La Légende d’Ulenspiegel/Livre 4

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LIVRE QUATRIÈME


I


Étant à Heyſt, sur les dunes, Ulenſpiegel & Lamme voient venir d’Oſtende, de Blanckenberghe, de Knokke, force bateaux pêcheurs pleins d’hommes armés & suivant les Gueux de Zélande, qui portent au couvre-chef le croiſſant d’argent avec cette inſcription : « Plutôt servir le Turc que le pape. »

Ulenſpiegel eſt joyeux, il siffle comme l’alouette ; de tous côtés répond le clairon guerrier du coq.

Les bateaux, voguant ou pêchant & vendant leur poiſſon, abordent, l’un après l’autre, à Emden. Là eſt détenu Guillaume de Blois qui, par commiſſion du prince d’Orange, équipe un navire.

Ulenſpiegel & Lamme viennent à Emden, tandis que sur l’ordre de Très-Long, les bateaux des Gueux regagnent la haute mer.

Très-Long, étant à Emden depuis onze semaines, se morfondait amèrement. Il allait du navire à terre & de terre au navire, comme un ours enchaîné.

Ulenſpiegel & Lamme, vaguant sur les quais, y aviſent un seigneur de bonne trogne, braſſant quelque mélancolie & empéché à déchauſſer d’un épieu l’un des pavés du quai. N’y pouvant parvenir, il eſſayait toutefois de mener à bonne fin l’entrepriſe, tandis qu’un chien rongeait un os derrière lui.

Ulenſpiegel vient au chien & fait mine de lui vouloir voler son os. Le chien gronde ; Ulenſpiegel ne ceſſe : le chien mène grand vacarme de roquetaille.

Le seigneur, se retournant au bruit, dit à Ulenſpiegel :

— À quoi te sert-il de tourmenter cette bête ?

— À quoi, meſſire, vous sert-il de tourmenter ce pavé ?

— Ce n’eſt point même choſe, dit le seigneur.

— La différence n’eſt pas grande, répondit Ulenſpiegel : si ce chien tient à son os & le veut garder, ce pavé tient à son quai & y veut reſter. Et c’eſt bien le moins que des gens comme nous tournent autour d’un chien quand des gens comme vous tournent autour d’un pavé.

Lamme se tenait derrière Ulenſpiegel, n’oſant parler.

— Qui es-tu ? demanda le seigneur.

— Je suis Thyl Ulenſpiegel, fils de Claes, mort dans les flammes pour la foi.

Et il siffla comme l’alouette & le seigneur chanta comme le coq.

— Je suis l’amiral Très-Long, dit-il ; que me veux-tu ?

Ulenſpiegel lui conta ses aventures & lui bailla cinq cents carolus.

— Qui eſt ce gros homme ? demanda Très-Long montrant Lamme du doigt.

— Mon compagnon & ami, répondit Ulenſpiegel : il veut, comme moi, chanter sur ton navire, à belle voix d’arquebuſe, la chanſon de la délivrance de la terre des pères.

— Vous êtes braves tous deux, dit Très-Long, vous partirez sur mon navire.

On était pour lors en février : aigre était le vent, vive la gelée. Après trois semaines d’attente dépiteuſe, Très-Long quitte Emden avec proteſtation. Penſant entrer au Texel, il part du Vlie mais eſt contraint d’entrer à Wieringen, où son navire eſt cerné par la glace.

Bientôt ce fut tout autour un joyeux spectacle : traîneaux & patineurs tout en velours ; patineuſes aux cottes & vaſquines brodées d’or, de perle, d’écarlate, d’azur ; garçonnets & fillettes allaient, venaient, gliſſaient, riaient, se suivant en ligne, ou deux à deux, par couples, chantant la chanſon d’amour sur la glace, ou allant manger & boire dans des échoppes ornées de drapeaux, du brandevin, des oranges, des figues, du peperkoek, des schols, des œufs, des légumes chauds & des ecte-kaeken, ce sont des crêpes, & des légumes au vinaigre, tandis qu’autour d’eux traînelets & traîneaux à voile faiſaient crier la glace sous leur éperon.

Lamme, cherchant sa femme, vaguait patinant comme les joyeux bonſhommes & commères, mais il tomba souvent.

Dans l’entre-temps, Ulenſpiegel allait s’abreuver & se nourrir dans une petite auberge sur le quai où il ne lui fallait point payer cher sa pitance ; & il deviſait avec la vieille baeſine volontiers.

Un dimanche, vers neuf heures, il y entra demandant qu’on lui donnât son dîner.

— Mais, dit-il à une mignonne femme s’avançant pour le servir, baeſine rafraîchie, que fis-tu de tes rides anciennes ? Ta bouche a toutes ses dents blanches & jeunettes, & les lèvres en sont rouges comme ceriſes. Eſt-il pour moi ce doux & malicieux sourire ?

— Nenni, dit-elle ; mais que te faut-il bailler ?

— Toi, dit-il.

La femme répondit :

— Ce serait trop pour un maigrelet comme toi ; ne veux-tu point d’autre viande ?

Ulenſpiegel ne sonnant mot :

— Qu’as-tu fait, dit-elle, de cet homme beau, bien fait & corpulent que je vis souvent près de toi ?

— Lamme ? dit-il.

— Qu’en as-tu fait ? dit-elle.

Ulenſpiegel répondit :

— Il mange, dans les échoppes, des œufs durs, des anguilles fumées, des poiſſons salés, des zweertjes & tout ce qu’il peut se mettre sous la dent ; le tout pour chercher sa femme. Que n’es-tu la mienne, mignonne ? Veux-tu cinquante florins ? veux-tu un collier d’or ?

Mais elle se signant :

— Je ne suis point à acheter ni à prendre, dit-elle.

— N’aimes-tu rien ? dit-il.

— Je t’aime comme mon prochain ; mais j’aime avant tout Monſeigneur le Chriſt & Madame la Vierge, qui me commandent de mener prude vie. Durs & peſants en sont les devoirs, mais Dieu nous aide, pauvres femmes. Il en eſt cependant qui succombent. Ton gros ami eſt-il joyeux ?

Ulenſpiegel répondit :

— Il eſt gai en mangeant, triſte à jeun & toujours songeur. Mais toi, es-tu joyeuſe ou dolente ?

— Nous autres femmes, dit-elle, sommes eſclaves de qui nous gouverne !

— La lune ? dit-il.

— Oui, dit-elle.

— Je vais dire à Lamme de te venir voir.

— Ne le fais point, dit-elle ; il pleurerait & moi pareillement.

— Vis-tu jamais sa femme ? demanda Ulenſpiegel.

Elle, soupirant, répondit :

— Elle pécha avec lui & fut condamnée à une cruelle pénitence. Elle sait qu’il va sur la mer pour le triomphe de l’héréſie, c’eſt une choſe dure à penſer pour un cœur chrétien. Défends-le si on l’attaque, soigne-le s’il eſt bleſſé : sa femme m’ordonna de te faire cette demande.

— Lamme eſt mon frère & ami, répondit Ulenſpiegel.

— Ah ! diſait-elle, que ne rentrez-vous au giron de Notre Mère Sainte Égliſe !

— Elle mange ses enfants, répondit Ulenſpiegel.

Et il s’en fut.

Un matin de mars, le vent qui soufflait aigre, ne ceſſant d’épaiſſir la glace & le navire de Très-Long ne pouvant partir, les marins & soudards du navire menaient noces & ripailles de traîneaux & de patins.

Ulenſpiegel étant à l’auberge, la mignonne femme lui dit, toute dolente & comme affolée :

— Pauvre Lamme ! Pauvre Ulenſpiegel !

— Pourquoi te plains-tu ? demanda-t-il.

— Hélas ! hélas ! dit-elle, que ne croyez-vous à la meſſe ! Vous iriez en paradis, sans doute, & je pourrais vous sauver en cette vie.

La voyant aller à la porte écouter attentive, Ulenſpiegel lui dit :

— Ce n’eſt pas la neige que tu écoutes tomber ?

— Non, dit-elle.

— Ce n’eſt pas au vent gémiſſant que tu prêtes l’oreille ?

— Non, dit-elle encore.

— Ni au bruit joyeux que font dans la taverne voiſine nos vaillants matelots ?

