui bailla. Ayant ainſi mangé & bu, le brimbeur s’aſſit sur son séant au soleil, & se cura les dents de ses ongles.

Quand les femmes archères aperçurent Ulenſpiegel vêtu de son coſtume de pèlerin, elles se mirent à danſer en rond autour de lui, diſant :

— Bonjour, beau pèlerin ; viens-tu de loin, pèlerin jeunet ?

Ulenſpiegel répondit :

— Je viens de Flandre, beau pays abondant en fillettes amoureuſes.

Et il songeait à Nele mélancoliquement.

— Quel fut ton crime ? lui demandèrent-elles ceſſant leur danſe.

— Je n’oſerais le confeſſer tant il eſt grand, dit-il. Mais il eſt d’autres choſes à moi qui ne sont point petites.

Elles de sourire & de demander pourquoi il devait voyager ainſi avec le bourdon, la beſace, les coquilles d’huîtres ?

— C’eſt, répondit-il, mentant un peu, pour avoir dit que les meſſes des morts sont avantageuſes aux prêtres.

— Elles leur rapportent des deniers sonnants, répondirent-elles, mais elles sont avantageuſes aux âmes du purgatoire.

— Je n’y étais point, répondit Ulenſpiegel.

— Veux-tu manger avec nous, pèlerin ? lui dit l’archère la plus mignonne.

— Je veux, dit-il, manger avec vous, te manger, toi & toutes les autres tour à tour, car vous êtes des morceaux de roi plus délicieux à croquer qu’ortolans, grives ou bécaſſes.

— Dieu te nourriſſe, dirent-elles : c’eſt un gibier hors de prix.

— Comme vous toutes, mignonnes, répondit-il.

— Voire, dirent-elles, mais nous ne sommes pas à vendre.

— Et à donner ? demanda-t-il.

— Oui, dirent-elles, des coups aux trop hardis. Et, s’il t’en faut, nous te battrons comme un tas de grain.

— Je m’en abſtiens, dit-il.

— Viens manger, dirent-elles.

Il les suivit dans la cour de l’hôtellerie, joyeux de voir autour de lui ces faces fraîches. Soudain, il vit entrer dans la cour, en grande cérémonie, avec drapeau, trompette, flûte & tambourin, les Frères de la Bonne-Trogne portant graſſement leur joyeux nom de confrérie. Comme ils le conſidéraient curieuſement, les femmes leur dirent que c’était un pèlerin qu’elles avaient ramaſſé sur le chemin, & que, lui trouvant bonne trogne, pareillement à leurs maris & fiancés, elles avaient voulu lui faire partager leurs feſtins.

Ceux-ci trouvèrent bon ce qu’elles diſaient, & l’un dit :

— Pèlerin pèlerinant, veux-tu pèleriner à travers sauces & fricaſſées ?

— J’y aurai des bottes de sept lieues, répondit Ulenſpiegel.

Comme il allait entrer avec eux dans la salle du feſtin, il aviſa, sur la route de Paris, douze aveugles qui cheminaient. Quand ils paſſèrent devant lui, se plaignant de faim & de soif, Ulenſpiegel se dit qu’ils souperaient ce soir-là comme des rois, aux dépens du doyen d’Uccle, en mémoire des meſſes des morts.

Il alla à eux & leur dit :

— Voici neuf florins, venez manger. Sentez-vous l’odeur des fricaſſées ?

— Las ! dirent-ils, depuis une demi-heure, sans eſpoir.

— Vous mangerez, dit Ulenſpiegel, ayant maintenant neuf florins. Mais il ne les leur donna point.

— Béni sois-tu, dirent-ils.

Et conduits par Ulenſpiegel, ils se mirent en rond autour d’une petite table, tandis que les Frères de la Bonne-Trogne s’attablaient à une grande avec leurs commères & fillettes.

Parlant avec une aſſurance de neuf florins :

— Hôte, dirent fièrement les aveugles, donne-nous à manger & à boire ce que tu as de meilleur.

L’hôte, qui avait entendu parler des neuf florins, crut qu’ils étaient en leurs eſcarcelles & leur demanda ce qu’ils voulaient.

Tous alors, parlant à la fois, s’écrièrent :

— Des pois au lard, un hochepot de bœuf, de veau, de mouton & de poulet. — Les sauciſſes sont-elles faites pour les chiens ? — Qui a flairé au paſſage des boudins noirs & blancs, sans les prendre au collet ? Je les voyais, hélas ! quand mes pauvres yeux me servaient de chandelles. — Où sont les koekebakken au beurre d’Anderlecht ? Elles chantent dans la poêle, succulentes, croquantes, génératrices de pintes avalées. — Qui me mettra sous le nez des œufs au jambon ou du jambon aux œufs, ces tendres frères amis de gueule ? — Où êtes-vous choeſels céleſtes & nageant, viandes fières, au milieu de rognons, de crêtes de coq, de ris de veau, de queues de bœuf, de pieds de mouton, & force oignons, poivre, girofle, muſcade, le tout à l’étuvée & trois pintes de vin blanc pour la sauce ? — Qui vous amènera vers moi, divines andouilles, si bonnes que vous ne dites mot quand on vous avale ? Vous veniez tout droit de Luy-lecker-land, le gros pays des heureux fainéants, lécheurs de sauces éternelles. Mais où êtes-vous, feuilles sèches des derniers automnes ! — Je veux un gigot aux fèves. — Moi des panaches de cochons, ce sont leurs oreilles. — Moi un chapelet d’ortolans les Pater y seraient des bécaſſes & un chapon gras en serait le Credo.

L’hôte répondit coîment :

— Vous aurez une omelette de soixante œufs, & comme poteaux indicateurs pour guider vos cuillers, cinquante boudins noirs, plantés tout fumants sur cette montagne de nourriture, & de la dobbel peterman par deſſus : ce sera la rivière.

L’eau vint à la bouche des pauvres aveugles, & ils dirent :

— Sers-nous la montagne, les poteaux & la rivière.

Et les Frères de la Bonne-Trogne & leurs commères, déjà aſſis à table avec Ulenſpiegel, diſaient que ce jour-là était pour les aveugles celui des ripailles inviſibles, & que les pauvres hommes perdaient ainſi la moitié de leur plaiſir.

Quand vint, toute fleurie de perſil & de capucines, l’omelette portée par l’hôte & quatre coquaſſiers, les aveugles voulurent se jeter dedans & déjà y patrouillaient, mais l’hôte leur servit intègrement, non sans peine, à tous leur part en leur écuelle.

Les femmes archères furent attendries quand elles les virent baufrer en soupirant d’aiſe, car ils avaient grand’faim & avalaient les boudins comme des huîtres. La dobbel peterman coulait en leurs eſtomacs comme des caſcades tombant du haut des montagnes.

Quand ils eurent nettoyé leurs écuelles, ils demandèrent derechef des koekebakken, des ortolans & de nouvelles fricaſſées. L’hôte ne leur servit qu’un grand plat d’os de bœuf, de veau & de mouton nageant dans une bonne sauce. Il ne leur fit point leur part.

Quand ils eurent bien trempé leur pain & leurs mains juſqu’aux coudes dans la sauce, & n’en retirèrent que des os de côtelettes, de veau, de gigot, voire même quelques mâchoires de bœuf, chacun s’imagina que son voiſin avait toute la viande, & ils s’entre-boutèrent furieuſement leurs os sur la phyſionomie.

Les Frères de la Bonne-Trogne, ayant ri tout leur soûl, mirent charitablement une part de leur feſtin dans le plat des pauvres hommes, & quiconque d’entre eux y cherchait un os de guerre, mettait la main sur une grive, sur un poulet, une alouette ou deux, tandis que les commères, leur tenant la tête penchée en arrière, leur verſaient du vin de Bruxelles à boire à tire-larigot, & quand ils tâtaient en aveugles pour sentir d’où leur venaient ces ruiſſeaux d’ambroiſie, ils n’attrapaient qu’une jupe & la voulaient retenir. Mais elle s’échappait subitement.

Si bien qu’ils riaient, buvaient, mangeaient, chantaient. Quelques-uns, flairant les mignonnes commères, couraient par la salle tout affolés, enſorcelés d’amour, mais de malicieuſes fillettes les égaraient, &, se cachant derrière un Frère de la Bonne-Trogne, leur diſaient : « Baiſe-moi. » Ce qu’ils faiſaient, mais au lieu de femme, ils baiſaient la face barbue d’un homme & non sans rebuffades.

Les Frères de la Bonne-Trogne chantèrent, ils chantèrent pareillement. Et les joyeuſes commères souriaient d’aiſe tendre en voyant leur joie.

Quand furent paſſées ces heures succulentes, le baes leur dit :

— Vous avez bien mangé & bien bu, il me faut sept florins.

Chacun d’eux jura qu’il n’avait point la bourſe & accuſa son voiſin. De là advint encore entre eux une bataille dans laquelle ils tâchaient de se cogner du pied, du poing & de la tête, mais ils ne le pouvaient & frappaient au haſard, car les Frères de la Bonne-Trogne, voyant le jeu, les écartaient l’un de l’autre. Et les coups de pleuvoir dans le vide, sauf un qui tomba par malencontre sur le viſage du baes qui, fâché, les fouilla tous & ne trouva sur eux qu’un vieux scapulaire, sept liards, trois boutons de haut-de-chauſſe & leurs patenôtres.

Il voulut les jeter dans le trou aux cochons, & là les laiſſer au pain & à l’eau juſqu’à ce qu’on eût payé pour eux ce qu’ils devaient.

— Veux-tu, dit Ulenſpiegel, que je me porte caution pour eux ?

— Oui, répondit le baes, si quelqu’un se porte caution pour toi.

Les Bonnes-Trognes l’allaient faire, mais Ulenſpiegel les en empêcha, diſant :

— Le doyen sera caution, je le vais trouver.

Songeant aux meſſes des morts, il s’en fut chez le doyen & lui raconta comme quoi le baes de la Trompe, étant poſſédé du diable, ne parlait que de cochons & d’aveugles, les cochons mangeant les aveugles & les aveugles mangeant les cochons sous diverſes formes impies de rôts & de fricaſſées. Pendant ces accès, le baes, diſait-il, caſſait tout au logis, & il le priait de venir délivrer le pauvre homme de ce méchant démon.

Le doyen le lui promit, mais dit qu’il ne pouvait y aller de suite, car il faiſait en ce moment les comptes du chapitre & tâchait d’y trouver son profit.

Le voyant impatient, Ulenſpiegel lui dit qu’il reviendrait avec la femme du baes & que le doyen lui parlerait lui même.

— Venez tous deux, dit le doyen.

Ulenſpiegel retourna chez le baes & lui dit :

— Je viens de voir le doyen, il se portera caution pour les aveugles. Pendant que vous veillerez sur eux, que la baeſine vienne avec moi chez lui, il lui répétera ce que je viens de vous dire.

— Vas-y, commère, dit le baes.

La baeſine s’en fut avec Ulenſpiegel chez le doyen, qui ne ceſſait de chiffrer pour trouver son profit. Quand elle entra chez lui avec Ulenſpiegel, il lui fit impatiemment signe de la main de se retirer, en lui diſant :

— Tranquilliſe-toi, je viendrai en aide à ton homme dans un jour ou deux.

Et Ulenſpiegel, revenant vers la Trompe, se diſait à part lui : « Il payera sept florins, & ce sera ma première meſſe des morts. »

Et il s’en fut, & les aveugles pareillement.


XXXVI


Se trouvant, le lendemain, sur une chauſſée au milieu d’une grande foule de gens, Ulenſpiegel les suivit, & sut bientôt que c’était le jour du pèlerinage d’Alſemberg.

Il vit de pauvres vieilles cheminant pieds nus, à reculons, pour un florin & pour l’expiation des péchés de quelques grandes dames. Sur le bord de la chauſſée, au son des rebecs, violes & cornemuſes, plus d’un pèlerin menait noces de friture & ripailles de bruinbier. Et la fumée des ragoûts friands montait vers le ciel comme un suave encens de nourriture.

Mais il était d’autres pèlerins, vilains, beſoigneux & claque-dents, qui, payés par l’égliſe, marchaient à reculons pour six sols.

Un petit bonhommet tout chauve, les yeux écarquillés, l’air farouche, sautillait à reculons derrière eux en récitant ses patenôtres.


PRIMES AMOURS



Ulenſpiegel, voulant savoir pourquoi il singeait ainſi les écreviſſes, se plaça devant lui, & souriant, sauta du même pas. Les rebecs, fifres, violes & cornemuſes, les geignements & marmonnements de pèlerins faiſaient la muſique de la danſe

— Jan van den Duivel, diſait Ulenſpiegel, eſt-ce pour tomber plus sûrement que tu cours de cette manière ?

L’homme ne répondit point & continua de marmonner ses patenôtres.

— Peut-être, diſait Ulenſpiegel, veux-tu savoir combien il y a d’arbres sur la route. Mais n’en comptes-tu pas auſſi les feuilles ?

L’homme, qui récitait un Credo, fit signe à Ulenſpiegel de se taire.

— Peut-être, diſait celui-ci sautillant toujours devant lui & l’imitant, eſt-ce par suite de quelque subite folie que tu vas ainſi au rebours de tout le monde. Mais qui veut tirer d’un fou une sage réponſe n’eſt lui-même pas sage. N’eſt-il pas vrai, monſieur du poil pelé ?

L’homme ne répondant point encore, Ulenſpiegel continua de sautiller, mais en menant tant de bruit de ses semelles que le chemin en réſonnait comme une caiſſe de bois.

— Peut-être, diſait Ulenſpiegel, êtes-vous muet, monſieur ?

Ave Maria, diſait l’homme, gratia plena & benedictus fructus ventris tui Jeſu.

— Peut-être auſſi êtes-vous sourd ? dit Ulenſpiegel. Nous l’allons voir : on dit que les sourds n’entendent point louanges ni injures. Voyons donc s’il eſt de peau ou d’airain le tympan de tes oreilles : Penſes-tu, lanterne sans chandelle, simulacre de piéton, reſſembler à un homme ? Cela adviendra quand ils seront faits de loques. Où vit-on jamais cette trogne jaunâtre, cette tête pelée, sinon au champ de potences ? N’as-tu point été pendu jadis ?

Et Ulenſpiegel danſait, & l’homme, qui entrait en fâcherie, courait à reculons colériquement & marmonnait ses patenôtres avec une secrète fureur.

— Peut-être, diſait Ulenſpiegel, n’entends-tu pas le haut flamand, je te vais parler dans le bas : si tu n’es goulu, tu es ivrogne ; si tu n’es ivrogne, buveur d’eau, tu es méchant conſtipé quelque part ; si tu n’es conſtipé, tu es foirard ; si tu n’es paillard, tu es chapon ; s’il y a de la tempérance, ce n’eſt pas elle qui emplit la tonne de ton ventre, & si, sur les mille millions d’hommes qui peuplent la terre, il n’y avait qu’un cocu, ce serait toi.

À ce propos, Ulenſpiegel tomba sur son séant, les jambes en l’air, car homme lui avait baillé un tel coup de poing sous le nez, qu’il en vit plus de cent chandelles. Puis tombant subtilement sur lui, malgré le poids de sa bedaine, il le frappa partout, & les coups plurent comme grêle sur le maigre corps d’Ulenſpiegel. Et le bâton de celui-ci tomba par terre.

— Apprends par cette leçon, lui dit l’homme, à ne point tarabuſter les honnêtes gens allant en pèlerinage. Car, sache-le bien, je vais ainſi à Alſemberg, selon la coutume, prier madame sainte Marie de faire avorter un enfant que ma femme conçut lorſque j’étais en voyage. Pour obtenir un si grand bienfait, il faut marcher & danſer à reculons depuis le vingtième pas après sa demeure juſqu’au bas des degrés de l’égliſe, sans parler. Las ! il me faudra recommencer maintenant.

Ulenſpiegel, ayant ramaſſé son bâton, dit :

— Je vais t’y aider, vaurien, qui veux faire servir Notre Dame à tuer les enfants au ventre de leurs mères.

Et il se mit à battre le méchant cocu si cruellement qu’il le laiſſa pour mort sur le-chemin.

Cependant montaient toujours vers le ciel les geignements des pèlerins, les sons des fifres, violes, rebecs & cornemuſes, &, comme un pur encens, la fumée des fritures.


XXXVII


Claes, Soetkin & Nele deviſaient enſemble au coin du feu, & s’entretenaient du pèlerin pèlerinant.

— Fillette, diſait Soetkin, que ne peux-tu, par la force du charme de jeuneſſe, le garder toujours près de nous !

— Las ! diſait Nele, je ne le puis.

— C’eſt, répondait Claes, qu’il a un charme contraire qui le force à courir sans se repoſer jamais, sinon pour faire beſogne de gueule.

— Le laid méchant ! soupirait Nele.

— Méchant, diſait Soetkin, je le concède, mais laid, non. Si mon fils Ulenſpiegel n’a point le viſage à la grecque ou à la romaine, il n’en vaut que mieux ; car ils sont de Flandres ses pieds alertes, du Franc de Bruges son œil fin & brun, & son nez & sa bouche faits par deux renards experts es sciences de malices & sculptures.

— Qui donc lui fit, demanda Claes, ses bras de fainéant & ses jambes trop promptes à courir au plaiſir ?

— Son cœur trop jeune, répondit Soetkin.


XXXVIII


Katheline guérit en ce temps-là, par des simples, un bœuf, trois moutons & un porc appartenant à Speelman, mais ne put guérir une vache qui était à Jan Beloen. Celui-ci l’accuſa de sorcellerie. Il déclara qu’elle avait jeté un charme à l’animal, attendu que, pendant qu’elle lui donnait les simples, elle le careſſa & lui parla, sans doute en une langue diabolique, car une honnête chrétienne ne doit point parler à un animal.

Ledit Jan Beloen ajouta qu’il était voiſin de Speelman, dont elle avait guéri les bœuf, moutons & porc, & si elle avait tué sa vache c’était sans doute à l’inſtigation de Speelman, jaloux de voir que ses terres, à lui Beloen, étaient mieux labourées & rapportaient davantage que les siennes, à lui Speelman. Sur le témoignage de Pieter Meulemeeſter, homme de bonne vie & mœurs, & auſſi de Jan Beloen, certifiant que Katheline était réputée sorcière à Damme, & avait sans doute tué la vache. Katheline fut appréhendée au corps & condamnée à être torturée juſqu’à ce qu’elle eût avoué ses crimes & méfaits.

Elle fut interrogée par un échevin qui était toujours furieux, car il buvait du brandevin toute la journée. Il fit, devant lui & ceux de la Vierſchere, mettre Katheline sur le premier banc de torture.

Le bourreau la mit toute nue, puis il lui raſa les cheveux & tout le corps, regardant partout si elle ne cachait aucun charme.

N’ayant rien trouvé, il l’attacha par des cordes sur le banc de torture. Elle dit alors :

— Je suis honteuſe d’être nue ainſi devant ces hommes, madame sainte Marie, faites que je meure !

Le bourreau lui mit alors des linges mouillés sur la poitrine, le ventre & les jambes, puis levant le banc, il lui verſa de l’eau chaude dans l’eſtomac en si grande quantité qu’elle parut toute gonflée. Puis il laiſſa retomber le banc.

L’échevin demanda à Katheline si elle voulait avouer son crime. Elle fit signe que non. Le bourreau verſa encore de l’eau chaude, mais Katheline la vomit toute.

Alors, de l’avis du chirurgien, elle fut déliée. Elle ne parlait point, mais se frappait la poitrine pour dire que l’eau chaude l’avait brûlée. Quand l’échevin la vit repoſée de cette première torture, il lui dit :

— Avoue que tu es sorcière, & que tu as jeté un charme sur la vache.

— Je n’avouerai point, dit-elle. J’aime toutes bêtes, tant qu’il eſt au pouvoir de mon faible cœur, & je me ferais plutôt mal à moi qu’à elles, qui ne se peuvent défendre. J’ai employé pour guérir la vache les simples qu’il faut.

Mais l’échevin :

— Tu lui as donné du poiſon, dit-il, car la vache eſt morte.

— Monſieur l’échevin, répondit Katheline, je suis ici devant vous, en votre pouvoir : j’oſe vous dire, toutefois, qu’un animal peut mourir de maladie comme un homme, malgré l’aſſiſtance des chirurgiens & médecins. Et je jure par monſeigneur Chriſt qui voulut bien mourir en croix pour nos péchés, que je n’ai voulu nul mal à cette vache, mais bien la guérir par simples remèdes.

L’échevin dit alors furieux :

— Cette guenon du diable ne niera point sans ceſſe, qu’on la mette sur un autre banc de torture !

Et il but alors un grand verre de brandevin.

Le bourreau aſſit Katheline sur le couvercle d’un cercueil de chêne poſé sur des tréteaux. Ledit couvercle, fait en forme de toit, était tranchant comme une lame. Un grand feu brûlait dans la cheminée, car on était pour lors en novembre.

Katheline, aſſiſe sur le cercueil & sur une broche en bois aiguë, fut chauſſée de souliers trop étroits en cuir neuf & placée devant le feu. Quand elle sentit le bois tranchant du cercueil & la broche aiguë entrer dans ses chairs, & que la chaleur chauffa & rétrécit le cuir de ses souliers, elle s’écria :

— Je souffre mille douleur ! Qui me donnera du poiſon noir ?

— Approchez-la du feu, dit l’échevin.

Puis interrogeant Katheline.

— Combien de fois, lui dit-il, chevauchas-tu un balai pour aller au sabbat ? Combien de fois fis-tu périr le blé dans l’épi, le fruit sur l’arbre, le petit dans le ventre de sa mère ? Combien de fois fis-tu de deux frères des ennemis jurés, & de deux sœurs des rivales pleines de haine ?

Katheline voulut parler, mais elle ne le put, & elle agita les bras comme pour dire non. L’échevin dit alors :

— Elle ne parlera que lorſqu’elle sentira fondre au feu toute sa graiſſe de sorcière. Mettez-la plus près.

Katheline cria. L’échevin lui dit :

— Prie Satan qu’il te rafraîchiſſe.

Elle fit le geſte de vouloir ôter ses souliers qui fumaient à l’ardeur du feu.

— Prie Satan qu’il te déchauſſe, dit l’échevin.

Dix heures sonnaient, qui étaient l’heure du dîner du furieux ; il sortit avec le bourreau & le greffier, laiſſant Katheline seule devant le feu, dans la grange de torture.

À onze heures, ils revinrent & trouvèrent Katheline aſſiſe, raide & immobile. Le greffier dit :

— Elle eſt morte, je penſe.

L’échevin ordonna au bourreau d’ôter Katheline du cercueil & les souliers de ses pieds. Ne pouvant les ôter, celui-ci les coupa & les pieds de Katheline furent vus rouges & saignants.

Et l’échevin, songeant à son repas, la regardait sans sonner mot ; mais bientôt elle reprit ses sens, & tombant par terre, sans pouvoir se relever, nonobſtant ses efforts, elle dit à l’échevin :

— Tu me voulus jadis pour épouſe, mais maintenant tu ne m’auras plus. Quatre fois trois, c’eſt le nombre sacré & le treizième c’eſt le mari.

Puis, comme l’échevin voulait parler, elle lui dit :

— Demeure silencieux, il a l’ouïe plus fine que l’archange qui compte au ciel les battements du cœur des juſtes. Pourquoi viens-tu si tard ? Quatre fois trois c’eſt le nombre sacré, il tue ceux qui me veulent.

L’échevin dit :

— Elle reçoit le diable dans son lit.

— Elle eſt folle, à cauſe de la douleur de torture, dit le greffier.

Katheline fut ramenée en priſon. Trois jours après, la chambre échevinale s’étant aſſemblée en la Vierſchere, Katheline fut après délibération condamnée à la peine du feu.

Elle fut, par le bourreau & ses aides, menée sur le grand marché de Damme où était un échafaud sur lequel elle monta. Sur la place se tenaient le prévôt, le héraut & les juges.

Les trompettes du héraut de la ville sonnèrent trois fois, & celui-ci se tournant vers le peuple dit :

— Le magiſtrat de Damme, ayant eu pitié de la femme Katheline, n’a point voulu bailler punition suivant l’extrême rigueur de la loi de la ville, mais afin de témoigner qu’elle eſt sorcière, ses cheveux seront brûlés, elle payera vingt carolus d’or d’amende, & sera bannie pour trois ans du territoire de Damme, sous peine d’un membre.

Et le peuple applaudit à cette rude douceur.

Le bourreau attacha alors Katheline au poteau, poſa sur sa tête raſée une chevelure d’étoupes & y mit le feu. Et les étoupes brûlèrent longtemps & Katheline cria & pleura.

Puis elle fut détachée & menée hors du territoire de Damme sur un chariot, car elle avait les pieds brûlés.


XXXIX


Ulenſpiegel étant alors à Bois-le-Duc en Brabant, Meſſieurs de la ville le voulurent nommer leur fou, mais il refuſa cette dignité diſant : « Pèlerin pèlerinant ne peut follier de séjour, seulement par auberges & chemins. »

En ce même temps, Philippe, qui était roi d’Angleterre, vint viſiter ses futurs pays d’héritage, Flandres, Brabant, Hainaut, Hollande & Zélande. Il était alors en sa vingt-neuvième année ; en ses yeux grisâtres habitaient aigre mélancolie, diſſimulation farouche & cruelle réſolution. Froid était son viſage, roide sa tête couverte de fauves cheveux, roides auſſi son torſe maigre & ses jambes grêles. Lent était son parler & pâteux comme s’il eût eu de la laine dans la bouche.

Il viſita, au milieu des tournois, joutes & fêtes, le joyeux duché de Brabant, le riche comté de Flandres & ses autres seigneuries. Partout il jura de garder les privilèges ; mais lorſqu’à Bruxelles il fit serment sur l’Évangile d’obſerver la Bulle d’or de Brabant, sa main se contracta si fort qu’il dut la retirer du saint livre.

Il se rendit à Anvers, où l’on fit pour le recevoir vingt-trois arcs de triomphe. La ville dépenſa deux cent quatre-vingt-sept mille florins pour payer ces arcs & auſſi pour le coſtume de dix-huit cent septante-neuf marchands, tous vêtus de velours cramoiſi, & pour la riche livrée de quatre cent seize laquais & les brillants accoutrements de soie de quatre mille bourgeois, tous vêtus de même. Maintes fêtes furent données par les rhétoriciens de toutes les villes du Pays-Bas, ou peu s’en faut.

Là furent vus, avec leurs fous & folles, le Prince d’Amour, de Tournai, monté sur une truie qui avait nom Aſtarté ; le Roi des Sots, de Lille, qui menait un cheval par la queue & marchait derrière ; le Prince de Plaiſance, de Valenciennes, qui se plaiſait à compter les pets de son âne ; l’Abbé de Lieſſe, d’Arras, qui buvait du vin de Bruxelles dans un flacon en forme de bréviaire, & c’était joyeuſe lecture ; l’Abbé des Paux-Pourvus, d’Ath, qui n’était pourvu que d’un linge troué & de bottines avachies ; mais il avait un sauciſſon dont il se pourvoyait bien la bedaine ; le Prévôt des Étourdis, jeune garçon monté sur une chèvre peureuſe, & qui, trottant dans la foule, recevait à cauſe d’elle maints horions ; l’Abbé du Plat d’Argent, du Queſnoy, qui, monté sur son cheval, faiſait mine de s’aſſeoir dans un plat, diſant « qu’il n’eſt si groſſe bête que le feu ne puiſſe cuire ».

Et ils firent toutes sortes d’innocentes folies, mais le roi demeura triſte & sévère.

Le soir même, le markgrave d’Anvers, les bourgmeſtres, capitaines & doyens, s’aſſemblèrent afin de trouver quelque jeu qui pût faire rire le roi Philippe.

Le markgrave dit :

— N’avez-vous point ouï parler d’un certain Pierkin Jabcobſen, fou de la ville de Bois-le-Duc, & bien renommé pour ses joyeuſetés ?

— Oui, firent-ils.

— Eh bien ! dit le markgrave, mandons-le céans, & qu’il faſſe quelque agile tour, puiſque notre fou a du plomb dans les bottines.

— Mandons-le céans ! firent-ils.

Quand le meſſager d’Anvers vint à Bois-le-Duc, on lui dit que le fou Pierkin avait fait sa crevaille à force de rire, mais qu’il était en la ville un autre fou de paſſage, nommé Ulenſpiegel. Le meſſager le chercha en une taverne où il mangeait une fricaſſée de moules & faiſait à une fillette une cotte avec les coquilles.

Ulenſpiegel fut ravi, sachant que c’était pour lui que venait d’Anvers le courrier de la commune, monté sur un beau cheval du Vuern-Ambacht & en tenant un autre en bride.

Sans mettre pied à terre, le courrier lui demanda s’il savait où trouver un nouveau tour pour faire rire le roi Philippe

— J’en ai une mine sous mes cheveux, répondit Ulenſpiegel.

Ils s’en furent. Les deux chevaux courant à brides avalées portèrent à Anvers Ulenſpiegel & le courrier.

Ulenſpiegel comparut devant le markgrave, les deux bourgmeſtres & ceux de la commune.

— Que comptes-tu faire ? lui demanda le markgrave.

— Voler en l’air, répondit Ulenſpiegel.

— Comment t’y prendras-tu ? demanda le markgrave.

— Savez-vous, lui demanda Ulenſpiegel, ce qui vaut moins qu’une veſſie qui crève ?

— Je l’ignore, dit le markgrave.

— C’eſt un secret qu’on évente, répondit Ulenſpiegel.

Cependant les hérauts des jeux, montés sur leurs beaux chevaux harnachés de velours cramoiſi, chevauchèrent par toutes les grandes rues, places & carrefours de la ville, sonnant du clairon & battant le tambour. Ils annoncèrent ainſi aux signorkes & aux signorkinnes qu’Ulenſpiegel, le fou de Damme, allait voler en l’air sur le quai, étant préſents sur une eſtrade le roi Philippe & sa haute, illuſtre & notable compagnie.

Vis-à-vis l’eſtrade était une maiſon bâtie à l’italienne, le long du toit de laquelle courait une gouttière. Une fenêtre de grenier s’ouvrait sur la gouttière.

Ulenſpiegel, monté sur un âne, parcourut la ville ce jour-là. Un valet piéton courait à côté de lui. Ulenſpiegel avait mis la belle robe de soie cramoiſie que lui avaient donnée Meſſieurs de la commune. Son couvre-chef était un capuchon cramoiſi pareillement, où se voyaient deux oreilles d’âne avec un grelot au bout de chacune. Il portait un collier de médailles de cuivre où était repouſſé en relief l’écu d’Anvers. Aux manches de la robe tintait à un coude pointu un grelot doré. Il avait des souliers à patins dorés & un grelot au bout de chaque patin.

Son âne était caparaçonné de soie cramoiſie, & portait sur chaque cuiſſe l’écu d’Anvers brodé en or fin.

Le valet agitait d’une main une tête d’âne & de l’autre un rameau au bout duquel tintinabulait une clarine de vache foreſtière.

Ulenſpiegel, laiſſant dans la rue son valet & son âne, monta dans la gouttière.

Là, agitant ses grelots, il ouvrit les bras tout grands comme s’il allait voler. Puis se penchant vers le roi Philippe, il dit :

— Je croyais qu’il n’y avait de fou à Anvers que moi, mais je vois que la ville en eſt pleine. Si vous m’aviez dit que vous alliez voler, je ne l’aurais pas cru ; mais qu’un fou vienne vous dire qu’il le fera, vous le croyez. Comment voulez-vous que je vole, puiſque je n’ai pas d’ailes ?

Les uns riaient, les autres juraient, mais tous diſaient :

— Ce fou dit pourtant la vérité.

Mais le roi Philippe demeura raide comme un roi de pierre.

Et ceux de la commune s’entre-dirent tout bas :

— Pas beſoin n’était de faire de si grands feſtoiements pour une si aigre trogne.

Et ils donnèrent trois florins à Ulenſpiegel, qui s’en fut, leur ayant de force rendu la robe de soie cramoiſie.

— Qu’eſt-ce que trois florins dans la poche d’un jeune gars, sinon un boulet de neige devant le feu, une bouteille pleine vis-à-vis de vous, buveurs au large goſier ? Trois florins ! Les feuilles tombent des arbres & y repouſſent, mais les florins sortent des poches & n’y rentrent jamais ; les papillons s’envolent avec l’été, & les florins auſſi, quoiqu’ils pèſent deux eſtrelins & neuf as.

Et ce diſant, Ulenſpiegel regardait bien ses trois florins.

« Quelle fière mine, murmurait-il, a sur l’avers l’empereur Charles cuiraſſé, encaſqué, tenant un glaive d’une main & de l’autre le globe de ce pauvre monde ! Il eſt, par la grâce de Dieu, empereur des Romains, roi d’Eſpagne, etc., & il eſt bien gracieux pour nos pays, l’empereur cuiraſſé. Et voici sur le revers un écu où se voient gravées les armes de duc, comte, etc., de ses différentes poſſeſſions, avec cette belle légende : Da mihi virtutem contra hoſtes tuos : « Baille-moi vaillance contre tes ennemis. » Il fut vaillant, en effet, contre les réformés qui ont du bien à faire confiſquer, & il en hérite. Ah ! si j’étais l’empereur Charles, je ferais faire des florins pour tout le monde, & chacun étant riche, plus perſonne ne travaillerait. »

Mais Ulenſpiegel avait eu beau regarder la belle monnaie, elle s’en était allée vers le pays de ruine au cliquetis des pintes & aux sonneries des bouteilles.


XL


Tandis que sur la gouttière il s’était montré vêtu de soie cramoiſie, Ulenſpiegel n’avait pas vu Nele, qui, dans la foule, le regardait souriante. Elle demeurait en ce moment à Borgerhout près d’Anvers, & penſa que si quelque fou devait voler devant le roi Philippe, ce ne pouvait être que son ami Ulenſpiegel.

Comme il cheminait rêvaſſant sur la route, il n’entendit point un bruit de pas preſſés derrière lui, mais sentit bien deux mains qui s’appliquaient sur ses yeux platement. Flairant Nele :

— Tu es là ? dit-il.

— Oui, dit-elle, je cours derrière toi depuis que tu es sorti de la ville. Viens avec moi.

— Mais, dit-il, où eſt Katheline ?

— Tu ne sais pas, dit-elle, qu’elle fut torturée comme sorcière injuſtement, puis bannie de Damme pour trois ans, & qu’on lui brûla les pieds & des étoupes sur la tête. Je te dis ceci afin que tu n’aies pas peur d’elle, car elle eſt affolée à cauſe de la grande souffrance. Souvent elle paſſe d’entières heures regardant ses pieds & diſant : « Hanſke, mon diable doux, vois ce qu’ils ont fait à ta mie. Et ses pauvres pieds sont comme deux plaies. » Puis elle pleure, diſant : « Les autres femmes ont un mari ou un amoureux, moi je vis en ce monde comme une veuve. » Je lui dis alors que son ami Hanſke la prendra en haine si elle parle de lui devant d’autres que moi. Et elle m’obéit comme une enfant, sauf quand elle voit une vache ou un bœuf cauſe de sa torture ; alors elle s’enfuit toute courante, sans que rien ne l’arrête, barrières, ruiſſeaux ni rigoles, juſqu’à ce qu’elle tombe de fatigue à l’angle d’un chemin ou contre le mur d’une ferme, ou je vais la ramaſſer & lui panſer les pieds, qui alors saignent. Et je crois qu’en brûlant le paquet d’étoupes on lui a auſſi brûlé le cerveau dans la tête.

Et tous deux furent marris songeant à Katheline.

Ils vinrent près d’elle & la virent aſſiſe sur un banc au soleil, contre le mur de sa maiſon. Ulenſpiegel lui dit :

— Me reconnais-tu ?

— Quatre fois trois, dit-elle, c’eſt le nombre sacré, & le treizième, c’eſt Thereb. Qui es-tu, enfant de ce méchant monde ?

— Je suis, répondit-il, Ulenſpiegel, fils de Soetkin & de Claes.