— La mort vient comme un voleur, dit-elle.

— La mort ! dit Ulenſpiegel, je ne te comprends pas ; rentre & parle.

— Ils sont là, dit-elle.

— Qui ?

— Qui ? répondit-elle. Les soldats de Simonen-Bol, qui vont venir, au nom du duc, se ruer sur vous tous ; si l’on vous traite si bien ici, c’eſt comme les bœufs qu’on va tuer. Ah pourquoi, dit-elle tout en larmes, ne le sais-je que de tantôt seulement ?

— Ne pleure ni ne crie, dit Ulenſpiegel, & demeure !

— Ne me trahis point, dit-elle.

Ulenſpiegel sortit de la maiſon, courut, s’en fut à toutes les échoppes & tavernes coulant en l’oreille des marins & soudards ces mots : « L’Eſpagnol vient ».

Tous coururent au vaiſſeau, préparant en grande hâtivité tout ce qu’il fallait pour la bataille, & ils attendirent l’ennemi. Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Vois-tu cette mignonne femme debout sur le quai, avec sa robe noire brodée d’écarlate, & se cachant le viſage sous sa capeline blanche ?

— Ce m’eſt tout un, répondit Lamme. J’ai froid, je veux dormir.

Et il s’enveloppa la tête de son opperſt-kleed. Et ainſi il fut comme un homme sourd.

Ulenſpiegel reconnut alors la femme & lui cria du vaiſſeau :

— Veux-tu nous suivre ? dit-il.

— Juſqu’à la foſſe, dit-elle, mais je ne le puis…

— Tu ferais bien, dit Ulenſpiegel ; songes-y cependant : quand le roſſignol reſte en la forêt, il eſt heureux & chante ; mais s’il la quitte & riſque ses petites ailes au vent de la grande mer, il les briſe & meurt.

— J’ai chanté au logis, dit-elle, & chanterais dehors si je le pouvais. Puis, s’approchant du navire : Prends, dit-elle, ce baume pour toi & ton ami qui dort quand il faut veiller.

Et elle s’éloigna diſant :

— Lamme ! Lamme ! Dieu te garde du mal, reviens sauf.

Et elle se découvrit le viſage.

— Ma femme, ma femme ! cria Lamme.

Et il voulut sauter sur la glace.

— Ta femme fidèle ! dit-elle.

Et elle courut le grand trotton.

Lamme voulut sauter du pont sur la glace, mais il en fut empêché par un soudard, lequel le retint par son opperſt-kleed. Il cria, pleura, supplia qu’on lui voulût permettre de partir. Mais le prévôt lui dit :

— Tu seras pendu si tu laiſſes le vaiſſeau.

Lamme voulut derechef se jeter sur la glace, mais un vieux Gueux le retint, lui diſant :

— Le plancher eſt humide, tu pourrais te mouiller les pieds.

Et Lamme tomba sur son séant, pleurant & sans ceſſe diſant :

— Ma femme, ma femme ! laiſſez-moi aller à ma femme !

— Tu la reverras, dit Ulenſpiegel. Elle t’aime, mais elle aime Dieu plus que toi.

— La diableſſe enragée, cria Lamme. Si elle aime Dieu plus que son homme, pourquoi se montre-t-elle à moi mignonne & déſirable ? Et si elle m’aime, pourquoi me laiſſe-t-elle ?

— Vois-tu clair dans les puits profonds ? demanda Ulenſpiegel

— Las ! diſait Lamme, je mourrai bientôt.

Et il reſta sur le pont, blême & affolé.

Dans l’entre-temps vinrent les gens de Simonen-Bol, avec force artillerie.

Ils tirèrent sur le navire, qui leur répondit. Et leurs boulets caſſaient la glace tout autour. Vers le soir une pluie tomba tiède.

Le vent soufflant du ponant, la mer se fâcha sous la glace & la souleva par blocs énormes, leſquels furent vus se dreſſant, retombant, s’entre-heurtant, paſſant les uns sur les autres non sans danger pour le navire qui, lorſque l’aube creva les nuages nocturnes, ouvrit ses ailes de lin comme un oiſeau de liberté & vogua vers la mer libre.

Là ils rejoignirent la flotte de meſſire Lumey de la Marche, amiral de Hollande & Zélande, & chef & capitaine général, & comme tel portant une lanterne au haut de son navire.

— Regarde-le bien, mon fils, dit Ulenſpiegel ; celui-ci ne t’épargnera point, si tu veux de force quitter le navire. Entends-tu sa voix éclater comme tonnerre ? Vois comme il eſt large & fort en sa haute stature ! Regarde ses longues mains aux ongles crochus ! Vois ses yeux ronds, yeux d’aigle & froids, & sa longue barbe pointue qu’il laiſſera croître juſqu’à ce qu’il ait pendu tous les moines & prêtres pour venger la mort des deux comtes ! Vois-le redoutable & cruel ; il te fera pendre haut & court, si tu continues de geindre & crier toujours : Ma femme !

— Mon fils, répondit Lamme, tel parle de corde pour le prochain qui a déjà au col la fraiſe de chanvre.

— Toi-même la porteras le premier. Tel eſt mon vœu amical, dit Ulenſpiegel.

— Je te verrai à la potence pouſſer, longue d’une toiſe hors du bec, ta langue venimeuſe, répondit Lamme.

Et tous deux penſaient rire.

Ce jour-là, le vaiſſeau de Très-Long prit un navire de Biſcaye chargé de mercure, de poudre d’or, de vins & d’épices. Et le navire fut vidé de sa moelle, hommes & butin, comme un os de bœuf sous la dent d’un lion.

Ce fut en ce temps auſſi que le duc ordonna aux Pays-Bas de cruels & d’abominables impôts, obligeant tous les habitants vendant des biens mobiliers ou immobiliers à payer mille florins par dix mille. Et cette taxe fut permanente. Tous les marchands & vendeurs quelconques durent payer au roi le dixième du prix de vente, & il fut dit dans le peuple que des marchandiſes vendues dix fois en une semaine, le roi avait tout.

Et ainſi le commerce & l’induſtrie s’en allaient vers Ruine & Mort.

Et les Gueux prirent la Briele, forte place maritime qui fut nommée le Verger de liberté.


II


Les premiers jours de mai, par un ciel clair, le navire voguant fièrement sur le flot, Ulenſpiegel chanta :

Les cendres battent sur mon cœur.
Les bourreaux sont venus, ils ont frappé
Par le poignard, le feu, la force & le glaive.
Ils ont payé l’eſpionnage vil.
Où était Amour & Foi, vertus douces,
Ils ont mis Délation & Méfiance.
Que les bouchers soient frappés,
Battez le tambour de guerre.

Vive le Gueux ! Battez le tambour !
La Briele eſt priſe,
Et auſſi Fleſſingue, clef de l’Eſcaut ;
Dieu eſt bon, Camp-Veere eſt priſe,
Où était l’artillerie de Zélande ?
Nous avons balles, poudres & boulets,
Boulets de fer & boulets de fonte.
Dieu eſt avec nous, qui donc contre ?

Battez le tambour de guerre & gloire !
Vive le Gueux ! Battez le tambour !

Le glaive eſt tiré, hauts soient nos cœurs,
Fermes nos bras, le glaive eſt tiré.
Foin du dixième denier l’entier de ruine,
Mort au bourreau, la hart au spoliateur,

À roi parjure peuple rebelle.
Le glaive eſt tiré pour nos droits,
Pour nos maiſons, nos femmes & nos enfants.
Le glaive eſt tiré, battez le tambour !

Hauts sont nos cœurs, fermes nos bras.
Foin du dixième denier, foin de l’infâme pardon.
Battez le tambour de guerre, battez le tambour !

— Oui, compères & amis, dit Ulenſpiegel, oui, ils ont dreſſé à Anvers, devant la Maiſon Commune, un éclatant échafaud couvert de drap rouge ; le duc y eſt aſſis comme un roi sur son trône au milieu des eſtafiers & des soudards. Voulant sourire bénévolement, il fait aigre grimace. Battez le tambour de guerre !

Il a octroyé un pardon : faites silence : sa cuiraſſe dorée reluit au soleil, le grand prévôt eſt à cheval à côté du dais : voici venir le héraut avec ses timbaliers ; il lit : c’eſt le pardon pour tous ceux qui n’ont point péché ; les autres seront punis cruellement.