Elle hocha la tête & le reconnut ; puis l’appelant du doigt & se penchant à son oreille :

— Si tu vois celui dont les baiſers sont comme neige, dis-lui qu’il revienne, Ulenſpiegel.

Puis montrant ses cheveux brûlés :

— J’ai mal, dit-elle ; ils m’ont pris mon eſprit, mais quand il viendra, il me remplira la tête, qui eſt toute vide maintenant. Entends-tu ? elle sonne comme une cloche ; c’eſt mon âme qui frappe à la porte pour partir, parce qu’il brûle. Si Hanſke vient & ne veut pas me remplir la tête, je lui dirai d’y faire un trou avec un couteau : l’âme qui eſt là, frappant toujours pour sortir, me navre cruellement, & je mourrai, oui. Et je ne dors plus jamais, & je l’attends toujours, & il faut qu’il me rempliſſe la tête, oui.

Et s’affaiſſant, elle gémit.

Et les payſans qui revenaient des champs pour aller dîner, tandis que la cloche les y appelait de l’égliſe, paſſaient devant Katheline en diſant :

— Voici la folle.

Et ils se signaient.

Et Nele & Ulenſpiegel pleuraient, & Ulenſpiegel dut continuer son pèlerinage.


XLI


En ce temps-là pèlerinant il entra au service d’un certain Joſſe, surnommé le Kwaebakker, le boulanger fâché, à cauſe de son aigre trogne. Le Kwaebakker lui donna pour nourriture trois pains raſſis par semaine, & pour logis une soupente sous le toit, où il pleuvait & ventait à merveille.

Se voyant si mal traité, Ulenſpiegel lui joua différents tours & entre autres celui-ci : Quand on cuit de grand matin, il faut la nuit, bluter la farine. Une nuit donc que la lune brillait, Ulenſpiegel demanda une chandelle pour y voir & reçut de son maître cette réponſe :

— Blute la farine au clair de lune.

Ulenſpiegel obéiſſant bluta la farine par terre, là où brillait la lune.

Au matin, le Kwaebakker allant voir quelle beſogne avait faite Ulenſpiegel, le trouva blutant encore & lui dit :

— La farine ne coûte-t-elle plus rien qu’on la blute à préſent par terre ?

— J’ai bluté la farine au clair de lune comme vous me l’aviez ordonné, répondit Ulenſpiegel.

Le boulanger répondit :

— Âne bâté, c’était en un tamis qu’il le fallait faire.

— J’ai cru que la lune était un tamis de nouvelle invention, répondit Ulenſpiegel. Mais la perte ne sera pas grande, je vais ramaſſer la farine.

— Il eſt trop tard, répondit le Kwaebakker, pour préparer la pâte & la faire cuire.

Ulenſpiegel repartit :

Baes, la pâte du voiſin eſt prête dans le moulin : veux-je l’aller prendre ?

— Va à la potence, répondit le Kwaebakker, & cherche ce qui s’y trouve.

— J’y vais, baes, répondit Ulenſpiegel.

Il courut au champ de potence, y trouva une main de voleur deſſéchée, la porta au Kwaebakker & dit :

— Voici une main de gloire qui rend inviſibles tous ceux qui la portent. Veux-tu dorénavant cacher ton mauvais caractère ?

— Je vais te signaler à la commune, répondit le Kwaebakker & tu verras que tu as enfreint le droit du seigneur.

Quand ils se trouvèrent à deux devant le bourgmeſtre, le Kwaebakker, voulant défiler le chapelet des méfaits d’Ulenſpiegel, vit, qu’il ouvrait les yeux tout grands. Il en devint si colère qu’interrompant sa dépoſition, il lui dit :

— Que te faut-il ?

Ulenſpiegel répondit : Tu m’as dit que tu m’accuſerais de telle façon que je verrais. Je cherche à voir, & c’eſt pourquoi je regarde.

— Sors de mes yeux, s’écria le boulanger.

— Si j’étais dans tes yeux, répondit Ulenſpiegel, je ne pourrais, lorſque tu les fermes, sortir que par tes narines.

Le bourgmeſtre, voyant que c’était ce jour-là la foire aux billeveſées, ne voulut plus les écouter davantage.

Ulenſpiegel & le Kwaebakker sortirent enſemble, le Kwaebakker leva son bâton sur lui ; Ulenſpiegel l’évitant lui dit :

Baes, puiſque c’eſt avec des coups que l’on blute ma farine, prends-en le son : c’eſt ta colère ; j’en garde la fleur : c’eſt ma gaieté.

Puis lui montrant son faux viſage :

— Et ceci, ajouta-t-il, c’eſt la gueule du four, si tu veux cuire.


XLII


Ulenſpiegel pèlerinant se fût fait volontiers voleur de grands chemins, mais il en trouva les pierres trop lourdes au tranſport.

Il marchait au haſard sur la route d’Audenaerde, où se trouvait alors une garniſon de reiters flamands charges de défendre la ville contre les partis français qui ravageaient le pays comme des sauterelles.

Les reiters avaient à leur tête un certain capitaine, Friſon de naiſſance, nommé Kornjuin. Eux auſſi couraient le plat pays & pillaient le populaire, qui était ainſi, comme de coutume, mangé des deux côtés.

Tout leur était bon, poules, poulets, canards, pigeons, veaux & porcs. Un jour qu’ils revenaient chargés de butin, Kornjuin & ses lieutenants aperçurent, au pied d’un arbre, Ulenſpiegel dormant & rêvant de fricaſſées.

— Que fais-tu pour vivre ? demanda Kornjuin.

— Je meurs de faim, répondit Ulenſpiegel.

— Quel eſt ton métier ?

— Pèleriner pour mes péchés, voir beſogner les autres, danſer sur la corde, pourtraire les viſages mignons, sculpter des manches de couteau, pincer du Rommel-pot & sonner de la trompette.

Si Ulenſpiegel parlait si hardiment de trompette, c’eſt parce qu’il avait appris que la place de veilleur du château d’Audenaerde était devenue vacante par suite de la mort d’un vieil homme qui occupait cet emploi.

Kornjuin lui dit :

— Tu seras trompette de la ville.

Ulenſpiegel le suivit & fut placé sur la plus haute tour des remparts, en une logette bien éventée des quatre vents, sauf de celui du midi qui n’y soufflait que d’une aile.

Il lui fut recommandé de sonner de la trompette sitôt qu’il verrait les ennemis venir &, pour ce, de se tenir la tête libre & d’avoir toujours les yeux clairs : à ces fins, on ne lui donnerait pas trop à manger ni à boire.

Le capitaine & ses soudards demeuraient dans la tour & y feſtoyaient toute la journée aux frais du plat pays. Il fut tué & mangé là plus d’un chapon dont la graiſſe était le seul crime. Ulenſpiegel, toujours oublié & devant se contenter de son maigre potage, ne se réjouiſſait point à l’odeur des sauces. Les Français vinrent & enlevèrent beaucoup de bétail ; Ulenſpiegel ne sonna point de la trompette.

Kornjuin monta près de lui & lui dit :

— Pourquoi n’as-tu pas sonné ?

Ulenſpiegel lui dit :

— Je ne vous rends point grâces de votre manger.

Le lendemain, le capitaine commanda un grand feſtin pour lui & ses soudards, mais Ulenſpiegel fut encore oublié. Ils allaient commencer à baufrer, Ulenſpiegel sonna de la trompette.

Kornjuin & ses soudards, croyant que c’étaient les Français, laiſſent là vins & viandes, montent sur leurs chevaux, sortent en hâte de la ville, mais ne trouvent rien dans la campagne qu’un bœuf ruminant au soleil & l’emmènent.

Pendant ce temps-là, Ulenſpiegel s’était empli de vins & de viandes. Le capitaine en rentrant le vit qui se tenait debout souriant & les jambes flageolantes, à la porte de la salle du feſtin. Il lui dit :

— C’eſt faire beſogne de traître de sonner l’alarme quand tu ne vois point l’ennemi, & de ne le sonner point quand tu le vois.

— Monſieur le capitaine, répondit Ulenſpiegel, je suis dans ma tour tellement gonflé des quatre vents que je pourrais surnager comme une veſſie, si je n’avais sonné de la trompette pour me soulager. Faites-moi pendre maintenant, ou une autre fois quand vous aurez beſoin de peau d’âne pour vos tambours.

Kornjuin s’en fut sans mot dire.

Cependant la nouvelle vint à Audenaerde que le gracieux empereur Charles allait se rendre en cette ville, bien noblement accompagné. À cette occaſion, les échevins donnèrent à Ulenſpiegel une paire de lunettes, afin qu’il pût bien voir venir Sa Sainte Majeſté. Ulenſpiegel devait sonner trois fois de la trompette auſſitôt qu’il verrait l’empereur marcher sur Luppeghem, qui eſt à un quart de lieue de la Borg-poort.

Ceux de la ville auraient ainſi le temps de sonner les cloches, de préparer les boîtes d’artifice, de mettre les viandes au four & les broches aux barriques.

Un jour, vers midi, le vent venait de Brabant & le ciel était clair : Ulenſpiegel vit, sur la route qui mène à Luppeghem, une grande troupe de cavaliers montés sur chevaux piaffant, les plumes de leurs toques volant au vent. D’aucuns portaient des bannières. Celui qui chevauchait en tête fièrement portait un bonnet de drap d’or à grandes plumes. Il était vêtu de velours brun brodé de brocatelle.

Ulenſpiegel mettant ses lunettes vit que c’était l’empereur Charles Quint qui venait permettre à ceux d’Audenaerde de lui servir leurs meilleurs vins & leurs meilleures viandes.

Toute cette troupe allait au petit pas, humant l’air frais qui met en appétit, mais Ulenſpiegel songea qu’ils faiſaient de coutume graſſe chère & pourraient bien jeûner un jour sans trépaſſer. Donc il les regarda venir & ne sonna point de la trompette.

Ils avançaient riant & deviſant, tandis que Sa Sainte Majeſté regardait en son eſtomac pour voir s’il y avait aſſez de place pour le dîner de ceux d’Audenaerde. Elle parut surpriſe & mécontente que nulle cloche ne sonnât pour annoncer sa venue.

Sur ce un payſan entra tout en courant annoncer qu’il avait vu chevaucher aux environs un parti français marchant sur la ville pour y manger & piller tout.

À ce propos le portier ferma la porte & envoya un valet de la commune avertir les autres portiers de la ville. Mais les reiters feſtoyaient sans rien savoir.

Sa Majeſté avançait toujours, fâchée de n’entendre point sonnant, tonnant & pétaradant les cloches, canons & arquebuſades. Prêtant en vain l’oreille, elle n’ouït rien que le carillon qui sonnait la demi-heure. Elle arriva devant la porte, la trouva fermée & y frappa de son poing pour la faire ouvrir.

Et les seigneurs de sa suite, fâchés comme Elle, grommelaient d’aigres paroles. Le portier qui était au haut des remparts, leur cria que s’ils ne ceſſaient ce vacarme il les arroſerait de mitraille afin de rafraîchir leur impatience :

Mais Sa Majeſté courroucée :

— Aveugle pourceau, dit-elle, ne reconnais-tu point ton empereur ?

Le portier répondit :

— Que les moins pourceaux ne sont pas toujours les plus dorés ; qu’il savait au demeurant que les Français étaient bons gauſſeurs de leur nature, vu que l’empereur Charles, guerroyant préſentement en Italie, ne pouvait se trouver aux portes d’Audenaerde.

Là-deſſus Charles & les seigneurs crièrent davantage, diſant :

— Si tu n’ouvres, nous te faiſons rôtir au bout d’une lance. Et tu mangeras tes clefs préalablement.

Au bruit qu’ils faiſaient, un vieux soudard sortit de la halle aux engins d’artillerie & montrant le nez au-deſſus du mur :

— Portier, dit-il, tu t’abuſes, c’eſt là notre empereur ; je le reconnais bien, quoiqu’il ait vieilli depuis qu’il emmena, d’ici au château de Lallaing, Maria Van der Gheynſt.

Le portier tomba comme raide mort de peur, le soudard lui prit les clefs & alla ouvrir la porte.

L’empereur demanda pourquoi on l’avait fait si longtemps attendre : le soudard le lui ayant dit, Sa Majeſté lui ordonna de refermer la porte, de lui amener les reiters de Kornjuin auxquels il commanda de marcher devant lui en jouant de leurs tambourins & jouant de leurs fifres.

Bientôt, une à une, les cloches s’éveillèrent pour sonner à toute volée. Ainſi précédée, Sa Majeſté vint avec un impérial fracas au Grand-Marché. Les bourgmeſtres & échevins y étaient aſſemblés ; l’échevin Jan Guigelaer vint au bruit. Il rentra dans la salle des délibérations en diſant :

Keyſer Karel is alhier ! l’empereur Charles eſt ici !

Bien effrayés en apprenant cette nouvelle, les bourgmeſtres, échevins & conſeillers sortirent de la maiſon commune pour aller, en corps, saluer l’empereur, tandis que leurs valets couraient par toute la ville pour faire préparer les boîtes d’artifice, mettre au feu les volailles & planter les broches dans les fourneaux.

Hommes, femmes & enfants couraient partout en criant :

Keyſer Karel is op op ’t groot marckt ! l’empereur Charles eſt sur le Grand-Marché !

Bientôt la foule fut grande sur la place.

L’empereur, fort en colère, demanda aux deux bourgmeſtres s’ils ne méritaient point d’être pendus pour avoir ainſi manqué de reſpect à leur souverain.

Les bourgmeſtres répondirent qu’ils le méritaient en effet, mais qu’Ulenſpiegel, trompette de la tour, le méritait davantage, attendu que, sur le bruit de la venue de Sa Majeſté, on l’avait placé là, muni d’une bonne paire de beſicles, avec ordre exprès de sonner de la trompette trois fois, auſſitôt qu’il verrait venir le cortège impérial. Mais il n’en avait rien fait.

L’empereur toujours fâché, demanda que l’on fît venir Ulenſpiegel.

— Pourquoi, lui dit-il, ayant des beſicles si claires, n’as-tu point sonné de la trompette à ma venue ?

Ce diſant, il se paſſa la main sur les yeux, à cauſe du soleil & regarda Ulenſpiegel.

Celui-ci paſſa auſſi la main sur ses yeux & répondit que, depuis qu’il avait vu Sa Sainte Majeſté regarder entre ses doigts, il n’avait plus voulu se servir de beſicles.

L’empereur lui dit qu’il allait être pendu, le portier de la ville dit que c’était bien fait, & les bourgmeſtres furent si terrifiés de cette sentence, qu’ils ne répondirent mot, ni pour l’approuver ni pour y contredire.

Le bourreau & ses happe-chair furent mandés. Ils vinrent porteurs d’une échelle & d’une corde neuve, saiſirent au collet Ulenſpiegel, qui marcha devant les cent reîtres de Kornjuin, en se tenant coi & diſant ses prières. Mais eux se gauſſaient de lui amèrement.

Le peuple qui suivait diſait :

— C’eſt une bien grande cruauté de mettre ainſi à mort un pauvre jeune garçon pour une si légère faute.

Et les tiſſerands étaient là en grand nombre & en armes & diſaient :

— Nous ne laiſſerons point pendre Ulenſpiegel ; cela eſt contraire à la loi d’Audenaerde.

Cependant on vint au Champ de potences. Ulenſpiegel fut hiſſé sur l’échelle, & le bourreau lui mit la corde. Les tiſſerands affluaient autour de la potence. Le prévôt était là, à cheval, appuyant sur l’épaule de sa monture la verge de juſtice, avec laquelle il devait, sur l’ordre de l’empereur, donner le signal de l’exécution.

Tout le peuple aſſemblé criait :

— Grâce ! grâce pour Ulenſpiegel !

Ulenſpiegel, sur son échelle, diſait :

— Pitié ! gracieux empereur !

L’empereur éleva la main & dit :

— Si ce vaurien me demande une choſe que je ne puiſſe faire, il aura la vie sauve !

— Parle, Ulenſpiegel, cria le peuple.

Les femmes pleuraient & diſaient :

— Il ne pourra rien demander, le petit homme, car l’empereur peut tout.

Et tous de dire :

— Parle, Ulenſpiegel !

— Sainte Majeſté, dit Ulenſpiegel, je ne vous demanderai ni de l’argent, ni des terres, ni la vie, mais seulement une choſe pour laquelle vous ne me ferez, si je l’oſe dire, ni fouetter, ni rouer, avant que je m’en aille au pays des âmes.

— Je te le promets, dit l’empereur.

— Majeſté, dit Ulenſpiegel, je demande qu’avant que je sois pendu, vous veniez baiſer la bouche par laquelle je ne parle pas flamand.

L’empereur, riant ainſi que tout le peuple, répondit :

— Je ne puis faire ce que tu demandes, & tu ne seras point pendu, Ulenſpiegel.

Mais il condamna les bourgmeſtres & échevins à porter, pendant six mois, des beſicles derrière la tête, afin, dit-il, que si ceux d’Audenaerde ne voient pas par devant, ils puiſſent au moins voir par derrière.

Et, par décret impérial, ces beſicles se voient encore dans les armes de la ville.

Et Ulenſpiegel s’en fut modeſtement, avec un petit sac d’argent que lui avaient donné les femmes.


XLIII


Ulenſpiegel étant à Liége, au marché aux poiſſons, suivit un gros jouvenceau qui, tenant sous un bras un filet plein de toutes sortes de volailles, en empliſſait un autre d’églefins, de truites, d’anguilles & de brochets.

Ulenſpiegel reconnut Lamme Goedzak.

— Que fais-tu ici, Lamme ? dit-il.

— Tu sais, dit-il, combien ceux de Flandre sont bien venus en ce doux pays de Liége, moi, j’y suis mes amours. Et toi ?

— Je cherche un maître à servir pour du pain, répondit Ulenſpiegel.

— C’eſt bien sèche nourriture, dit Lamme. Il vaudrait mieux que tu fiſſes paſſer de plat à bouche un chapelet d’ortolans avec une grive pour le Credo.

— Tu es riche ? lui demanda Ulenſpiegel.

Lamme Goedzak répondit :

— J’ai perdu mon père, ma mère & ma jeune sœur qui me battait si fort ; j’héritai de leur avoir & je vis avec une servante borgne, grand docteur ès fricaſſées.

— Veux-tu que je porte ton poiſſon & tes volailles ? demanda Ulenſpiegel.

— Oui, dit Lamme.

Et ils vaguèrent à deux par le marché.

Soudain Lamme dit :

— Sais-tu pourquoi tu es fou ?

— Non, répondit Ulenſpiegel.

— C’eſt parce que tu portes ton poiſſon & ta volaille à la main, au lieu de les porter dans ton eſtomac.

— Tu l’as dit, Lamme, répondit Ulenſpiegel ; mais, depuis que je n’ai plus de pain, les ortolans ne veulent plus me regarder.

— Tu en mangeras, Ulenſpiegel, dit Lamme, & me serviras si ma cuiſinière veut de toi.

Tandis qu’ils cheminaient, Lamme montra à Ulenſpiegel une belle, gente & mignonne fillette, qui, vêtue de soie, trottait par le marché & regarda Lamme de ses yeux doux.

Un vieil homme, son père, marchait derrière elle, chargé de deux filets, l’un de poiſſons, l’autre de gibier.

— Celle-là, dit Lamme la montrant, j’en ferai ma femme.

— Oui, dit Ulenſpiegel, je la connais, c’eſt une Flamande de Zotteghem, elle demeure rue Vinave-d’lſle, & les voiſins diſent que sa mère balaye la rue, devant la maiſon, à sa place, & que son père repaſſe ses chemiſes.

Mais Lamme ne répondit point & dit tout joyeux :

— Elle m’a regardé.

Ils vinrent à deux au logis de Lamme, près du Pont-des-Arches, & frappèrent à la porte. Une servante borgne vint leur ouvrir. Ulenſpiegel vit qu’elle était vieille, longue, plate & farouche.

— La Sanginne, lui dit Lamme, veux-tu de celui-ci pour t’aider en ta beſogne ?

— Je le prendrai à l’épreuve, dit-elle.

— Prends-le donc, dit-il, & fais-lui eſſayer les douceurs de ta cuiſine.

La Sanginne mit alors sur la table trois boudins noirs, une pinte de cervoiſe & une groſſe miche de pain.

Pendant qu’Ulenſpiegel mangeait, Lamme grignotait auſſi un boudin :

— Sais-tu, lui dit-il, ou notre âme habite ?

— Non, Lamme, dit Ulenſpiegel.

— C’eſt dans notre eſtomac, repartit Lamme, pour le creuſer sans ceſſe & toujours en notre corps, renouveler la force de vie. Et quels sont les meilleurs compagnons ? Ce sont tous bons & fins mangers & vin de Meuſe par-deſſus.

— Oui, dit Ulenſpiegel ; les boudins sont une agréable compagnie à l’âme solitaire.

— Il en veut encore, donne-lui-en, la Sanginne, dit Lamme.

La Sanginne en donna de blancs, cette fois, à Ulenſpiegel.

Pendant qu’il bauffrait, Lamme, devenu songeur, diſait : — Quand je mourrai, mon ventre mourra avec moi, & là-deſſous, en purgatoire, on me laiſſera jeûnant, promenant ma bedaine flaſque & vide.

— Les noirs me semblaient meilleurs, dit Ulenſpiegel.

— Tu en as mangé six, répondit la Sanginne, & tu n’en auras plus.

— Tu sais, dit Lamme, que tu seras bien traité ici & mangeras comme moi.

— Je retiendrai cette parole, répondit Ulenſpiegel.

Ulenſpiegel, voyant qu’il mangeait comme lui, était heureux. Les boudins avalés lui donnaient un si grand courage, que ce jour-là il fit reluire tous les chaudrons, poêles & coquaſſes comme des soleils.

Vivant bien en cette maiſon, il hantait volontiers cave & cuiſine, laiſſant aux chats le grenier. Un jour, la Sanginne eut deux poulets à rôtir & dit à Ulenſpiegel de tourner la broche, tandis qu’elle irait chercher au marché des fines herbes pour l’aſſaiſonnement.

Les deux poulets étant rôtis, Ulenſpiegel en mangea un.

La Sanginne, en rentrant, dit :

— Il y avait deux poulets, je n’en vois plus qu’un.

— Ouvre ton autre œil, tu les verras tous deux, répondit Ulenſpiegel.

Elle alla toute fâchée raconter le fait à Lamme Goedzak, qui deſcendit à la cuiſine & dit à Ulenſpiegel :

— Pourquoi te moques-tu de ma servante ? Il y avait deux poulets.

— En effet, Lamme, dit Ulenſpiegel, mais quand j’entrai ici, tu me dis que je boirais & mangerais comme toi. Il y avait deux poulets ; j’ai mangé l’un, tu mangeras l’autre ; ma joie eſt paſſée, la tienne eſt à venir ; n’es-tu pas plus heureux que moi ?

— Oui, dit Lamme souriant, mais fais bien ce que la Sanginne te commandera & tu n’auras que demi-beſogne.

— J’y veillerai, Lamme, répondit Ulenſpiegel.

Auſſi, chaque fois que la Sanginne lui commandait de faire quelque choſe, il n’en faiſait que la moitié ; si elle lui diſait d’aller puiſer deux seaux d’eau, il n’en rapportait qu’un ; si elle lui diſait d’aller remplir au tonneau un pot de cervoiſe, il en verſait en chemin la moitié dans son goſier & ainſi du reſte.

Enfin, la Sanginne, laſſe de ces façons, dit à Lamme que si ce vaurien reſtait au logis, elle en sortirait tout de suite.

Lamme deſcendit près d’Ulenſpiegel & lui dit :

— Il faut partir, mon fils, nonobſtant que tu aies pris bon viſage en cette maiſon. Écoute chanter ce coq, il eſt deux heures de l’après-midi, c’eſt un préſage de pluie. Je voudrais bien ne pas te mettre dehors par le mauvais temps qu’il va faire ; mais songe, mon fils, que la Sanginne, par ses fricaſſées, eſt la gardienne de ma vie : je ne puis, sans riſquer une mort prochaine, la laiſſer me quitter. Va donc, mon garçon, à la grâce de Dieu, & prends, pour égayer ta route, ces trois florins & ce chapelet de cervelas.

Et Ulenſpiegel s’en fut penaud, regrettant Lamme & sa cuiſine.


XLIV


Novembre vint à Damme & ailleurs, mais l’hiver fut tardif. Point de neige, de pluie, ni de froidure ; le soleil luiſait du matin au soir, sans pâlir ; les enfants se roulaient dans la pouſſière des rues & des chemins ; à l’heure du repos, après le souper, les marchands, boutiquiers, orfèvres, charrons & manouvriers venaient, sur le pas de leur porte, regarder le ciel toujours bleu, les arbres dont les feuilles ne tombaient pas, les cigognes se tenant sur le faîte des toits & les hirondelles qui n’étaient point parties. Les roſes avaient fleuri trois fois, & pour la quatrième étaient en boutons ; les nuits étaient tièdes, les roſſignols n’avaient pas ceſſé de chanter.

Ceux de Damme dirent :

— L’hiver eſt mort, brûlons l’hiver.

Et ils fabriquèrent un giganteſque mannequin ayant un muſeau d’ours, une longue barbe de copeaux, une épaiſſe chevelure de lin. Ils le vêtirent d’habits blancs & le brûlèrent en grande cérémonie.

Claes braſſait mélancolie, il ne béniſſait point le ciel toujours bleu, ni les hirondelles qui ne voulaient point partir. Car plus perſonne à Damme ne brûlait de charbon sinon pour la cuiſine, & chacun en ayant aſſez n’en allait point acheter chez Claes, qui avait dépenſé toute son épargne à payer son approviſionnement.

Donc, si se tenant sur le pas de sa porte, le charbonnier sentait se rafraîchir le bout du nez à quelque souffle de vent aigrelet.

— Ah ! diſait-il, c’eſt mon pain qui me vient !

Mais le vent aigrelet ne continuait point de souffler, & le ciel reſtait toujours bleu, & les feuilles ne voulaient point tomber. Et Claes refuſa de vendre à moitié prix son approviſionnement d’hiver à l’avare Grypſtuiver, le doyen des poiſſonniers. Et bientôt le pain manqua dans la chaumine.


ULENSPIEGEL ET LE CHIEN BLESSÉ




XLV


Mais le roi Philippe n’avait pas faim, & mangeait des pâtiſſeries auprès de sa femme Marie la laide, de la royale famille des Tudors. Il ne l’aimait point d’amour, mais eſpérait, en fécondant cette chétive, donner à la nation anglaiſe un monarque eſpagnol.

Mal lui en prit de cette union qui fut celle d’un pavé & d’un tiſon ardent. Ils s’unirent toutefois suffiſamment pour faire noyer & brûler par centaines les pauvres réformés.

Quand Philippe n’était point abſent de Londres, ni sorti déguiſé pour s’aller ébattre en quelque mauvais lieu, l’heure du coucher réuniſſait les deux époux.

Alors la reine Marie, vêtue de belle toile de Tournay & de dentelles d’Irlande, s’adoſſait au lit nuptial, tandis que Philippe se tenait devant elle, droit comme un poteau & regardait s’il ne verrait point en sa femme quelque signe de maternité ; mais ne voyant rien, il se fâchait, ne diſait mot & se regardait les ongles.

Alors la goule stérile parlait tendrement & de ses yeux, qu’elle voulait faire doux, priait d’amour le glacial Philippe. Larmes, cris, supplications, elle n’épargnait rien pour obtenir une tiède careſſe de celui qui ne l’aimait point.

Vainement, joignant les mains, elle se traînait à ses pieds ; en vain, comme une femme folle, elle pleurait & riait à la fois pour l’attendrir ; le rire ni les larmes ne fondaient la pierre de ce cœur dur.

En vain, comme un serpent amoureux, elle l’enlaçait de ses bras minces & serrait contre sa poitrine plate la cage étroite où vivait l’âme rabougrie du roi de sang ; il ne bougeait pas plus qu’une borne.

Elle tâchait, la pauvre laide, de se faire gracieuſe ; elle le nommait de tous les doux noms que les affolées d’amour donnent à l’amant de leur choix ; Philippe regardait ses ongles.

Parfois il répondait :

— N’auras-tu pas d’enfants ?

À ce propos, la tête de Marie retombait sur sa poitrine.

— Eſt-ce de ma faute, diſait-elle, si je suis inféconde ? Aie pitié de moi : je vis comme une veuve.

— Pourquoi n’as-tu pas d’enfants ? diſait Philippe.

Alors la reine tombait sur le tapis comme frappée de mort. Et il n’y avait en ses yeux que des larmes, & elle eût pleuré du sang, si elle l’eût pu, la pauvre goule.

Et ainſi Dieu vengeait sur leurs bourreaux les victimes dont ils avaient jonché le sol de l’Angleterre.


XLVI


Le bruit courait dans le public que l’empereur Charles allait ôter aux moines la libre héritance de ceux qui mouraient dans leur couvent, ce qui déplaiſait grandement au Pape.

Ulenſpiegel étant alors sur les bords de la Meuſe penſa que l’empereur trouverait ainſi son profit partout, car il héritait quand la famille n’héritait point. Il s’aſſit sur les bords du fleuve & y jeta sa ligne bien amorcée. Puis, grignotant un vieux morceau de pain bis, il regretta de n’avoir pas de vin de Romagne pour l’arroſer, mais il penſa qu’on ne peut pas avoir toujours ses aiſes.

Cependant il jetait de son pain à l’eau, diſant que celui qui mange sans partager son repas avec le prochain n’eſt pas digne de manger.

Survint un goujon qui vint d’abord flairer une miette, la lécha de ses babouines & ouvrit sa gueule innocente, croyant sans doute que le pain y allait tomber de soi. Tandis qu’il regardait ainſi en l’air, il fut tout soudain avalé par un traître brochet qui s’était lancé sur lui comme une flèche.

Le brochet en fit de même à une carpe qui prenait des mouches au vol, sans souci du danger. Ainſi bien repu, il se tint immobile entre deux eaux, dédaignant le fretin qui d’ailleurs s’éloignait de lui à toutes nageoires. Tandis qu’il se prélaſſait ainſi, survint rapide, vorace, la gueule béante, un brochet à jeun qui, d’un bond, s’élança sur lui. Un furieux combat s’engagea entre eux ; il fut donné là d’immortels coups de gueule ; l’eau était rouge de leur sang. Le brochet qui avait dîné se défendait mal contre celui qui était à jeun ; toutefois celui-ci, s’étant éloigné, reprit son élan & se lança comme une balle sur son adverſaire qui, l’attendant la gueule béante, lui avala la tête plus qu’à moitié, voulut s’en débarraſſer, mais ne le put à cauſe de ses dents recourbées. Et tous deux se débattaient triſtement.

Ainſi accrochés, ils ne virent point un fort hameçon qui attaché à une cordelette de soie, monta du fond de l’eau, s’enfonça sous la nageoire du brochet qui avait dîné, le tira de l’eau avec son adverſaire & les jeta tous deux sur le gazon sans égards.

Ulenſpiegel en les égorgeant dit :

— Brochets, mes mignons, seriez-vous le pape & l’empereur s’entre-mangeant l’un l’autre, & ne serais-je point le populaire qui, à l’heure de Dieu, vous happe au croc, tous deux en vos batailles ?


XLVII


Cependant Katheline, qui n’avait point quitté Borgerhout, ne ceſſait de vaguer dans les environs, diſant toujours : « Hanſke, mon homme, ils ont fait du feu sur ma tête : fais-y un trou afin que mon âme sorte. Las ! elle y frappe toujours & à chaque coup c’eſt cuiſante douleur. »

Et Nele la soignait en sa folie, & près d’elle songeait dolente à son ami Ulenſpiegel.

Et à Damme Claes liait ses cotrets, vendait son charbon & maintes fois entrait en mélancolie songeant qu’Ulenſpiegel le banni ne pourrait de longtemps rentrer en la chaumine.

Soetkin se tenait tout le jour a la fenêtre regardant si elle ne verrait point venir son fils Ulenſpiegel.

Celui-ci, étant arrivé aux environs de Cologne, songea qu’il avait préſentement le goût de cultiver les jardins.

Il s’alla offrir en qualité de garçon à Jan de Zuurſmoel, lequel étant capitaine de landſknechts, avait failli être pendu faute de rançon & avait en grande horreur le chanvre qui, en langage flamand, se diſait alors kennip.

Un jour, Jan de Zuurſmoel, voulant montrer à Ulenſpiegel la beſogne à faire, le mena au fond de son clos & là ils virent un journal de terre, voiſin du clos, tout planté de vert kennip.

Jan de Zuurſmoel dit à Ulenſpiegel :

— Chaque fois que tu verras de cette laide plante, il la faut vilipender honteuſement, car c’eſt elle qui sert aux roues & aux potences.

— Je la vilipendrai, répondit Ulenſpiegel.

Jan de Zuurſmoel, étant un jour à table avec quelques amis de gueule, le cuiſinier dit à Ulenſpiegel :

— Va dans la cave & prends-y du zennip, qui eſt de la moutarde.

Ulenſpiegel, entendant malicieuſement kennip au lieu de zennip, vilipenda honteuſement le pot de zennip dans la cave & revint le porter sur la table, non sans rire.

— Pourquoi ris-tu ? demanda Jan de Zuurſmoel. Penſes-tu que nos naſeaux soient d’airain ? Mange de ce zennip, puiſque toi-même tu l’as préparé.

— J’aime mieux des grillades à la cannelle, répondit Ulenſpiegel.

Jan de Zuurſmoel se leva pour le battre.

— Il y a, dit-il, du vilipendement dans ce pot de moutarde.

Baes, répondit Ulenſpiegel, ne vous souvient-il plus du jour où j’allais vous suivant au bout de votre clos ? Là, vous me dites, en me montrant le zennip : « Partout ou tu verras cette plante, vilipende-la honteuſement, car c’eſt elle qui sert aux roues & aux potences. » Je la vilipendai, baes, je la vilipendai avec grand affront ; n’allez pas me meurtrir pour mon obéiſſance. — J’ai dit kennip & non zennip, s’écria furieuſement Jan de Zuurſmoel

Baes, vous avez dit zennip & non kennip, repartit Ulenſpiegel.

Ils se diſputèrent ainſi pendant longtemps, Ulenſpiegel parlant humblement ; Jan de Zuurſmoel criant comme un aigle & mêlant enſemble zennip, kennip, kemp, zemp, zemp, kemp, zemp, comme un écheveau de soie torſe.

Et les convives riaient comme des diables mangeant des côtelettes de dominicains & des rognons d’inquiſiteurs.

Mais Ulenſpiegel dut quitter Jan de Zuurſmoel.


XLVIII


Nele était toujours bien marrie pour elle-même & sa mère affolée.

Ulenſpiegel se loua à un tailleur qui lui dit :

— Lorſque tu coudras, couds serré, afin que je n’y voie rien.

Ulenſpiegel alla s’aſſeoir sous un tonneau & là commença à coudre.

— Ce n’eſt pas cela que je veux dire, cria le tailleur.

— Je me serre en un tonneau ; comment voulez-vous que l’on y voie ? répondit Ulenſpiegel.

— Viens, dit le tailleur, raſſieds-toi là sur la table & pique tes points serrés l’un près de l’autre, & fais l’habit comme ce loup. — Loup était le nom d’un juſtaucorps de payſan.

Ulenſpiegel prit le juſtaucorps, le tailla en pièces & le couſit de façon à lui donner la reſſemblante figure d’un loup.

Le tailleur, voyant cela, s’écria :

— Qu’as-tu fait, de par le diable ?

— Un loup, répondit Ulenſpiegel.

— Méchant gauſſeur, repartit le tailleur, je t’avais dit un loup, c’eſt vrai, mais tu sais que loup se dit d’un juſtaucorps de payſan.

Quelque temps après il lui dit :

— Garçon, jette les manches à ce pourpoint avant que tu n’ailles te mettre au lit.

Ulenſpiegel accrocha le pourpoint à un clou & paſſa toute la nuit à y jeter les manches.

Le tailleur vint au bruit.

— Vaurien, lui dit-il, quel nouveau & méchant tour me joues-tu là ?

— Eſt-ce là un méchant tour ? répondit Ulenſpiegel. Voyez ces manches, je les ai jetées toute la nuit contre le pourpoint, & elles n’y tiennent pas encore.

— Cela va de soi, dit le tailleur, c’eſt pourquoi je te jette à la rue ; vois si tu y tiendras davantage.


XLIX


Cependant Nele, quand Katheline était chez quelque bon voiſin, bien gardée, Nele s’en allait loin, bien loin toute seule, juſqu’à Anvers, le long de l’Eſcaut ou ailleurs, cherchant toujours, & sur les barques du fleuve, & sur les chemins poudreux, si elle ne verrait point son ami Ulenſpiegel.

Se trouvant à Hambourg un jour de foire, il vit des marchands partout, & parmi eux quelques vieux juifs vivant d’uſure & de vieux clous.

Ulenſpiegel, voulant auſſi être marchand, vit giſant à terre quelques crottins de cheval & les porta à son logis, qui était un redan du mur du rempart. Là, il les fit sécher. Puis il acheta de la soie rouge & verte, en fit des sachets, y mit les crottins de cheval & les ferma d’un ruban, comme s’ils euſſent été pleins de muſc.

Puis il se fit avec quelques planches un bac en bois, le suſpendit à son cou au moyen de vieilles cordes & vint au marché, portant devant lui le bac rempli de sachets. Le soir, pour les éclairer, il allumait au milieu une petite chandelle.

Quand on venait lui demander ce qu’il vendait, il répondait myſtérieuſement :

— Je vous le dirai, mais ne parlons pas trop haut.

— Qu’eſt-ce donc ? demandaient les chalands.

— Ce sont, répondait Ulenſpiegel, des graines prophétiques venues directement d’Arabie en Flandre & préparées avec grand art par maître Abdul-Médil, de la race du grand Mahomet.

Certains chalands s’entre-diſaient :

— C’eſt un Turc.

Mais les autres :

— C’eſt un pèlerin venant de Flandre, diſaient-ils ; ne l’entendez-vous pas à son parler ?

Et les loqueteux, marmiteux & guenillards venaient à Ulenſpiegel & lui diſaient :

— Donne-nous de ces graines prophétiques.

— Quand vous aurez des florins pour en acheter, répondait Ulenſpiegel.

Et les pauvres marmiteux, loqueteux & guenillards de s’en aller penauds en diſant :

— Il n’eſt de joie en ce monde que pour les riches.

Le bruit de ces graines à vendre se répandit bientôt sur le marché. Les bourgeois se diſaient l’un à l’autre :

— Il y a là un Flamand qui tient des graines prophétiques bénies à Jéruſalem sur le tombeau de Notre-Seigneur Jéſus ; mais on dit qu’il ne veut pas les vendre.

Et tous les bourgeois de venir à Ulenſpiegel & de lui demander de ses graines.

Mais Ulenſpiegel, qui voulait de gros bénéfices, répondait qu’elles n’étaient pas aſſez mûres, & il avait l’œil sur deux riches juifs qui vaguaient par le marché.

— Je voudrais bien savoir, diſait l’un des bourgeois, ce que deviendra mon vaiſſeau qui eſt sur la mer.

— Il ira juſqu’au ciel, si les vagues sont aſſez hautes, répondait Ulenſpiegel.

Un autre diſait, lui montrant sa fillette mignonne, toute rougiſſante :

— Celle-ci tournera à bien sans doute ?

— Tout tourne à ce que nature veut, répondait Ulenſpiegel, car il venait de voir la fillette donner une clef à un jeune gars qui, tout bouffi d’aiſe, dit à Ulenſpiegel :

— Monſieur du marchand, baillez-moi un de vos sacs prophétiques, afin que j’y voie si je dormirai seul cette nuit.

— Il eſt écrit, répondait Ulenſpiegel, que celui qui sème le seigle de séduction récolte l’ergot de cocuage.

Le jeune gars se fâcha :

— À qui en as-tu ? dit-il.

— Les graines diſent, répondit Ulenſpiegel, qu’elles te souhaitent un heureux mariage & une femme qui ne te coiffe point du chapeau de Vulcain. Connais-tu ce couvre-chef ?

Puis prêchant :

— Car celle, dit-il, qui donne des arrhes sur le marché de mariage laiſſe après aux autres pour rien toute la marchandiſe.

Sur ce, la fillette, voulant feindre l’aſſurance, dit :

— Voit-on tout cela dans les sachets prophétiques ?

— On y voit auſſi une clef, lui dit tout bas à l’oreille Ulenſpiegel.

Mais le jeune gars s’en était allé avec la clef.

Soudain Ulenſpiegel aperçut un voleur détachant d’un étal de charcutier un sauciſſon d’une aune & le mettant sous son manteau. Mais le marchand ne le vit pas. Le voleur, tout joyeux, vint à Ulenſpiegel & lui dit :

— Que vends-tu la, prophète de malheur ?

— Des sachets où tu verras que tu seras pendu pour avoir trop aimé les sauciſſes, répondait Ulenſpiegel.

À ce propos, le voleur s’enfuit preſtement, tandis que le marchand volé criait :

— Au larron ! sus au larron !

Mais il était trop tard.

Pendant qu’Ulenſpiegel parlait, les deux riches juifs, qui avaient écouté avec attention, s’approchèrent de lui & lui dirent :

— Que vends-tu là, Flamand ?

— Des sachets, répondit Ulenſpiegel.

— Que voit-on, demandèrent-ils, au moyen de tes graines prophétiques ?

— Des événements futurs, quand on les suce, répondit Ulenſpiegel.

Les deux juifs se concertèrent, & le plus âgé dit à l’autre :

— Verrions ainſi quand notre Meſſie viendra ; ce serait pour nous une grande conſolation. Achetons un de ces sachets. Combien les vends-tu ? dirent-ils.

— Cinquante florins, répondit Ulenſpiegel. Si vous ne voulez pas me les payer, trouſſez votre bagage. Celui qui n’achète pas le champ doit laiſſer le fumier où il eſt.

Voyant Ulenſpiegel si décidé, ils lui comptèrent son argent, emportèrent l’un des sachets & s’en furent en leur lieu d’aſſemblée, où bientôt accoururent en foule tous les juifs, sachant que l’un des deux vieux avait acheté un secret par lequel il pouvait savoir & annoncer la venue du Meſſie.

Connaiſſant le fait, ils voulurent sucer sans payer au sachet prophétique ; mais le plus vieux, qui l’avait acheté & se nommait Jéhu, prétendit le faire seul.

— Fils d’Iſraël, dit-il tenant en main le sachet, les chrétiens se moquent de nous, on nous chaſſe d’entre les hommes & l’on crie après nous comme après des larrons. Les Philiſtins veulent nous abaiſſer plus bas que la terre ; ils nous crachent au viſage, car Dieu a détendu nos arcs & a secoué le frein devant nous. Faudra-t-il longtemps encore, Seigneur, Dieu d’Abraham, d’Iſaac & de Jacob, que le mal nous arrive lorſque nous attendons le bien, & quand nous eſpérons la clarté que les ténèbres viennent ? Paraîtras-tu bientôt sur la terre, divin Meſſie ? Quand les chrétiens se cacheront-ils dans les cavernes & dans les trous de la terre à cauſe de la frayeur qu’ils auront de toi & de ta gloire magnifique lorſque tu te lèveras pour les châtier ?

Et les juifs de s’exclamer :

— Viens, Meſſie ! Suce, Jéhu !

Jéhu suça & rendant sa gorge, s’exclama piteuſement :

— Je vous le dis, en vérité, ceci n’eſt que du bren, & le pèlerin de Flandres eſt un larron.

Tous les juifs alors, se précipitant, ouvrirent le sachet, virent ce qu’il contenait & allèrent en grande rage à la foire pour y trouver Ulenſpiegel, qui ne les avait pas attendus.


L


Un homme de Damme, ne pouvant payer à Claes son charbon, lui donna son meilleur meuble, qui était une arbalète avec douze carreaux bien affilés pour servir de projectiles.

Aux heures où l’ouvrage chômait, Claes tirait de l’arbalète : plus d’un lièvre fut tué par lui & réduit en fricaſſée pour avoir trop aimé les choux.

Claes alors mangeait goulûment, & Soetkin diſait, regardant la grand’route déſerte :

— Thyl, mon fils, ne sens-tu point le parfum des sauces ? Il a faim maintenant sans doute. Et toute songeuſe, elle eût voulu lui garder sa part du feſtin.

— S’il a faim, diſait Claes, c’eſt de sa faute ; qu’il revienne, il mangera comme nous.

Claes avait des pigeons ; il aimait, de plus, à entendre chanter & pépier autour de lui les fauvettes, chardonnerets, moineaux & autres oiſeaux chanteurs & babillards. Auſſi tirait-il volontiers les buſes & les éperviers royaux mangeurs de populaire.

Or, une fois qu’il meſurait du charbon dans la cour, Soetkin lui montra un grand oiſeau planant en l’air au-deſſus du colombier.

Claes prit son arbalète & dit :

— Que le diable sauve son Épervialité !

Ayant armé son arbalète, il se tint dans la cour en suivant tous les mouvements de l’oiſeau, afin de ne pas le manquer. La clarté du ciel était entre jour & nuit. Claes ne pouvait diſtinguer qu’un point noir. Il lâcha le carreau & vit tomber dans la cour une cigogne.

Claes en fut bien marri ; mais Soetkin le fut davantage & s’écria :

— Méchant, tu as tué l’oiſeau de Dieu.

Puis elle prit la cigogne, vit qu’elle n’était bleſſée qu’à l’aile, alla quérir du baume, & diſait tout en lui vêtiſſant sa plaie :

— Cigogne, m’amie, il n’eſt habile à toi que l’on aime de planer dans le ciel comme l’épervier que l’on hait. Auſſi les flèches populaires vont-elles à mauvaiſe adreſſe. As-tu mal à ta pauvre aile, cigogne, qui te laiſſes faire si patiemment, sachant que nos mains sont des mains amies ?

Quand la cigogne fut guérie, elle eut à manger tout ce qu’elle voulut ; mais elle mangeait de préférence le poiſſon que Claes allait pêcher pour elle dans le canal. Et chaque fois que l’oiſeau de Dieu le voyait venir, il ouvrait son grand bec.

Il suivait Claes comme un chien, mais reſtait plus volontiers dans la cuiſine, se chauffant au feu l’eſtomac & frappant du bec sur le ventre de Soetkin préparant le dîner, comme pour lui dire :

— N’y a-t-il rien pour moi ?

Et il était plaiſant de voir par la chaumière vaguer sur ses longues pattes cette grave meſſagère de bonheur.


LI


Cependant les mauvais jours étaient revenus : Claes travaillait seul à la terre triſtement, car il n’y avait point de beſogne pour deux. Soetkin demeurait seule dans la chaumière, préparant de toutes façons les fèves, leur repas journalier, afin d’égayer l’appétit de son homme. Et elle chantait & riait, afin qu’il ne souffrît point de la voir dolente. La cigogne se tenait près d’elle, sur une patte & le bec dans les plumes.

Un homme à cheval s’arrêta devant la chaumière ; il était tout de noir vêtu, bien maigre & avait l’air grandement triſte.

— Y a-t-il quelqu’un céans ? demanda-t-il.

— Dieu béniſſe Votre Mélancolie, répondit Soetkin ; mais suis-je un fantôme pour que, me voyant ici, vous me demandiez s’il y a quelqu’un céans ?

— Où eſt ton père ? demanda le cavalier.

— Si mon père s’appelle Claes ; il eſt là-bas, répondit Soetkin, & tu le vois semant le blé.

Le cavalier s’en fut, & Soetkin auſſi toute dolente, car il lui fallait aller, pour la sixième fois, chercher, sans le payer, du pain chez le boulanger. Quand elle en revint les mains vides, elle fut ébahie de voir revenir au logis Claes triomphant & glorieux, sur le cheval de l’homme vêtu de noir, lequel cheminait à pied, à côté de lui, en tenant la bride. Claes appuyait d’une main sur sa cuiſſe fièrement un sac de cuir qui paraiſſait bien rempli.

En deſcendant de cheval, il embraſſa l’homme, le battit joyeuſement, puis secouant le sac, il s’écria :

— Vive mon frère Joſſe, le bon ermite ! Dieu le tienne en joie, en graiſſe, en lieſſe, en santé ! C’eſt le Joſſe de bénédiction, le Joſſe d’abondance, le Joſſe des soupes graſſes ! La cigogne n’a point menti ! Et il poſa le sac sur la table.

Sur ce, Soetkin dit lamentablement :

— Mon homme, nous ne mangerons pas aujourd’hui : le boulanger m’a refuſé du pain.

— Du pain ? dit Claes en ouvrant le sac & faiſant couler sur la table un ruiſſeau d’or, du pain ? Voilà du pain, du beurre de la viande, du vin, de la bière ! voilà des jambons, os à moelle, pâtés de hérons, ortolans, poulardes, caſtrelins, comme chez les hauts seigneurs ! voilà de la bière en tonnes & du vin en barils ! Bien fou sera le boulanger qui nous refuſera du pain, nous n’achèterons plus rien chez lui.

— Mais, mon homme, dit Soetkin ébahie.

— Or ça, oyez, dit Claes, & soyez joyeuſe. Katheline, au lieu d’achever dans le marquiſat d’Anvers son terme de banniſſement, eſt allée, sous la conduite de Nele, juſqu’à Meyborg pédeſtrement. Là, Nele a dit à mon frère Joſſe, que nous vivons souvent de miſère, nonobſtant nos durs labeurs. Selon ce que ce bonhomme meſſager m’a dit tantôt, — & Claes montra le cavalier vêtu de noir, — Joſſe a quitté la sainte religion romaine pour s’adonner à l’héréſie de Luther.

L’homme vêtu de noir répondit :

— Ceux-là sont hérétiques qui suivent le culte de la Grande Proſtituée. Car le Pape eſt prévaricateur & vendeur de choſes saintes.

— Ah ! dit Soetkin, ne parlez pas si haut, monſieur : vous nous feriez brûler tretous.

— Donc, dit Claes, Joſſe a dit à ce bonhomme meſſager que, puiſqu’il allait combattre dans les troupes de Frédéric de Saxe & lui amenait cinquante hommes d’armes bien équipés, il n’avait pas beſoin, allant en guerre, de tant d’argent pour le laiſſer en la male heure, à quelque vaurien de landſknecht. Donc, a-t-il dit, porte à mon frère Claes, avec mes bénédictions, ces sept cents florins carolus d’or : dis-lui qu’il vive dans le bien & songe au salut de son âme.

— Oui, dit le cavalier, il en eſt temps, car Dieu rendra à l’homme selon ses œuvres, & traitera chacun selon le mérite de sa vie.

— Monſieur, dit Claes, il ne me sera pas défendu, dans l’entre-temps, de me réjouir de la bonne nouvelle ; daignez reſter céans, nous allons pour la fêter manger de belles tripes, force carbonnades, un jambonneau que j’ai vu tantôt si rebondi & appétiſſant chez le charcutier, qu’il m’a fait sortir les dents longues d’un pied hors la gueule.

— Las ! dit l’homme, les inſenſés se réjouiſſent tandis que les yeux de Dieu sont sur leurs voies.

— Or çà, meſſager, dit Claes, veux-tu ou non manger & boire avec nous ?

L’homme répondit :

— Il sera temps, pour les fidèles, de livrer leurs âmes aux joies terreſtres lorſque sera tombée la grande Babylone !

Soetkin & Claes se signant, il voulut partir :

Claes lui dit :

— Puiſqu’il te plaît de t’en aller ainſi mal choyé, donne à mon frère Joſſe le baiſer de paix & veille sur lui dans la bataille.

— Je le ferai, dit l’homme.

Et il s’en fut, tandis que Soetkin allait chercher de quoi fêter la fortune propice. La cigogne eut, ce jour-la, à souper, deux goujons & une tête de cabillaud.

La nouvelle se répandit bientôt à Damme que le pauvre Claes était, par le fait de son frère Joſſe, devenu Claes le riche, & le doyen diſait que Katheline avait sans doute jeté un sort sur Joſſe, puiſque Claes avait reçu de lui une somme d’argent très-groſſe, sans doute, & n’avait pas donné la moindre robe à Notre-Dame.

Claes & Soetkin furent heureux, Claes travaillant aux champs ou vendant son charbon, & Soetkin se montrant au logis vaillante ménagère.

Mais Soetkin, toujours dolente, cherchait sans ceſſe, des yeux, sur les chemins son fils Ulenſpiegel.

Et tous trois goûtèrent le bonheur qui leur venait de Dieu en attendant ce qui leur devait venir des hommes.


LII


L’empereur Charles reçut ce jour-là d’Angleterre une lettre dans laquelle son fils lui diſait :

« Monſieur & père,

« Il me déplaît de devoir vivre en ce pays où pullulent, comme puces, chenilles & sauterelles, les maudits hérétiques. Le feu & le glaive ne seraient de trop pour les ôter du tronc de l’arbre vivifiant qui eſt notre mère Sainte Égliſe. Comme si ce n’était pas aſſez pour moi de ce chagrin, encore faut-il qu’on ne me regarde point comme un roi, mais comme le mari de leur reine, n’ayant sans elle aucune autorité. Ils se gauſſent de moi, diſant en de méchants pamphlets dont nul ne peut trouver les auteurs ni imprimeurs, que le Pape me paye pour troubler & gâter le royaume par pendaiſons & brûlements impies, & quand je veux lever sur eux quelque urgente contribution, car ils me laiſſent souvent sans argent, par malice, ils me répondent en de méchants paſquins que je n’ai qu’à en demander à Satan pour qui je travaille. Ceux du Parlement s’excuſent & font le gros dos de peur que je ne morde, mais ils n’accordent rien.

« Cependant les murs de Londres sont couverts de paſquins me repréſentant comme un parricide prêt à frapper Votre Majeſté pour hériter d’elle.

« Mais vous savez, Monſeigneur & père, que, nonobſtant toute ambition & fierté légitimes, je souhaite à Votre Majeſté de longs & glorieux jours de règne.

« Ils répandent auſſi en ville un deſſin gravé sur cuivre trop habilement, où l’on me voit faiſant jouer du clavecin par les pattes à des chats enfermés dans la boîte de l’inſtrument & dont la queue sort par des trous ronds où elle eſt fixée par des tiges en fer. Un homme, qui eſt moi, leur brûle la queue avec un fer ardent, & leur fait ainſi frapper des pattes sur les touches & miauler furieuſement. J’y suis repréſenté si laid que je ne m’y veux regarder. Et ils me repréſentent riant. Or vous savez, monſieur & père, s’il m’arriva de prendre en aucune occaſion ce profane plaiſir. J’eſſayai sans doute de me diſtraire en faiſant miauler ces chats, mais je ne ris point. Ils me font un crime, en leur langage de rebelles, de ce qu’ils nomment la nouvelleté & cruauté de ce clavecin, quoique les animaux n’aient point d’âme & que tous hommes, & notamment toutes perſonnes royales, peuvent s’en servir juſqu’à la mort pour leur délaſſement. Mais en ce pays d’Angleterre, ils sont si aſſortis d’animaux qu’ils les traitent mieux que leurs serviteurs ; les écuries & chenils sont ici des palais, & il eſt des seigneurs qui dorment avec leur cheval sur la même litière.

« De plus, ma noble femme & reine eſt stérile : ils diſent, par sanglant affront, que j’en suis cauſe, & non elle qui eſt au demeurant jalouſe, farouche & gloute d’amour exceſſivement. Monſieur & père, je prie tous les jours monſeigneur Dieu qu’il m’ait en sa grâce, eſpérant un autre trône, fût-ce chez le Turc, en attendant celui auquel m’appelle l’honneur d’être le fils de votre très-glorieuſe & très-victorieuſe Majeſté.

« Signé : Phle. »

L’Empereur répondit à cette lettre :

« Monſieur & fils,

« Vos ennuis sont grands, je ne le conteſte, mais tâchez d’endurer sans fâcherie l’attente d’une plus brillante couronne. J’ai déjà annoncé à pluſieurs le deſſein que j’ai de me retirer des Pays-Bas & de mes autres dominations, car je sais que, vieux & goutteux comme je deviens, je ne pourrai pas bien réſiſter à Henri de France, deuxième du nom, car Fortune aime les jeunes gens. Songez auſſi que, maître d’Angleterre, vous bleſſez, par votre puiſſance, la France notre ennemie.

« Je fus vilainement battu devant Metz, & y perdis quarante mille hommes. Je dus fuir devant celui de Saxe. Si Dieu ne me remet par un coup de sa bonne & divine volonté en ma prime force & vigueur, je suis d’avis, monſieur & fils, de quitter mes royaumes & de vous les laiſſer.

« Ayez doncques patience & faites dans l’entre-temps tout devoir contre les hérétiques, n’en épargnant aucun, hommes, femmes, filles ni enfants, car l’avis m’eſt venu, non sans grande douleur pour moi, que madame la reine leur voulut souvent faire grâce.

« Votre père affectionné,xxxxxxxx
« Signé : Charles. »


LIII


Ayant longtemps marché, Ulenſpiegel eut les pieds en sang, & rencontra, en l’évêché de Mayence, un chariot de pèlerins qui le mena juſque Rome.

Quand il entra dans la ville & deſcendit de son chariot, il aviſa sur le seuil d’une porte d’auberge une mignonne commère qui sourit en le voyant la regarder.

Augurant bien de cette belle humeur :

— Hôteſſe, dit-il, veux-tu donner aſile au pèlerin pèlerinant, car je suis arrivé à terme & vais accoucher de la rémiſſion de mes péchés.

— Nous donnons aſile à tous ceux qui nous payent.

— J’ai cent ducats dans mon eſcarcelle, répondit Ulenſpiegel qui n’en avait qu’un, & je veux, avec toi, dépenſer le premier en buvant une bouteille de vieux vin romain.

— Le vin n’eſt pas cher en ces lieux saints, répondit-elle. Entre & bois pour un soldi.

Ils burent enſemble si longtemps & vidèrent, en menus propos, tant de flacons, que force fut à l’hôteſſe de dire à sa servante de donner à boire aux chalands à sa place, tandis qu’elle & Ulenſpiegel se retiraient en une arrière-salle en marbre & froide comme l’hiver.

Penchant la tête sur son épaule, elle lui demanda qui il était ? Ulenſpiegel répondit :

— Je suis sire de Geeland, comte de Gavergeëten, baron de Tuchtendeel, & j’ai à Damme, qui eſt mon lieu de naiſſance, vingt-cinq boniers de clair de lune.

— Quelle eſt cette terre ? demanda l’hôteſſe buvant au hanap d’Ulenſpiegel.

— C’eſt, dit-il, une terre où l’on sème la graine d’illuſions, d’eſpérances folles & de promeſſes en l’air. Mais tu ne naquis point au clair de lune, douce hôteſſe à la peau ambrée, aux yeux brillants comme des perles. C’eſt couleur de soleil que l’or bruni de ces cheveux ; ce fut Vénus, sans jalouſie, qui te fit tes épaules charnues, tes seins bondiſſants, tes bras ronds, tes mains mignonnes. Souperons-nous enſemble ce soir ?

— Beau pèlerin de Flandre dit-elle, pourquoi viens-tu ici ?

— Pour parler au pape, répondit Ulenſpiegel.

— Las ! dit-elle joignant les mains, parler au pape ! moi qui suis de ce pays, je ne l’ai jamais pu faire.

— Je le ferai, dit Ulenſpiegel.

— Mais, dit-elle, sais-tu où il va, comme il eſt, quelles sont ses coutumes & façons de vivre ?

— On m’a dit en chemin répondit Ulenſpiegel, qu’il a nom Jules troiſième, qu’il eſt paillard, joyeux & diſſolu, bon cauſeur & subtil à la réplique. On m’a dit auſſi qu’il avait pris en amitié extraordinaire un petit bonhomme mendiant, noir, crotté & farouche, demandant l’aumône avec un singe, & qu’à son avènement au trône pontifical, il l’a fait cardinal du Mont, & qu’il eſt malade quand il paſſe un jour sans le voir.

— Bois, dit-elle, & ne parle point si haut.

— On dit auſſi, pourſuivit Ulenſpiegel, qu’il jura comme un soudard : Al diſpetto di Dio, potta di Dio, un jour qu’il ne trouva point à souper, un paon froid qu’il s’était fait garder, diſant : « Moi, Vicaire-Dieu, je puis bien jurer pour un paon, puiſque mon maître s’eſt fâché pour une pomme ! » Tu vois, mignonne que je connais le pape & sais qui il eſt.

— Las ! dit-elle, mais n’en parle point à d’autres. Tu ne le verras point toutefois.

— Je lui parlerai, dit Ulenſpiegel.

— Si tu le fais, je te donne cent florins.

— Je les ai gagnés, dit Ulenſpiegel.

Le lendemain, quoiqu’il eût les jambes fatiguées, il courut la ville & sut que le pape dirait la meſſe, ce jour-là, à Saint-Jean-de-Latran. Ulenſpiegel y alla & se plaça auſſi près & en vue du pape qu’il le put, & chaque fois que le pape élevait le calice ou l’hoſtie, Ulenſpiegel tournait le dos à l’autel.

Il y avait près du pape un cardinal deſſervant, brun de face, malicieux & replet, qui, portant un singe sur son épaule, donnait le sacrement au peuple avec force geſtes paillards. Il fit remarquer le fait d’Ulenſpiegel au pape, qui, dès la meſſe finie, envoya quatre fameux soudards, tels qu’on les connaît en ces pays guerriers, s’emparer du pèlerin.

— Quelle eſt ta foi ? lui demanda le pape.

— Très-Saint-Père, répondit Ulenſpiegel, j’ai la même foi que celle de mon hôteſſe.

Le pape fit venir la commère.

— Que crois-tu ? lui dit-il.

— Ce que croit Votre Sainteté, répondit-elle.

— Et moi pareillement, dit Ulenſpiegel.

Le pape lui demanda pourquoi il avait tourné le dos au saint-sacrement.

— Je me sentais indigne de le regarder en face, répondit Ulenſpiegel.

— Tu es pèlerin, lui dit le pape.

— Oui, dit-il, & je viens de Flandre demander la rémiſſion de mes péchés.

Le pape le bénit, & Ulenſpiegel s’en fut avec l’hôteſſe, qui lui compta cent florins. Ainſi leſté, il quitta Rome pour s’en retourner au pays de Flandre.

Mais il dut payer sept ducats son pardon écrit sur parchemin.


LIV


En ce temps-là, deux frères prémontrés vinrent à Damme vendre des indulgences. Ils étaient vêtus, par-deſſus leur accoutrement monacal, d’une belle chemiſe garnie de dentelles.

Se tenant à la porte de l’égliſe quand le temps était clair, & sous le porche quand le temps était pluvieux, ils affichèrent leur tarif, dans lequel ils donnaient pour six liards, pour un patard, une demi-livre pariſis, pour sept, pour douze florins carolus cent, deux cents, trois cents, quatre cents ans d’indulgences, &, suivant les prix, indulgence demi-plénière ou plénière tout à fait & le pardon des crimes les plus énormes, voire celui de déſirer violer madame la Vierge. Mais celui-là coûtait dix-sept florins.

Ils délivraient aux chalands qui les payaient de petits morceaux de parchemin où était écrit le chiffre des années d’indulgences. Au-deſſous, se liſait cette inſcription :

Qui ne veut être
Étuvée, rôt ou fricaſſée
En purgatoire pour mille ans,
En enfer brûlant toujours,
Qu’il achète les indulgences,
Grâces & miſéricordes,
Pour un peu d’argent,
Dieu le lui rendra.

Et il leur venait des acheteurs de dix lieues à la ronde.

L’un des bons frères prêchait souvent au peuple ; il avait la trogne fleurie & portait ses trois mentons & sa bedaine sans embarras.

« Malheureux ! diſait-il, fixant les yeux sur l’un ou l’autre de ses auditeurs ; malheureux ! te voici en enfer ! Le feu te brûle cruellement : on te fait bouillir dans le chaudron plein d’huile où l’on prépare les olie-koekjes d’Aſtarté ; tu n’es qu’un boudin sur la poêle de Lucifer, un gigot sur celle de Guilguiroth, le grand diable, car on te coupe en morceaux préalablement. Vois ce grand pécheur, qui mépriſa les indulgences ; vois ce plat de fricadelles : c’eſt lui, c’eſt lui, son corps impie, son corps damné ainſi réduit. Et quelle sauce ! souffre, poix & goudron ! Et tous ces pauvres pécheurs sont ainſi mangés pour renaître continuellement à la douleur. Et c’eſt là que sont vraiment les larmes & les grincements de dents. Ayez pitié, Dieu de miſéricorde ! Oui, te voici en enfer, pauvre damné, souffrant tous ces maux. Que l’on donne pour toi un denier, tu reſſens tout soudain du soulagement à la main droite ; que l’on en donne encore un demi, & voilà tes deux mains hors du feu. Mais le reſte du corps ? Un florin, & voici que tombe la roſée de l’indulgence. Ô fraîcheur délicieuſe ! Et pendant dix jours, cent jours, mille ans, suivant que l’on paye ; plus de rôt, d’olie-koekje, ni de fricaſſée ! Et si ce n’eſt pour toi, pécheur, n’y a-t-il point là, dans les secrètes profondeurs du feu, de pauvres âmes, tes parentes, une épouſe aimée, quelque mignonne fillette avec laquelle tu péchas volontiers ? »

Et, ce diſant, le moine donnait un coup de coude au frère qui se trouvait à côté de lui, avec un baſſin en argent. Et le frère, baiſſant les yeux à ce signe, agitait son baſſin onctueuſement pour appeler la monnaie.

« N’as-tu pas, pourſuivait le moine, n’as-tu pas dans cet horrible feu un fils, une fille, quelque enfantelet aimé ? Ils crient, ils pleurent, ils t’appellent. Pourras-tu reſter sourd à ces voix lamentables ? Tu ne le saurais ; ton cœur de glace va se fondre, mais c’eſt un carolus que cela te coûtera. Et regarde : au son de ce carolus sur ce vil métal… (Le moine compagnon secoua encore son baſſin), un vide se fait dans le feu, & la pauvre âme monte juſqu’à la bouche de quelque volcan. La voici dans l’air frais dans l’air libre ! Où sont les douleurs du feu ? La mer eſt proche, elle s’y plonge, elle nage sur le dos, sur le ventre, sur les vagues & au-deſſous d’elles. Écoute comme elle crie de joie, vois comme elle se roule dans l’eau ! Les anges la regardent & sont heureux. Ils l’attendent, mais elle n’en a pas aſſez encore, elle voudrait devenir poiſſon. Elle ne sait pas qu’il y a là-haut des bains suaves, pleins de parfums, où roulent de grands morceaux de sucre candi blanc & frais comme glace. Paraît un requin : elle ne le redoute point. Elle monte sur son dos, mais il ne la sent pas ; elle veut aller avec lui dans les profondeurs de la mer. Elle y va saluer les anges des eaux, qui mangent de la waterzoey dans des chaudrons de corail & des huîtres fraîches sur des aſſiettes de nacre. Et comme elle eſt bien reçue, fêtée, choyée ; les anges l’appellent toujours d’en haut. Enfin bien rafraîchie, heureuſe, la vois-tu s’élever & chanter comme une alouette juſqu’au plus haut ciel où Dieu trône en sa gloire ? Elle y trouve tous ses terreſtres parents & amis, sauf ceux qui, ayant médit des indulgences & de notre mère sainte Égliſe, brûlent au parfond des enfers. Et ainſi toujours, toujours, toujours, juſque dans les siècles des siècles, dans la toute-cuiſante éternité. Mais l’autre âme, elle, eſt près de Dieu, se rafraîchiſſant dans les bains suaves & croquant le sucre candi. Achetez des indulgences, mes frères : on en donne pour des cruſats, pour des florins d’or, pour des souverains d’Angleterre ! La monnaie de billon n’eſt point rejetée. Achetez ! achetez ! c’eſt la sainte boutique : il y en a pour les pauvres & pour les riches, mais, par grand malheur, on ne peut faire crédit, mes frères, car acheter & ne pas payer comptant eſt un crime aux yeux du Seigneur. »

Le frère qui ne prêchait point agitait son plateau. Les florins, cruſats, ducatons, patards, sols & deniers y tombaient dru comme grêle.

Claes, se voyant riche, paya un florin pour dix mille ans d’indulgences. Les moines lui baillèrent en échange un morceau de parchemin.

Bientôt, voyant qu’il ne reſtait plus à Damme que les ladres qui n’euſſent pas acheté d’indulgences, ils s’en furent à deux a Heyſt.


LV


Vêtu de son coſtume de pèlerin & bien abſous de ses fautes, Ulenſpiegel quitta Rome, marcha toujours devant lui & vint à Bamberg, où sont les meilleurs légumes du monde.

Il entra dans une auberge où était une joyeuſe hôteſſe, qui lui dit :

— Jeune maître, veux-tu manger pour ton argent ?

— Oui, dit Ulenſpiegel. Mais pour quelle somme mange-t-on ici ?

L’hôteſſe répondit :

— On mange à la table des seigneurs pour six florins ; à la table des bourgeois pour quatre, & à la table de la famille pour deux.

— Au plus d’argent, au mieux pour moi, répondit Ulenſpiegel.

Il alla donc s’aſſeoir à la table des seigneurs. Quand il fut bien repu & eut arroſé son dîner de Rhyn-Wyn, il dit à l’hôteſſe :

— Commère, j’ai bien mangé pour mon argent : donne-moi les six florins.

L’hôteſſe lui dit :

— Te moques-tu de moi ? Paye ton écot.

— Baeſine mignonne, lui répondit Ulenſpiegel, vous n’avez point un viſage de mauvaiſe débitrice ; j’y vois au contraire, une bonne foi si grande, tant de loyauté & d’amour du prochain, que vous me payeriez plutôt dix-huit florins que de m’en refuſer six que vous me devez. Les beaux yeux ! c’eſt le soleil qui darde sur moi, y faiſant pouſſer l’amoureuſe folie plus haut que le chiendent en un clos abandonné.

L’hôteſſe répondit :

— Je n’ai que faire de ta folie ni de ton chiendent ; paye & va-t’en.

— M’en aller, dit Ulenſpiegel, & ne plus te voir ! J’aimerais mieux


CLAES ET ULENSPIEGEL



trépaſſer tout de suite. Baeſine, douce baeſine, je n’ai point l’habitude de manger pour six florins, moi, pauvre petit homme vaguant par monts & par vaux ; je me suis empiffré & vais bientôt tirer la langue comme un chien au soleil : daignez me payer, je gagnai bien les six florins par le rude labeur de mes mâchoires ; donnez-les-moi & je vous careſſerai, baiſerai, embraſſerai avec une si grande ardeur de reconnaiſſance, que vingt-sept amoureux ne pourraient, enſemble, suffire à pareille beſogne.

— Tu parles pour de l’argent, dit-elle.

— Veux-tu que je te mange pour rien ? dit-il

— Non, dit-elle, se défendant contre lui.

— Ah ! soupirait-il la pourſuivant, ta peau eſt comme de la crème, tes cheveux comme du faiſan doré à la broche, tes lèvres comme des ceriſes ! En eſt-il une plus friande que toi ?

— Il te sied bien, vilain méchant, dit-elle en souriant, de venir encore me réclamer six florins. Sois heureux que je t’aie nourri gratis sans rien te demander.

— Si tu savais, dit Ulenſpiegel, comme il y a encore de la place !

— Pars ! dit l’hôteſſe, avant que mon mari ne vienne.

— Je serai doux créancier, répondit Ulenſpiegel, donne-moi seulement un florin pour la soif future

— Tiens, dit-elle, mauvais garçon.

Et elle le lui donna.

— Mais me laiſſeras-tu revenir ? lui demanda Ulenſpiegel.

— Veux-tu bien t’en aller, dit-elle.

— Bien m’en aller, dit Ulenſpiegel, ce serait aller vers toi mignonne, mais c’eſt mal m’en aller que de quitter tes beaux yeux. Si tu daignes me garder, je ne mangerai plus que pour un florin tous les jours.