Oyez, compères, il lit l’édit qui commande, sous peine de rébellion, le payement des dixième & vingtième deniers. »

Et Ulenſpiegel chanta :

xxxxxxÔ duc ! entends-tu la voix du populaire,
xxxxxxLa forte rumeur ? C’eſt la mer qui monte
xxxxxxAu temps des grandes houles.
xxxxxxAſſez d’argent, aſſez de sang,
xxxxxxAſſez de ruines ! Battez le tambour !
xxxxxxLe glaive eſt tiré. Battez le tambour de deuil !

xxxxxxC’eſt le coup d’ongle sur la plaie sanglante,
xxxxxxLe vol après le meurtre. Te faut-il donc
xxxxxxMêler tout notre or à notre sang pour le boire ?
xxxxxxNous marchions dans le devoir, féaux
xxxxxxÀ Sa Majeſté Royale. Sa Majeſté eſt parjure,
Nous sommes dégagés de serments. Battez le tambour de guerre.

xxxxxxDuc d’Albe, duc de sang,
xxxxxxVois ces échoppes & ces boutiques fermées,
xxxxxxVois ces braſſeurs, boulangers, épiciers,
xxxxxxRefuſant de vendre pour ne payer point.
xxxxxxQui donc te salue quand tu paſſes ?
xxxxxxPerſonne. Sens-tu, comme un brouillard de peſte,
xxxxxxHaine & Mépris t’environner ?




LES GUEUX DE MER



xxxxxxLa belle terre de Flandres,
xxxxxxLe joyeux pays de Brabant,
xxxxxxSont triſtes comme des cimetières.
xxxxxxLà où jadis, au temps de liberté,
xxxxxxChantaient les violes, glapiſſaient les fifres,
xxxxxxSont le silence & la mort.
xxxxxxBattez le tambour de guerre.

xxxxxxAu lieu des faces joyeuſes
xxxxxxDe buveurs & d’amoureux chantants,
xxxxxxSont les pâles viſages
xxxxxxDe ceux qui attendent, réſignés,
xxxxxxLe coup de glaive de l’injuſtice.
xxxxxxBattez le tambour de guerre.

xxxxxxNul n’entend plus dans les tavernes
xxxxxxLe cliquetis joyeux des pintes,
xxxxxxNi la claire voix des filles
xxxxxxChantant par troupes dans les rues.
xxxxxxEt Brabant & Flandres, pays de joie,
xxxxxxSont devenus pays de larmes.
xxxxxxBattez le tambour de deuil.

xxxxxxTerre des pères, souffrante aimée,
xxxxxxNe courbe point le front sous le pied du meurtrier.
xxxxxxAbeilles laborieuſes, ruez-vous par eſſaims
xxxxxxSur les frelons d’Eſpagne.
xxxxxxCadavres de femmes & filles enterrées vives,
xxxxxxCriez à Chriſt : Vengeance !

xxxxxxErrez la nuit dans les champs ; pauvres âmes,
xxxxxxCriez vers Dieu ! Le bras frémit pour frapper.
xxxxxxLe glaive eſt tiré, duc, nous t’arracherons les entrailles
xxxxxxEt t’en fouetterons le viſage.
xxxxxxBattez le tambour. Le glaive eſt tiré.
xxxxxxBattez le tambour. Vive le Gueux !

Et tous les mariniers & soudards du navire d’Ulenſpiegel & ceux auſſi des navires chantaient pareillement :

xxxxxxLe glaive eſt tiré, vive le Gueux !

Et leurs voix grondaient comme un tonnerre de délivrance.


III


Le monde était en janvier, le mois cruel qui gèle le veau au ventre de la vache. Il avait neigé & gelé par-deſſus. Les garçonnets prenaient à la glu les moineaux cherchant sur la neige durcie quelque pauvre nourriture, & apportaient ce gibier en leurs chaumines. Sur le ciel gris & clair, se détachaient immobiles les squelettes des arbres dont les branches étaient couvertes de neigeux couſſins, couvrant pareillement les chaumines & le faîte des murs où se voyaient les empreintes des pattes des chats qui, eux auſſi, chaſſaient aux moineaux sur la neige. Tout au loin les prairies étaient cachées par cette merveilleuſe toiſon, tenant tiède la terre contre l’aigre froid d’hiver. La fumée des maiſons & chaumines montait noire dans le ciel, & on n’entendait nul bruit.

Et Katheline & Nele étaient seules en leur logis ; & Katheline, hochant la tête, diſait :

— Hans, mon cœur tire à toi. Il te faut rendre les sept cents carolus à Ulenſpiegel, fils de Soetkin. Si tu es beſoineux, viens cependant que je voie ta face brillante. Ôte le feu, la tête brûle. Las ! où sont tes neigeux baiſers ? où eſt ton corps de glace ? Hans, mon aimé ?

Et elle se tenait à la fenêtre. Soudain paſſa, courant le grand trotton, un voet-looper, courrier portant des grelots à la ceinture & criant :

— Voici venir le bailli, le haut-bailli de Damme !

Et il alla ainſi juſqu’à la Maiſon commune, afin d’y aſſembler les bourgmeſtres & échevins.

Alors dans l’épais silence Nele entendit sonner deux clairons. Tous ceux de Damme vinrent aux portes, croyant que c’était Sa Royale Majeſté qui s’annonçait par de telles fanfares.

Et Katheline alla auſſi à la porte avec Nele. De loin elles virent de brillants cavaliers chevauchant par troupe, & devant eux chevauchant pareillement perſonnage couvert d’un opperſt-kleed de velours noir brodé de martres, ayant le pourpoint de velours paſſementé d’or fin & les bottines de veau fauve fourrées de martres. Et elles reconnurent le haut-bailli.

Derrière lui chevauchaient jeunes seigneurs qui, nonobſtant l’ordonnance de feue Son Impériale Majeſté, portaient à leurs accoutrements de velours des broderies, paſſements, bandes, profilures d’or, d’argent & de soie. Et leurs opperſt-kleederen étaient pareillement à ceux du bailli bordés de fourrure. Ils chevauchaient gaiement, secouant au vent les longues plumes d’autruche garniſſant leurs toques boutonnées paſſementées d’or.

Et ils semblaient être tous de bons amis & compagnons du grand bailli, & notamment un seigneur d’aigre trogne vêtu de velours vert paſſementé d’or, & dont le manteau était de velours noir ainſi que la toque ornée de longues plumes. Et il avait le nez en forme de bec de vautour, la bouche mince, le poil roux, la face blême, le port fier.

Tandis que la troupe de ces seigneurs paſſait devant le logis de Katheline, celle-ci tout soudain sauta à la bride du cheval du seigneur blême, & de joie affolée, s’écria :

— Hans ! mon aimé, je le savais, tu reviens. Tu es beau ainſi tout en velours & tout en or comme un soleil sur la neige ! M’apportes-tu les sept cents carolus ? T’entendrai-je encore crier comme l’orfraie ?

Le haut-bailli fit arrêter la troupe des gentilſhommes, & le seigneur blême dit :

— Que me veut cette gueuſe ?

Mais Katheline, tenant toujours le cheval à la bride :

— Ne t’en revas point, diſait-elle, j’ai tant pleuré pour toi. Douces nuits, mon aimé, baiſers de neige & corps de glace. L’enfant eſt ici !

Et elle lui montra Nele qui le regardait fâchée, car il avait levé son fouet sur Katheline ; mais Katheline pleurant :

— Ah ! diſait-elle, n’as-tu point souvenance ? Prends en pitié ta servante. Amène-là où tu veux avec toi. Ôte le feu, Hans, pitié !

— Va-t’en ! dit-il.

Et il pouſſa son cheval si fort en avant que Katheline, lâchant la bride, tomba ; & le cheval marcha sur elle & lui fit au front une sanglante bleſſure.

Le bailli dit alors au seigneur blême :

— Meſſire, connaiſſez-vous cette femme ?

— Je ne la connais point, dit-il, c’eſt quelque folle sans doute.