— Faudra-t-il un bâton ? dit-elle.

— Prends le mien, répondit Ulenſpiegel.

Elle riait, mais il dut partir.


LVI


Lamme Goedzak, en ce temps-là, vint de nouveau demeurer à Damme, le pays de Liége n’étant point tranquille à cauſe des héréſies. Sa femme le suivit volontiers parce que les Liégeois, bons gauſſeurs de leur nature, se moquaient de la débonnaireté de son homme.

Lamme allait souvent chez Claes qui, depuis qu’il avait hérité, hantait la taverne de la Blauwe-Torre & s’y était choiſi une table pour lui & ses compagnons. À la table voiſine se trouvait, buvant chichement sa demi-pinte, Joſſe Grypſtuiver, l’avare doyen des poiſſonniers, ladre, chichard, vivant de harengs saurs, aimant plus l’argent que le salut de son âme. Claes avait mis dans sa gibecière le morceau de parchemin sur lequel étaient écrits ses dix mille ans d’indulgences.

Un soir qu’il était à la Blauwe-Torre, en la compagnie de Lamme Goedzak, de Jan van Rooſebeke & de Mathys van Aſſche, Joſſe Grypſtuiver étant à la Blauwe-Torre, Claes chopina très-bien, & Jan Rooſebeke lui dit :

— C’eſt pécher que de tant boire !

Claes répondit :

— On ne brûle qu’un demi-jour pour une pinte de trop. Et j’ai dix mille ans d’indulgence en ma gibecière. Qui en veut cent afin de pouvoir se noyer sans crainte l’eſtomac ?

Tous crièrent :

— Combien les vends-tu ?

— Une pinte, répondit Claes, mais j’en donne cent cinquante pour une muſke conyn.

Quelques buveurs payèrent à Claes qui une chopine, qui du jambon, il leur coupa à tous une petite bande de parchemin. Ce ne fut point Claes qui mangea & but le prix des indulgences, mais Lamme Goedzak, lequel mangea tant qu’il gonflait à vue d’œil, tandis que Claes débitant sa marchandiſe allait & venait dans la taverne.

Grypſtuiver tournant vers lui son aigre trogne :

— En as-tu pour dix jours ? dit-il.

— Non, répondit Claes, c’eſt trop difficile à couper.

Et chacun de rire, & Grypſtuiver de manger sa colère.

Puis Claes s’en fut en sa chaumine, suivi de Lamme, cheminant comme s’il eût eu des jambes de laine.


LVII


Vers la fin de sa troiſième année de banniſſement, Katheline rentra à Damme en son logis. Et sans ceſſe, elle diſait affolée : « Feu sur la tête, l’âme frappe, faites un trou, elle veut sortir. » Et elle s’enfuyait toujours voyant des bœufs & des moutons. Et elle se mettait sur le banc sous les tilleuls, derrière sa chaumine branlant la tête & regardant, sans les reconnaître, ceux de Damme, qui diſaient en paſſant devant elle : « Voici la folle ».

Cependant, voguant par chemins & par sentiers, Ulenſpiegel vit sur la grand’route un âne enharnaché de cuir à clous de cuivre, & la tête ornée de flocquarts & pendilloches de laine rouge.

Quelques vieilles femmes se tenaient autour de l’âne diſant & parlant toutes à la fois : « Perſonne ne peut s’en emparer, c’eſt l’horrifique monture du grand sorcier, le baron de Raix, brûlé vif pour avoir sacrifié huit enfants au diable. — Commères, il s’eſt enfui si vite qu’on ne l’a pu rattraper. Satan y eſt qui le protège. — Car tandis que, fatigué, il s’était arrêté sur sa route, les sergents de la commune vinrent pour l’appréhender au corps, mais il ruait & brayait si terriblement qu’ils n’en oſèrent approcher. — Et ce n’était point braire d’âne mais braire de démon. — Ainſi on le laiſſa brouter le chardon sans lui faire son procès ni le brûler vif comme sorcier. — Ces hommes n’ont point de courage. »

Nonobſtant ces beaux diſcours, sitôt que l’âne dreſſait les oreilles ou se battait les flancs de sa queue, elles s’enfuyaient en criant, pour se rapprocher enſuite, caquetant & jacaſſant, & faire le même manège au moindre mouvement du baudet.

Mais Ulenſpiegel les conſidérant & riant :

— Ah ! dit-il, curioſité sans fin & sempiternel parlement sortent comme fleuve des bouches des commères & notamment des vieilles, car chez les jeunes, le flot en eſt moins fréquent à cauſe de leurs amoureuſes occupations.

Conſidérant alors le baudet :

— Cet animal sorcier, dit-il, eſt alerte & ne trotte point des épaules sans doute, je puis le monter ou le vendre.

Il s’en fut, sans mot dire, chercher un picotin d’avoine, le fit manger à l’âne, lui sauta sur le dos preſtement &, lui tendant la bride, se tourna vers le septentrion, l’orient & l’occident & de loin bénit les vieilles. Celles-ci, pâmées de peur, s’agenouillèrent, & il fut dit ce jour-là, à la veillée, qu’un ange coiffé d’un feutre à plume de faiſan était venu, les avait toutes bénies & avait emmené l’âne du sorcier, par faveur spéciale de Dieu.

Et Ulenſpiegel s’en allait califourchonnant son âne au milieu des graſſes prairies où bondiſſaient en liberté les chevaux, où pâturaient les vaches & géniſſes, couchées au soleil, pareſſeuſes. Et il le nomma Jef.

L’âne s’était arrêté & bien joyeux dînait de chardons. Quelquefois cependant il friſſonnait de toute la peau, & de la queue se battait les flancs afin d’écarter les taons voraces qui, comme lui, voulaient dîner, mais de sa viande.

Ulenſpiegel, dont l’eſtomac criait la faim, était mélancolique :

— Tu serais bien heureux, diſait-il, Monſieur du baudet, dînant comme tu le fais de gras chardons, si nul ne te venait déranger en ton aiſe & te rappeler que tu es mortel, c’eſt-à-dire né pour endurer toutes sortes de vilenies.

Ainſi que toi, pourſuivit-il, serrant les jambes, ainſi que toi, l’homme à la Sainte Pantoufle a son taon, c’eſt monſieur Luther ; & Sa Haute Majeſté Charles a le sien auſſi, c’eſt meſſire François premier du nom, le roi au nez très-long & à l’épée plus longue encore. Il eſt donc bien permis à moi, pauvre petit bonhomme errant comme un juif, d’avoir auſſi mon taon, monſieur du baudet. Las ! toutes mes pochettes sont trouées, & par le trou s’en vont courant la pretantaine, tous mes beaux ducats, florins & daelders, comme une légion de souris fuyant la gueule d’un chat. Je ne sais pourquoi l’argent ne veut point de moi, moi qui voudrais tant de l’argent. Fortune n’eſt point femme, quoiqu’on die, car elle n’aime que les ladres avares qui l’encoffrent, l’enſacquent, l’enferment à vingt clefs, & jamais ne lui permettent de pouſſer à la fenêtre seulement un petit bout de son nez tout doré. Voilà le taon qui me ronge & démange, & me chatouille sans me faire rire. Tu ne m’écoutes point, monſieur du baudet, & ne songes qu’à paître. Ah ! panſard empliſſant ta panſe, tes longues oreilles sont sourdes au cri des ventres vides. Écoute-moi, je le veux.

Et il le fouetta bien amèrement. L’âne se prit à braire.

— Venons-nous-en maintenant que tu as chanté, dit Ulenſpiegel.

Mais l’âne ne bougeait pas plus qu’une borne & semblait avoir formé le projet de manger juſqu’au dernier tous les chardons de la route. Et il n’en manquait point.

Ce que voyant Ulenſpiegel, il mit pied à terre, coupa un bouquet de chardons, remonta sur son âne, lui mit le bouquet sous la gueule, & le mena par le nez juſque sur les terres du landgrave de Heſſe.

— Monſieur du baudet, diſait-il cheminant, tu cours derrière mon bouquet de chardons, maigre pâture, & laiſſe derrière toi le beau chemin tout rempli de ces plantes friandes. Ainſi font tous les hommes, flairant les uns le bouquet de gloire que Fortune leur met sous le nez, les autres le bouquet de gain, d’aucuns le bouquet d’amour. Au bout du chemin, ils s’aperçoivent comme toi avoir pourſuivi ce qui eſt peu, & laiſſé derrière eux ce qui eſt quelque choſe, c’eſt-à-dire santé, travail, repos & bien-être au logis.

Deviſant de la sorte avec son baudet, Ulenſpiegel vint devant le palais du landgrave.

Deux capitaines d’arquebuſiers jouaient aux dés sur l’eſcalier.

L’un des deux, qui était roux de poil & de stature giganteſque, aviſa Ulenſpiegel se tenant modeſtement sur Jef & les regardant faire.

— Que nous veux-tu, dit-il, face affamée & pèlerinante ?

— J’ai grand’faim, en effet, répondit Ulenſpiegel & pèlerine contre mon gré.

— Si tu as faim, repartit le capitaine, mange par le cou la corde qui se balance à la potence prochaine deſtinée aux vagabonds.

— Meſſire capitaine, répondit Ulenſpiegel, si vous me donniez le beau cordon tout d’or que vous portez au chapeau, j’irais me pendre avec les dents à ce gras jambon qui se balance là-bas chez le rôtiſſeur.

— D’où viens-tu ? demanda le capitaine.

— De Flandre, répondit Ulenſpiegel.

— Que veux-tu ?

— Montrer à Son Alteſſe Landgraviale une peinture de ma façon.

— Si tu es peintre & de Flandre, dit le capitaine, entre céans, je te vais mener près de mon maître.

Étant venu auprès du landgrave, Ulenſpiegel le salua trois fois & davantage.

— Que Votre Alteſſe, dit-il, daigne excuſer mon inſolence d’oſer venir à ses nobles pieds dépoſer une peinture que je fis pour elle, & où j’eus l’honneur de pourtraire madame la Vierge en atours impériaux.

Cette peinture, pourſuivit-il, lui agréera peut-être &, en ce cas j’outrecuide aſſez de mon savoir-faire pour eſpérer de hauſſer mon séant juſqu’à ce beau fauteuil de velours vermeil, où se tenait, en sa vie, le peintre à jamais regrettable de Sa Magnanimité.

Le sire landgrave ayant conſidéré la peinture qui était belle :

— Tu seras, dit-il, notre peintre, sieds-toi là sur le fauteuil.

Et il le baiſa sur les deux joues joyeuſement. Ulenſpiegel s’aſſit.

— Te voilà bien loqueteux, dit le sire landgrave, le conſidérant.

Ulenſpiegel répondit :

En effet, Monſeigneur, Jef, c’eſt mon âne, dîna de chardons, mais moi, depuis trois jours, je ne vis que de miſère & ne me nourris que de fumée d’eſpoir.

— Tu souperas tantôt de meilleure viande, répondit le landgrave, mais où eſt ton âne ?

Ulenſpiegel répondit :

— Je l’ai laiſſé sur la grand’place, vis-à-vis le palais de Votre Bonté ; je serais bien aiſe si Jef avait pour la nuit gîte, litière & pâture.

Le sire landgrave manda incontinent à l’un de ses pages de traiter comme sien l’âne d’Ulenſpiegel.

Bientôt vint l’heure du souper qui fut comme noces & feſtins. Et les viandes de fumer & les vins de pleuvoir dans les goſiers.

Ulenſpiegel & le landgrave étant tous deux rouges comme braiſe, Ulenſpiegel entra en joie, mais le landgrave demeurait penſif.

— Notre peintre, dit-il soudain, il me faudra pourtraire, car c’eſt une bien grande satiſfaction, à un prince mortel, de léguer à ses deſcendants la mémoire de sa face.

— Sire landgrave, répondit Ulenſpiegel, votre plaiſir eſt ma volonté, mais il me semble à moi chétif que, pourtraite toute seule, Votre Seigneurie n’aura pas grande joie dans les siècles à venir. Il lui faut être accompagnée de sa noble épouſe, Madame la Landgravine, de ses dames & seigneurs, de ses capitaines & officiers les plus guerriers, au milieu deſquels Monſeigneur & Madame rayonneront comme deux soleils au milieu des lanternes.

— En effet, notre peintre, répondit le landgrave, & que me faudrait-il te payer pour ce grand travail ?

— Cent florins d’avance ou autrement, répondit Ulenſpiegel.

— Les voici d’avance, dit le sire landgrave.

— Compatiſſant seigneur, repartit Ulenſpiegel, vous mettez de l’huile dans ma lampe, elle brûlera en votre honneur.

Le lendemain, il demanda au sire landgrave de faire défiler devant lui ceux auxquels il réſervait l’honneur d’être pourtraits.

Vint alors le duc de Lunebourg, commandant des lanſquenets au service du landgrave. C’était un gros homme, portant à grand’peine sa panſe gonflée de viande. Il s’approcha d’Ulenſpiegel & lui coula en l’oreille ces paroles :

— Si tu ne m’ôtes, en me pourtraitant, la moitié de ma graiſſe, je te fais pendre par mes soudards.

Le duc paſſa.

Vint alors une haute dame, laquelle avait une boſſe au dos & une poitrine plate comme une lame de glaive de juſtice.

— Meſſire peintre, dit-elle, si tu ne me mets deux boſſes au lieu d’une que tu ôteras, & ne les place par devant, je te fais écarteler comme un empoiſonneur.

La dame paſſa.

Puis vint une jeune demoiſelle d’honneur, blonde, fraîche & mignonne, mais à laquelle il manquait trois dents sous la lèvre supérieure.

— Meſſire peintre, dit-elle, si tu ne me fais rire & montrer trente-deux dents, je te fais hacher menu par mon galant qui eſt là.

Et lui montrant le capitaine d’arquebuſiers qui tantôt jouait aux dés sur les eſcaliers du palais, elle paſſa.

La proceſſion continua ; Ulenſpiegel reſta seul avec le sire landgrave.

— Si, dit le sire landgrave, tu as le malheur de mentir d’un trait en pourtraitant toutes ces phyſionomies, je te fais couper le cou comme à un poulet.

— Privé de la tête, penſa Ulenſpiegel, écartelé, haché menu ou pendu pour le moins, il sera plus aiſé de ne rien pourtraire du tout. J’y aviſerai.

— Où eſt, demanda-t-il au landgrave, la salle qu’il me faut décorer de toutes ces peintures ?

— Suis-moi, dit le landgrave.

Et lui montrant une grande chambre avec de grands murs tout nus :

— Voici, dit-il, la salle.

— Je serais bien aiſe, dit Ulenſpiegel, que l’on plaçât sur ces murs de grands rideaux, afin de garantir mes peintures des affronts des mouches & de la pouſſière.

— Cela sera fait, dit le sire landgrave.

Les rideaux étant placés, Ulenſpiegel demanda trois apprentis, afin, diſait-il, de leur faire préparer ses couleurs.

Pendant trente jours, Ulenſpiegel & les apprentis ne firent que mener noces & ripailles, n’épargnant ni les fines viandes ni les vieux vins. Le landgrave veillait à tout.

Cependant, le trente & unième jour il vint pouſſer le nez à la porte de la chambre où Ulenſpiegel avait recommandé qu’il n’entrât point.

— Eh bien, Thyl, dit-il, où sont les portraits ?

— Ils sont loin, répondit Ulenſpiegel.

— Ne peut-on les voir ?

— Pas encore.

Le trente-sixième jour, il pouſſa de nouveau le nez à la porte :

— Eh bien, Thyl ? interrogea-t-il.

— Hé ! sire landgrave, ils cheminent vers la fin.

Le soixantième jour, le landgrave se fâcha, & entrant dans la chambre :

— Tu me vas incontinent, dit-il, montrer les peintures.

— Oui, redouté Seigneur, répondit Ulenſpiegel, mais daignez ne point ouvrir ce rideau avant d’avoir mandé céans les seigneurs capitaines & dames de votre cour.

— J’y conſens, dit le sire landgrave.

Tous vinrent à son ordre.

Ulenſpiegel se tenait devant le rideau bien fermé.

— Monſeigneur landgrave, dit-il, & vous, madame la landgravine, & vous, monſeigneur de Lunebourg, & vous autres belles dames & vaillants capitaines, j’ai pourtrait de mon mieux, derrière ce rideau, vos faces mignonnes ou guerrières. Il vous sera aiſé de vous y reconnaître chacun très-bien. Vous êtes curieux de vous voir, c’eſt juſtice, mais daignez prendre patience & laiſſez-moi vous dire un mot ou six. Belles dames & vaillants capitaines, qui êtes tous de sang noble, vous pouvez voir & admirer ma peinture ; mais s’il eſt parmi vous un vilain, il ne verra que le mur blanc. Et maintenant daignez ouvrir vos nobles yeux.

Ulenſpiegel tira le rideau :

— Les nobles hommes seuls y voient, seules elles y voient les nobles dames, auſſi dira-t-on bientôt : Aveugle en peinture comme vilain, clairvoyant comme noble homme !

Tous écarquillaient les yeux, prétendant y voir, s’entre-montrant, déſignant & reconnaiſſant, mais ne voyant en effet que le mur nu, ce qui les faiſait penauds.

Soudain le fou qui était préſent sauta de trois pieds en l’air & agitant ses grelots :

— Qu’on me traite, dit-il, de vilain, vilain vilenant vilenie, mais je dirai & crierai avec trompettes & fanfares que je vois là un mur nu, un mur blanc, un mur nu. Ainſi m’aide Dieu & tous ses saints !

Ulenſpiegel répondit :

Quand les fous se mêlent de parler, il eſt temps que les sages s’en aillent.

Il allait sortir du palais quand le landgrave l’arrêtant :

— Fou folliant, dit-il, qui t’en vas par le monde louant choſes belles & bonnes & te gauſſant de sottiſe à pleine gueule, toi qui oſas, en face de tant de hautes dames & de plus hauts & gros seigneurs, te gauſſer populairement de l’orgueil blaſonnique & seigneurial, tu seras pendu un jour pour ton libre parler.

— Si la corde eſt d’or, répondit Ulenſpiegel, elle caſſera de peur en me voyant venir.

— Tiens, dit le landgrave en lui donnant quinze florins, en voici le premier bout.

— Grand merci, monſeigneur, répondit Ulenſpiegel, chaque auberge du chemin en aura un fil, fil tout d’or qui fait des Créſus de tous ces aubergiſtes larrons.

Et il s’en fut sur son âne, portant haut sa toque, la plume au vent, joyeuſement.


LVIII


Les feuilles jauniſſaient sur les arbres & le vent d’automne commençait de souffler. Katheline était parfois raiſonnable pendant une heure ou trois. Et Claes diſait alors que l’eſprit de Dieu en sa douce miſéricorde venait la viſiter. En ces moments, elle avait pouvoir de jeter, par geſte & par langage, un charme sur Nele, qui voyait à plus de cent lieues les choſes qui se paſſaient sur les places, dans les rues ou dans les maiſons.

Donc ce jour-là Katheline étant en son bon sens mangeait des oliekoekjes bien arroſées de dobbel-cuyt, avec Claes, Soetkin & Nele.

Claes dit :

— C’eſt aujourd’hui le jour de l’abdication de Sa Sainte Majeſté l’empereur Charles Quint. Nele, ma mignonne, saurais-tu voir juſqu’à Bruxelles en Brabant ?

— Je le saurai, si Katheline le veut, répondit Nele.

Katheline alors fit aſſeoir la fillette sur un banc, & par ses paroles & geſtes agiſſant comme charme, Nele s’affaiſſa tout enſommeillée.

Katheline lui dit :

— Entre dans la petite maiſon du Parc, qui eſt le séjour aimé de l’empereur Charles Quint.

— Je suis, dit Nele parlant baſſement & comme si elle étouffait, je suis en une petite salle peinte à l’huile, en vert. Là se trouve un homme tirant sur les cinquante-quatre ans, chauve & gris, portant la barbe blonde, sur un menton proéminent, ayant un mauvais regard en ses yeux gris, pleins de ruſe, de cruauté & de feinte bonhomie. Et cet homme, on l’appelle Sainte Majeſté. Il eſt catarrheux & touſſe beaucoup. Auprès de lui en eſt un autre, jeune, au laid muſeau, comme d’un singe hydrocéphale : celui-là, je le vis à Anvers, c’eſt le roi Philippe. Sa Sainte Majeſté lui reproche en ce moment d’avoir découché la nuit ; sans doute, dit-Elle, pour aller trouver en un bouge quelque guenon de la ville baſſe. Il dit que ses cheveux ont une odeur de taverne, que ce n’eſt pas là un plaiſir de roi n’ayant qu’à choiſir corps mignons, peaux de satin rafraîchies dans des bains de senteurs & mains de grandes dames bien amoureuſes, ce qui vaut mieux, dit-Elle, qu’une truie folle, sortie à peine lavée des bras d’un soudard ivrogne. Il n’eſt point, lui dit-il, de femme pucelle, mariée ou veuve, qui lui voulût réſister, parmi les plus nobles & belles éclairant leurs amours avec bougies parfumées, & non aux graiſſeuſes lueurs de puantes chandelles.

Le roi répond à Sa Sainte Majeſté qu’il lui obéira en tout.

Puis Sa Sainte Majeſté touſſe & boit quelques gorgées d’hypocras.

« Tu vas, dit-Elle, en s’adreſſant à Philippe, voir tantôt les états généraux, prélats, nobles & bourgeois : d’Orange le Taiſeux, d’Egmont le Vain, de Hornes l’Impopulaire, Brederode le Lion ; & auſſi tous ceux de la Toiſon d’or, dont je te ferai souverain. Tu verras là cent porteurs de hochets, qui se couperaient tous le nez s’ils pouvaient le porter à une chaîne d’or sur la poitrine, en signe de plus haute nobleſſe. »


N’ÔTE JAMAIS À HOMME NI BÊTE SA LIBERTÉ



Puis, changeant de ton & bien dolente, Sa Sainte Majeſté dit au roi Philippe :

« Tu sais que je vais abdiquer en ta faveur, mon fils, donner à l’univers un grand spectacle & parler devant une grande foule, quoique hoquetant & touſſant, — car je mangeai trop toute ma vie, mon fils, — & tu devras avoir le cœur bien dur si, après m’avoir entendu, tu ne verſes pas quelques larmes. »

« — Je pleurerai, mon père, répond le roi Philippe. »

« Puis Sa Sainte Majeſté parle à un valet qui a nom Dubois :

« Dubois, dit-Elle, baille-moi un morceau de sucre de Madère : j’ai le hoquet. Pourvu qu’il ne m’aille pas saiſir quand je parlerai à tout ce monde. Cette oie d’hier ne paſſera donc jamais ! Si je buvais un hanap de vin d’Orléans ? Non, il eſt trop cru ! Si je mangeais quelques anchois ? Ils sont bien huileux. Dubois, donne-moi du vin de Romagne. »

Dubois donne à Sa Sainte Majeſté ce qu’Elle demande, puis lui met une robe de velours cramoiſi, la couvre d’un manteau d’or, la ceint de l’épée, lui met aux mains le sceptre & le globe, & sur la tête la couronne.

Puis Sa Sainte Majeſté sort de la maiſon du Parc, montée sur une petite mule & suivie du roi Philippe & de maints hauts perſonnages. Ils vont ainſi en un grand bâtiment qu’ils nomment palais, & y trouvent en une chambre un homme de haute & mince taille, richement vêtu, & qu’ils nomment d’Orange.

Sa Sainte Majeſté parle à cet homme & lui dit :

« Ai-je bonne mine, couſin Guillaume ? »

Mais l’homme ne répond point.

Sa Sainte Majeſté lui dit alors, moitié riant, moitié fâchée :

« Tu seras donc toujours muet, mon couſin, même pour dire leurs vérités aux antiquailles ? Faut-il que je règne encore ou que j’abdique, Taiſeux ? »

« — Sainte Majeſté, répond l’homme mince, quand vient l’hiver, les plus forts chênes laiſſent tomber leurs feuilles. »

Trois heures sonnent

« — Taiſeux, dit-Elle, prête-moi ton épaule que je m’y appuie. »

Et Elle entre avec lui & sa suite dans une grande salle, s’aſſied sous un dais & sur une eſtrade couverts de soie ou de tapis cramoiſis. Là sont trois sièges, Sa Sainte Majeſté prend celui du milieu, plus orné que les autres & surmonté d’une couronne impériale ; le roi Philippe s’aſſied sur le deuxième, & le troiſième eſt pour une femme, qui eſt une reine sans doute. À droite & à gauche, sont aſſis sur des bancs tapiſſés, des hommes vêtus de rouge & portant au cou un mouton en or. Derrière eux se tiennent pluſieurs perſonnages qui sont sans doute princes & seigneurs. Vis-à-vis & au bas de l’eſtrade sont aſſis, sur des bancs non tapiſſés, des hommes vêtus de drap. Je leur entends dire qu’ils ne sont aſſis & vêtus si modeſtement que parce qu’ils payent à eux seuls toutes les charges. Chacun s’eſt levé quand Sa Sainte Majeſté eſt entrée, mais Elle s’eſt bientôt aſſiſe & fait signe à chacun de l’imiter.

Un homme vieux parle alors de la goutte longuement, puis la femme, qui semble être une reine, remet à Sa Sainte Majeſté un rouleau de parchemin où il y a des choſes écrites que Sa Sainte Majeſté lit en touſſant & d’une voix sourde & baſſe, & parlant d’Elle-même, dit :

« J’ai fait maints voyages en Eſpagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Angleterre & en Afrique, le tout pour la gloire de Dieu, le renom de mes armes & le bien de mes peuples. »

Puis, ayant parlé longuement, Elle dit qu’Elle eſt débile & fatiguée & veut mettre la couronne d’Eſpagne, les comtés, duchés, marquiſats de ces pays aux mains de son fils.

Puis Elle pleure, & tous pleurent avec Elle.

Le roi Philippe se lève alors, & tombant à genoux :

« Sainte Majeſté, dit-il, m’eſt-il permis de recevoir cette couronne de vos mains, quand vous êtes si capable de la porter encore. »

Puis Sa Sainte Majeſté lui dit à l’oreille de parler bénévolement aux hommes qui sont aſſis sur les bancs tapiſſés.

Le roi Philippe, se tournant vers eux, leur dit d’un ton aigre & sans se lever :

« J’entends aſſez bien le français, mais pas aſſez pour vous parler en cette langue. Vous entendrez ce que l’évêque d’Arras, monſieur Grandvelle, vous dira de ma part. »

« Tu parles mal, mon fils, dit Sa Sainte Majeſté. »

Et de fait, l’aſſemblée murmure en voyant le jeune roi si fier & si hautain. La femme, qui eſt la reine, parle auſſi pour faire son éloge, puis vient le tour d’un vieux docteur qui, lorſqu’il a fini, reçoit un signe de main de Sa Sainte Majeſté, en façon de remerciement. Ces cérémonies & harangues finies, Sa Sainte Majeſté déclare ses sujets libres de leur serment de fidélité, signe les actes pour ce dreſſés, & se levant de son trône, y place son fils. Et chacun pleure dans la salle. Puis ils s’en revont à la maiſon du Parc. »

Là, étant derechef en la chambre verte, seuls & toutes portes cloſes, Sa Sainte Majeſté rit aux éclats, & parlant au roi Philippe, qui ne rit point :

« As-tu vu, dit-Elle, parlant, hoquetant & riant à la fois, comme il faut peu pour attendrir ces bonſhommes ? Quel déluge de larmes ! Et ce gros Maes qui, en terminant son long diſcours, pleurait comme un veau. Toi-même parus ému, mais pas aſſez. Voilà les vrais spectacles qu’il faut au populaire. Mon fils, nous autres hommes, nous chériſſons d’autant plus nos amies, qu’elles nous coûtent davantage. Ainſi des peuples. Plus nous les faiſons payer, plus ils nous aiment. J’ai toléré en Allemagne la religion réformée que je puniſſais sévèrement aux Pays-Bas Si les princes d’Allemagne avaient été catholiques, je me serais fait luthérien & j’aurais confiſqué leurs biens. Ils croient à l’intégrité de mon zèle pour la foi romaine & regrettent de me voir les quitter. Il a péri, de mon fait, aux Pays-Bas, pour cauſe d’héréſie, cinquante mille de leurs hommes les plus vaillants & de leurs plus mignonnes fillettes. Je m’en vais, ils se lamentent. Sans compter les confiſcations, je les ai fait contribuer plus que les Indes & le Pérou : ils sont marris de me perdre. J’ai déchiré la paix de Cadzant, dompté Gand, supprimé tout ce qui pouvait me gêner ; libertés, franchiſes, priviléges, tout eſt soumis à l’action des officiers du prince. Ces bonſhommes se croient encore libres parce que je les laiſſe tirer de l’arbalète & porter proceſſionnellement leurs drapeaux de corporations. Ils sentirent ma main de maître ; mis en cage, ils s’y trouvent à l’aiſe, y chantent & me pleurent. Mon fils, sois avec eux tel que je le fus : bénin en paroles, rude en actions, lèche tant que tu n’as pas beſoin de mordre. Jure, jure toujours leurs libertés, franchiſes & privilèges, mais s’ils peuvent être un danger pour toi, détruis-les. Ils sont de fer quand on y touche d’une main timide, de verre quand on les briſe avec un bras robuſte. Frappe l’héréſie, non à cauſe de sa différence avec la religion romaine, mais parce qu’en ces Pays-Bas elle ruinerait notre autorité ; ceux qui s’attaquent au pape, qui porte trois couronnes, ont bientôt fini des princes qui n’en ont qu’une. Fais-en, comme moi de la libre conſcience, un crime de lèſe-majeſté, avec confiſcation de biens, & tu hériteras comme j’ai fait toute ma vie, & quand tu partiras pour abdiquer ou pour mourir, ils diront : — « Oh ! le bon prince ! » Et ils pleureront. »

— Et je n’entends plus rien, pourſuivit Nele, car Sa Sainte Majeſté s’eſt couchée sur un lit & dort, & le roi Philippe, hautain & fier, le regarde sans amour.

Ce qu’ayant dit, Nele fut éveillée par Katheline.

Et Claes, songeur, regardait la flamme du foyer éclairer la cheminée.


LIX


Ulenſpiegel, en quittant le landgrave de Heſſe, monta sur son âne &, traverſant la grand’place, rencontra quelques faces courroucées de seigneurs & de dames, mais il n’en eut point de souci.

Bientôt il arriva sur les terres du duc de Lunebourg, & y fit rencontre d’une troupe de Smaedelyke broeders, joyeux Flamands de Sluys qui mettaient tous les samedis quelque argent de côté pour aller une fois l’an voyager en pays d’Allemagne.

Ils s’en allaient chantant dans un chariot découvert & traîné par un vigoureux cheval de Veurne-Ambacht, lequel les menait batifolant par les chemins & marais du duché de Lunebourg. Il en était parmi eux qui jouaient du fifre, du rebec, de la viole & de la cornemuſe avec grand fracas. À côté du chariot marchait souventes fois un dikzak jouant du rommel-pot & cheminant à pied, dans l’eſpoir de faire fondre sa bedaine.

Comme ils étaient à leur dernier florin, ils virent venir à eux Ulenſpiegel, leſté de sonnante monnaie, entrèrent en une auberge & lui payèrent à boire. Ulenſpiegel accepta volontiers. Voyant toutefois que les Smaedelyke broeders clignaient de l’œil en le regardant & souriaient en lui verſant à boire, il eut vent de quelque niche, sortit & se tint à la porte pour écouter leur diſcours. Il entendit le dikzak diſant de lui :

— C’eſt le peintre du landgrave qui lui bailla plus de mille florins pour un tableau. Feſtoyons-le de bière & de vin, il nous en rendra le double.

— Amen, dirent les autres.

Ulenſpiegel alla attacher son âne tout sellé à mille pas de là, chez un fermier, donna deux patards à une fille pour le garder, rentra dans la salle de l’auberge & s’aſſit à la table des Smaedelyke broeders, sans mot dire. Ceux-ci lui verſèrent à boire & payèrent. Ulenſpiegel faiſait sonner dans sa gibecière les florins du landgrave, diſant qu’il venait de vendre son âne à un payſan pour dix-sept daelders d’argent.

Ils voyagèrent mangeant & buvant, jouant du fifre, de la cornemuſe & du rommel-pot & ramaſſant en chemin les commères qui leur semblaient avenantes. Ils procréèrent ainſi des enfants du bon Dieu, & notamment Ulenſpiegel, dont la commère eut plus tard un fils qu’elle nomma Eulenſpiegelken, ce qui veut dire petit miroir & hibou en haut allemand, & cela parce que la commère ne comprit pas bien la signification du nom de son homme de haſard & auſſi peut-être en mémoire de l’heure à laquelle fut fait le petit. Et c’eſt de cet Eulenſpiegelken qu’il eſt dit fauſſement qu’il naquit à Knittingen, au pays de Saxe.

Se laiſſant traîner par leur vaillant cheval, ils allaient le long d’une chauſſée au bord de laquelle étaient un village & une auberge portant pour enſeigne : In den ketele : Au Chaudron. Il en sortait une bonne odeur de fricaſſées.

Le dikzak qui jouait du rommel-pot alla au baes & lui dit en parlant d’Ulenſpiegel :

— C’eſt le peintre du landgrave : il payera tout.

Le baes, conſidérant la mine d’Ulenſpiegel, qui était bonne, & entendant le son des florins & daelders, apporta sur la table de quoi manger & boire. Ulenſpiegel ne s’en faiſait point faute. Et toujours sonnaient les écus de son eſcarcelle. Maintes fois, il avait auſſi frappé sur son chapeau en diſant que là était son plus grand tréſor. Les ripailles ayant duré deux jours & une nuit, les Smaedelyke broeders dirent à Ulenſpiegel :

— Vidons de céans & payons la dépenſe.

Ulenſpiegel répondit :

— Quand le rat eſt dans le fromage, demande-t-il à s’en aller ?

— Non, dirent-ils.

— Et quand l’homme mange & boit bien, cherche-t-il la pouſſière des chemins & l’eau des sources pleines de sangſues ?

— Non, dirent-ils.

— Donc, pourſuivit Ulenſpiegel, demeurons ici tant que mes florins & daelders nous serviront d’entonnoirs pour verſer dans notre goſier les boiſſons qui font rire.

Et il commanda à l’hôte d’apporter encore du vin & du sauciſſon.

Tandis qu’ils buvaient & mangeaient, Ulenſpiegel diſait :

— C’eſt moi qui paye, je suis landgrave préſentement. Si mon eſcarcelle était vide, que feriez-vous, camarades ? Vous prendriez mon couvre-chef de feutre mou & trouveriez qu’il eſt plein de carolus, tant au fond que sur les bords.

— Laiſſe-nous tâter, diſaient-ils tous enſemble. Et soupirant, ils y sentaient entre leurs doigts de grandes pièces ayant la dimenſion de carolus d’or. Mais l’un d’eux le maniait avec tant d’amitié qu’Ulenſpiegel le reprit, diſant :

— Laitier impétueux, il faut savoir attendre l’heure de traire.

— Donne-moi la moitié de ton chapeau, diſait le Smaedelyk-broeder :

— Non, répondait Ulenſpiegel, je ne veux pas que tu aies une cervelle de fou, la moitié à l’ombre & l’autre au soleil.

Puis donnant son couvre-chef au baes.

— Toi, dit-il, garde-le toutefois, car il eſt chaud. Quant à moi, je vais me vider dehors.

Il le fit, & l’hôte garda le chapeau.

Bientôt il sortit de l’auberge, alla chez le payſan, monta sur son âne & courut le grand pas sur la route qui mène à Embden.

Les Smaedelyke broeders, ne le voyant pas revenir, s’entre-diſaient :

— Eſt-il parti ? Qui payera la dépenſe ?

Le baes, saiſi de peur, ouvrit d’un coup de couteau le chapeau d’Ulenſpiegel. Mais, au lieu de carolus, il n’y trouva entre le feutre & la doublure que de méchants jetons de cuivre.

S’emportant alors contre les Smaedelyke broeders, il leur dit :

— Frères en friponnerie, vous ne sortirez pas d’ici que vous n’y ayez laiſſé tous vos vêtements, la chemiſe seule exceptée.

Et ils durent se dépouiller tous pour payer leur écot.

Ils allèrent ainſi en chemiſe par monts & par vaux, car ils n’avaient pas voulu vendre leur cheval ni leur chariot.

Et chacun, les voyant si piteux, leur donnait volontiers à manger du pain, de la bière & quelquefois de la viande ; car ils diſaient partout qu’ils avaient été dépouillés par des larrons.

Et ils n’avaient à eux tous qu’un haut-de-chauſſes.

Et ainſi ils revinrent à Sluys en chemiſe, danſant dans leur chariot & jouant du rommel-pot.


LX


Dans l’entre-temps, Ulenſpiegel califourchonnait sur le dos de Jef, à travers les terres & marais du duc de Lunebourg. Les Flamands nomment ce duc Water-Signorke, à cauſe qu’il fait toujours humide chez lui.

Jef obéiſſait à Ulenſpiegel comme un chien, buvait de la bruinbier, danſait mieux qu’un Hongrois maître ès arts de soupleſſes, faiſait le mort & se couchait sur le dos au moindre signe.

Ulenſpiegel savait que le duc de Lunebourg, marri & fâché de ce qu’Ulenſpiegel s’était gauſſé de lui, à Darmſtadt, en la préſence du landgrave de Heſſe, lui avait interdit l’entrée de ses terres sous peine de la hart. Soudain il vit venir Son Alteſſe Ducale en perſonne, & comme il savait qu’elle était violente, il fut pris de peur. Parlant à son âne :

— Jef, dit-il, voici monſeigneur de Lunebourg qui vient. J’ai au cou une grande démangeaiſon de corde ; mais que ce ne soit pas le bourreau qui me gratte. Jef, je veux bien être gratté, mais non pendu. Songe que nous sommes frères en miſère & longues oreilles ; songe auſſi quel bon ami tu perdrais me perdant.

Et Ulenſpiegel s’eſſuyait les yeux, & Jef commençait à braire.

Continuant son propos :

— Nous vivons enſemble joyeuſement, lui dit Ulenſpiegel, ou triſtement, suivant l’occurrence ; t’en souviens-tu, Jef ? — L’âne continuait de braire, car il avait faim. — Et tu ne pourras jamais m’oublier, diſait son maître, car quelle amitié eſt forte sinon celle qui rit des mêmes joies & pleure des mêmes peines ! Jef, il faut te mettre sur le dos.

Le doux âne obéit & fut vu par le duc les quatre sabots en l’air. Ulenſpiegel s’aſſit preſtement sur son ventre. Le duc vint à lui.

— Que fais-tu là ? dit-il. Ignores-tu que, par mon dernier placard, je t’ai défendu, sous peine de la corde, de mettre ton pied poudreux en mes pays ?

Ulenſpiegel répondit :

— Gracieux seigneur, prenez-moi en pitié !

Puis montrant son âne :

— Vous savez bien, dit-il, que, par droit & loi, celui-là eſt toujours libre qui demeure entre ses quatre pieux.

Le duc répondit :

— Sors de mes pays, sinon tu mourras.

— Monſeigneur, répondit Ulenſpiegel, j’en sortirais si vite monté sur un florin ou deux !

— Vaurien, dit le duc, vas-tu, non content de ta déſobéiſſance, me demander encore de l’argent ?

— Il le faut bien, monſeigneur, puiſque je ne peux pas vous le prendre…

Le duc lui donna un florin.

Puis Ulenſpiegel dit parlant à son âne :

— Jef, lève-toi & salue monſeigneur.

L’âne se leva & se remit à braire. Puis tous deux s’en furent.


LXI


Soetkin & Nele étaient aſſiſes à l’une des fenêtres de la chaumière & regardaient dans la rue.

Soetkin diſait à Nele :

— Mignonne, ne vois-tu pas venir mon fils Ulenſpiegel ?

— Non, diſait Nele, nous ne le verrons plus, ce méchant vagabond.

— Nele, diſait Soetkin, il ne faut point être fâchée contre lui, mais le plaindre, car il eſt hors du logis, le petit homme.

— Je le sais bien, diſait Nele ; il a une autre maiſon bien loin d’ici, plus riche que la sienne, où quelque belle dame lui donne sans doute à loger.

— Ce serait bien heureux pour lui, diſait Soetkin ; il y eſt peut-être nourri d’ortolans.

— Que ne lui donne-t-on des pierres à manger : il serait vite ici, le goulu ! diſait Nele.

Soetkin alors riait & diſait :

— D’où vient donc, mignonne, cette grande colère ?

Mais Claes, qui, tout songeur auſſi, liait des fagots dans un coin :

— Ne vois-tu pas, diſait-il, qu’elle en eſt affolée ?

— Voyez-vous, diſait Soetkin, la ruſée cauteleuſe qui ne m’en a point sonné mot ! Eſt-il vrai, mignonne, que tu en veuilles ?

— Ne le croyez pas, diſait Nele.

— Tu auras là, dit Claes, un vaillant époux ayant grande gueule, le ventre creux & la langue longue, faiſant des florins des liards & jamais un sou de son labeur, toujours battant le pavé & meſurant les chemins à l’aune de vagabondage.

Mais Nele répondit toute rouge & fâchée :

— Que n’en fîtes-vous autre choſe ?

— Voilà, dit Soetkin, qu’elle pleure maintenant ; tais-toi, mon homme !


LXII


Ulenſpiegel vint un jour à Nuremberg & s’y donna pour un grand médecin vainqueur de maladies, purgateur très-illuſtre, célèbre dompteur de fièvres, renommé balayeur de peſtes & invincible fouetteur de gales.

Il y avait à l’hôpital tant de malades qu’on ne savait où les loger. Le maître hoſpitalier, ayant appris la venue d’Ulenſpiegel, vint le voir & s’enquit de lui s’il était vrai qu’il pût guérir toutes les maladies.

— Excepté la dernière, répondit Ulenſpiegel ; mais promettez-moi deux cents florins pour la guériſon de toutes les autres, & je n’en veux pas recevoir un liard que tous vos malades ne se diſent guéris & ne sortent de l’hôpital.

Il vint le lendemain audit hôpital, le regard aſſuré & portant doctoralement sa trogne solennelle. Étant dans les salles, il prit à part chaque malade, & lui parlant :

— Jure, diſait-il, de ne confier à perſonne ce que je vais te conter à l’oreille. Quelle maladie as-tu ?

Le malade le lui diſait & jurait son grand Dieu de se taire.

— Sache, diſait Ulenſpiegel, que je dois par le feu réduire l’un de vous en pouſſière, que je ferai de cette pouſſière une mixture merveilleuſe & la donnerai à boire à tous les malades. Celui qui ne saura marcher sera brûlé. Demain, je viendrai ici, &, me tenant dans la rue avec le maître hoſpitalier, je vous appellerai tous criant : « Que celui qui n’eſt pas malade trouſſe son bagage & vienne.

Le matin, Ulenſpiegel vint & cria comme il l’avait dit. Tous les malades, boiteux, catarrheux, touſſeux, fiévreux, voulurent sortir enſemble. Tous étaient dans la rue, de ceux-là même qui depuis dix ans n’avaient pas quitté leur lit.

Le maître hoſpitalier leur demanda s’ils étaient guéris & pouvaient marcher.

— Oui, répondirent-ils, croyant qu’il y en avait un qui brûlait dans la cour.

Ulenſpiegel dit alors au maître hoſpitalier :

— Paye-moi, puiſqu’ils sont tous dehors & se déclarent guéris.

Le maître lui paya deux cents florins. Et Ulenſpiegel s’en fut.

Mais le deuxième jour, le maître vit revenir ses malades dans un pire état que celui où ils se trouvaient auparavant, sauf un qui, s’étant guéri au grand air, fut trouvé ivre en chantant dans les rues : « Noël au grand docteur Ulenſpiegel ! »


LXIII


Les deux cents florins ayant couru la pretantaine, Ulenſpiegel vint à Vienne, où il se loua à un charron qui gourmandait toujours ses ouvriers, parce qu’ils ne faiſaient pas aller aſſez fort le soufflet de la forge :

— En meſure, criait-il toujours, suivez avec les soufflets !

Ulenſpiegel, un jour que le baes allait au jardin, détache le soufflet, l’emporte sur ses épaules, suit son maître. Celui-ci s’étonnant de le voir si étrangement chargé, Ulenſpiegel lui dit :

Baes, vous m’avez commandé de suivre avec les soufflets, où faut-il que je dépoſe celui-ci pendant que j’irai chercher l’autre ?

— Cher garçon, répondit le baes, je ne t’ai pas dit cela, va remettre le soufflet à sa place.

Cependant il songeait à lui faire payer ce tour. Dès lors, il se leva tous les jours à minuit, éveilla ses ouvriers & les fit travailler.

Les ouvriers lui dirent :

Baes, pourquoi nous éveilles-tu au milieu de la nuit ?

— C’eſt une habitude que j’ai, répondit le baes, de ne permettre à mes ouvriers de ne reſter qu’une demi-nuit au lit pendant les sept premiers jours.

La nuit suivante, il éveilla encore à minuit ses ouvriers. Ulenſpiegel, qui couchait au grenier, mit son lit sur son dos & ainſi chargé deſcendit dans la forge.

Le baes lui dit

— Es-tu fou ? Que ne laiſſes-tu ton lit à sa place ?

— C’eſt une habitude que j’ai, répondit Ulenſpiegel, de paſſer les sept premiers jours, la moitié de la nuit sur mon lit & l’autre moitié deſſous.

— Eh bien, moi, répondit le maître, c’eſt une seconde habitude que j’ai, de jeter à la rue mes effrontés ouvriers avec la permiſſion de paſſer la première semaine sur le pavé & la seconde deſſous.

— Dans votre cave, baes, si vous voulez, près des tonneaux de bruinbier, répondit Ulenſpiegel.


LXIV


Ayant quitté le charron & s’en retournant en Flandre, il dut se donner à louage d’apprenti à un cordonnier qui reſtait plus volontiers dans la rue qu’à tenir l’alène en son ouvroir. Ulenſpiegel, le voyant pour la centième fois prêt à sortir, lui demanda comment il lui fallait couper le cuir des empeignes

— Coupes-en, répondit le baes, pour de grands & de moyens pieds, afin que tout ce qui mène le gros & le menu bétail puiſſe y entrer commodément.

— Ainſi sera-t-il fait, baes, répondit Ulenſpiegel.

Quand le cordonnier fut sorti, Ulenſpiegel coupa des empeignes bonnes seulement à chauſſer cavales, âneſſes, géniſſes, truies & brebis.

De retour à l’ouvroir, le baes voyant son cuir en morceaux :

— Qu’as-tu fait là, gâcheur vaurien ? dit-il.

— Ce que vous m’avez dit, répondit Ulenſpiegel.

— Je t’ai commandé, repartit le baes, de me tailler des souliers ou puiſſe entrer commodément tout ce qui mène les bœufs, les porcs, les moutons, & tu me fais de la chauſſure au pied de ces animaux.

Ulenſpiegel répondit :

Baes, qui donc mène le verrat, sinon la truie, l’âne sinon l’âneſſe, le taureau sinon la géniſſe, le bélier sinon la brebis, en la saiſon où toutes bêtes sont amoureuſes ?

Puis il s’en fut & dut reſter dehors


LXV


On était pour lors en avril, l’air avait été doux, puis il gela rudement & le ciel fut gris comme un ciel du jour des morts. La troiſième année de banniſſement d’Ulenſpiegel était depuis longtemps écoulée & Nele attendait tous les jours son ami : « Las ! diſait-elle, il va neiger sur les poiriers, sur les jaſmins en fleurs, sur toutes les pauvres plantes épanouies avec confiance à la tiède chaleur d’un précoce renouveau. Déjà de petits flocons tombent du ciel sur les chemins. Et il neige auſſi sur mon pauvre cœur.

« Où sont-ils les clairs rayons se jouant sur les viſages joyeux, sur les toits qu’ils faiſaient plus rouges, sur les vitres qu’ils faiſaient flambantes ? Où sont-ils, réchauffant la terre & le ciel, les oiſeaux & les inſectes ? Las ! maintenant, de nuit & de jour, je suis refroidie de triſteſſe & longue attente. Où es-tu, mon ami Ulenſpiegel ? »


LXVI


Ulenſpiegel, approchant de Renaix en Flandre, eut faim & soif, mais il ne voulait point geindre, & il eſſayait de faire rire les gens pour qu’on lui donnât du pain. Mais il riait mal toutefois, & les gens paſſaient sans rien donner.

Il faiſait froid : tour à tour il neigeait, pleuvait, grêlait sur le dos du vagabond. S’il paſſait par les villages, l’eau lui venait à la bouche rien qu’à voir un chien rongeant un os au coin d’un mur. Il eût bien voulu gagner


NELE DOLENTE ATTENDAIT ULENSPIEGEL



un florin, mais ne savait comment le florin pourrait lui tomber dans la gibecière.

Cherchant en haut, il voyait les pigeons qui, du toit d’un colombier, laiſſaient, sur le chemin, tomber des pièces blanches, mais ce n’étaient point des florins. Il cherchait par terre sur les chauſſées, mais les florins ne fleuriſſaient pas entre les pavés.

Cherchant à droite, il voyait bien un vilain nuage qui s’avançait dans le ciel, comme un grand arroſoir, mais il savait que si de ce nuage quelque choſe devait tomber, ce ne serait point une averſe de florins. Cherchant à gauche, il voyait un grand fainéant de marronnier d’Inde, vivant sans rien faire : « Ah ! se diſait-il, pourquoi n’y a-t-il pas de floriniers ? Ce seraient de bien beaux arbres ! »

Soudain le gros nuage creva, & les grêlons en tombèrent dru comme cailloux sur le dos d’Ulenſpiegel : « Las ! dit-il, je le sens aſſez, on ne jette jamais de pierres qu’aux chiens errants. » Puis, se mettant à courir : « Ce n’eſt pas de ma faute, se diſait-il, si je n’ai point un palais ni même une tente pour abriter mon corps maigre. Oh ! les méchants grêlons : ils sont durs comme des boulets. Non, ce n’eſt pas de ma faute si je traîne par le monde mes guenilles, c’eſt seulement parce que cela m’a plu. Que ne suis-je empereur ! Ces grêlons veulent entrer de force dans mes oreilles comme de mauvaiſes paroles. » Et il courait : « Pauvre nez, ajoutait-il, tu seras bientôt percé à jour & pourras servir de poivrier dans les feſtins des grands de ce monde sur leſquels il ne grêle point. » Puis, eſſuyant ses joues : « Celles-ci, dit-il, serviront bien d’écumoires aux cuiſiniers qui ont chaud près de leurs fourneaux. Ah ! lointaine souvenance des sauces d’autrefois ! J’ai faim. Ventre vide, ne te plains point ; dolentes entrailles, ne gargouillez pas davantage. Où te caches-tu, fortune propice ? mène-moi vers l’endroit où eſt la pâture. »

Tandis qu’il se parlait ainſi à lui-même, le ciel s’éclaircit au soleil qui brilla, la grêle ceſſa & Ulenſpiegel dit : « bonjour, soleil, mon seul ami, qui viens pour me sécher ! »

Mais il courait toujours, ayant froid. Soudain il vit venir de loin sur le chemin un chien blanc & noir courant tout droit devant lui, la langue pendante & les yeux hors de la tête.

« Cette bête, dit Ulenſpiegel, a la rage au ventre ! » Il ramaſſa à la hâte une groſſe pierre & monta sur un arbre : comme il en atteignant la première branche, le chien paſſa & Ulenſpiegel lui lança la pierre sur le crâne. Le chien s’arrêta & triſtement & raidement voulut monter sur l’arbre & mordre Ulenſpiegel, mais il ne le put & tomba pour mourir.

Ulenſpiegel n’en fut pas joyeux, & bien moins lorſque, deſcendant de l’arbre, il s’aperçut que le chien n’avait pas la gueule sèche ainſi que l’ont de coutume ses pareils atteints de malerage. Puis, conſidérant sa peau, il vit qu’elle était belle & bonne à vendre, la lui enleva, la lava, la pendit à son épieu, la laiſſa se sécher un peu au soleil, puis la mit dans sa gibecière.

La faim & la soif le tourmentant davantage, il entra dans pluſieurs fermes, n’oſa y vendre sa peau, de crainte qu’elle ne fût celle d’un chien ayant appartenu au payſan. Il demanda du pain, on le lui refuſa. La nuit venait. Ses jambes étaient laſſes, il entra dans une petite auberge. Il y vit une vieille baeſine qui careſſait un vieux chien touſſeux dont la peau était semblable à celle du mort.

— D’où viens-tu, voyageur, lui demanda la vieille baeſine.

Ulenſpiegel répondit :

— Je viens de Rome, où j’ai guéri le chien du pape d’une pituite qui le gênait extraordinairement.

— Tu as donc vu le pape ? lui dit-elle en lui tirant un verre de bière.

— Hélas ! dit Ulenſpiegel vidant le verre, il m’a seulement été permis de baiſer son pied sacré & sa sainte pantoufle.

Cependant le vieux chien de la baeſine touſſait & ne crachait point.

— Quand fis-tu cela ? demanda la vieille.

— Le mois avant-dernier, répondit Ulenſpiegel, j’arrivai, étant attendu, & frappai à la porte : — Qui eſt là ? demanda le camérier archicardinal, archiſecret, archiextraordinaire de Sa Très Sainte Sainteté. — C’eſt moi, répondis-je, monſeigneur cardinal, qui viens de Flandre expreſſément pour baiſer le pied du pape & guérir son chien de la pituite. — Ah ! c’eſt toi, Ulenſpiegel ? dit le pape parlant de l’autre côté d’une petite porte. Je serais bien aiſe de te voir, mais c’eſt choſe impoſſible préſentement. Il m’eſt défendu par les saintes Décrétales de montrer mon viſage aux étrangers quand on y paſſe le saint raſoir. — Hélas ! dis-je, je suis bien infortuné, moi qui viens de si lointains pays pour baiſer le pied de Votre Sainteté & guérir son chien de la pituite. Faut-il m’en retourner sans être satiſfait ? — Non, dit le Saint-Père ; puis je l’entendis criant : — Archicamérier, gliſſez mon fauteuil juſqu’à la porte & ouvrez le petit guichet qui eſt au bas. Ce qui se fit. — Et je vis paſſer par le guichet un pied chauſſé d’une pantoufle d’or, & j’entendis une voix, parlant comme un tonnerre, diſant : — Ceci eſt le pied redoutable du Prince des Princes, du Roi des Rois, de l’Empereur des Empereurs. Baiſe, chrétien, baiſe la sainte pantoufle. Et je baiſai la sainte pantoufle, & j’eus le nez tout embaumé du céleſte parfum qui s’exhalait de ce pied. Puis le guichet se referma, & la même redoutable voix me dit d’attendre. Le guichet se rouvrit & il en sortit, sauf tout reſpect, un animal au poil pelé, chaſſieux, touſſeux, gonflé comme une outre & forcé de marcher les pattes écartées, à cauſe de la largeur de sa bedaine.

Le Saint-Père daigna parler encore : — Ulenſpiegel, dit-il, tu vois mon chien ; il fut pris de pituite & d’autres maladies en rongeant des os d’hérétiques auxquels on les avait rompus. Guéris-le, mon fils : tu t’en trouveras bien.

— Bois, dit la vieille.

— Verſe, répondit Ulenſpiegel. Pourſuivant son propos : Je purgeai, dit-il, le chien à l’aide d’une boiſſon mirifique par moi-même compoſée. Il en piſſa pendant trois jours & trois nuits, sans ceſſe, & fut guéri.

Jéſus God en Maria ! dit la vieille ; laiſſe-moi te baiſer, glorieux pèlerin, qui as vu le pape & pourras auſſi guérir mon chien.

Mais Ulenſpiegel, ne se souciant point des baiſers de la vieille, lui dit : Ceux qui ont touché des lèvres la sainte pantoufle ne peuvent, endéans les deux ans, recevoir les baiſers d’aucune femme. Donne-moi d’abord à souper quelques bonnes carbonnades, un boudin ou deux & de la bière à suffiſance, & je ferai à ton chien une voix si claire qu’il pourra chanter les avés en e la au jubé de la grande égliſe.

— Puiſſes-tu dire vrai, geignit la vieille, & je te donnerai un florin.

— Je le ferai, répondit Ulenſpiegel, mais seulement après le souper.

Elle lui servit ce qu’il avait demandé. Il mangea & but tout son soûl, & il eût bien, par gratitude de gueule, embraſſé la vieille, n’était ce qu’il lui avait dit.

Tandis qu’il mangeait, le vieux chien mettait les pattes sur ses genoux pour avoir un os. Ulenſpiegel lui en donna pluſieurs, puis il dit à l’hôteſſe :

— Si quelqu’un avait mangé chez toi & ne te payait pas, que ferais-tu ?

— J’ôterais à ce larron son meilleur vêtement, répondit la vieille.

— C’eſt bien, repartit Ulenſpiegel ; puis il mit le chien sous son bras & entra dans l’écurie. Là, il l’enferma avec un os, sortit de sa gibecière la peau du mort, &, revenant près de la vieille, il lui demanda si elle avait dit qu’elle enlèverait son meilleur vêtement à celui qui ne lui payerait point son repas.

— Oui, répondit-elle

— Eh bien ! ton chien a dîné avec moi & il ne m’a pas payé ; je lui ai donc enlevé, suivant ton précepte, son meilleur & son seul habit.

Et il lui montra la peau du chien mort.

— Ah ! dit la vieille pleurant, c’eſt cruel à toi, monſieur le médecin. Pauvre chiennet ! il était, pour moi, veuve, mon enfant. Pourquoi m’enlevas-tu le seul ami que j’euſſe au monde ? Je puis bien mourir maintenant.

— Je le reſſuſciterai, dit Ulenſpiegel.

— Reſſuſciter ! dit-elle. Et il me careſſera encore, & il me regardera encore, & il me lèchera encore, & il fera encore aller en me regardant son pauvre vieux bout de queue ! Faites-le monſieur le médecin, & vous aurez dîné gratis ici, un dîner bien coûteux, & je vous donnerai encore plus d’un florin par-deſſus le marché.

— Je le reſſuſciterai, dit Ulenſpiegel ; mais il me faut de l’eau chaude, du sirop pour coller les jointures, une aiguille & du fil & de la sauce de carbonnades ; & je veux être seul durant l’opération.

La vieille lui donna ce qu’il demandait ; il reprit la peau du chien mort & s’en fut à l’écurie.

Là, il barbouilla de sauce le muſeau du vieux chien, qui se laiſſa faire joyeuſement ; il lui traça une grande raie au sirop sous le ventre, il lui mit du sirop au bout des pattes & de la sauce à la queue.

Pouſſant trois fois un grand cri, il dit alors : Staet op ! staet op ! ik ’t bevel vuilen hond !

Puis, mettant preſtement la peau du chien mort dans sa gibecière, il bailla un grand coup de pied au vivant & le pouſſa ainſi dans la salle de l’auberge.

La vieille, voyant son chien en vie & se pourléchant, voulut tout aiſe l’embraſſer ; mais Ulenſpiegel ne le permit pas.

— Tu ne pourras, dit-il, careſſer ce chien qu’il n’ait lavé de sa langue tout le sirop dont il eſt enduit ; alors seulement les coutures de la peau seront fermées. Compte-moi maintenant mes dix florins.

— J’avais dit un, répondit la vieille.

— Un pour l’opération, neuf pour la réſurrection, répondit Ulenſpiegel.

Elle les lui compta. Ulenſpiegel s’en fut jetant dans la salle de l’auberge la peau du chien mort & diſant : — Tiens, femme, garde sa vieille peau : elle te servira à rapiécer la neuve quand elle aura des trous.


LXVII


Ce dimanche-là, eut lieu à Bruges, la proceſſion du Saint-Sang. Claes dit à sa femme & à Nele de l’aller voir & que, peut-être, elles trouveraient Ulenſpiegel en ville. Quant à lui, diſait-il, il garderait la chaumine en attendant que le pèlerin y rentrât.

Les femmes partirent à deux ; Claes, demeuré à Damme, s’aſſit sur le pas de sa porte & trouva la ville bien déſerte. Il n’entendait rien sinon le son criſtallin de quelque cloche villageoiſe, tandis que de Bruges lui arrivaient, par bouffées, la muſique des carillons & un grand fracas de fauconneaux & de boîtes d’artifice tirés en l’honneur du Saint-Sang.

Claes, cherchant tout songeur Ulenſpiegel sur les chemins, ne voyait rien, sinon le ciel clair & tout bleu sans nuages, quelques chiens couchés tirant la langue au soleil, des moineaux francs se baignant en pépiant dans la pouſſière, un chat qui les guettait, & la lumière entrant amie dans toutes les maiſons & y faiſant briller sur les dreſſoirs les chaudrons de cuivre & les hanaps d’étain.

Mais Claes était triſte au milieu de cette joie, & cherchant son fils, il tâchait de le voir derrière le brouillard gris des prairies, de l’entendre dans le joyeux bruiſſement des feuilles & le gai concert des oiſeaux dans les arbres. Soudain, il vit sur le chemin venant de Maldeghem un homme de haute stature & reconnut que ce n’était pas Ulenſpiegel. Il le vit s’arrêter au bord d’un champ de carottes & manger de ces légumes avidement.

— Voilà un homme qui a grand’faim, dit Claes.

L’ayant perdu de vue un moment, il le vit reparaître au coin de la rue du Héron, & il reconnut le meſſager de Joſſe qui lui avait apporté les sept cents carolus d’or. Il alla à lui sur le chemin & dit :

— Entre chez moi.

L’homme répondit :

— Bénis ceux qui sont doux au voyageur errant.

Il y avait sur l’appui extérieur de la fenêtre de la chaumière du pain émietté que Soetkin réſervait aux oiſeaux des alentours. Ils y venaient l’hiver chercher leur nourriture. L’homme prit de ces miettes quelques-unes qu’il mangea.

— Tu as faim & soif, dit Claes.

L’homme répondit :

— Depuis huit jours que je fus détrouſſé par les larrons, je ne me nourris que de carottes dans les champs & de racines dans les bois.

— Donc, dit Claes, c’eſt l’heure de faire ripaille. Et voici, dit-il en ouvrant la huche, une pleine écuellée de pois, des œufs, boudins, jambons, sauciſſons de Gand, waterzoey : hochepot de poiſſon. En bas, dans la cave, sommeille le vin de Louvain, préparé à la façon de ceux de Bourgogne, rouge & clair comme rubis ; il ne demande que le réveil des verres. Or ça, mettons un fagot au feu. Entends-tu les boudins chanter sur le gril ? C’eſt la chanſon de bonne nourriture.

Claes les tournant & retournant dit à l’homme :

— N’as-tu pas vu mon fils Ulenſpiegel ?

— Non, répondit-il.

— Apportes-tu des nouvelles de Joſſe mon frère ? dit Claes mettant sur la table les boudins grillés, une omelette au gras jambon, du fromage & de grands hanaps, le vin de Louvain rouge & clairet brillant dans les flacons.

L’homme répondit :

— Ton frère Joſſe eſt mort sur la roue, à Sippenaken, près d’Aix. Et ce pour avoir, étant hérétique, porté les armes contre l’empereur.

Claes fut comme affolé & il dit tremblant de tout son corps, car sa colère était grande :

— Méchants bourreaux ! Joſſe ! mon pauvre frère !

L’homme dit alors sans douceur :

— Nos joies & douleurs ne sont point de ce monde.

Et il se mit à manger. Puis il dit :

— J’aſſiſtai ton frère en sa priſon, en me faiſant paſſer pour un payſan de Nieſwieler, son parent. Je viens ici parce qu’il m’a dit : « Si tu ne meurs point pour la foi comme moi, va près de mon frère Claes ; mande-lui de vivre en la paix du Seigneur, pratiquant les œuvres de miſéricorde, élevant son fils en secret dans la loi du Chriſt. L’argent que je lui donnai fut pris sur le pauvre peuple ignorant, qu’il l’emploie à élever Thyl en la science de Dieu & de la parole. »

Ce qu’ayant dit, le meſſager donna à Claes le baiſer de paix.

Et Claes se lamentant diſait :

— Mort sur la roue, mon pauvre frère !

Et il ne pouvait se ravoir de sa grande douleur. Toutefois, comme il vit que l’homme avait soif & tendait son verre, il lui verſa du vin, mais il mangea & but sans plaiſir.

Soetkin & Nele furent abſentes pendant sept jours ; durant ce temps le meſſager de Joſſe habita sous le toit de Claes.

Toutes les nuits, ils entendaient Katheline hurlant dans la chaumine :

— Le feu, le feu ! Creuſez un trou : l’âme veut sortir !

Et Claes allait près d’elle, la calmait par douces paroles, puis rentrait en son logis.

Au bout de sept jours, l’homme partit & ne voulut recevoir de Claes que deux carolus pour se nourrir & s’héberger en chemin.


LXVIII


Nele & Soetkin étant revenues de Bruges, Claes dans sa cuiſine, aſſis par terre à la façon des tailleurs, mettait des boutons à un vieux haut-de-chauſſes. Nele était près de lui agaçant contre la cigogne Titus Bibulus Schnouffius qui, se lançant sur elle & se reculant tour à tour, piaillait de sa voix la plus claire. La cigogne, debout sur une patte, le regardant grave & penſive, rentrait son long cou dans les plumes de sa poitrine. Titus Bibulus Schnouffius, la voyant paiſible, piaillait plus terriblement. Mais soudain l’oiſeau, ennuyé de cette muſique, décocha son bec comme une flèche dans le dos du chien qui s’enfuit en criant :

— À l’aide !

Claes riait, Nele pareillement, & Soetkin ne ceſſait de regarder dans la rue, cherchant si elle ne verrait point venir Ulenſpiegel.

Soudain elle dit :

— Voici le prévôt & quatre sergents de juſtice. Ce n’eſt pas à nous, sans doute, qu’ils en veulent. Il y en a deux qui tournent autour de la chaumine.

Claes leva le nez de deſſus son ouvrage…

— Et deux qui s’arrêtent devant, continua Soetkin.

Claes se leva.

— Qui va-t-on appréhender en cette rue ? dit-elle. Jéſus Dieu ! mon homme, ils entrent ici.

Claes sauta de la cuiſine dans le jardin, suivi de Nele.

Il lui dit :

— Sauve les carolus, ils sont derrière le contre-cœur de la cheminée.

Nele le comprit, puis voyant qu’il paſſait par-deſſus la haie, que les sergents le happaient au collet, qu’il les battait pour se défaire d’eux, elle cria & pleura :

— Il eſt innocent ! il eſt innocent ! ne faites pas de mal à Claes mon père ! Ulenſpiegel, où es-tu ? Tu les tuerais tous deux !

Et elle se jeta sur l’un des sergents & lui déchira le viſage de ses ongles. Puis criant : « Ils le tueront ! » elle tomba sur le gazon du jardin & s’y roula éperdue.

Katheline était venue au bruit, &, droite & immobile, conſidérait le spectacle diſant, branlant la tête : « Le feu ! le feu ! Creuſez un trou : l’âme veut sortir. »

Soetkin ne voyait rien, & parlant aux sergents entrés dans la chaumine :

— Meſſieurs, que cherchez-vous en notre pauvre demeure ? Si c’eſt mon fils, il eſt loin. Vos jambes sont-elles longues ?

Ce diſant, elle était joyeuſe.

En ce moment Nele criant à l’aide, Soetkin courut dans le jardin, vit son homme happé au collet & se débattant sur le chemin, près de la haie.

— Frappe ! dit-elle, tue ! Ulenſpiegel, où es-tu ?

Et elle voulut aller porter secours à son homme, mais l’un des sergents la prit au corps, non sans danger.

Claes se débattait & frappait si fort qu’il eût bien pu s’échapper, si les deux sergents auxquels avait parlé Soetkin ne fuſſent venus en aide à ceux qui le tenaient.

Ils le ramenèrent, les deux mains liées, dans la cuiſine où Soetkin & Nele pleuraient à sanglots :

— Meſſire prévôt, diſait Soetkin, qu’a donc fait mon pauvre homme pour que vous le liiez ainſi de ces cordes ?

— Hérétique, dit l’un des sergents.

— Hérétique ? repartit Soetkin ; tu es hérétique, toi ? Ces démons ont menti.

Claes répondit :

— Je me remets en la garde de Dieu.

Il sortit, Nele & Soetkin le suivirent pleurant & croyant qu’on les allait auſſi mener devant le juge. Bonſhommes & commères vinrent à elles ; quand ils surent que Claes marchait ainſi lié parce qu’il était soupçonné d’héréſie, ils eurent si grande peur, qu’ils rentrèrent en hâte dans leurs maiſons en fermant derrière eux toutes les portes. Quelques fillettes seulement oſèrent venir à Claes & lui dire :

— Où t’en vas-tu, charbonnier ?

— À la grâce de Dieu, fillettes, répondit-il.

On le mena dans la priſon de la commune ; Soetkin & Nele s’aſſirent sur le seuil. Vers le soir, Soetkin dit à Nele de la laiſſer pour aller voir si Ulenſpiegel ne revenait point.


LVIX


La nouvelle courut bientôt dans les villages voiſins que l’on avait empriſonné un homme pour cauſe d’héréſie & que l’inquiſiteur Titelman, doyen de Renaix, surnommé l’inquiſiteur Sans Pitié, dirigeait les interrogatoires. Ulenſpiegel vivait alors à Koolkerke, dans l’intime faveur d’une mignonne fermière, douce veuve qui ne lui refuſait rien de ce qui était à elle. Il y fut bien heureux, choyé & careſſé, juſqu’au jour où un traître rival, échevin de la commune, l’attendit un matin qu’il sortait de la taverne & voulut le frotter de chêne. Mais Ulenſpiegel, pour lui rafraîchir sa colère, le jeta dans une mare d’où l’échevin sortit de son mieux, vert comme un crapaud & trempé comme une éponge.

Ulenſpiegel, pour ce haut fait, dut quitter Koolkerke & s’en fut à toutes jambes vers Damme, craignant la vengeance de l’échevin.

Le soir tombait frais, Ulenſpiegel courait vite : il eût voulu déjà être au logis ; il voyait en son eſprit Nele couſant, Soetkin préparant le souper, Claes liant les fagots, Schnouffius rongeant un os & la cigogne frappant sur le ventre de la ménagère pour avoir quelques miettes de nourriture.

Un colporteur piéton lui dit en paſſant :

— Où t’en vas-tu ainſi courant ?

— À Damme, en mon logis, répondit Ulenſpiegel.

Le piéton dit :

— La ville n’eſt plus sûre à cauſe des réformés qu’on y arrête.

Et il paſſa.

Arrivé devant l’auberge du Rhoode-Schildt, Ulenſpiegel y entra pour boire un verre de dobbel-kuyt. Le baes lui dit :

— N’es-tu point le fils de Claes ?

— Je le suis, répondit Ulenſpiegel.

— Hâte-toi, dit le baes, car la maleheure a sonné pour ton père.

Ulenſpiegel lui demanda ce qu’il voulait dire.

Le baes répondit qu’il le saurait trop tôt.

Et Ulenſpiegel continua de courir.

Comme il était à l’entrée de Damme, les chiens qui se tenaient sur le seuil des portes lui sautèrent aux jambes en jappant & en aboyant. Les commères sortirent au bruit & lui dirent, parlant toutes à la fois :

— D’où viens-tu ? As-tu des nouvelles de ton père ? Où eſt ta mère ? Eſt-elle auſſi avec lui en priſon ? Las ! pourvu qu’on ne le brûle pas !

Ulenſpiegel courait plus fort.

Il rencontra Nele, qui lui dit :

— Thyl, ne vas pas à ta maiſon : ceux de la ville y ont mis un gardien de la part de Sa Majeſté.