Mais Nele, ayant relevé Katheline :

— Si cette femme eſt folle, je ne le suis point, Monſeigneur, & demande à mourir ici de cette neige que je mange, — & elle prit de la neige avec les doigts, — si cet homme n’a pas connu ma mère, s’il ne lui emprunta point tout son argent, s’il ne tua point le chien de Claes afin de prendre contre le mur du puits de notre maiſon sept cents carolus appartenant au pauvre défunt !

— Hans, mon mignon, pleurait Katheline, saignante & à genoux, Hans, mon aimé, donne-moi le baiſer de paix : vois le sang qui coule : l’âme a fait le trou & veut sortir : je mourrai tantôt : ne me laiſſe point. Puis, parlant tout bas : Jadis tu tuas ton compagnon par jalouſie, le long de la digue. Et elle étendit le doigt du côté de Dudzeele. Tu m’aimais bien en ce temps.

Et elle prenait le genou du gentilhomme & l’embraſſait, & elle prenait sa bottine & la baiſait.

— Quel eſt cet homme tué ? demanda le bailli.

— Je ne le sais, Monſeigneur, dit-il. Nous n’avons nul souci des propos de cette gueuſe ; marchons.

Le populaire s’aſſemblait autour d’eux ; grands & petits bourgeois, manouvriers & manants, prenant le parti de Katheline, s’écriaient :

— Juſtice, Monſeigneur bailli, juſtice.

Et le bailli dit à Nele :

— Quel eſt cet homme tué ? Parle selon Dieu & la vérité.

Nele parla & dit, montrant le gentilhomme blême :

— Celui-ci eſt venu tous les samedis dans le Keet pour voir ma mère & lui prendre son argent ! il a tué un sien ami, nommé Hilbert, dans le champ de Servaes Van der Vichte, non par amour comme le croit cette innocente affolée, mais pour avoir à lui seul les sept cents carolus.

Et Nele raconta les amours de Katheline, & ce que celle-ci entendait quand elle était la nuit cachée derrière la digue qui traverſait le champ de Servaes Van der Vichte.

— Nele eſt méchante, diſait Katheline, elle parle durement à Hans, son père.

— Je jure, dit Nele, qu’il criait comme une orfraie pour annoncer sa préſence.

— Tu mens, dit le gentilhomme.

— Oh non ! dit Nele, & monſeigneur le bailli & tous les hauts seigneurs ici préſents le voient bien : tu es blême non de froid mais de peur. D’où vient que ton viſage ne brille plus : tu as donc perdu ta mixture enchantée dont tu te frottais afin qu’il parût clair, comme les vagues en été quand il tonne. Mais, sorcier maudit, tu seras brûlé devant les baillies de la maiſon de ville. C’eſt toi qui cauſa la mort de Soetkin, toi qui réduiſis son fils orphelin à la miſère ; toi noble homme, sans doute, & qui venais chez nous, bourgeois, pour apporter à ma mère une seule fois de l’argent & lui en prendre toutes les autres.

— Hans, diſait Katheline, tu me mèneras encore au sabbat & tu me frotteras encore de baume ; n’écoute point Nele, elle eſt méchante : tu vois le sang, l’âme a fait le trou & veut sortir : je mourrai tantôt & j’irai dans les limbes où il ne brûle point.

— Tais-toi, folle sorcière, je ne te connais point, dit le gentilhomme, & ne sais ce que tu veux dire.

— Et pourtant, dit Nele, c’eſt toi qui vins avec un compagnon & me le voulus donner pour mari : tu sais que je n’en voulus point ; qu’a-t-il fait, ton ami Hilbert, qu’a-t-il fait de ses yeux après que j’y eus jeté mes ongles ?

— Nele eſt méchante, diſait Katheline, ne la crois point, Hans, mon mignon : elle eſt fâchée contre Hilbert qui la voulut prendre de force, mais Hilbert ne le peut plus maintenant, les vers l’ont mangé : & Hilbert était laid, Hans, mon mignon, toi seul es beau, Nele eſt méchante.

Sur ce le bailli dit :

— Femmes, allez en paix.

Mais Katheline ne voulait point quitter la place où était son ami. Et il la fallut conduire de force en son logis.

Et tout le peuple qui s’était aſſemblé criait :

— Juſtice, Monſeigneur, juſtice !

Les sergents de la commune étant venus au bruit, le bailli leur manda de demeurer, & il dit aux seigneurs & gentilſhommes :

— Meſſeigneurs & meſſires, nonobſtant tous privilèges protégeant l’ordre illuſtre de nobleſſe au pays de Flandre, je dois sur les accuſations & notamment sur celle de sorcellerie, portées contre meſſire Joos Damman, le faire appréhender au corps juſqu’à ce qu’il soit jugé suivant les lois & ordonnances de l’empire. Remettez-moi votre épée, meſſire Joſſe.

— Monſeigneur bailli, dit Joos Damman, avec grande hauteur & fierté nobiliaire, en m’appréhendant au corps vous forfaites à la loi de Flandre, car vous n’êtes point juge vous-même. Or, vous savez qu’il n’eſt permis d’appréhender sans charge de juge que les faux monnayeurs, les détrouſſeurs de chemins & voies publiques ; les boute-feux, les efforceurs de femmes ; les gendarmes abandonnant leur capitaine ; les enchanteurs uſant de venin pour empoiſonner les eaux ; les moines ou béguines enfuis de religion & les bannis. Or ça, meſſires & meſſeigneurs, défendez-moi !

Quelques-uns voulant obéir, le bailli leur dit :

— Meſſeigneurs & meſſires, repréſentant ici notre roi, comte & seigneur, auquel eſt réſervée la déciſion des cas difficiles, je vous mande & ordonne, sous peine d’être déclarés rebelles, de remettre vos épées au fourreau.

Les gentilſhommes ayant obéi, & meſſire Joos Damman héſitant encore, le peuple cria :

— Juſtice, Monſeigneur, juſtice, qu’il rende son épée.

Il le fit alors bien malgré lui, &, deſcendant de cheval, il fut conduit par deux sergents à la priſon de la commune.

Toutefois, il n’y fut point enfermé dans les caves, mais bien en une chambre grillée, où il eut, en payant, bon feu, bon lit & bonne nourriture dont le geôlier prenait la moitié.


IV


Le lendemain le bailli, les deux greffiers criminels, deux échevins & un chirurgien-barbier allèrent du côté de Dudzeele pour voir s’ils trouveraient dans le champ de Servaes Van der Vichte le corps d’un homme le long de la digue qui traverſait le champ.

Nele avait dit à Katheline : Hans, ton mignon, demande la main coupée de Hilbert : ce soir, il criera comme l’orfraie, entrera dans la chaumine & t’apportera les sept cents florins carolus.

Katheline avait répondu : Je la couperai. Et de fait, elle prit un couteau & s’en fut accompagnée de Nele & suivie des officiers de juſtice.

Elle marchait vite & fièrement avec Nele, dont l’air vif faiſait tout rouge le viſage mignon.

Les officiers de juſtice, vieux & touſſeux, la suivaient tranſis ; & ils étaient tous pareils à des ombres noires sur la plaine blanche ; & Nele portait une bêche.

Quand ils arrivèrent dans le champ de Servaes Van der Vichte & sur la digue, Katheline, marchant juſqu’au milieu, dit, montrant à sa droite la prairie : Hans, tu ne savais point que j’étais cachée là, friſſante, au bruit des épées. Et Hilbert cria : Ce fer eſt froid. Hilbert était laid, Hans eſt beau. Tu auras sa main, laiſſe-moi seule.

Puis elle deſcendit à gauche, se mit à genoux dans la neige & cria trois fois en l’air, pour appeler l’eſprit.