Ulenſpiegel s’arrêta :

— Nele, dit-il, eſt-il vrai que Claes mon père soit en priſon ?

— Oui, dit Nele, & Soetkin pleure sur le seuil.

Alors le cœur du fils prodigue fut gonflé de douleur & il dit à Nele :

— Je vais les voir.

— Ce n’eſt pas ce que tu dois faire, dit-elle, mais bien obéir à Claes, qui m’a dit, avant d’être pris : « Sauve les carolus ; ils sont derrière le contre-cœur de la cheminée. » Ce sont ceux-là qu’il faut sauver d’abord, car c’eſt l’héritage de Soetkin, la pauvre commère.

Ulenſpiegel, n’écoutant rien, courut juſqu’à la priſon. Là il vit sur le seuil Soetkin aſſiſe, elle l’embraſſa avec larmes, & ils pleurèrent enſemble.

Le populaire s’aſſemblant, à cauſe d’eux, en foule devant la priſon, des sergents vinrent & dirent à Ulenſpiegel & à Soetkin qu’ils euſſent a déguerpir de là au plus tôt.

La mère & le fils s’en furent en la chaumine de Nele, voiſine de leur logis, devant lequel ils virent un des soudards lanſquenets mandés de Bruges par crainte des troubles qui pourraient survenir pendant le jugement & durant l’exécution. Car ceux de Damme aimaient Claes grandement.

Le soudard était aſſis sur le pavé, devant la porte, occupé à humer hors d’un flacon la dernière goutte de brandevin. N’y trouvant plus rien, il le jeta à quelques pas, & tirant son bragmart, il prit son plaiſir à déchauſſer les pavés.

Soetkin entra chez Katheline toute pleurante.

Et Katheline, hochant la tête : « Le feu ! Creuſez un trou : l’âme veut sortir », diſait-elle.


LXX


La cloche dite borgſtorm (tempête du bourg) ayant appelé les juges au tribunal, ils se réunirent dans la Vierſchare, sur les quatre heures, autour du tilleul de juſtice.

Claes fut mené devant eux & vit, siégeant sous le dais, le bailli de Damme, puis à ses côtés, & vis-à-vis de celui-ci, le mayeur, les échevins & le greffier.

Le populaire accourut au son de la cloche, en grande multitude, & diſant :

Beaucoup d’entre les juges ne sont pas là pour faire œuvre de juſtice, mais de servage impérial.

Le greffier déclara que, le tribunal s’étant réuni préalablement dans la Vierſchare, autour du tilleul, avait décidé que, vu & entendu les dénonciations & témoignages, il y avait eu lieu d’appréhender au corps Claes, charbonnier, natif de Damme, époux de Soetkin, fille de Jooſtens. Ils allaient maintenant, ajouta-t-il, procéder à l’audition des témoins.

Hans Barbier, voiſin de Claes, fut d’abord entendu. Ayant prêté serment, il dit : « Sur le salut de mon âme, j’affirme & aſſure que Claes préſent devant ce tribunal, eſt connu de moi depuis bientôt dix-sept ans, qu’il a toujours vécu honnêtement & suivant les lois de notre mère Sainte Égliſe, n’a jamais parlé d’elle opprobrieuſement, ni logé à ma connaiſſance aucun hérétique, ni caché le livre de Luther, ni parlé dudit livre, ni rien fait qui le puiſſe faire soupçonner d’avoir manqué aux lois & ordonnances de l’empire. Ainſi m’aient Dieu & tous ses saints. »

Jan Van Rooſebeke fut alors entendu & dit « que, durant l’abſence de Soetkin, femme de Claes, il avait maintes fois cru entendre dans la maiſon de l’accuſé deux voix d’hommes, & que souvent le soir, après le couvre-feu, il avait vu, dans une petite salle sous le toit, une lumière & deux hommes, dont l’un était Claes, deviſant enſemble. Quant à dire si l’autre homme était ou non hérétique, il ne le pouvait, ne l’ayant vu que de loin. Pour ce qui eſt de Claes, ajouta-t-il, je dirai, parlant en toute vérité, que, depuis que je le connais, il fit toujours ses Pâques régulièrement, communia aux grandes fêtes, alla à la meſſe tous les dimanches, sauf celui du Saint-Sang & les suivants. Et je ne sais rien davantage. Ainſi m’aient Dieu & tous ses saints ».

Interrogé s’il n’avait point vu dans la taverne de la Blauwe-Torre Claes vendant des indulgences & se gauſſant du purgatoire, Jan Van Rooſebeke répondit qu’en effet Claes avait vendu des indulgences, mais sans mépris ni gaudiſſerie, & que lui, Jan Van Rooſebeke, en avait acheté, comme auſſi avait voulu le faire Joſſe Gripſtuiver, le doyen des poiſſonniers, qui était là dans la foule.

Le bailli dit enſuite qu’il allait faire connaître les faits & geſtes pour leſquels Claes était amené devant le tribunal de la Vierſchare.

« Le dénonciateur, dit-il, étant d’aventure reſté à Damme, afin de n’aller point à Bruges dépenſer son argent en noces & ripailles, ainſi que cela se pratique trop souvent dans ces saintes occaſions, humait l’air sobrement sur le pas de sa porte. Étant là, il vit un homme qui marchait dans la rue du Héron. Claes, en apercevant l’homme, alla à lui & le salua. L’homme était vêtu de toile noire. Il entra chez Claes, & la porte de la chaumine fut laiſſée entr’ouverte. Curieux de savoir quel était cet homme, le dénonciateur entra dans le veſtibule, entendit Claes parlant dans la cuiſine avec l’étranger, d’un certain Joſſe, son frère, qui, ayant été fait priſonnier parmi les troupes réformées, fut, pour ce fait, roué vif non loin d’Aix. L’étranger dit à Claes que l’argent qu’il avait reçu de son frère étant de l’argent gagné sur l’ignorance du pauvre monde, il le devait employer à élever son fils dans la religion réformée. Il avait auſſi engagé Claes à quitter le giron de notre mère sainte Égliſe & prononcé d’autres paroles impies auxquelles Claes répondait seulement par ces paroles : « Cruels bourreaux ! mon pauvre frère ! » Et l’accuſé blaſphémait ainſi notre saint-père le Pape & Sa Majeſté Royale, en les accuſant de cruauté parce qu’ils puniſſaient juſtement l’héréſie comme un crime de lèſe-majeſté divine & humaine. Quand l’homme eut fini de manger, le dénonciateur entendit Claes s’écrier : « Pauvre Joſſe, que Dieu ait en sa gloire, ils furent cruels pour toi. » Il accuſait ainſi Dieu même d’impiété, en jugeant qu’il peut recevoir dans son ciel des hérétiques. Et Claes ne ceſſait de dire : « Mon pauvre frère ! » L’étranger, entrant alors en fureur comme un prédicant à son prêche, s’écria : « Elle tombera la grande Babylone, la proſtituée romaine & elle « deviendra la demeure des démons & le repaire de tout oiſeau exécrable ! » Claes diſait : « Cruels bourreaux ! mon pauvre frère ! » L’étranger, pourſuivant son propos, diſait : « Car l’ange prendra la pierre qui eſt grande comme une meule. Et elle sera lancée dans la mer, & il dira : « Ainſi sera jetée la grande Babylone, & elle ne sera plus trouvée. — Meſſire, diſait Claes, votre bouche eſt pleine de colère ; mais dites-moi quand viendra le règne où ceux qui sont doux de cœur pourront vivre en paix sur la terre ? — Jamais ! répondit l’étranger, tant que règnera l’Antechriſt, qui eſt le pape & l’ennemi de toute vérité. — Ah ! diſait Claes, vous parlez sans reſpect de notre Saint-Père. Il ignore aſſurément les cruels supplices dont on punit les pauvres réformés. » L’étranger répondit : « Il ne les ignore point, car c’eſt lui qui lance ses arrêts, les fait exécuter par l’Empereur, & maintenant par le roi, lequel jouit du bénéfice de confiſcation, hérite des défunts, & fait volontiers aux riches des procès pour cauſe d’héréſie. » Claes répondit : « On dit de ces choſes au pays de Flandre, je dois les croire ; la chair de l’homme eſt faible, même quand c’eſt chair royale. Mon pauvre Joſſe ! » Et Claes donnait ainſi à entendre que c’était par un vil déſir de lucre que Sa Majeſté puniſſait les héréſiarques. L’étranger le voulant patrociner, Claes répondit : « Daignez, meſſire, ne plus me tenir de pareils diſcours, qui, s’ils étaient entendus, me suſciteraient quelque méchant procès. »

« Claes se leva pour aller à la cave & en remonta avec un pot de bière. « Je vais fermer la porte, » dit-il alors, & le dénonciateur n’entendit plus rien, car il dut sortir preſtement de la maiſon. La porte, ayant été fermée, fut toutefois rouverte à la nuit tombante. L’étranger en sortit, mais il revint bientôt y frapper, diſant : « Claes, j’ai froid ; je ne sais où loger ; donne-moi aſile ; perſonne ne m’a vu entrer, la ville eſt déſerte. » Claes le reçut chez lui, alluma une lanterne, & on le vit, précédant l’hérétique, monter l’eſcalier & mener l’étranger sous le toit, dans une petite chambre, dont la fenêtre ouvrait sur la campagne… »

— Qui donc, s’écria Claes, peut avoir rapporté tout cela, si ce n’eſt toi, méchant poiſſonnier, que je vis le dimanche sur ton seuil, droit comme un poteau, regardant hypocritement en l’air voler les hirondelles ?

Et il déſigna du doigt Joſſe Grypſtuiver, doyen des poiſſonniers, qui montrait son laid muſeau dans la foule du peuple.

Le poiſſonnier sourit méchamment en voyant Claes se trahir de la sorte. Tous ceux du populaire, hommes, femmes & fillettes, s’entre-dirent :

— Pauvre bonhomme, ses paroles lui seront cauſe de mort sans doute.

Mais le greffier continuant sa déclaration :

« L’hérétique & Claes, dit-il, deviſèrent cette nuit-là enſemble longuement, & auſſi pendant six autres, durant leſquelles on pouvait voir l’étranger faire force geſtes de menace ou de bénédiction, lever les bras au ciel comme tout ses pareils en héréſie. Claes paraiſſait approuver ses propos. »

« Certes, durant ces journées, soirées & nuits, ils deviſèrent opprobrieuſement de la meſſe, de la confeſſion, des indulgences & de Sa Majeſté Royale… »

— Nul ne l’a entendu, dit Claes, & l’on ne peut m’accuſer ainſi sans preuves !

Le greffier repartit :

— On a entendu autre choſe. Lorſque l’étranger sortit de chez toi, le septième jour, à la dixième heure, le soir étant déjà tombé, tu lui fis route juſque près de la borne du champ de Katheline. Là il s’enquit de ce que tu avais fait des méchantes idoles, — & le bailli se signa, — de madame la Vierge, de monſieur saint Nicolas & de monſieur saint Martin ? Tu répondis que tu les avais briſées & jetées dans le puits. Elles furent, en effet, trouvées dans ton puits, la nuit dernière, & les morceaux en sont dans la grange de torture.

À ce propos, Claes parut accablé. Le bailli lui demanda s’il n’avait rien à répondre, Claes fit signe de la tête que non.

Le bailli lui demanda s’il ne voulait pas rétracter la maudite penſée qui lui avait fait briſer les images & l’erreur impie en vertu de laquelle il avait prononcé des paroles opprobrieuſes à Sa Majeſté divine & à Sa Majeſté royale.

Claes répondit que son corps était à Sa Majeſté Royale, mais que sa conſcience était à Chriſt, dont il voulait suivre la loi. Le bailli lui demanda si cette loi était celle de notre mère sainte Égliſe. Claes répondit :

— Elle eſt dans le saint Évangile.

Sommé de répondre à la queſtion de savoir si le pape eſt le repréſentant de Dieu sur la terre :

— Non, dit-il.

Interrogé s’il croyait qu’il fût défendu d’adorer les images de madame la Vierge & de meſſieurs les saints, il répondit que c’était de l’idolâtrie. Queſtionné sur le point de savoir si la confeſſion auriculaire eſt choſe bonne & salutaire, il répondit :

— Chriſt a dit : « Confeſſez-vous les uns aux autres. »

Il fut vaillant en ses réponſes, quoiqu’il parût bien marri & effrayé au fond de son cœur.

Huit heures étant sonnées & le soir tombant, meſſieurs du tribunal se retirèrent, remettant au lendemain le jugement définitif.


LXXI


En la chaumine de Katheline, Soetkin pleurait de douleur affolée. Et elle diſait sans ceſſe :

— Mon homme ! mon pauvre homme !

Ulenſpiegel & Nele l’embraſſaient avec grande effuſion de tendreſſe. Elle, les preſſant alors dans ses bras, pleurait silencieuſe. Puis elle leur fit signe de la laiſſer seule. Nele dit à Ulenſpiegel :

— Laiſſons-la, elle le veut ; sauvons les carolus.

Ils s’en furent à deux ; Katheline tournait autour de Soetkin, diſant :

— Creuſez un trou : l’âme veut partir.

Et Soetkin, l’œil fixe, la regardait sans la voir.

Les chaumines de Claes & de Katheline se touchaient, celle de Claes était en un enfoncement avec un jardinet devant la maiſon, celle de Katheline avait un clos planté de fèves donnant sur la rue. Le clos était entouré d’une haie vive, dans laquelle Ulenſpiegel, pour aller chez Nele, & Nele, pour aller chez Ulenſpiegel, avaient fait un grand trou en leur jeune âge.

Ulenſpiegel & Nele vinrent dans le clos, & de là virent le soudard-gardien qui, le chef branlant, crachait en l’air, mais la salive retombait sur son pourpoint. Un flacon d’oſier giſait à côté de lui :

— Nele, dit tout bas Ulenſpiegel, ce soudard ivre n’a pas bu à sa soif ; il faut qu’il boive encore. Nous serons ainſi les maîtres. Prenons le flacon.

Au son de leurs voix, le lanſquenet tourna de leur côté sa tête lourde, chercha son flacon, & ne le trouvant pas, continua de cracher en l’air & tâcha de voir, au clair de lune, tomber sa salive.

— Il a du brandevin juſqu’aux dents, dit Ulenſpiegel ; entends-tu comme il crache avec peine ?

Cependant le soudard, ayant beaucoup craché & regardé en l’air, étendit encore le bras pour mettre la main sur le flacon. Il le trouva, mit la bouche au goulot, pencha la tête en arrière, renverſa le flacon, frappa deſſus à petits coups pour lui faire donner tout son jus & y téta comme un enfant au sein de sa mère. N’y trouvant rien, il se réſigna, poſa le flacon à côté de lui, jura quelque peu en haut allemand, cracha derechef, branla la tête à droite & à gauche, & s’endormit marmonnant d’inintelligibles patenôtres.

Ulenſpiegel, sachant que ce sommeil ne durerait point & qu’il le fallait appeſantir davantage, se gliſſa par la trouée faite dans la haie, prit le flacon du soudard & le donna à Nele, qui l’emplit de brandevin.

Le soudard ne ceſſait de ronfler. Ulenſpiegel repaſſa par le trou de la haie, lui mit le flacon plein entre les jambes, rentra dans le clos de Katheline & attendit avec Nele derrière la haie.

À cauſe de la fraîcheur de la liqueur nouvellement tirée, le soudard s’éveilla un peu, & de son premier geſte chercha ce qui lui donnait froid sous le pourpoint.

Jugeant par intuition ivrognale que ce pourrait bien être un plein flacon, il y porta la main. Ulenſpiegel & Nele le virent à la lueur de la lune secouer le flacon pour entendre le son de la liqueur, en goûter, rire, s’étonner qu’il fût si plein, boire un trait puis une gorgée, le poſer à terre, le reprendre & boire derechef.

Puis il chanta :

Quand seigneur Maan viendra
Dire bonſoir à dame Zee…

Pour les hauts Allemands, dame Zee, qui eſt la mer, eſt l’épouſe du seigneur Maan, qui eſt la lune & le maître des femmes. Donc il chanta :

Quand seigneur Maan viendra
Dire bonſoir à dame Zee,
Dame Zee lui servira
Un grand hanap de vin cuit,
Quand seigneur Maan viendra.

Avec lui elle soupera
Et maintes fois le baiſera ;
Et quand il aura bien mangé,
Dans son lit le couchera,
Quand seigneur Maan viendra.

Ainſi faſſe de moi m’amie,
Gras souper & bon vin cuit ;
Ainſi faſſe de moi m’amie,
Quand seigneur Maan viendra.

Puis, tour à tour buvant & chantant un quatrain, il s’endormit. Et il ne put entendre Nele diſant : « Ils sont dans un pot derrière le contre-cœur de la cheminée » ; ni voir Ulenſpiegel entrer par l’étable dans la cuiſine de Claes, lever la plaque du contre-cœur, trouver le pot & les carolus, rentrer dans le clos de Katheline, y cacher les carolus à côté du mur du puits, sachant bien que, si on les cherchait, ce serait dedans & non dehors.

Puis ils s’en retournèrent près de Soetkin & trouvèrent la dolente épouſe pleurant & diſant :

— Mon homme ! mon pauvre homme !

Nele & Ulenſpiegel veillèrent près d’elle juſqu’au matin.


LXXII


Le lendemain, la Borgſtorm appela à grandes volées les juges au tribunal de la Vierſchare.

Quand ils se furent aſſis sur les quatre bancs, autour de l’arbre de juſtice, ils interrogèrent de nouveau Claes & lui demandèrent s’il voulait revenir de ses erreurs.

Claes leva la main vers le ciel :

— Chriſt, mon seigneur, me voit d’en haut, dit-il. Je regardais son soleil lorſque naquit mon fils Ulenſpiegel. Où eſt-il maintenant, le vagabond ? Soetkin, ma douce commère, seras-tu brave contre l’infortune ?

Puis regardant le tilleul, il dit le maudiſſant :

— Autan & séchereſſe ! faites que les arbres de la terre des pères périſſent tous sur pied plutôt que de voir sous leur ombre juger à mort la libre conſcience. Où es-tu, mon fils Ulenſpiegel ? Je fus dur envers toi. Meſſieurs, prenez-moi en pitié & jugez-moi comme le ferait Notre Seigneur miſéricordieux.

Tous ceux qui l’écoutaient, pleuraient, fors les juges.

Puis il demanda s’il n’y avait nul pardon pour lui, diſant :

— Je travaillai toujours, gagnant peu ; je fus bon aux pauvres & doux à un chacun. J’ai quitté l’Égliſe romaine pour obéir à l’eſprit de Dieu qui me parla. Je n’implore nulle grâce que de commuer la peine du feu en celle du banniſſement perpétuel du pays de Flandre sur la vie, peine déjà grande toutefois.

Tous ceux qui étaient préſents crièrent :

— Pitié, meſſieurs ! miſéricorde !

Mais Joſſe Grypſtuiver ne cria point.

Le bailli fit signe aux aſſiſtants de se taire & dit que les placards contenaient la défenſe expreſſe de demander grâce pour les hérétiques ; mais que, si Claes voulait abjurer son erreur, il serait exécuté par la corde au lieu de l’être par le feu.

Et l’on diſait dans le peuple :

— Feu ou corde, c’eſt mort.

Et les femmes pleuraient, & les hommes grondaient sourdement.

Claes dit alors :

— Je n’abjurerai point. Faites de mon corps ce qu’il plaira à votre miſéricorde.

Le doyen de Renaix, Titelman, s’écria :

— Il eſt intolérable de voir une telle vermine d’hérétiques lever la tête devant leurs juges ; brûler leurs corps eſt une peine paſſagère, il faut sauver leurs âmes & les forcer par la torture à renier leurs erreurs, afin qu’ils ne donnent point au peuple le spectacle dangereux d’hérétiques mourant dans l’impénitence finale.

À ce propos, les femmes pleurèrent davantage & les hommes dirent :

— Où il y a aveu, il y a peine, & non torture.

Le tribunal décida que, la torture n’étant point preſcrite par les ordonnances, il n’y avait pas lieu de la faire souffrir à Claes. Sommé encore une fois d’abjurer, il répondit :

— Je ne le puis.

Il fut, en vertu des placards, déclaré coupable de simonie, à cauſe de la vente des indulgences, hérétique, recéleur d’hérétiques, &, comme tel, condamné à être brûlé vif juſqu’à ce que mort s’enſuivît devant les bailles de la Maiſon commune.

Son corps serait laiſſé pendant deux jours attaché à l’eſtache pour servir d’exemple, & enſuite inhumé au lieu où le sont de coutume les corps des suppliciés.

Le tribunal accordait au dénonciateur Joſſe Grypſtuiver, qui ne fut point nommé, cinquante florins sur les cent premiers florins carolus de l’héritage, & le dixième sur le reſtant.

Ayant entendu cette sentence, Claes dit au doyen des poiſſonniers :

— Tu mourras de malemort, méchant homme, qui pour un petit denier fais une veuve d’une épouſe heureuſe, & d’un fils joyeux, un dolent orphelin !

Les juges avaient laiſſé parler Claes, car eux auſſi, sauf Titelman, tenaient en grand mépris la dénonciation du doyen des poiſſonniers.

Celui-ci parut tout blême de honte & de colère.

Et Claes fut ramené dans sa priſon.


LXXIII


Le lendemain, qui était la veille du supplice de Claes, la sentence fut connue de Nele, d’Ulenſpiegel & de Soetkin.

Ils demandèrent aux juges de pouvoir entrer dans la priſon, ce qui leur fut accordé, mais non pas à Nele.

Quand ils entrèrent, ils virent Claes attaché au mur avec une longue chaîne. Un petit feu de bois brûlait dans la cheminée, à cauſe de l’humidité. Car il eſt de par droit & loi, en Flandre, commandé d’être doux à ceux qui vont mourir, & de leur donner du pain, de la viande ou du fromage & du vin. Mais les avares geôliers contreviennent souvent à la loi, & il en eſt beaucoup qui mangent la plus groſſe part & les meilleurs morceaux de la nourriture des pauvres priſonniers.

Claes embraſſa en pleurant Ulenſpiegel & Soetkin, mais il fut le premier qui eut les yeux secs, parce qu’il le voulait, étant homme & chef de famille.

Soetkin pleurait & Ulenſpiegel diſait :

— Je veux briſer ces méchants fers.

Soetkin pleurait, diſant :

— J’irai au roi Philippe, il fera grâce.

Claes répondit :

— Le roi hérite des biens des martyrs. Puis il ajouta : — Femme & fils aimés, je m’en vais aller triſtement de ce monde & douloureuſement. Si j’ai quelque appréhenſion de souffrance pour mon corps, je suis bien marri auſſi, songeant que, moi n’étant plus, vous deviendrez tous deux pauvres & miſérables, car le roi vous prendra votre bien.

Ulenſpiegel répondit, parlant à voix baſſe :

— Nele sauva tout hier avec moi.

— J’en suis aiſe, repartit Claes ; le dénonciateur ne rira pas sur ma dépouille.

— Qu’il meure plutôt, dit Soetkin, l’œil haineux, sans pleurer.

Mais Claes, songeant aux carolus, dit :

— Tu fus subtil, Thylken mon mignon ; elle n’aura donc point faim en son vieil âge, Soetkin ma veuve.

Et Claes l’embraſſait, la serrant fort contre sa poitrine, & elle pleurait davantage, songeant que bientôt elle perdrait sa douce protection.

Claes regardait Ulenſpiegel & diſait :

— Fils, tu péchas souvent courant les grands chemins, ainſi que font les mauvais garçons ; il ne faut plus le faire, mon enfant, ni laiſſer seule au logis la veuve affligée, car tu lui dois défenſe & protection, toi le mâle.

— Père, je le ferai, dit Ulenſpiegel.

— Ô mon pauvre homme ! diſait Soetkin l’embraſſant. Quel grand crime avons-nous commis ? Nous vivions à deux paiſiblement d’une honnête & petite vie, nous aimant bien, Seigneur Dieu, tu le sais. Nous nous levions tôt pour travailler, & le soir, en te rendant grâces, nous mangions le pain de la journée. Je veux aller au roi & le déchirer de mes ongles. Seigneur Dieu, nous ne fûmes point coupables !

Mais le geôlier entra & dit qu’il fallait partir.

Soetkin demanda de reſter. Claes sentait son pauvre viſage brûler le sien, & les larmes de Soetkin, tombant à flots, mouiller ses joues, & tout son pauvre corps friſſonnant & treſſaillant en ses bras. Il demanda qu’elle reſtât près de lui.

Le geôlier dit encore qu’il fallait partir & ôta Soetkin des bras de Claes.

Claes dit à Ulenſpiegel :

— Veille sur elle.

Celui-ci répondit qu’il le ferait. Et Ulenſpiegel & Soetkin s’en furent à deux, le fils soutenant la mère.


LXXIV


Le lendemain, qui était le jour du supplice, les voiſins vinrent, & par pitié enfermèrent enſemble, dans la maiſon de Katheline, Ulenſpiegel, Soetkin & Nele.

Mais ils n’avaient point penſé qu’ils pouvaient de loin entendre les cris du patient, & par les fenêtres voir la flamme du bûcher.

Katheline rôdait par la ville, hochant la tête & diſant :

— Faites un trou, l’âme veut sortir.

À neuf heures, Claes en son linge, les mains liées derrière le dos, fut mené hors de sa priſon. Suivant la sentence, le bûcher était dreſſé dans la rue de Notre-Dame, autour d’un poteau planté devant les bailles de la maiſon commune. Le bourreau & ses aides n’avaient pas encore fini d’empiler le bois.

Claes, au milieu de ses happe-chair, attendait patiemment que cette beſogne fût faite, tandis que le prévôt à cheval, & les eſtafiers du bailliage, & les neuf lanſquenets appelés de Bruges, pouvaient à grand’peine tenir en reſpect le peuple grondant.

Tous diſaient que c’était cruauté de meurtrir ainſi en ses vieux jours injuſtement un pauvre bonhomme si doux, miſéricordieux & vaillant au labeur.

Soudain ils se mirent à genoux & prièrent. Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.

Katheline était auſſi dans la foule de peuple, au premier rang, toute folle. Regardant Claes & le bûcher, elle diſait hochant la tête :

— Le feu ! le feu ! Faites un trou : l’âme veut sortir.

Soetkin & Nele, entendant le son des cloches, se signèrent toutes deux. Mais Ulenſpiegel ne le fit point, diſant qu’il ne voulait point adorer Dieu à la façon des bourreaux. Et il courait dans la chaumine, cherchant à enfoncer les portes & à sauter par les fenêtres ; mais toutes étaient gardées.

Soudain Soetkin s’écria, en se cachant le viſage dans son tablier :

— La fumée.

Les trois affligés virent en effet dans le ciel un grand tourbillon de fumée toute noire. C’était celle du bûcher sur lequel se trouvait Claes attaché à un poteau, & que le bourreau venait d’allumer en trois endroits au nom de Dieu le Père, de Dieu le Fils & de Dieu le Saint-Eſprit.

Claes regardait autour de lui, & n’apercevant point dans la foule Soetkin & Ulenſpiegel, il fut aiſe, en songeant qu’ils ne le verraient pas souffrir.

On n’entendait nul autre bruit que la voix de Claes priant, le bois crépitant, les hommes grondant, les femmes pleurant, Katheline diſant : « Ôtez le feu, faites un trou : l’âme veut sortir, » & les cloches de Notre-Dame sonnant pour les morts.

Soudain Soetkin devint blanche comme neige, friſſonna de tout son corps sans pleurer, & montra du doigt le ciel. Une flamme longue & étroite venait de jaillir du bûcher & s’élevait par inſtants au-deſſus des toits des baſſes maiſons. Elle fut cruellement douloureuſe à Claes, car, suivant les caprices du vent, elle rongeait ses jambes, touchait sa barbe & la faiſait fumer, léchait les cheveux & les brûlait.

Ulenſpiegel tenait Soetkin dans ses bras & voulait l’arracher de la fenêtre. Ils entendirent un cri aigu, c’était celui que jetait Claes, dont le corps ne brûlait que d’un côté. Mais il se tut & pleura. Et sa poitrine était toute mouillée de ses larmes.

Puis Soetkin & Ulenſpiegel entendirent un grand bruit de voix. C’étaient des bourgeois, des femmes & des enfants criant :

— Claes n’a pas été condamné à brûler à petit feu, mais à grande flamme. Bourreau, attiſe le bûcher !

Le bourreau le fit, mais le feu ne s’allumait pas aſſez vite.

— Étrangle-le, crièrent-ils.

Et ils jetèrent des pierres au prévôt.

— La flamme ! la grande flamme ! cria Soetkin.

En effet, une flamme rouge montait dans le ciel au milieu de la fumée.

— Il va mourir, dit la veuve. Seigneur Dieu ! prenez en pitié l’âme de l’innocent. Où eſt le roi, que je lui arrache le cœur avec mes ongles ?

Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.

Soetkin entendit encore Claes jeter un grand cri, mais elle ne vit point son corps se tordant & criant à cauſe de la douleur du feu, ni son viſage se contractant, ni sa tête qu’il tournait de tous côtés & cognait contre le bois de l’eſtache. Le peuple continuait de crier & de siffler, les femmes & les garçons jetaient des pierres, quand soudain le bûcher tout entier s’enflamma, & tous entendirent, au milieu de la flamme & de la fumée, Claes diſant :

— Soetkin ! Thyl !

Et sa tête se pencha sur sa poitrine comme une tête de plomb.

Et un cri lamentable & aigu fut entendu sortant de la chaumine de Katheline. Puis nul n’ouït plus rien, sinon la pauvre affolée hochant la tête & diſant : « L’âme veut sortir. »

Claes avait trépaſſé. Le bûcher ayant brûlé s’affaiſſa aux pieds du poteau. Et le pauvre corps tout noir y reſta pendu par le cou.

Et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.


LXXV


Soetkin était chez Katheline debout contre le mur, la tête baſſe & les mains jointes. Elle tenait Ulenſpiegel embraſſé, sans parler ni pleurer.

Ulenſpiegel auſſi demeurait silencieux ; il était effrayé de sentir de quel feu de fièvre brûlait le corps de sa mère.

Les voiſins, étant revenus du lieu d’exécution, dirent que Claes avait fini de souffrir.

— Il eſt en gloire, dit la veuve.

— Prie, dit Nele à Ulenſpiegel ; & elle lui donna son roſaire ; mais il ne voulut point s’en servir, parce que, diſait-il, les grains en étaient bénis par le pape.

La nuit étant tombée, Ulenſpiegel dit à la veuve : — Mère, il faut te mettre au lit ; je veillerai près de toi.

Mais Soetkin : — Je n’ai pas beſoin, dit-elle, que tu veilles ; le sommeil eſt bon aux jeunes hommes.

Nele leur prépara à chacun un lit dans la cuiſine ; & elle s’en fut.

Ils reſtèrent à deux tandis que les reſtes d’un feu de racines brûlaient dans la cheminée.

Soetkin se coucha, Ulenſpiegel fit comme elle, & l’entendit pleurant sous les couvertures.

Au dehors, dans le silence nocturne, le vent faiſait gronder comme la mer, les arbres du canal &, précurſeur d’automne, jetait contre les fenêtres la pouſſière par tourbillons.

Ulenſpiegel vit comme un homme allant & venant ; il entendit comme un bruit de pas dans la cuiſine. Regardant, il ne vit plus l’homme ; écoutant, il n’ouït plus rien que le vent huïant dans la cheminée & Soetkin pleurant sous ses couvertures.

Puis il entendit marcher de nouveau, & derrière lui, contre sa tête, un soupir. — Qui eſt là ? dit-il.

Nul ne répondit, mais trois coups furent frappés sur la table. Ulenſpiegel prit peur, & tremblant : — Qui eſt là ? dit-il encore. Il ne reçut pas de réponſe, mais trois coups furent frappés sur la table & il sentit deux bras l’étreindre & sur son viſage un corps se penchant, dont la peau était rugueuſe & qui avait un grand trou dans la poitrine & une odeur de brûlé :

— Père, dit Ulenſpiegel, eſt-ce ton pauvre corps qui pèſe ainſi sur moi ?

Il ne reçut point de réponſe, &, nonobſtant que l’ombre fût près de lui, il entendit crier au dehors : « Thyl ! Thyl ! » Soudain Soetkin se leva & vint au lit d’Ulenſpiegel : — N’entends-tu rien ? dit-elle.

— Si, dit-il, le père m’appelant.

— Moi, dit Soetkin, j’ai senti un corps froid à côté de moi, dans mon lit ; & les matelas ont bougé, & les rideaux ont été agités & j’ai ouï une voix diſant : « Soetkin » ; une voix toute baſſe comme un souffle, & un pas léger comme le bruit des ailes d’un moucheron. Puis, parlant à l’eſprit de Claes : Il faut dit-elle, mon homme, si tu déſires quelque choſe au ciel où Dieu te tient en sa gloire, nous dire ce que c’eſt, afin que nous accompliſſions ta volonté.

Soudain, un coup de vent entr’ouvrit la porte impétueuſement, en empliſſant la chambre de pouſſière, & Ulenſpiegel & Soetkin entendirent de lointains croaſſements de corbeaux.


KATHELINE LA FOLLE



Ils sortirent enſemble & ils vinrent au bûcher.

La nuit était noire, sauf quand les nuages chaſſés par l’aigre vent du Nord & courant comme des cerfs dans le ciel, laiſſaient brillante la face de l’aſtre.

Un sergent de la commune se promenait gardant le bûcher. Ulenſpiegel & Soetkin entendaient, sur la terre durcie, le bruit de ses pas & la voix d’un corbeau en appelant d’autres sans doute, car de loin lui répondaient des croaſſements.

Ulenſpiegel & Soetkin s’étant approchés du bûcher, le corbeau deſcendit sur les épaules de Claes, ils entendirent ses coups de bec sur le corps, & bientôt d’autres corbeaux vinrent.

Ulenſpiegel voulut se lancer sur le bûcher & frapper ces corbeaux ; le sergent lui dit :

— Sorcier, cherches-tu des mains de gloire ? Sache que les mains de brûlé ne rendent point inviſible, mais seulement les mains de pendu comme tu le seras peut-être quelque jour.

— Meſſire sergent, répondit Ulenſpiegel, je ne suis point sorcier, mais le fils orphelin de celui qui eſt attaché là, & cette femme eſt sa veuve. Nous ne voulons que le baiſer encore & avoir un peu de ses cendres en mémoire de lui. Permettez-le-nous, meſſire, qui n’êtes point soudard étranger, mais bien fils de ces pays.

— Qu’il en soit fait comme tu le veux, répondit le sergent.

L’orphelin & la veuve, marchant sur le bois brûlé, vinrent au corps ; tous deux baiſèrent le viſage de Claes avec larmes.

Ulenſpiegel prit à la place du cœur, là où la flamme avait creuſé un grand trou, un peu des cendres du mort. Puis, s’agenouillant, Soetkin & lui, prièrent. Quand l’aube parut blémiſſante au ciel, ils étaient encore là tous deux ; mais le sergent les chaſſa de peur d’être puni à cauſe de son bon vouloir.

En rentrant, Soetkin prit un morceau de soie rouge & un morceau de soie noire ; elle en fit un sachet, puis elle y mit les cendres ; & au sachet, elle mit deux rubans, afin qu’Ulenſpiegel le pût toujours porter au cou. En lui mettant le sachet, elle lui dit :

— Que ces cendres qui sont le cœur de mon homme, ce rouge qui eſt son sang, ce noir qui eſt notre deuil, soient toujours sur ta poitrine, comme le feu de vengeance contre les bourreaux.

— Je le veux, dit Ulenſpiegel.

Et la veuve embraſſa l’orphelin, & le soleil se leva.


LXXVI


Le lendemain, les sergents & les crieurs de la commune vinrent au logis de Claes afin d’en mettre tous les meubles dans la rue & de procéder à la vente de juſtice. Soetkin voyait de chez Katheline deſcendre le berceau de fer & de cuivre qui, de père en fils, avait toujours été dans la maiſon de Claes, où le pauvre mort était né, où était né auſſi Ulenſpiegel. Puis ils deſcendirent le lit où Soetkin avait conçu son enfant & où elle avait paſſé de si douces nuits sur l’épaule de son homme. Puis vint auſſi la huche où elle serrait le pain, le bahut où étaient les viandes au temps de fortune, des poêles, chaudrons & coquaſſes, non plus reluiſants comme au bon temps de bonheur, mais souillés de la pouſſière de l’abandon. Et ils lui rappelèrent les feſtins familiers alors que les voiſins venaient alléchés à l’odeur.