Nele, alors, lui donna la bêche sur laquelle Katheline fit trois signes de croix, puis elle traça sur la glace la figure d’un cercueil & trois croix renverſées, une du côté de l’Orient, une du côté de l’Occident & une du côté du Septentrion ; & elle dit : Trois, c’eſt Mars près Saturne, & trois c’eſt découverte sous Vénus, la claire étoile. Elle traça enſuite autour du cercueil un grand cercle en diſant : Va-t’en, méchant démon qui gardes le corps. Puis, tombant à genoux en prière : Diable ami, Hilbert, dit-elle, Hans, mon maître & seigneur, m’ordonne de venir ici te couper la main & de la lui apporter : je lui dois obéiſſance : ne fais point contre moi jaillir le feu de la terre, parce que je trouble ta noble sépulture, & pardonne-moi de par Dieu & les saints. »

Puis elle caſſa la glace en suivant la figure du cercueil : elle vint au gazon humide, puis au sable, & monſeigneur le bailli, ses officiers, Nele & Katheline virent le corps d’un homme jeune, blanc de chaux à cauſe du sable. Il était vêtu d’un pourpoint de drap gris, d’un manteau semblable ; son épée était poſée à côté de lui. Il avait à la ceinture une aumônière de mailles & un large poignard planté sous le cœur ; & il y avait du sang sur le drap du pourpoint ; & ce sang avait coulé sous le dos. Et l’homme était jeune.

Katheline lui coupa la main & la mit dans son eſcarcelle. Et le bailli la laiſſa faire, puis lui manda de dépouiller le cadavre de tous ses inſignes & vêtements. Katheline s’étant enquis si Hans l’avait ainſi commandé, le bailli répondit qu’il n’agiſſait que par ses ordres ; & Katheline fit dès lors ce qu’il voulut.

Quand le cadavre fut dépouillé, on le vit sec comme du bois, mais non pourri : & le bailli & les officiers de la commune s’en furent, l’ayant fait recouvrir de sable : & les sergents portaient les dépouilles.

En paſſant devant la priſon de la commune, le bailli dit à Katheline que Hans l’y attendait ; elle y entra joyeuſe.

Nele voulut l’en empêcher & Katheline répondit toujours : Je veux voir Hans, mon seigneur.

Et Nele pleurait sur le seuil, sachant que Katheline était appréhendée au corps comme sorcière pour les conjurations & figures qu’elle avait faites sur la neige.

Et l’on diſait à Damme qu’il n’y aurait nul pardon pour elle.

Et Katheline fut miſe dans la cave occidentale de la priſon.


V


Le lendemain, le vent soufflant de Brabant, la neige fondit & les prairies furent inondées.

Et la cloche dite borgſtorm appela les juges au tribunal de la Vierſchare, sous l’appentis, à cauſe de l’humidité des bancs de gazon.

Et le populaire entourait le tribunal.

Joos Damman y fut amené libre de tous liens, en ses nobles atours ; Katheline y fut auſſi amenée les mains liées devant elle & vêtue d’une robe de toile griſe, qui eſt robe de priſon.

Joos Damman, étant interrogé, avoua qu’il avait tué son ami Hilbert en combat singulier, à l’épée. Lorſqu’on lui dit : Il a été frappé d’un poignard, Joos Damman répondit : Je l’ai frappé par terre parce qu’il ne mourait pas aſſez vite. J’avoue ce meurtre volontiers, étant sous la protection des lois de Flandre qui défendent de pourſuivre, au bout de dix ans, le meurtrier.

Le bailli lui parlant :

— N’es-tu point sorcier ? dit-il.

— Non, répondit Damman.

— Prouve-le, dit le bailli.

— Je le ferai en temps & lieu, dit Joos Damman, mais il ne me plaît point maintenant de le faire.

Le bailli interrogea alors Katheline ; elle ne l’entendit point, & regardant Hans :

— Tu es mon seigneur vert, beau comme soleil. Ôte le feu, mon mignon !

Nele alors, parlant pour Katheline, dit :

— Elle ne peut rien avouer que ce que vous savez déjà, Monſeigneur & meſſieurs ; elle n’eſt point sorcière, & seulement affolée.

Le bailli alors parla & dit :

— Sorcier eſt celui qui, par moyens diaboliques employés sciemment, s’efforce de parvenir à quelque choſe. Or, ces deux, homme & femme, sont sorciers d’intention & de fait ; lui, pour avoir baillé l’onguent de sabbat & s’être fait le viſage clair comme Lucifer afin d’obtenir argent & satiſfaction de paillardiſe ; elle, de s’être soumiſe à lui, le prenant pour un diable & de s’être abandonnée à ses volontés ; l’un étant fauteur de maléfices, l’autre étant sa complice manifeſte. Il ne faut donc avoir nulle pitié, & je le dois dire, car je vois les échevins & ceux du peuple trop bienveillants pour la femme. Elle n’a, il eſt vrai, tué ni volé, ni jeté sort sur bêtes ni gens, ni guéri nul malade par remèdes extraordinaires, mais seulement par simples connus, en honnête & chrétienne médecine ; mais elle voulut livrer sa fille au diable, & si celle-ci n’eût point en son jeune âge réſisté d’une si franche & vaillante braveté, elle eût cédé à Hilbert & fût devenue sorcière comme celle-ci. Donc, je demande à meſſieurs du tribunal s’ils ne sont point d’avis de les mettre tous deux à torture ?

Les échevins ne répondirent point, montrant aſſez que tel n’était point leur déſir quant à Katheline.

Le bailli dit alors, pourſuivant son propos :

— Je suis comme vous ému pour elle de pitié & miſéricorde, mais cette sorcière affolée, obéiſſant si bien à diable, ne pouvait-elle, si son paillard co-accuſé le lui avait commandé, couper la tête de sa fille avec une serpe, ainſi que Catherine Daru, au pays de France, le fit à ses deux filles sur l’invitation du diable ? Ne pouvait-elle, si son noir mari le lui avait commandé, faire mourir les animaux ; tourner le beurre dans la baratte en y jetant du sucre, aſſiſter de corps à tous les hommages au diable, danſes, abominations & copulations de sorciers ? Ne pouvait-elle manger de la chair humaine, tuer les enfants pour en faire des pâtés & les vendre, ainſi que fit un pâtiſſier à Paris, couper les cuiſſes des pendus & les emporter pour y mordre à belles dents & être ainſi infâme voleuſe & sacrilège ? Et je demande au tribunal qu’afin de savoir si Katheline & Joos Damman n’ont commis nul autre crime que ceux connus & recherchés déjà, ils soient tous deux mis à la torture. Joos Damman refuſant d’avouer rien de plus que le meurtre & Katheline n’ayant point tout dit, les lois de l’empire nous mandent de procéder ainſi que je l’indique.

Et les échevins rendirent la sentence de torture pour le vendredi, qui était le surlendemain

Et Nele criait : Grâce, meſſeigneurs ! & le peuple criait avec elle. Mais ce fut en vain.

Et Katheline, regardant Joos Damman, diſait :

— J’ai la main d’Hilbert, viens la prendre cette nuit, mon aimé.

Et ils furent ramenés dans la priſon.

Là, par ordre du tribunal, il fut commandé au geôlier de leur donner à chacun deux gardiens, qui les battraient chaque fois qu’ils voudraient s’endormir ; mais les deux gardiens de Katheline la laiſſèrent dormir la nuit & ceux de Joos Damman le battaient cruellement chaque fois qu’il fermait les yeux ou penchait seulement la tête.

Ils eurent faim toute la journée du mercredi, la nuit & tout le jeudi juſqu’au soir, où on leur donna à manger & à boire, de la viande salée & salpêtrée, & de l’eau salée & salpêtrée pareillement. Ce fut le commencement de leur torture. Et au matin, criant la soif, les sergents les menèrent dans la chambre de géhenne.

Là, ils furent placés l’un en face de l’autre & liés chacun sur un banc couvert de cordes à nœuds qui les faiſaient souffrir grièvement.

Et ils durent boire chacun un verre d’eau salée & salpêtrée.

Joos Damman commençant à s’endormir sur le banc, les sergents le frappèrent.

Et Katheline diſait :

— Ne le frappez point, meſſieurs, vous briſez son pauvre corps. Il ne commit qu’un seul crime, par amour, quand il tua Hilbert. J’ai soif & toi auſſi Hans, mon aimé. Baillez-lui à boire premièrement. De l’eau ! de l’eau ! le corps me brûle. Épargnez-le, je mourrai tantôt pour lui. À boire !

Hans lui dit :

— Laide sorcière, meurs & crève comme une chienne. Jetez-la au feu, meſſieurs les juges. J’ai soif !

Les greffiers écrivaient toutes ses paroles.

Le bailli alors lui dit :

— N’as-tu rien à avouer ?

— Je n’ai rien à dire, répondit Damman ; vous savez tout.

— Puiſque, dit le bailli, il perſiste en ses dénégations, il reſtera juſqu’à nouvel & complet aveu sur ces bancs & sur ces cordes, & il aura soif, & il sera empêché de dormir.

— Je reſterai, dit Joos Damman, & prendrai mon plaiſir à regarder cette sorcière souffrir sur ce banc. Comment trouves-tu le lit de noces, mon amoureuſe ?

Et Katheline répondait, gémiſſant :

— Bras froids & cœur chaud, Hans, mon aimé. J’ai soif, la tête me brûle !

— Et toi, femme, dit le bailli, n’as-tu rien à dire ?

— J’entends, dit-elle, le chariot de la mort & le bruit sec d’os. J’ai soif ! Et elle me mène en un grand fleuve, où il y a de l’eau, de l’eau fraîche & claire ; mais cette eau, c’eſt du feu. Hans, mon ami, délivre-moi de ces cordes. Oui, je suis en purgatoire, & je vois en haut monſeigneur Jéſus dans son paradis & madame la Vierge si miſéricordieuſe. Oh ! notre chère Dame, donnez-moi une goutte d’eau ; ne mordez point seule en ces beaux fruits.

— Cette femme eſt frappée de cruelle folie, dit l’un des échevins. Il la faut ôter du banc de torture.

— Elle n’eſt pas plus folle que moi, dit Joos Damman, c’eſt pur jeu & comédie ; & d’une voix menaçante : Je te verrai dans le feu, dit-il à Katheline, qui joues si bien l’affolée. Et grinçant des dents, il rit de son cruel menſonge.

— J’ai soif, diſait Katheline, ayez pitié, j’ai soif. Hans, mon aimé, donne-moi à boire. Comme ton viſage eſt blanc ! Laiſſez-moi aller à lui, meſſieurs les juges. Et ouvrant la bouche toute grande : Oui, oui, ils mettent le feu maintenant dans ma poitrine, & les diables m’attachent sur ce lit cruel. Hans, prends ton épée & tue-les, toi si puiſſant. De l’eau, à boire ! à boire !

— Crève, sorcière, dit Joos Damman : il lui faudrait mettre une poire d’angoiſſe dans la bouche afin de l’empêcher de s’élever ainſi, elle manante, contre moi noble homme.

À ce propos, un échevin ennemi de nobleſſe, répondit :

— Meſſire bailli, il eſt contraire aux droit & coutumes de l’empire de mettre des poires d’angoiſſe dans la bouche de ceux qu’on interroge, car ils sont ici pour dire vérité & afin que nous les jugions d’après leurs propos. Cela n’eſt permis que lorſque l’accuſé étant condamné peut, sur l’échafaud, parler au peuple, l’attendrir ainſi, & suſciter des émotions populaires.

— J’ai soif, diſait Katheline, donne-moi à boire, Hans, mon mignon.

— Ah ! tu souffres, dit-il, maudite sorcière, seule cauſe de tous les tourments que j’endure ; mais en cette chambre de géhenne tu subiras le supplice des chandelles, l’eſtrapade, les morceaux de bois entre les ongles des pieds & des mains. On te fera nue chevaucher un cercueil dont le dos sera aigu comme une lame, & tu avoueras que tu n’es point folle, mais une vilaine sorcière, à qui Satan a commandé de faire du mal aux nobles hommes. À boire !

— Hans, mon aimé, diſait Katheline, ne te fâche point contre ta servante ! je souffre mille peines pour toi, mon seigneur. Épargnez-le, meſſieurs les juges : donnez-lui à boire un plein gobelet, & ne me gardez qu’une goutte : Hans, n’eſt-ce point encore l’heure de l’orfraie ?

Le bailli dit alors à Joos Damman :

— Lorſque tu tuas Hilbert, quel fut le motif de ce combat ?

— Ce fut, dit Joos, pour une fille de Heyſt que nous voulions tous deux avoir.

— Une fille de Heyſt, s’écria Katheline, voulant à toute force se lever de son banc ; tu me trompes pour une autre, diable traître. Savais-tu que je t’écoutais derrière la digue quand tu diſais que tu voulais avoir tout l’argent, qui était celui de Claes. C’était sans doute pour l’aller dépenſer avec elle en licheries & ripailles ! Las ! & moi qui lui euſſe donné mon sang s’il eût pu en faire de l’or ! Et tout pour une autre ! Sois maudit !

Mais soudain, pleurant & eſſayant de se retourner sur le banc de torture :

— Non, Hans, dis que tu aimeras encore ta pauvre servante, & je gratterai la terre avec mes doigts, & je trouverai un tréſor ; oui, il y en a un ; & j’irai avec la baguette de coudrier qui s’incline du côté où sont les métaux ; & je le trouverai & je te l’apporterai ; baiſe-moi, mignon, & tu seras riche ; & nous mangerons de la viande, & nous boirons de la bière tous les jours ; oui, oui, ceux qui sont là boivent auſſi de la bière, de la bière fraîche, mouſſeuſe. Oh ! meſſieurs, donnez-m’en une goutte seulement, je suis dans le feu ; Hans, je sais bien où il y a des coudriers, mais il faut attendre le printemps.

— Tais-toi, sorcière, dit Joos Damman, je ne te connais point. Tu as pris Hilbert pour moi : c’eſt lui qui vint te voir. Et en ton eſprit méchant, tu l’appelas Hans. Sache que je ne m’appelle point Hans, mais Joos : nous étions de même taille, Hilbert & moi ; je ne te connais point ; ce fut Hilbert, sans doute, qui vola les sept cents florins carolus ; à boire ; mon père payera cent florins un petit gobelet d’eau ; mais je ne connais point cette femme.

— Monſeigneur & meſſires, s’exclama Katheline, il dit qu’il ne me connaît point, mais je le connais bien, moi, & sais qu’il a sur le dos une marque velue, brune & grande comme une fève. Ah ! tu aimais une fille de Heyſt. Un bon amant rougit-il de sa mie ? Hans, ne suis-je point belle encore ?

— Belle ! dit-il, tu as un viſage comme une nèfle & un corps comme un cent de cotrets : voyez la guenille qui se veut faire aimer par de nobles hommes ! À boire !

— Tu ne parlas point ainſi, Hans, mon doux seigneur, dit-elle : quand j’étais de seize ans plus jeune qu’à préſent. Puis se frappant la tête & la poitrine : C’eſt le feu qui eſt là, dit-elle, & me sèche le cœur & le viſage : ne me le reproche point ; te souvient-il quand nous mangions salé pour mieux boire, diſais-tu ? maintenant le sel eſt en nous, mon aimé, & monſeigneur le bailli boit du vin de Romagne. Nous ne voulons point de vin : donnez-nous de l’eau. Il court entre les herbes le ruiſſelet qui fait la source claire ; la bonne eau, elle eſt froide. Non, elle brûle. C’eſt de l’eau infernale. Et Katheline pleura, & elle dit : Je n’ai fait de mal à perſonne, & tout le monde me jette dans le feu. À boire ; on donne de l’eau aux chiens qui vaguent. Je suis chrétienne, donnez-moi à boire. Je n’ai fait nul mal à perſonne. À boire.

Un échevin parla alors & dit :

— Cette sorcière n’eſt folle qu’en ce qui concerne le feu qu’elle dit lui brûler la tête, mais elle ne l’eſt point ès autres choſes, puiſqu’elle nous aida avec un eſprit lucide à découvrir les reſtes du mort. Si la marque velue se trouve sur le corps de Joos Damman, ce signe suffit pour conſtater son identité avec le diable Hans, duquel Katheline fut affolée ; bourreau, fais nous voir la marque.

Le bourreau, découvrant le cou & l’épaule, montra la marque brune & velue.

— Ah ! diſait Katheline, que ta peau eſt blanche ! on dirait des épaules de fillette ; tu es beau, Hans, mon aimé ; à boire.

Le bourreau alors paſſa une longue aiguille dans la marque, mais elle ne saigna point.

Et les échevins s’entrediſaient l’un à l’autre :

— Celui-ci eſt diable, & il aura tué Joos Damman & pris sa figure pour tromper plus sûrement le pauvre monde.