Puis vinrent auſſi une tonne & un tonnelet de simpel & dobbel kuyt, & dans un panier des flacons de vin dont il y avait au moins trente ; & tout fut mis sur la rue, juſques au dernier clou que la pauvre veuve entendit arracher avec grand fracas des murs.

Aſſiſe, elle regardait sans crier ni se plaindre &, toute navrée, enlever ces humbles richeſſes. Le crieur ayant allumé une chandelle, les meubles furent vendus à l’encan. La chandelle était près de sa fin que le doyen des poiſſonniers avait tout acheté à vil prix pour le revendre ; & il semblait se réjouir comme une belette suçant la cervelle d’une poule.

Ulenſpiegel diſait en son cœur : « Tu ne riras pas longtemps, meurtrier ».

La vente finit cependant, & les sergents qui fouillaient tout ne trouvaient point les carolus. Le poiſſonnier s’exclamait :

— Vous cherchez mal : je sais que Claes en avait sept cents il y a six mois.

Ulenſpiegel diſait en son cœur : « Tu n’hériteras point, meurtrier ».

Soudain, Soetkin se tournant vers lui :

— Le dénonciateur ! dit-elle en lui montrant le poiſſonnier.

— Je le sais, dit-il.

— Veux-tu, dit-elle, qu’il hérite du sang du père ?

— Je souffrirai plutôt tout un jour sur le banc de torture, répondit Ulenſpiegel.

Soetkin dit :

— Moi auſſi, mais ne me dénonce point par pitié, quelle que soit la douleur que tu me voies endurer.

— Hélas ! tu es femme, dit Ulenſpiegel.

— Pauvret, dit-elle, je te mis au monde & sais souffrir. Mais toi, si je te voyais… Puis blêmiſſant : Je prierai madame la Vierge qui a vu son fils en croix.

Et elle pleurait careſſant Ulenſpiegel.

Et ainſi fut fait entre eux un pacte de haine & force.


LXXVII


Le poiſſonnier ne dut payer que la moitié du prix d’achat, l’autre moitié devant servir à lui payer sa dénonciation juſqu’à ce que l’on retrouvât les sept cents carolus qui l’avaient pouſſé à vilenie.

Soetkin paſſait les nuits à pleurer & le jour à faire œuvre de ménagère. Souvent Ulenſpiegel l’entendait parlant toute seule & diſant :

— S’il hérite, je me ferai mourir.

Comprenant qu’elle le ferait comme elle le diſait, Nele & lui firent de leur mieux pour engager Soetkin à se retirer en Walcheren, où elle avait des parents. Soetkin ne le voulut point, diſant qu’elle n’avait pas beſoin de s’éloigner des vers qui bientôt mangeraient ses os de veuve.

Dans l’entre-temps, le poiſſonnier était allé derechef chez le bailli & lui avait dit que le défunt avait hérité depuis quelques mois seulement de sept cents carolus, qu’il était homme chichard & vivant de peu, & n’avait donc pas dépenſé cette groſſe somme, cachée sans doute en quelque coin.

Le bailli lui demanda quel mal lui avaient fait Ulenſpiegel & Soetkin pour qu’ayant pris à l’un son père, à l’autre son homme, il s’ingéniât encore à les pourſuivre cruellement ?

Le poiſſonnier répondit qu’étant haut bourgeois de Damme, il voulait faire reſpecter les lois de l’empire & mériter ainſi la clémence de Sa Majeſté.

Ce qu’ayant dit, il laiſſa entre les mains du bailli une accuſation écrite & produiſit des témoins qui, parlant en toute vérité, certifièrent malgré eux que le poiſſonnier ne mentait point.

Meſſieurs de la Chambre échevinale, ayant ouï les témoignages, déclarèrent suffiſants à torture les indices de culpabilité. En conſéquence, ils envoyèrent fouiller derechef la maiſon par des sergents qui avaient tout pouvoir de mener la mère & le fils en la priſon de la ville, où ils seraient détenus, juſqu’à ce que vînt de Bruges le bourreau, qu’on y allait mander incontinent.

Quand Ulenſpiegel & Soetkin paſſèrent dans la rue, les mains liées sur le dos, le poiſſonnier était sur le seuil de sa maiſon, les regardant.

Et les bourgeois & bourgeoiſes de Damme étaient auſſi sur le seuil de leurs maiſons. Mathyſſen, proche voiſin du poiſſonnier, entendit Ulenſpiegel dire au dénonciateur :

— Dieu te maudira, bourreau des veuves !

Et Soetkin lui diſant :

— Tu mourras de malemort, perſécuteur des orphelins.

Ceux de Damme ayant appris que c’était sur une seconde dénonciation de Grypſtuiver qu’on menait ainſi en priſon la veuve & l’orphelin, huèrent le poiſſonnier & le soir jetèrent des pierres dans ses vitres. Et sa porte fut couverte d’ordures.

Et il n’oſa plus sortir de chez lui.


LXXVIII


Vers les dix heures de l’avant-midi, Ulenſpiegel & Soetkin furent menés dans la grange de torture.

Là se tenaient le bailli, le greffier & les échevins, le bourreau de Bruges, son valet & un chirurgien-barbier.

Le bailli demanda à Soetkin si elle ne détenait aucun bien appartenant à l’empereur ? Elle répondit que, n’ayant rien, elle ne pouvait rien détenir.

— Et toi ? demanda le bailli parlant à Ulenſpiegel.

— Il y a sept mois, répondit-il, nous héritâmes de sept cents carolus ; nous en mangeâmes quelques-uns. Quant aux autres je ne sais où ils sont ; je penſe toutefois que le voyageur piéton qui demeura chez nous, pour notre malheur, emporta le reſte, car je n’ai plus rien vu depuis.

Le bailli demanda derechef si tous deux perſistaient à se déclarer innocents.

Ils répondirent qu’ils ne détenaient aucun bien appartenant a l’empereur.

Le bailli dit alors gravement & triſtement :

— Les charges contre vous étant groſſes & l’accuſation motivée, il vous faudra, si vous n’avouez, subir la queſtion.

— Épargnez la veuve, diſait Ulenſpiegel. Le poiſſonnier a tout acheté.

— Pauvret, diſait Soetkin, les hommes ne savent point comme les femmes endurer la douleur.

Voyant Ulenſpiegel blême comme trépaſſé à cauſe d’elle, elle dit encore :

— J’ai haine & force.

— Épargnez la veuve, dit Ulenſpiegel.

— Prenez-moi en sa place, dit Soetkin.

Le bailli demanda au bourreau s’il tenait prêts les objets qu’il fallait pour connaître la vérité.

Le bourreau répondit :

— Ils sont ici tous.

Les juges, s’étant concertés, décidèrent que, pour savoir la vérité, il fallait commencer par la femme.

— Car, dit l’un des échevins, il n’eſt point de fils aſſez cruel pour voir souffrir sa mère sans faire l’aveu du crime & la délivrer ainſi ; de même fera toute mère, fût-elle tigreſſe de cœur, pour son fruit.

Parlant au bourreau, le bailli dit :

— Aſſieds la femme sur la chaiſe & mets-lui les baguettes aux mains & aux pieds.

Le bourreau obéit.

— Oh ! ne faites point cela, meſſieurs les juges, cria Ulenſpiegel. Attachez-moi à sa place, briſez les doigts de mes mains & de mes pieds, mais épargnez la veuve !

— Le poiſſonnier, dit Soetkin. J’ai haine & force.

Ulenſpiegel parut blême, tremblant, affolé & se tut.

Les baguettes étaient de petits bâtons de buis, placés entre chaque doigt, touchant l’os & réunis à l’aide de cordelettes par un engin de si subtile invention, que le bourreau pouvait, au gré du juge, serrer enſemble tous les doigts, dénuder les os de leur chair, les broyer ou ne cauſer au patient qu’une petite douleur.

Il plaça les baguettes aux pieds & aux mains de Soetkin.

— Serrez, lui dit le bailli.

Il le fit cruellement. Alors le bailli, s’adreſſant à Soetkin :

— Déſigne-moi, dit-il, l’endroit où sont cachés les carolus.

— Je ne le connais pas, répondit-elle gémiſſante.

— Serrez plus fort, dit-il.

Ulenſpiegel agitait ses bras liés derrière le dos pour se défaire de la corde & venir en aide à Soetkin.

— Ne serrez point, meſſieurs les juges, diſait-il, ce sont des os de femme ténus & caſſants. Un oiſeau les briſerait de son bec. Ne serrez point. Monſieur le bourreau, je ne parle point à vous, car vous devez vous montrer obéiſſant aux commandements de meſſieurs. Ne serrez point ; ayez pitié !

— Le poiſſonnier ! dit Soetkin.

Et Ulenſpiegel se tut.

Cependant, voyant que le bourreau serrait plus fort les baguettes, il cria de nouveau :

— Pitié, meſſieurs ! diſait-il. Vous briſez à la veuve les doigts dont elle a beſoin pour travailler. Las ! ses pieds ! Ne saura-t-elle plus marcher maintenant ? pitié, meſſieurs !

— Tu mourras de malemort, poiſſonnier, s’écria Soetkin.

Et ses os craquaient & le sang de ses pieds tombait en gouttelettes.

Ulenſpiegel regardait tout, &, tremblant de douleur & de colère, diſait :

— Os de femme, ne les briſez point, meſſieurs les juges.

— Le poiſſonnier ! gémiſſait Soetkin.

Et sa voix était baſſe & étouffée comme voix de fantôme.

Ulenſpiegel trembla & cria :

— Meſſieurs les juges, les mains saignent & auſſi les pieds. On a briſé les os à la veuve !

Le chirurgien-barbier les toucha du doigt, & Soetkin jeta un grand cri.

— Avoue pour elle, dit le bailli à Ulenſpiegel.

Mais Soetkin le regarda avec des yeux pareils à ceux d’un trépaſſé, tout grands ouverts. Et il comprit qu’il ne pouvait parler & pleura sans rien dire.

Mais le bailli dit alors :

— Puiſque cette femme eſt douée de fermeté d’homme, il faut éprouver son courage devant la torture de son fils.

Soetkin n’entendit point, car elle était hors de sens à cauſe de la grande douleur soufferte.

On la fit avec force vinaigre revenir à elle. Puis Ulenſpiegel fut déſhabillé & mis nu devant les yeux de la veuve. Le bourreau lui raſa les cheveux & tout le poil, afin de voir s’il n’avait pas sur lui quelque maléfice. Il aperçut alors sur son dos le pointelet noir qu’il y portait de naiſſance. Il y paſſa pluſieurs fois une longue aiguille ; mais le sang étant venu, il jugea qu’il n’y avait en ce pointelet nulle sorcellerie. Sur le commandement du bailli les mains d’Ulenſpiegel furent liées à deux cordes jouant sur une poulie attachée au plafond, si bien que le bourreau pouvait au gré des juges le hiſſer & le deſcendre en le secouant rudement ; ce qu’il fit bien neuf fois après lui avoir attaché à chaque jambe un poids de vingt-cinq livres.

À la neuvième secouſſe, la peau des poignets & des chevilles se déchira, & les os des jambes commencèrent à sortir de leurs charnières.

— Avoue, dit le bailli.

— Non, répondit Ulenſpiegel.

Soetkin regardait son fils & ne trouvait point de force pour crier ni parler ; elle étendait seulement les bras en avant, agitant ses mains saignantes & montrant par ce geſte qu’il fallait éloigner ce supplice.

Le bourreau fit encore monter & deſcendre Ulenſpiegel. Et la peau des chevilles & des poignets se déchira plus fort, & les os de ses jambes sortirent davantage de leurs charnières ; mais il ne cria point.

Soetkin pleurait & agitait ses mains saignantes.

— Avoue le recel, dit le bailli, & il te sera pardonné.

— Le poiſſonnier a beſoin de pardon, répondit Ulenſpiegel.

— Tu veux te gauſſer des juges ? dit un des échevins.

— Me gauſſer ? Las ! répondit Ulenſpiegel, je ne fais que semblant, croyez-moi.

Soetkin vit alors le bourreau qui, sur l’ordre du bailli, attiſait un braſier ardent, & un aide qui allumait deux chandelles.

Elle voulut se lever sur ses pieds meurtris, mais retomba aſſiſe, & s’exclamant :

— Ôtez ce feu ! cria-t-elle. Ah ! meſſieurs les juges, épargnez sa pauvre jeuneſſe. Ôtez le feu !

— Le poiſſonnier ! cria Ulenſpiegel la voyant faiblir.

— Relevez Ulenſpiegel à un pied de terre, dit le bailli ; placez-lui le braſier sous les pieds & une chandelle sous chaque aiſſelle.

Le bourreau obéit. Ce qui reſtait de poil sous les aiſſelles crépita & fuma sous la flamme.

Ulenſpiegel criait, & Soetkin, pleurant, diſait :

— Ôtez le feu !

Le bailli diſait !

— Avoue le recel & tu seras délivré. Avoue pour lui, femme.

Et Ulenſpiegel diſait :

— Qui veut jeter le poiſſonnier dans le feu qui brûle toujours ?

Soetkin faiſait signe de la tête qu’elle n’avait rien à dire. Ulenſpiegel grinçait des dents, & Soetkin le regardait les yeux hagards & toute en larmes.

Cependant, lorſque le bourreau, ayant éteint les chandelles, plaça le braſier ardent sous les pieds d’Ulenſpiegel, elle cria :

— Meſſieurs les juges, ayez pitié de lui : il ne sait ce qu’il dit.

— Pourquoi ne sait-il ce qu’il dit ? demanda le bailli cauteleuſement.

— Ne l’interrogez point, meſſieurs les juges ; vous voyez bien qu’elle eſt affolée de douleur. Le poiſſonnier a menti, dit Ulenſpiegel.

— Parleras-tu comme lui, femme ? demanda le bailli.

Soetkin fit signe de la tête que oui.

— Brûlez le poiſſonnier ! cria Ulenſpiegel.

Soetkin se tut, levant en l’air son poing fermé comme pour maudire.

Voyant toutefois flamber plus ardemment le braſier sous les pieds de son fils, elle cria :

— Monſeigneur Dieu ! madame Marie qui êtes aux cieux, faites ceſſer ce supplice ! Ayez pitié ! Ôtez le braſier !

— Le poiſſonnier ! gémit encore Ulenſpiegel.

Et il vomit le sang à flots par le nez & par la bouche, &, penchant la tête, reſta suſpendu au-deſſus des charbons.

Alors Soetkin cria :

— Il eſt mort, mon pauvre orphelin ! Ils l’ont tué ! Ah ! lui auſſi. Ôtez ce braſier, meſſieurs les juges ! Laiſſez-moi le prendre dans mes bras pour mourir auſſi, moi, près de lui. Vous savez que je ne me puis enfuir sur mes pieds briſés.

— Donnez son fils à la veuve, dit le bailli.

Puis les juges délibérèrent.

Le bourreau détacha Ulenſpiegel, & le mit nu & tout couvert de sang sur les genoux de Soetkin, tandis que le chirurgien lui remettait les os en leurs charnières.

Cependant Soetkin embraſſait Ulenſpiegel & pleurant diſait :

— Fils, pauvre martyr ! Si meſſieurs les juges le veulent, je te guérirai, moi ; mais éveille-toi, Thyl, mon fils ! Meſſieurs les juges, si vous me l’avez tué, j’irai à Sa Majeſté ; car vous avez agi contre tout droit & juſtice, & vous verrez ce que peut une pauvre femme contre les méchants. Mais, meſſieurs, laiſſez-nous libres enſemble. Nous n’avons que nous deux au monde, pauvres gens sur qui la main de Dieu tombe lourde.

Ayant délibéré, les juges rendirent la sentence suivante :

« Pour ce que vous, Soetkin, femme veuve de Claes, & vous, Thyl, fils de Claes, surnommé Ulenſpiegel, ayant été accuſés d’avoir fruſtré le bien qui, par confiſcation, appartenait à Sa Royale Majeſté, nonobſtant tous privilèges à ce contraire, n’avez, malgré torture cruelle & épreuves suffiſantes, rien avoué ;

« Le tribunal, conſidérant le manque d’indices suffiſants, & en vous, femme, le pitoyable état de vos membres, & en vous, homme, la rude torture que vous avez soufferte, vous déclare libres, & vous permet de vous fixer chez celui ou celle de la ville à qui il conviendra de vous loger, nonobſtant votre pauvreté.

« Ainſi fait à Damme, le vingt-troiſième jour d’octobre, l’an de Notre-Seigneur 1558. »

— Grâces vous soient rendues, meſſieurs les juges, dit Soetkin.

— Le poiſſonnier ! gémiſſait Ulenſpiegel.

Et la mère & le fils furent menés chez Katheline dans un chariot.


LXXIX


En cette année, qui fut la cinquante-huitième du siècle, Katheline entra chez Soetkin, & dit :

« Cette nuit, m’étant ointe de baume, je fus tranſportée sur la tour de Notre-Dame, & je vis les eſprits élémentaires tranſmettant les prières des hommes aux anges, leſquels, s’envolant vers les hauts cieux, les portaient au trône. Et le ciel était tout parſemé d’étoiles radiantes. Soudain s’éleva d’un bûcher une forme qui me parut noire & monta se placer près de moi sur la tour. Je reconnus Claes tel qu’il était en vie, vêtu de ses habits de charbonnier. « — Que fais-tu, me dit-il, sur la tour de Notre-Dame ? — Mais toi, répondis-je, où vas-tu, volant dans les airs comme un oiſeau ? — Je vais, dit-il, au jugement ; n’entends-tu point le « clairon de l’ange » ? » Je me trouvais tout près de lui, & sentis que son corps d’eſprit n’était pas dur comme le corps des vivants ; mais si subtil qu’en avançant contre lui, j’y entrais comme dans une vapeur chaude. À mes pieds, par tout le pays de Flandre, brillaient quelques lumières, & je me dis : « Ceux qui se lèvent tôt & travaillent tard sont les bénis de Dieu. »

« Et toujours j’entendais dans la nuit le clairon de l’ange. Et je vis alors une autre ombre qui montait, venant d’Eſpagne ; celle-là était vieille & décrépite, avait le menton en pantoufle & de la confiture de coing aux lèvres. Elle portait sur le dos un manteau de velours cramoiſi doublé d’hermine, sur la tête une couronne impériale, dans l’une de ses mains un anchois qu’elle grignotait, & dans l’autre un hanap plein de bière.


« Elle vint, par fatigue sans doute, s’aſſeoir sur la tour de Notre-Dame. M’agenouillant, je lui dis : « Majeſté couronnée, je vous vénère, mais je ne vous connais point. D’où venez-vous & que faites-vous au monde ? — Je viens, dit-elle, de Saint-Juſte en Eſtramadoure, & je fus l’empereur Charles-Quint. — Mais, dis-je, où allez-vous préſentement par cette froide nuit, à travers ces nuages chargés de grêle ? — Je vais, dit-elle, au jugement. » Comme l’empereur voulait achever de manger son anchois, & de boire sa bière en son hanap, sonna le clairon de l’ange ; & il s’éleva dans l’air en grommelant d’être ainſi interrompu dans son repas. Je suivis Sa Sainte Majeſté. Elle allait par les eſpaces hoquetant de fatigue, soufflant d’aſthme, & vomiſſant parfois, car la mort l’avait frappée en état d’indigeſtion. Nous montâmes sans ceſſe, comme des flèches chaſſées par un arc de cornouiller. Les étoiles gliſſaient à côté de nous traçant des raies de feu dans le ciel ; nous les voyions s’y détacher & tomber. Le clairon de l’ange sonnait. Quel bruit éclatant & puiſſant ! À chaque fanfare frappant les vapeurs de l’air, celles-ci s’ouvraient, comme si de près quelque ouragan eût soufflé sur elles. Et ainſi la voie nous était tracée. Ayant été enlevés pendant mille lieues & davantage, nous vîmes Chriſt en sa gloire, aſſis sur un trône d’étoiles, & à sa droite était l’ange qui écrit les actions des hommes sur un regiſtre d’airain, & à sa gauche Marie, sa mère, l’implorant sans ceſſe pour les pécheurs. »

« Claes & l’empereur s’agenouillèrent devant le trône.


ALLANT AU JUGEMENT



« L’ange lui jeta de la tête la couronne : « Il n’eſt qu’un empereur céans, dit-il, c’eſt Chriſt. »

« Sa Sainte Majeſté parut fâchée ; toutefois, parlant humblement : « — Ne pourrais-je, dit-elle, garder cet anchois & ce hanap de bière, car ce long voyage me donna faim ?

« — Comme tu l’eus toute ta vie, repartit l’ange ; mais mange & bois toutefois. »

« L’empereur vida le hanap de bière & grignota l’anchois.

« Chriſt alors parlant dit :

« — Te préſentes-tu au jugement l’âme nette ?

« — Je l’eſpère, mon doux Seigneur, car je me confeſſai, répondit l’empereur Charles.

« — Et toi, Claes ? dit Chriſt ; car tu ne trembles point comme cet empereur. »

« — Mon Seigneur Jéſus, répondit Claes, il n’eſt point d’âme qui soit nette, je n’ai donc nulle peur de vous qui êtes le souverain bien & la souveraine juſtice, mais je crains toutefois pour mes péchés qui furent nombreux.

« — Parle, carogne, » dit l’ange en s’adreſſant à l’empereur.

« — Moi, Seigneur, répondit Charles d’une voix embarraſſée, étant oint du doigt de vos prêtres, je fus sacré roi de Caſtille, empereur d’Allemagne & roi des Romains. J’eus sans ceſſe à cœur la conſervation du pouvoir qui vient de vous, & pour ce, j’agis par la corde, par le fer, la foſſe & le feu contre tous les réformés. »

« Mais l’ange :

« — Menteur gaſtralgique, dit-il, tu veux nous tromper. Tu toléras en Allemagne les réformés, car tu avais peur d’eux, & les fis décapiter, brûler, pendre ou enterrer vifs aux Pays-Bas, où tu ne craignais rien que de n’hériter point aſſez de ces abeilles laborieuſes riches de tant de miel. Cent mille âmes périrent de ton fait, non que tu aimaſſes Chriſt, mon Seigneur, mais parce que tu fus deſpote, tyran, rongeur de pays, n’aimant que toi-même, & après toi, les viandes, poiſſons, vins & bières, car tu fus goulu comme un chien & buveur comme une éponge.

« — Et toi, Claes, parle, » dit Chriſt.

« Mais l’ange se levant :

« — Celui-ci n’a rien à dire. Il fut bon, laborieux, comme le pauvre peuple de Flandre, travaillant volontiers & volontiers riant, tenant la foi qu’il devait à ses princes & croyant que ses princes tiendraient la foi qu’ils lui devaient. Il avait de l’argent, il fut accuſé, & comme il avait hébergé un réformé, il fut brûlé vif.

« — Ah ! dit Marie, pauvre martyr, mais il eſt au ciel des sources fraîches, des fontaines de lait & de vin exquis qui te rafraîchiront, & je t’y mènerai moi-même, charbonnier.

« Le clairon de l’ange sonna encore & je vis s’élever, du fond des abîmes, un homme nu & beau, couronné de fer. Et sur le cercle de la couronne étaient écrits ces mots : « Triſte juſqu’au jour de la juſtice. »

« Il s’approcha du trône & dit à Chriſt :

« — Je suis ton eſclave juſqu’à ce que je sois ton maître.

« — Satan, dit Marie, un jour viendra où il n’y aura plus d’eſclaves ni de maîtres, & où Chriſt qui eſt amour, Satan qui eſt orgueil, voudront dire : Force & science.

« — Femme, tu es bonne & belle, dit Satan.

« Puis parlant à Chriſt, & montrant l’empereur :

« — Que faut-il faire de ceci ? dit-il.

« Chriſt répondit :

« — Tu mettras le vermiſſeau couronné dans une salle où tu raſſembleras tous les inſtruments de torture en uſage sous son règne. Chaque fois qu’un malheureux innocent endurera le supplice de l’eau, qui gonfle les hommes comme des veſſies ; celui des chandelles, qui leur brûle la plante des pieds & les aiſſelles ; l’eſtrapade, qui briſe les membres ; la traction à quatre galères ; chaque fois qu’une âme libre exhalera sur le bûcher son dernier souffle, il faut qu’il endure tour à tour ces morts, ces tortures, afin qu’il apprenne ce que peut faire de mal un homme injuſte commandant à des millions d’autres : qu’il pourriſſe dans les priſons, meure sur les échafauds, gémiſſe en exil, loin de la patrie, qu’il soit honni, vilipendé, fouetté ; qu’il soit riche & que le fiſc le ronge ; que la délation l’accuſe, que la confiſcation le ruine. Tu en feras un âne, afin qu’il soit doux, maltraité & mal nourri ; un pauvre, pour qu’il demande l’aumône & soit reçu avec des injures ; un ouvrier, afin qu’il travaille trop & ne mange pas aſſez ; puis, quand il aura bien souffert dans son corps & dans son âme d’homme, tu en feras un chien, afin qu’il soit bon & reçoive les coups ; un eſclave aux Indes, afin qu’on le vende aux enchères ; un soldat, afin qu’il se batte pour un autre & se faſſe tuer sans savoir pourquoi. Et quand, au bout de trois cents ans, il aura ainſi épuiſé toutes les souffrances, toutes les miſères, tu en feras un homme libre, & si en cet état il eſt bon comme fut Claes, tu donneras à son corps, dans un coin de terre ombreux à midi, viſité du soleil le matin, sous un bel arbre, couvert d’un frais gazon, le repos éternel. Et ses amis viendront sur sa tombe verſer leurs larmes amères & semer les violettes, fleurs du souvenir.

« — Grâce, mon fils, dit Marie, il ne sut ce qu’il faiſait, car puiſſance fait le cœur dur.

« — Il n’eſt point de grâce, dit Chriſt.

« — Ah ! dit la Sainte Majeſté, si j’avais seulement un verre de vin d’Andalouſie !

« — Viens, dit Satan ; il eſt paſſé le temps du vin, des viandes & des volailles.

« Et il emporta au plus profond des enfers l’âme du pauvre empereur, qui grignotait encore son morceau d’anchois.

« Satan le laiſſa faire par pitié. Puis je vis madame la Vierge qui mena Claes au plus haut du ciel, là où il n’y avait que des étoiles serrées par grappes à la voûte. Et là, des anges le lavèrent & il devint beau & jeune. Puis ils lui donnèrent à manger de la ryſtpap dans des cuillers d’argent. Et le ciel se ferma. »

— Il eſt en gloire, dit la veuve.

— Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenſpiegel.


LXXX


Pendant les vingt-trois jours suivants, Katheline devint blanche, maigre & sécha comme si elle fût dévorée d’un feu intérieur plus rongeant que celui de la folie.

Elle ne diſait plus : « Le feu ! Creuſez un trou : l’âme veut sortir » ; mais ravie en extaſe toujours & parlant à Nele : — Épouſe je suis ; épouſe tu dois être. Beau ; grands cheveux ; chaud amour ; froids genoux & bras froids !

Et Soetkin la regardait triſtement, croyant à une folie nouvelle.

Katheline pourſuivant son propos :

— Trois fois trois font neuf, chiffre sacré. Celui qui a dans la nuit des yeux brillants comme yeux de chat voit seul le myſtère.

Un soir Soetkin l’entendant fit un geſte de doute. Mais Katheline :

— Quatre & trois, dit-elle, malheur sous Saturne ; sous Vénus, nombre de mariage. Bras froids ! Froids genoux ! Cœur de feu !

Soetkin repartit :

— Il ne faut point parler des méchantes idoles païennes.

Ce qu’entendant Katheline, elle fit le signe de la croix & dit :

— Béni soit le cavalier gris. Faut à Nele mari, beau mari portant l’épée, noir mari à la face brillante.

— Oui, diſait Ulenſpiegel, fricaſſée de maris dont je ferai la sauce avec mon couteau.

Nele regarda son ami avec des yeux de plaiſir tout humides de le voir si jaloux :

— Je n’en veux point, dit-elle.

Katheline répondit :

— Quand viendra celui qui eſt vêtu de gris, toujours botté & éperonné d’autre sorte.

Soetkin diſait :

— Priez Dieu pour l’affolée.

— Ulenſpiegel, dit Katheline, va nous quérir quatre litres de dobbel-kuyt pendant que je vais préparer les heete-koeken ; ce sont des crêpes au pays de France.

Soetkin demanda pourquoi elle fêtait le samedi comme les juifs.

Katheline répondit :

— Parce que la pâte eſt prête.

Ulenſpiegel se tenait debout ayant à la main le grand pot d’étain d’Angleterre qui contenait juſte la meſure.

— Mère, que faut-il faire ? demanda-t-il.

— Va, dit Katheline.

Soetkin ne voulait plus répondre, n’étant point maîtreſſe dans la maiſon ; elle dit à Ulenſpiegel : — Va, mon fils.

Ulenſpiegel courut juſqu’au Scaeck, d’où il rapporta les quatre litres de dobbel-kuyt.

Bientôt le parfum des heete-koeken se répandit dans la cuiſine, & tous eurent faim, même la dolente affligée.


SOETKIN



Ulenſpiegel mangea bien. Katheline lui avait donné un grand hanap en diſant qu’étant le seul mâle, chef de maiſon, il devait boire plus que les autres & chanter après.

Et ce diſant, elle avait l’air malicieux ; mais Ulenſpiegel but & ne chanta point. Nele pleurait en regardant Soetkin blême & toute sur elle-même affaiſſée ; Katheline seule était joyeuſe.

Après le repas, Soetkin & Ulenſpiegel montèrent au grenier pour s’aller coucher ; Katheline & Nele reſtèrent dans la cuiſine où leurs lits étaient dreſſés.

Vers deux heures du matin, Ulenſpiegel s’était depuis longtemps endormi à cauſe de la peſanteur de la boiſſon ; Soetkin, les yeux ouverts, comme chaque nuit, priait Madame la Vierge de lui donner le sommeil, mais Madame ne l’écoutait point.

Soudain elle entendit le cri d’une orfraie & de la cuiſine un semblable cri répondant ; puis, de loin, dans la campagne, d’autres cris retentirent & toujours il lui paraiſſait qu’on y répondait de la cuiſine.

Penſant que c’étaient des oiſeaux de nuit, elle n’y fit nulle attention. Elle entendit des henniſſements de chevaux & le bruit de sabots ferrés frappant la chauſſée ; elle ouvrit la fenêtre du grenier & vit en effet deux chevaux sellés, piaffant & broutant l’herbe de l’accotement. Elle entendit alors une voix de femme criant, une voix d’homme menaçant, des coups frappés, de nouveaux cris, une porte se fermant avec fracas & un pas angoiſſeux montant les marches de l’eſcalier.

Ulenſpiegel ronflait & n’entendait rien ; la porte du grenier s’ouvrit ; Nele entra preſque nue, hors d’haleine, pleurant à sanglots, mit en hâte, contre la porte, une table, des chaiſes, un vieux réchaud, tout ce qu’elle put trouver de meubles. Les dernières étoiles étaient près de s’éteindre, les coqs chantaient.

Ulenſpiegel, au bruit qu’avait fait Nele, s’était retourné dans le lit, mais continuait de dormir.

Nele alors se jetant au cou de Soetkin : — Soetkin, dit-elle, j’ai peur, allume la chandelle.

Soetkin le fit ; & toujours gémiſſait Nele.

La chandelle étant allumée, Soetkin, regardant Nele, vit la chemiſe de la fillette déchirée à l’épaule & sur le front, la joue & le cou, des traces saignantes, comme en laiſſent les coups d’ongle.

— Nele, dit Soetkin l’embraſſant, d’où viens-tu ainſi bleſſée ?

La fillette, tremblant & gémiſſant toujours, diſait : — Ne nous fais point brûler, Soetkin.

Cependant, Ulenſpiegel s’éveillait & clignait de l’œil à la clarté de la chandelle. Soetkin diſait : — Qui eſt en bas ? Nele répondait : — Tais-toi, c’eſt le mari qu’elle me veut donner.

Soetkin & Nele entendirent tout à coup crier Katheline, & les jambes leur faillirent à toutes deux. « Il la bat, il la bat à cauſe de moi ! » diſait Nele.

— Qui eſt dans la maiſon ? cria Ulenſpiegel sautant du lit. Puis, s’eſſuyant les yeux, il vagua par la chambre juſqu’à ce qu’il eût mis la main sur un lourd tiſonnier giſant dans un coin.

— Perſonne, diſait Nele, perſonne ; n’y va pas, Ulenſpiegel !

Mais lui, n’écoutant rien, courut à la porte, jetant de côté chaiſes, tables & réchaud. Katheline ne ceſſait de crier en bas ; Nele & Soetkin tenaient Ulenſpiegel sur le palier, l’une à bras-le-corps, l’autre aux jambes, diſant : — N’y va pas, Ulenſpiegel, ce sont des diables.

— Oui, répondait-il, diable mari de Nele, je vais maritalement l’accoupler à mon tiſonnier. Fiançailles de fer & de viande ! Laiſſez-moi deſcendre.

Elles ne le lâchaient point toutefois, car elles étaient fortes de ce qu’elles se tenaient à la rampe. Lui les entraînait sur les marches de l’eſcalier, & elles avaient peur se rapprochant ainſi des diables. Mais elles ne purent rien contre lui. Deſcendant par sauts & par bonds comme un boulet de neige du haut d’une montagne, il entra dans la cuiſine, vit Katheline défaite & blême à la lueur de l’aube, & l’ouït diſant : « Hanſke, pourquoi me laiſſes-tu seule ? Ce n’eſt point de ma faute si Nele eſt méchante. »

Ulenſpiegel, sans l’écouter, ouvrit la porte de l’étable. N’y trouvant perſonne, il s’élança dans le clos & de là sur la chauſſée ; il vit de loin deux chevaux courant & se perdant en la brume. Il courut pour les atteindre, mais ne le put, car ils allaient comme l’autan balayant les feuilles sèches.

Marri de colère & de déſespérance, il rentra diſant entre ses dents : « Ils ont abuſé d’elle ! ils ont abuſé d’elle ! » Et il regardait, les yeux brûlant d’une méchante flamme, Nele qui, toute friſſante, se tenant devant la veuve & Katheline, diſait : — Non, Thyl, mon aimé, non.

Ce diſant, elle le regardait dans les yeux si triſtement & franchement, qu’Ulenſpiegel vit bien qu’elle diſait vrai. Puis l’interrogeant :

— D’où venaient ces cris ? dit-il, où allaient ces hommes ? Pourquoi ta chemiſe eſt-elle déchirée à l’épaule & au dos ? Pourquoi portes-tu au front & à la joue des traces d’ongles ?

— Écoute, dit-elle, mais ne nous fais point brûler, Ulenſpiegel. Katheline, que Dieu sauve de l’enfer ! a, depuis vingt-trois jours, pour ami un diable vêtu de noir, botté & éperonné. Il a la face brillante du feu que l’on voit en été sur les vagues de la mer quand il fait chaud.

— Pourquoi es-tu parti, Hanſke, mon mignon ? diſait Katheline. Nele eſt méchante.

Mais Nele pourſuivant son propos, diſait : — Il crie comme une orfraie pour annoncer sa préſence. Ma mère le voit dans la cuiſine tous les samedis. Elle dit que ses baiſers sont froids & que son corps eſt comme neige. Il la bat quand elle ne fait point tout ce qu’il veut. Il lui apporta une fois quelques florins, mais il lui en prit toutes les autres.

Durant ce récit, Soetkin, joignant les mains, priait pour Katheline. Katheline joyeuſe diſait :

— À moi n’eſt plus mon corps, à moi n’eſt plus mon eſprit, mais à lui. Hanſke, mon mignon, mène-moi encore au sabbat. Il n’y a que Nele qui ne veuille jamais venir ; Nele eſt méchante.