Et les bailli & échevins prirent peur :

— Il eſt diable & il y a maléfice.

Et Joos Damman dit :

— Vous savez qu’il n’y a point de maléfice, & qu’il eſt de ces excroiſſances charnues que l’on peut piquer sans qu’elles saignent. Si Hilbert a pris de l’argent à cette sorcière, car celle-ci l’eſt qui confeſſe avoir couché avec le diable, il le put de la bonne & propre volonté de cette vilaine, & fut ainſi, noble homme, payé de ses careſſes ainſi que le font chaque jour les filles folles. N’eſt-il donc point en ce monde, pareillement aux filles, de fous garçons faiſant payer aux femmes leur force & beauté ?

Les échevins s’entrediſaient :

— Voyez-vous la diabolique aſſurance ? Son poireau velu n’a point saigné : étant aſſaſsin, diable & enchanteur, il veut se faire paſſer pour duelliſte simplement, rejetant ses autres crimes sur le diable ami qu’il a tué de corps, mais non d’âme… Et conſidérez comme sa face eſt pâle. — Ainſi paraiſſent tous les diables, rouges en enfer, & blêmes sur terre, car ils n’ont point le feu de vie qui donne la rougeur au viſage, & ils sont de cendres au-dedans. — Il faut le remettre dans le feu pour qu’il soit rouge & qu’il brûle.

Katheline alors dit :

— Oui, il eſt diable, mais diable bon, diable doux. Et monſeigneur saint Jacques, son patron, lui a permis de sortir de l’enfer. Il prie pour lui monſeigneur Jéſus tous les jours. Il n’aura que sept mille ans de purgatoire : madame la Vierge le veut, mais monſieur Satan s’y oppoſe. Madame fait ce qu’elle veut toutefois. Irez-vous contre elle ? Si vous le conſidérez bien, vous verrez qu’il n’a rien gardé de son état de diable, sinon le corps froid, & auſſi le viſage brillant comme sont, en août, les flots de la mer quand il va tonner.

Et Joos Damman dit :

— Tais-toi, sorcière, tu me brûles. Puis, parlant aux bailli & échevins : Regardez-moi, je ne suis point diable, j’ai chair & os, sang & eau. Je bois & mange, digère & rejette comme vous ; ma peau eſt pareille à la vôtre, & mon pied pareillement ; bourreau, ôte-moi mes bottines, car je ne puis bouger avec mes pieds liés.

Le bourreau le fit, non sans peur.

— Regardez, dit Joos, montrant ses pieds blancs : sont-ce là des pieds fourchus, pieds de diable ? Quant à ma pâleur, n’en eſt-il aucun de vous qui soit pâle comme moi. J’en vois plus de trois parmi vous. Mais celui qui pécha, ce n’eſt point moi, mais bien cette laide sorcière & sa fille, méchante accuſatrice. D’où lui vient l’argent qu’elle a prêté à Hilbert, d’où lui venaient ces florins qu’elle lui donna ? N’était-ce point le diable qui la payait pour accuſer & faire mourir les hommes nobles & innocents ? C’eſt à elles deux qu’il faut demander qui égorgea le chien dans la cour, qui creuſa le trou & s’en fut après le laiſſant vide, pour cacher sans doute en un autre endroit le tréſor dérobé. Soetkin, la veuve, n’avait point de confiance en moi, ne me connaiſſant point, mais bien en elles & les voyait tous les jours. Ce sont elles deux qui ont volé le bien de l’Empereur.

Le greffier écrivit, & le bailli dit à Katheline :

— Femme, n’as-tu rien à dire pour ta défenſe ?

Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureuſement :

— C’eſt l’heure de l’orfraie. J’ai la main d’Hilbert, Hans, mon aimé. Ils diſent que tu me rendras les sept cents carolus. Ôtez le feu ! ôtez le feu ! cria-t-elle enſuite. À boire ! à boire ! la tête brûle. Dieu & les anges mangent des pommes dans le ciel.

Et elle perdit connaiſſance.

— Détachez-la du banc de torture, dit le bailli.

Le bourreau & ses aides obéirent. Et elle fut vue chancelante & les pieds gonflés, car le bourreau avait serré trop fort les cordes.

— Donnez-lui à boire, dit le bailli.

Il lui fut donné de l’eau fraîche, qu’elle avala avidement, tenant le gobelet dans les dents comme un chien fait d’un os, & ne le voulant point lâcher. Puis on lui donna encore de l’eau, & elle voulut aller en porter à Joos Damman, mais le bourreau lui ôta le gobelet des mains. Et elle tomba endormie comme une maſſe de plomb.

Joos Damman s’écria alors furieuſement :

— Moi auſſi, j’ai soif & sommeil. Pourquoi lui donnez-vous a boire ? Pourquoi la laiſſez-vous dormir ?

— Elle eſt faible, femme & folle, répondit le bailli.

— Sa folie eſt un jeu, dit Joos Damman, elle eſt sorcière. Je veux boire, Je veux dormir !

Et il ferma les yeux, mais les knechts du bourreau le frappèrent au viſage.

— Donnez-moi un couteau, cria-t-il, que je coupe en morceaux ces manants : je suis noble homme, & n’ai jamais été frappé au viſage. De l’eau, laiſſez-moi dormir, je suis innocent. Ce n’eſt point moi qui ai pris les sept cents carolus, c’eſt Hilbert. À boire ! Je ne commis jamais de sorcelleries ni d’incantations. Je suis innocent, laiſſez-moi. À boire !

Le bailli alors :

— À quoi, demanda-t-il, paſſais-tu le temps depuis que tu quittas Katheline ?

— Je ne connais point Katheline, je ne l’ai point quittée, dit-il. Vous m’interrogez sur des faits étrangers à la cauſe. Je ne vous dois point répondre. À boire, laiſſez-moi dormir. Je vous dis que c’eſt Hilbert qui a tout fait.

— Déliez-le, dit le bailli. Ramenez-le en sa priſon. Mais qu’il ait soif & ne dorme point juſqu’à ce qu’il ait avoué ses sorcelleries & incantations.

Et ce fut à Damman une cruelle torture. Il criait en sa priſon : À boire. ! à boire ! si haut, que le peuple l’entendait, mais sans nulle pitié. Et quand, tombant de sommeil, ses gardiens le frappaient au viſage, il était comme tigre & criait :

— Je suis noble homme & vous tuerai, manants. J’irai au roi, notre chef. À boire.

Mais il n’avoua rien & on le laiſſa.


VI


On était pour lors en mai, le tilleul de juſtice était vert, verts auſſi étaient les bancs de gazon sur leſquels s’aſſirent les juges ; Nele fut appelée en témoignage. Ce jour-là devait être prononcée la sentence.

Et le peuple, hommes, femmes, bourgeois & manouvriers se tenaient tout autour dans le champ ; & le soleil luiſait clair.

Katheline & Joos Damman furent amenés devant le tribunal ; & Damman paraiſſait plus blême à cauſe de la torture de la soif & des nuits paſſées sans sommeil.

Katheline, qui ne se savait tenir sur ses jambes branlantes, montrant le soleil, diſait :

— Ôtez le feu, la tête brûle !

Et elle regardait avec tendre amour Joos Damman.

Et celui-ci la regardait avec haine & mépris.

Et les seigneurs & gentilſhommes ses amis, ayant été appelés à Damme, étaient tous préſents, comme témoins, devant le tribunal.

Le bailli alors parla & dit :

— Nele, la fillette qui défend sa mère Katheline avec si grande & brave affection, a trouvé dans la poche couſue a la cotte d’icelle, cotte de fête, un billet signé Joos Damman. Parmi les dépouilles du cadavre d’Hilbert Ryviſh, je trouvai en la gibecière du mort une autre lettre à lui adreſſée par le dit Joos Damman, accuſé préſent devant nous. Je les ai toutes deux gardées par devers moi, afin qu’au moment opportun, qui eſt celui-ci, vous puiſſiez juger l’obſtination de cet homme & l’abſoudre ou condamner suivant le droit & la juſtice. Ici eſt le parchemin trouvé dans la gibecière ; je n’y touchai point & ne sais s’il eſt ou non liſible.

Les juges furent alors dans une grande perplexité.