— À l’aube, il s’en allait, continuait la fillette ; le lendemain, ma mère me racontait cent choſes bien étranges… Mais il ne faut pas me regarder avec de si méchants yeux, Ulenſpiegel. Hier, elle me dit qu’un beau seigneur, vêtu de gris & nommé Hilbert, voulait m’avoir en mariage & viendrait céans pour se montrer à moi. Je répondis que je ne voulais point de mari, ni laid ni beau. Par autorité maternelle, elle me força de demeurer levée à les attendre ; car elle ne perd point du tout le sens quand il s’agit de ses amours. Nous étions à demi déſhabillées, prêtes à nous coucher ; je dormais sur la chaiſe qui eſt là. Quand ils entrèrent, je ne m’éveillai point. Soudain je sentis quelqu’un m’embraſſant & me baiſant sur le cou. Et à la lueur de la lune brillante, je vis une face claire comme sont les crêtes des vagues de la mer en juillet, quand il va tonner, & j’entendis qu’on me diſait à voix baſſe : « Je suis Hilbert, ton mari ; sois mienne, je te ferai riche ». Le viſage de celui qui parlait avait une odeur de poiſſon. Je le repouſſai ; il me voulut prendre par violence, mais j’avais la force de dix hommes comme lui. Toutefois, il me déchira ma chemiſe, me bleſſa au viſage & diſait toujours : « Sois mienne, je te ferai riche. — Oui, diſais-je, comme ma mère, à qui tu prendras son dernier liard. » Alors il redoublait de violence ; mais ne pouvait rien contre moi. Puis, comme il était plus laid qu’un trépaſſé, je lui donnai de mes ongles dans les yeux si fort qu’il cria de douleur & que je pus m’échapper & venir ici près de Soetkin.

Katheline diſait toujours :

— Nele eſt méchante. Pourquoi es-tu parti si vite, Hanſke mon mignon ?

— Où étais-tu, mauvaiſe mère, diſait Soetkin, pendant qu’on voulait prendre l’honneur à ton enfant ?

— Nele eſt méchante, diſait Katheline. J’étais près de mon seigneur noir, quand le diable gris vint à nous, le viſage sanglant & dit : « Viens-t’en, garçon : la maiſon eſt mauvaiſe ; les hommes y veulent frapper à mort, & les femmes ont des couteaux au bout des doigts. » Puis ils coururent à leurs chevaux & diſparurent dans le brouillard. Nele eſt méchante !


LXXXI


Le lendemain, tandis qu’ils prenaient le lait chaud, Soetkin dit à Katheline :

— Tu vois que la douleur me chaſſe déjà de ce monde, m’en veux-tu faire fuir par tes damnées sorcelleries ?

Mais Katheline diſait toujours :

— Nele eſt méchante. Reviens, Hanſke, mon mignon.

Le mercredi suivant, les diables revinrent à deux. Nele, depuis le samedi, couchait chez la veuve Van den Houte, diſant qu’elle ne pouvait reſter chez Katheline à cauſe de la préſence d’Ulenſpiegel, jeune gars.

Katheline reçut son seigneur noir & l’ami de ce seigneur dans le keet, qui eſt la buanderie & le four à pain attenant au logis principal. Et ils y menèrent noces & feſtins de vin vieux & de langue de bœuf fumée, qui étaient toujours là les attendant. Le diable noir dit à Katheline :

— Nous avons, pour un grand œuvre à faire, beſoin d’une groſſe somme d’argent ; donne-nous ce que tu peux.

Katheline ne leur voulant bailler qu’un florin, ils la menacèrent de la tuer. Mais ils la laiſſèrent quitte pour deux carolus d’or & sept deniers.

— Ne venez plus le samedi, leur dit-elle, Ulenſpiegel connaît ce jour & vous attendra en armes pour vous frapper de mort, & je mourrais après vous.

— Nous viendrons le mardi suivant, dirent-ils.

Ce jour-là, Ulenſpiegel & Nele dormaient sans craindre les diables, car ils croyaient qu’ils ne venaient que le samedi.

Katheline se leva & alla voir dans le keet si ses amis étaient venus.

Elle était bien impatiente, car depuis qu’elle avait revu Hanſke, sa souffrance de folie avait grandement diminué, car c’était folie amoureuſe, diſait-on.

Ne les voyant pas, elle fut navrée ; quand elle entendit du côté de Sluys, dans la campagne, crier l’orfraie, elle marcha vers le cri. Cheminant dans la prairie au bas d’une digue de faſcines & de gazon, elle entendit de l’autre côté de la digue les deux diables cauſant enſemble. L’un diſait :

— J’en aurai la moitié.

L’autre répondait :

— Tu n’en auras rien, ce qui eſt à Katheline eſt à moi.

Puis ils blaſphémèrent furieux, se diſputant à eux deux à qui aurait seul le bien & les amours de Katheline & de Nele tout enſemble. Tranſie de peur, n’oſant parler ni bouger, Katheline les entendit bientôt s’entre-battre, puis l’un d’eux diſant :

— Ce fer eſt froid. Puis un râle & la chute d’un corps lourd.

Peureuſe elle marcha juſqu’à sa chaumine. À deux heures de la nuit elle entendit de nouveau, mais dans son clos, le cri de l’orfraie. Elle alla pour ouvrir & vit devant la porte son diable ami seul. Elle lui demanda :

— Qu’as-tu fait de l’autre ?

— Il ne viendra plus, répondit-il.

Puis l’embraſſant, il la careſſa. Et il lui parut plus froid que de coutume. Et l’eſprit de Katheline était bien éveillé. Quand il s’en fut, il lui demanda vingt florins, tout ce qu’elle avait : elle lui en donna dix-sept.

Le lendemain, curieuſe, elle alla le long de la digue ; mais elle ne vit rien.

Sinon à une place grande comme un cercueil d’homme, du sang sur le gazon plus mou sous le pied. Mais le soir, la pluie lava le sang.

Le mercredi suivant, elle entendit encore dans son clos le cri de l’orfraie.


LXXXII


Chaque fois qu’il en avait beſoin pour payer chez Katheline leur dépenſe commune, Ulenſpiegel allait la nuit lever la pierre du trou creuſé près du puits & prenait un carolus.

Un soir, les trois femmes étaient à filer ; Ulenſpiegel sculptait au couteau une boîte que lui avait recommandée le bailli & dans laquelle il gravait habilement une belle chaſſe, avec une meute de chiens de Hainaut, de moloſſes de Candie, qui sont bêtes très-féroces, de chiens de Brabant marchant par paires & nommés les mangeurs d’oreilles, & d’autres chiens tors, retors, mopſes, trapus & lévriers.

Katheline étant préſente, Nele demanda à Soetkin si elle avait bien caché son tréſor. La veuve lui répondit sans méfiance qu’il ne pouvait être mieux qu’à côté du mur du puits.

Vers la mi-nuit qui était de jeudi, Soetkin fut éveillée par Bibulus Schnouffius, qui aboya très-aigrement, mais non longtemps. Jugeant que c’était quelque fauſſe alerte, elle se rendormit.

Le vendredi matin, au petit jour, Soetkin & Ulenſpiegel, s’étant levés, ne virent point, comme de coutume, Katheline dans la cuiſine, ni le feu allumé, ni le lait bouillant sur le feu. Ils en furent ébahis & regardèrent si de haſard elle ne serait point dans le clos. Ils l’y virent, nonobſtant qu’il bruinât, échevelée, en son linge, mouillée & tranſie, mais n’oſant entrer.

Ulenſpiegel allant à elle, lui dit :

— Que fais-tu là, preſque nue, quand il pleut ?

— Ah ! dit-elle, oui, oui, grand prodige !

Et elle montra le chien égorgé & tout roide.

Ulenſpiegel songea auſſitôt au tréſor ; il y courut. Le trou en était vide & la terre au loin semée.

Sautant sur Katheline & la frappant :

— Où sont les carolus ? dit-il.

— Oui ! oui, grand prodige ! répondait Katheline.

Nele défendant sa mère, criait :

— Grâce & pitié, Ulenſpiegel.

Il ceſſa de frapper. Soetkin se montra alors & demanda ce qu’il y avait.

Ulenſpiegel lui montra le chien égorgé & le trou vide.

Soetkin blêmit & dit :

— Vous me frappez durement, Seigneur Dieu. Mes pauvres pieds !

Et elle diſait cela à cauſe de la douleur qu’elle y avait & de la torture inutilement soufferte pour les carolus d’or. Nele, voyant Soetkin si douce, se déſespérait & pleurait ; Katheline agitant un morceau de parchemin, diſait :

— Oui, grand prodige. Cette nuit, il eſt venu, bon & beau. Il n’avait plus sur son viſage ce blême éclat qui me cauſait tant de peur. Il me parlait avec une grande tendreſſe. J’étais ravie, mon cœur se fondait. Il me dit : « Je suis riche maintenant & t’apporterai mille florins d’or, bientôt. — Oui, dis-je, j’en suis aiſe pour toi plus que pour moi, Hanſke, mon mignon. — Mais n’as-tu point céans, demanda-t-il, quelque autre perſonne que tu aimes & que je puiſſe enrichir ? — Non, répondis-je, ceux qui sont ici n’ont nul beſoin de toi. — Tu es fière dit-il ; Soetkin & Ulenſpiegel sont donc riches ? — Ils vivent sans le secours du prochain, répondis-je. — Malgré la confiſcation ? dit-il. — Ce à quoi je répondis que vous aviez plutôt souffert la torture que de laiſſer prendre votre bien. — Je ne l’ignorais point, dit-il. » Et il commença, ricaſſant coîment & baſſement, à se gauſſer du bailli & des échevins, pour ce qu’ils n’avaient rien su vous faire avouer. Je riais alors pareillement. « Ils n’euſſent point été si niais, dit-il, que de cacher leur tréſor en leur maiſon. » Je riais. « Ni dans la cave céans. » — Nenni, diſais-je. — « Ni dans le clos ? » Je ne répondis point. « Ah ! dit-il, ce serait grande imprudence. » — Petite, diſais-je, car l’eau ni son mur ne parleront. » Et lui de continuer de rire.

Cette nuit, il partit plus tôt que de coutume, après m’avoir donné une poudre avec laquelle, diſait-il, j’irais au plus beau des sabbats. Je le reconduiſis, en mon linge, juſqu’à la porte du clos, & j’étais tout enſommeillée. J’allai, comme il l’avait dit, au sabbat, & n’en revins qu’à l’aube, où je me trouvai ici, & vis le chien égorgé & le trou vide. C’eſt là un coup bien peſant pour moi, qui l’aimai si tendrement & lui donnai mon âme. Mais vous aurez tout ce que j’ai, & je ferai œuvre de mes pieds & de mes mains pour vous faire vivre.

— Je suis le blé sous la meule ; Dieu & un diable larron me frappent à la fois, dit Soetkin.

— Larron, n’en parlez point ainſi, repartit Katheline ; il eſt diable, diable. Et pour preuve, je vais vous montrer le parchemin qu’il laiſſa dans la cour ; il y eſt écrit : « N’oublie jamais de me servir. Dans trois fois deux semaines & cinq jours, je te rendrai le double du tréſor. N’aie nul doute, sinon tu mourras. » Et il tiendra parole, j’en suis sûre.

— Pauvre affolée ! dit Soetkin.

Et ce fut son dernier reproche.


LXXXIII


Les deux semaines ayant paſſé trois fois & les cinq jours pareillement, le diable ami ne revint point. Toutefois Katheline vivait sans déſespérance.

Soetkin, ne travaillant plus, se tenait sans ceſſe devant le feu, touſſant & courbée. Nele lui donnait les meilleures herbes & les plus embaumées ; mais nul remède ne pouvait sur elle. Ulenſpiegel ne sortait point de la chaumine, craignant que Soetkin ne mourût quand il serait dehors.

Il advint enſuite que la veuve ne put plus manger ni boire sans vomir. Le chirurgien-barbier vint, qui lui ôta du sang ; le sang étant ôté, elle fut si faible qu’elle ne put quitter son banc. Enfin, deſſéchée de douleur, elle dit un soir :

— Claes, mon homme ! Thyl, mon fils ! merci, Dieu qui me prends !

Et, soupirant, elle mourut.

Katheline n’oſant la veiller, Ulenſpiegel & Nele le firent enſemble, & toute la nuit, ils prièrent pour la morte.

À l’aube entra par la fenêtre ouverte une hirondelle.

Nele dit :

— L’oiſeau des âmes, c’eſt bon préſage : Soetkin eſt au ciel.

L’hirondelle fit trois fois le tour de la chambre & partit jetant cri.

Puis il entra une seconde hirondelle plus grande & noire que la première. Elle tourna autour d’Ulenſpiegel, & il dit :

— Père & mère, les cendres battent sur ma poitrine, je ferai ce que vous demandez.

Et la seconde s’en fut criant comme la première. Le jour parut plus clair. Ulenſpiegel vit des milliers d’hirondelles raſant les prairies, & le soleil se leva.

Et Soetkin fut enterrée au Champ des pauvres.


LXXXIV


Depuis la mort de Soetkin, Ulenſpiegel, rêveur, dolent ou fâché, errait par la cuiſine, n’entendant rien, prenant en nourriture & boiſſon ce qu’on lui donnait, sans choiſir. Et il se levait souvent la nuit.

En vain de sa douce voix Nele l’exhortait à l’eſpérance, vainement Katheline lui diſait qu’elle savait que Soetkin était en paradis auprès de Claes, Ulenſpiegel répondait à tout :

— Les cendres battent.

Et il était comme un homme affolé, & Nele pleurait le voyant ainſi.

Cependant le poiſſonnier demeurait en sa maiſon seul comme un parricide, & n’en oſait sortir que le soir ; car hommes & femmes, en paſſant près de lui, le huaient & l’appelaient meurtrier, & les petits enfants fuyaient devant lui, car on leur avait dit qu’il était le bourreau. Il errait seul, n’oſant entrer en aucun des trois cabarets de Damme ; car on l’y montrait au doigt, &, s’il y reſtait seulement debout une minute, les buveurs sortaient.

De là vint que les baeſen ne le voulurent plus revoir, &, s’il se préſentait, fermaient sur lui la porte. Alors le poiſſonnier leur faiſait une humble remontrance ; ils répondaient que c’était leur droit non leur devoir de vendre.

De guerre laſſe, le poiſſonnier allait boire In ’t Roode Valck, au Faucon-Rouge, petit cabaret éloigné de la ville, sur les bords du canal de Sluys. Là on le servait ; car c’étaient des gens beſogneux de qui toute monnaie était bien reçue. Mais le baes du Roode Valck ne lui parlait point ni non plus sa femme. Il y avait là deux enfants & un chien : quand le poiſſonnier voulait careſſer les enfants, ils s’enfuyaient ; & quand il appelait le chien, celui-ci le voulait mordre.

Ulenſpiegel, un soir, se mit sur le seuil de la porte ; Mathyſſen, le tonnelier, le voyant si rêveur, lui dit :

— Il faut travailler de tes mains & oublier ce coup de douleur.

Ulenſpiegel répondit.

— Les cendres de Claes battent sur ma poitrine.

— Ah ! dit Mathyſſen, il mène plus triſte vie que toi, le dolent poiſſonnier. Nul ne lui parle & chacun le fuit, si bien qu’il eſt forcé d’aller chez les pauvres gueux du Roode Valck boire sa pinte de bruinbier solitairement. C’eſt grande punition.

— Les cendres battent ! dit encore Ulenſpiegel.

Ce soir-là même, tandis que la cloche de Notre-Dame sonnait la neuvième heure, Ulenſpiegel marcha vers le Roode Valck, & voyant que le poiſſonnier n’y était point, alla vaguant sous les arbres qui bordent le canal. La lune brillait claire.

Il vit venir le meurtrier.

Comme il paſſait devant lui, il put le voir de près, & l’entendre dire, parlant tout haut comme gens qui vivent seuls : — Où ont-ils caché ces carolus ?

— Où le diable les a trouvés, répondit Ulenſpiegel en le frappant du poing au viſage.

— Las ! dit le poiſſonnier, je te reconnais, tu es le fils. Aie pitié, je suis vieux & sans force. Ce que je fis, ce ne fut point par haine, mais pour servir Sa Majeſté. Daigne me bailler pardon. Je te rendrai les meubles achetés par moi, tu ne m’en payeras pas un patard. N’eſt-ce pas aſſez ? Je les achetai sept florins d’or. Tu auras tout & auſſi un demi-florin, car je ne suis riche, il ne te le faut imaginer.

Et il voulut se mettre à genoux devant lui.

Ulenſpiegel, le voyant si laid, si tremblant & si lâche, le jeta dans le canal.

Et il s’en fut.


LXXXV


Sur les bûchers fumait la graiſſe des victimes. Ulenſpiegel, songeant à Claes & à Soetkin, pleurait solitairement.

Il alla un soir trouver Katheline pour lui demander remède & vengeance.

Elle était seule avec Nele couſant près la lampe. Au bruit qu’il fit en entrant, Katheline leva peſamment la tête comme une femme réveillée d’un lourd sommeil.

Il lui dit :

— Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, je veux sauver la terre de Flandre. Je le demandai au grand Dieu du ciel & de la terre, mais il ne me répondit point.

Katheline dit :

— Le grand Dieu ne te pouvait entendre ; il fallait premièrement parler aux eſprits du monde élémentaire, leſquels, étant des deux natures céleſte & terreſtre, reçoivent les plaintes des pauvres hommes, & les tranſmettent aux anges qui, après, les portent au trône.

— Aide-moi, dit-il, en mon deſſein ; je te payerai de sang s’il le faut.

Katheline répondit :

— Je t’aiderai, si une fille qui t’aime veut te prendre avec elle au sabbat des Eſprits du Printemps qui sont les Pâques de la Sève.

— Je le prendrai, dit Nele.

Katheline verſa dans un hanap de criſtal une grisâtre mixture dont elle donna à boire à tous les deux ; elle leur frotta de cette mixture les tempes, narines, paumes des mains & poignets, leur fit manger une pincée de poudre blanche, & leur dit de s’entre-regarder, afin que leurs âmes n’en fiſſent qu’une.

Ulenſpiegel regarda Nele, & les doux yeux de la fillette allumèrent en lui un grand feu ; puis, à cauſe de la mixture, il sentit comme un millier de crabes le pincer.

Alors ils se dévêtirent, & ils étaient beaux ainſi éclairés par la lampe, lui dans sa force fière, elle dans sa grâce mignonne ; mais ils ne pouvaient se voir, car ils étaient déjà comme enſommeillés. Puis Katheline poſa le cou de Nele sur le bras d’Ulenſpiegel, & prenant sa main la mit sur le cœur de la fillette.

Et ils demeurèrent ainſi nus & couchés l’un près de l’autre.

Il semblait à tous deux que leurs corps se touchant fuſſent de feu doux comme soleil du mois des roſes.

Ils se levèrent, ainſi qu’ils le dirent plus tard, montèrent sur l’appui de la fenêtre, de là s’élancèrent dans le vide, & sentirent l’air les porter, comme l’eau fait aux navires.

Puis ils n’aperçurent plus rien, ni de la terre où dormaient les pauvres hommes, ni du ciel où tantôt à leurs pieds roulaient les nuages. Et ils poſèrent le pied sur Sirius, la froide étoile. Puis de là ils furent jetés sur le pôle.

Là ils virent, non sans crainte, un géant nu, le géant Hiver au poil fauve, aſſis sur des glaçons & contre un mur de glace. Dans des flaques d’eau, des ours & des phoques se mouvaient, hurlant troupeau, autour de lui. D’une voix enrouée, il appelait la grêle, la neige, les froides ondées, les griſes nuées, les brouillards roux & puants, & les vents, parmi leſquels souffle le plus fort l’âpre septentrion. Et tous séviſſaient à la fois en ce lieu funeſte.

Souriant à ces déſastres, le géant se couchait sur des fleurs par sa main fanées, sur des feuilles à son souffle séchées. Puis se penchant & grattant le sol de ses ongles, le mordant de ses dents, il y fouiſſait un trou pour y chercher le cœur de la terre, le dévorer, & auſſi mettre le noir charbon où étaient les forêts ombreuſes, la paille où était le blé, le sable au lieu de la terre féconde. Mais le cœur de la terre étant de feu, il n’oſait le toucher & se reculait craintif.

Il trônait en roi, vidant sa coupe d’huile, au milieu de ses ours & de ses phoques, & des squelettes de tous ceux qu’il tua sur mer, sur terre & dans les chaumines des pauvres gens. Il écoutait, joyeux, mugir les ours, braire les phoques, cliqueter les os des squelettes d’hommes & d’animaux sous les pattes des vautours & des corbeaux y cherchant un dernier morceau de chair, & le bruit des glaçons pouſſés les uns contre les autres par l’eau morne.

Et la voix du géant était comme le mugiſſement des ouragans, le bruit des tempêtes hivernales & le vent huïant dans les cheminées.

— J’ai froid & peur, diſait Ulenſpiegel.

— Il ne peut rien contre les eſprits, répondait Nele.

Soudain il se fit un grand mouvement parmi les phoques, qui rentrèrent en hâte dans l’eau, les ours, qui, couchant l’oreille de peur, mugirent lamentablement, & les corbeaux qui, croaſſant d’angoiſſe, se perdirent dans les nuées.

Et voici que Nele & Ulenſpiegel entendirent les coups sourds d’un bélier sur le mur de glace servant d’appui au géant Hiver. Et le mur se fendait & oſcillait sur ses fondements.

Mais le géant Hiver n’entendait rien, & il hurlait & aboyait joyeuſement, rempliſſait & vidait sa coupe d’huile, & il cherchait le cœur de la terre pour le glacer & n’oſait le prendre.

Cependant les coups réſonnaient plus fort & le mur se fendait davantage, & la pluie de glaçons volant en éclats ne ceſſait de tomber autour de lui.

Et les ours mugiſſaient sans ceſſe lamentablement, & les phoques se plaignaient dans les eaux mornes.

Le mur croula, il fit jour dans le ciel : un homme en deſcendit, nu & beau, s’appuyant d’une main sur une hache d’or. Et cet homme était Lucifer, le roi Printemps.

Quand le géant le vit, il jeta loin sa coupe d’huile, & le pria de ne le point tuer.

Et au souffle tiède de l’haleine du roi Printemps, le géant Hiver perdit toute force. Le roi prit alors des chaînes de diamants, l’en lia & l’attacha au pôle.

Puis s’arrêtant, il cria, mais tendrement & amoureuſement. Et du ciel deſcendit une femme blonde, nue & belle. Se plaçant près du roi, elle lui dit :

— Tu es mon vainqueur, homme fort.

Il répondit :

— Si tu as faim, mange ; si tu as soif, bois ; si tu as peur, mets-toi près de moi : je suis ton mâle.

— Je n’ai, dit-elle, faim ni soif que de toi.

Le roi cria encore sept fois terriblement. Et il y eut un grand fracas de tonnerre & d’éclairs, & derrière lui se forma un dais de soleils & d’étoiles. Et ils s’aſſirent sur des trônes.

Alors le roi & la femme, sans que leur noble viſage bougeât & sans qu’ils fiſſent un geſte contraire à leur force & à leur calme majeſté, crièrent.

Il y eut à ces cris un onduleux mouvement dans la terre, la pierre dure & les glaçons. Et Nele & Ulenſpiegel entendirent un bruit pareil à celui que feraient de giganteſques oiſeaux voulant caſſer à coups de bec l’écale d’œufs énormes.

Et dans ce grand mouvement du sol qui montait & deſcendait, pareil aux vagues de la mer, étaient des formes comme celles de l’œuf.

Soudain de partout sortirent des arbres enchevêtrant leurs branches sèches, tandis que leurs troncs se mouvaient vacillants comme des hommes ivres. Puis ils s’écartèrent, laiſſant entre eux un vaſte eſpace vide. Du sol agité sortirent les génies de la terre ; du fond de la forêt, les eſprits des bois, de la mer voiſine, les génies de l’eau.

Ulenſpiegel & Nele virent là les nains gardiens des tréſors, boſſus, pattus, velus, laids & grimaçants, princes des pierres, hommes des bois vivant comme des arbres, & portant, en façon de bouche & d’eſtomac, un bouquet de racines au bas de la face, pour sucer ainſi leur nourriture du sein de la terre ; les empereurs des mines, qui ne savent point parler, n’ont ni cœur ni entrailles, & se meuvent comme des automates brillants. Là étaient des nains de chair & d’os, ayant queues de lézard, têtes de crapaud, coiffés d’une lanterne, qui sautent la nuit sur les épaules du piéton ivre ou du voyageur peureux, en deſcendent &, agitant leur lanterne, mènent dans les mares ou dans des trous, croyant, les pauvres hères, que cette lanterne eſt la chandelle brûlant en leur logis.

Là étaient auſſi les filles-fleurs, fleurs de force & de santé féminine, nues & point rougiſſantes, fières de leur beauté, n’ayant pour tout manteau que leurs chevelures.

Leurs yeux brillaient humides comme la nacre dans l’eau ; la chair de leurs corps était ferme, blanche & dorée par la lumière ; de leurs bouches rouges entr’ouvertes sortait une haleine plus embaumante que jaſmin.

Ce sont elles qui errent le soir, dans les parcs & jardins, ou bien au fond des bois, dans les sentiers ombreux, amoureuſes & cherchant quelque âme d’homme pour en jouir. Sitôt que paſſent devant elles un jeune gars & une fillette, elles eſſayent de tuer la fillette, mais, ne le pouvant, soufflent à la mignonne, encore réſistante, déſirs d’amour afin qu’elle se livre à l’amant ; car alors la fille-fleur a la moitié des baiſers.

Ulenſpiegel & Nele virent auſſi deſcendre des hauts cieux les eſprits protecteurs des étoiles, les génies des vents, de la briſe & de la pluie, jeunes hommes ailés qui fécondent la terre.

Puis à tous les points du ciel parurent les oiſeaux des âmes, les mignonnes hirondelles. Quand elles furent venues, la lumière parut plus vive.


LES FILLES FLEURS



Filles-fleurs, princes des pierres, empereurs des mines, hommes des bois, eſprits de l’eau, du feu & de la terre crièrent enſemble : « Lumière ! sève ! gloire au roi Printemps ! »

Quoique le bruit de leur unanime clameur fût plus puiſſant que celui de la mer furieuſe, de la foudre tonnant & de l’autan déchaîné, il sonna comme grave muſique aux oreilles de Nele & d’Ulenſpiegel, leſquels, immobiles & muets, se tenaient recroquevillés derrière le tronc rugueux d’un chêne.

Mais ils eurent plus peur encore quand les eſprits, par milliers, prirent place sur des sièges qui étaient d’énormes araignées, des crapauds à trompe d’éléphant, des serpents entrelacés, des crocodiles debout sur la queue & tenant un groupe d’eſprits dans la gueule, des serpents qui portaient plus de trente nains & naines aſſis à califourchon sur leur corps ondoyant, & bien cent mille inſectes plus grands que des Goliaths, armés d’épées, de lances, de faux dentelées, de fourches à sept fourchons, de toutes autres sortes d’horribles engins meurtriers. Ils s’entre-battaient avec grand vacarme, le fort mangeant le faible, s’en engraiſſant & montrant ainſi que Mort eſt faite de Vie & que Vie eſt faite de Mort.

Et il sortait de toute cette foule d’eſprits grouillante, serrée, confuſe, un bruit pareil à celui d’un sourd tonnerre & de cent métiers de tiſſerands, foulons, serruriers travaillant enſemble.

Soudain parurent les eſprits de la sève, courts, trapus, ayant les reins larges comme le grand tonneau d’Heidelberg, des cuiſſes groſſes comme des muids de vin, & des muſcles si étrangement forts & puiſſants que l’on eût dit que leurs corps fuſſent faits d’œufs grands & petits joints les uns aux autres & couverts d’une peau rouge, graſſe, luiſante comme leur barbe rare & leur rouſſe chevelure ; & ils portaient d’immenſes hanaps remplis d’une liqueur étrange.

Quand les eſprits les virent venir, il y eut parmi eux un grand trémouſſement de joie ; les arbres, les plantes s’agitèrent, & la terre se crevaſſa pour boire.

Et les eſprits de la sève verſèrent le vin : tout, auſſitôt, bourgeonna, verdoya, fleurit ; le gazon fut plein d’inſectes suſurrants, & le ciel rempli d’oiſeaux & de papillons ; les eſprits verſaient toujours, & ceux d’en bas reçurent le vin comme ils purent : les filles-fleurs, ouvrant la bouche ou sautant sur leurs roux échanſons, & les baiſant pour avoir davantage ; d’aucuns, joignant les mains en signe de prière ; d’autres qui, béats, laiſſaient sur eux pleuvoir ; mais tous avides ou altérés, volant, debout, courant ou immobiles, cherchant à avoir le vin, & plus vivants à chaque goutte qu’ils en pouvaient recevoir. Et il n’y avait point là de vieillards, mais, laids ou beaux, tous étaient pleins de verte force & de vive jeuneſſe.

Et ils riaient, criaient, chantaient en se pourſuivant sur les arbres comme des écureuils, dans l’air comme des oiſeaux, chaque mâle cherchant sa femelle & faiſant sous le ciel de Dieu l’œuvre sainte de nature.

Et les eſprits de la sève apportèrent au roi & à la reine la grande coupe pleine de leur vin. Et le roi & la reine burent & s’embraſſèrent.

Puis le roi, tenant la reine enlacée, jeta sur les arbres, les fleurs & les eſprits, le fond de sa coupe & s’écria :

— Gloire à la Vie ! gloire à l’Air libre ! gloire à la Force !

Et tous s’écrièrent :

— Gloire à Nature ! gloire à la Force !

Et Ulenſpiegel prit Nele dans ses bras. Étant ainſi enlacés, une danſe commença ; danſe tournoyante comme les feuilles que raſſemble une trombe, où tout était en branle, arbres, plantes, inſectes, papillons, ciel & terre, roi & reine, filles-fleurs, empereurs des mines, eſprits des eaux, nains boſſus, princes des pierres, hommes des bois, porte-lanternes, eſprits protecteurs des étoiles, & les cent mille horrifiques inſectes entremêlant leurs lances, leurs faux dentelées, leurs fourches à sept fourchons, danſe vertigineuſe, roulant dans l’eſpace qu’elle rempliſſait, danſe à laquelle prenaient part le soleil, la lune, les planètes, les étoiles, le vent, les nuées.

Et le chêne auquel Nele & Ulenſpiegel s’étaient accrochés roulait dans le tourbillon, & Ulenſpiegel diſait à Nele :

— Mignonne, nous allons mourir.

Un eſprit les entendit & vit qu’ils étaient mortels :

— Des hommes, cria-t-il, des hommes en ce lieu !

Et il les arracha de l’arbre & les jeta dans la foule.

Et Ulenſpiegel & Nele tombèrent mollement sur le dos des eſprits, leſquels se les renvoyaient les uns aux autres diſant :

— Salut aux hommes ! bienvenus les vers de terre ! Qui veut du garçonnet & de la fillette ? Ils nous viennent faire viſite, les chétifs !

Et Ulenſpiegel & Nele volaient de l’un à l’autre criant :

— Grâce !

Mais les eſprits ne les entendaient point, & tous deux voltigeaient, les jambes en l’air, la tête en bas, tournoyant comme des plumes au vent d’hiver, pendant que les eſprits diſaient :

— Gloire aux hommelets & aux femmelettes, qu’ils danſent comme nous !

Les filles-fleurs, voulant séparer Nele d’Ulenſpiegel, la frappaient & l’euſſent tuée, si le roi Printemps, d’un geſte arrêtant la danſe, n’eût crié :

— Qu’on amène devant moi ces deux poux !

Et ils furent séparés l’un de l’autre ; & chaque fille-fleur diſait en eſſayant d’arracher Ulenſpiegel à ses rivales :

— Thyl, ne voudrais-tu mourir pour moi ?

— Je le ferai tantôt, répondit Ulenſpiegel.

Et les nains eſprits des bois qui portaient Nele diſaient :

— Que n’es-tu âme comme nous, que nous te puiſſions prendre !

Nele répondait :

— Ayez patience.

Ils arrivèrent ainſi devant le trône du roi ; & ils tremblèrent fort en voyant là sa hache d’or & sa couronne de fer.

Et il leur dit :

— Qu’êtes-vous venus faire ici, chétifs ?

Ils ne répondirent point.

— Je te connais, bourgeon de sorcière, ajouta le roi, & toi auſſi rejeton de charbonnier ; mais en étant venus à force de sortilèges à pénétrer en ce laboratoire de nature, pourquoi avez-vous maintenant le bec clos comme chapons empiffrés de mie ?

Nele tremblait en regardant le diable terrible ; mais Ulenſpiegel, reprenant sa virile aſſurance, répondit :

— Les cendres de Claes battent sur mon cœur. Alteſſe divine, la mort va fauchant par la terre de Flandre, au nom du pape, les plus forts hommes, les femmes les plus mignonnes ; ses privilèges sont briſés, ses chartes anéanties, la famine la ronge, ses tiſſerands & drapiers l’abandonnent pour aller chez l’étranger chercher le libre travail. Elle mourra tantôt si on ne lui vient en aide. Alteſſes, je ne suis qu’un pauvre petit bonhommet venu au monde comme un chacun, ayant vécu comme je le pouvais, imparfait, borné, ignorant, pas vertueux, point chaſte ni digne d’aucune grâce humaine ni divine. Mais Soetkin mourut des suites de la torture & de son chagrin, mais Claes brûla dans un terrible feu, & je voulus les venger, & le fis une fois ; je voulais auſſi voir plus heureux ce pauvre sol où sont semés ses os, & je demandai à Dieu la mort des perſécuteurs, mais il ne m’écouta point. De plaintes las, je vous évoquai par la puiſſance du charme de Katheline, & nous venons, moi & ma tremblante compagne, à vos pieds, demander, Alteſſes divines, de sauver cette pauvre terre.

L’empereur & sa compagne répondirent enſemble :

Par la guerre & par le feu,
Par la mort & par le glaive,
Par Cherche les Sept.

Dans la mort & dans le sang,
Dans les ruines & les larmes,
Par Trouve les Sept.

Laids, cruels, méchants, difformes,
Vrais fléaux pour la pauvre terre,
Par Brûle les Sept.

Attends, entends & vois,
Dis-nous, chétif, n’es-tu bien aiſe ?
Par Trouve les Sept.

Et tous les eſprits de chanter enſemble :

Dans la mort & dans le sang,
Dans les ruines & les larmes,
Par Trouve les Sept.

Attends, entends & vois
Dis-nous, chétif, n’es-tu bien aiſe ?
Par Trouve les Sept.

— Mais, dit Ulenſpiegel, Alteſſe & vous, meſſieurs les eſprits, je n’entends rien à votre langage. Vous vous gauſſez de moi, sans doute.

Mais, sans l’écouter, ceux-ci dirent :

Quand le septentrion
Baiſera le couchant,
Ce sera fin de ruines :
Trouve les Sept
Et la Ceinture.

Et cela avec un si grand enſemble & une si effrayante force de sonorité, que la terre trembla & que les cieux frémirent. Et les oiſeaux sifflant, les hiboux bubulant, les moineaux pépiant de peur, les orfraies se plaignant, voletaient éperdus. Et les animaux de la terre, lions, serpents, ours, cerfs, chevreuils, loups, chiens & chats mugiſſaient, sifflaient, bramaient, hurlaient aboyaient et miaulaient terriblement.

Et les eſprits chantaient :

Attends, entends & vois,
Aime les Sept
Et la Ceinture.

Et les coqs chantèrent, & tous les eſprits s’évanouirent sauf un méchant empereur des mines qui, prenant Ulenſpiegel et Nele chacun par un bras, les lança dans le vide, sans douceur.

Ils se trouvèrent couchés l’un près de l’autre, comme pour dormir, & ils friſſonnèrent au vent froid du matin.

Et Ulenſpiegel vit le corps mignon de Nele tout doré à cauſe du soleil qui se levait.