Le bailli eſſaya de défaire la boule de parchemin ; mais ce fut vainement, & Joos Damman riait.

Un échevin dit alors :

— Mettons la boule dans l’eau & enſuite devant le feu. S’il s’y trouve quelque myſtère d’adhérence, le feu & l’eau le réſoudront.

L’eau fut apportée, le bourreau alluma un grand feu de bois dans le champ ; la fumée montait bleue dans le ciel clair, à travers les branches verdoyantes du tilleul de juſtice.

— Ne mettez point la lettre dans le baſſin, dit un échevin, car si elle eſt écrite avec du sel ammoniac détrempé dans l’eau, vous effacerez les caractères.

— Non, dit le chirurgien qui était là, les caractères ne s’effaceront point, l’eau amollira seulement l’enduit qui empêche d’ouvrir cette boule magique.

Le parchemin fut trempé dans l’eau, &, s’étant amolli, fut déplié.

— Maintenant, dit le chirurgien, mettez-le devant le feu.

— Oui, oui, dit Nele, mettez le papier devant le feu ; meſſire chirurgien eſt sur la route de la vérité, car le meurtrier pâlit & tremble des jambes.

Sur ce, meſſire Joos Damman dit :

— Je ne pâlis ni ne tremble, petite harpie populaire qui veux la mort d’un noble homme ; tu ne réuſſiras point, ce parchemin doit être pourri, après seize ans de séjour dans la terre.

— Le parchemin n’eſt point pourri, dit l’échevin, la gibecière était doublée de soie ; la soie ne se conſomme point dans la terre, & les vers n’ont point traverſé le parchemin.

Le parchemin fut remis devant le feu.

— Monſeigneur bailli, Monſeigneur bailli, diſait Nele, voici devant le feu l’encre apparente : commandez qu’on liſe l’écrit.

Comme le chirurgien allait le lire, meſſire Joos Damman voulut étendre le bras pour saiſir le parchemin, mais Nele se lança sur son bras vite comme le vent & dit :

— Tu n’y toucheras point, car là sont écrites ta mort ou la mort de Katheline. Si maintenant ton cœur saigne, meurtrier, voilà quinze ans que saigne le nôtre ; quinze ans que Katheline souffre, quinze ans qu’elle eut le cerveau brûlé dans la tête pour toi ; quinze ans que Soetkin eſt morte des suites de la torture, quinze ans que nous sommes beſoineux, loqueteux & vivons de miſère, mais fièrement. Liſez le papier, liſez le papier ! Les juges sont Dieu sur la terre, car ils sont Juſtice ; liſez le papier !

— Liſez le papier ! criaient les hommes & femmes pleurant. Nele eſt brave ! liſez le papier ! Katheline n’eſt point sorcière !

Et le greffier lut :

« À Hilbert, fils de Willem Ryviſh, écuyer, Joos Damman, écuyer, salut.

« Benoît ami, ne perds plus ton argent en brelans, jeu de dés & autres miſères grandes. Je te vais dire comment on en gagne à coup sûr. Faiſons-nous diables, diables jolis, aimés de femmes & de fillettes. Prenons les belles & riches, laiſſons les laides & pauvres ; qu’elles payent leur plaiſir. Je gagnai en ce métier, en six mois, cinq mille rixdaelders au pays d’Allemagne. Les femmes donneraient leurs cottes & chemiſes à leur homme quand elles l’aiment ; fuis les avares au nez pincé qui mettent temps à payer leur plaiſir. Pour ce qui eſt de toi & pour paraître beau & vrai diable incube, si elles t’acceptent pour la nuit, annonce ta venue en criant comme un oiſeau nocturne. Et pour te faire une vraie face de diable, diable terrifiant, frotte-toi le viſage de phoſphore, qui brille par places quand il eſt humide. L’odeur en eſt mauvaiſe, mais elles croiront que c’eſt odeur d’enfer. Tue qui te gêne, homme, femme ou animal.

« Nous irons bientôt enſemble chez Katheline, belle gouje débonnaire ; sa fillette Nele, une mienne enfant si Katheline me fut fidèle, eſt avenante & mignonne ; tu la prendras sans peine : je te la donne, car il ne me chault de ces bâtardes qu’on ne peut avec aſſurance reconnaître pour son fruit. Sa mère me bailla déjà plus de vingt-trois carolus, tout son bien. Mais elle cache un tréſor, qui eſt, si je ne suis sot, l’héritage de Claes, l’hérétique brûlé à Damme : sept cents florins carolus sujets à confiſcation ; mais le bon roi Philippe, qui fit tant brûler de ses sujets pour hériter d’eux, ne put


EN CE TEMPS-LÀ LES PRAIRIES FURENT INONDÉES



mettre la griffe sur ce doux tréſor. Il pèſera plus en ma gibecière qu’en la sienne. Katheline me dira où il eſt ; nous le partagerons. Tu me laiſſeras seulement la plus groſſe part pour la découverte.

« Quant aux femmes, étant nos serves douces & eſclaves amoureuſes, nous les mènerons au pays d’Allemagne. Là, nous les enſeignerons à devenir diables femelles & succubes, enamourant tous les riches bourgeois & nobles hommes ; là nous vivrons, elles & nous, d’amour payé en beaux rixdaelders, velours, soie, or, perles & bijoux ; nous serons ainſi riches sans fatigues, &, à l’inſçu des diables succubes, aimés des plus belles, nous faiſant toujours payer au demeurant. Toutes les femmes sont sottes & niaiſes pour l’homme, pouvant allumer ce feu d’amour que Dieu leur mit sous la ceinture. Katheline & Nele le seront plus que d’autres, &, nous croyant diables, nous obéiront en tout : toi, garde ton prénom, mais ne donne jamais le nom de ton père Rŷviſh. Si le juge prend les femmes, nous partirons sans qu’elles nous connaiſſent & nous puiſſent dénoncer. À la reſcouſſe, mon féal. Fortune sourit aux jeunes gens, comme le diſait feue Sa Sainte Majeſté Charles-Quint, maître paſſé ès choſes d’amour & de guerre. »

Et le greffier, ceſſant de lire, dit :

— Telle eſt la lettre, & elle eſt signée : Joos Damman, écuyer.

Et le peuple cria :

— À mort le meurtrier ! À mort le sorcier ! Au feu l’affoleur de femmes ! À la potence le larron !

Le bailli dit alors :

— Peuple, faites silence, afin qu’en toute liberté nous jugions cet homme.

Et parlant aux échevins :

— Je veux, dit-il, vous lire la deuxième lettre trouvée par Nele dans la poche couſue à la cote de fête de Katheline ; elle eſt ainſi conçue :

« Sorcière mignonne, voici la recette d’une mixture à moi envoyée par la femme même de Lucifer : à l’aide de cette mixture, tu te pourras tranſporter dans le soleil, la lune & les aſtres ; converſer avec les eſprits élémentaires qui portent à Dieu les prières des hommes, & parcourir toutes les villes, bourgades, rivières, prairies de l’entier univers : tu broieras enſemble, à doſes égales : Stramonium, solanum somniferum, juſquiame, opium, les sommités fraîches du chanvre, belladone & datura.

« Si tu le veux, nous irons ce soir au sabbat des eſprits : mais il faut m’aimer davantage & n’être plus chicharde comme l’autre soir, que tu me refuſas dix florins, diſant que tu ne les avais point. Je sais que tu caches un tréſor & ne me le veux point dire. Ne m’aimes-tu plus, mon doux cœur ?

« Ton diable froid,
« HANſKE. »

— À mort le sorcier ! cria le populaire.

Le bailli dit :

— Il faut comparer les deux écritures.

Ce qu’étant fait, elles furent jugées semblables.

Le bailli dit alors aux seigneurs & gentilſhommes préſents :

— Reconnaiſſez-vous celui-ci pour meſſire Joos Damman, fils de l’échevin de la Keure de Gand ?

— Oui, dirent-ils.

— Connûtes-vous, dit-il, meſſire Hilbert, fils de Willem Rŷviſh, écuyer ?

L’un des gentilſhommes, qui se nommait Van der Zickelen, parla & dit :

— Je suis de Gand, mon steen eſt place Saint-Michel ; je connais Willem Rŷviſh, écuyer, échevin de la Keure de Gand. Il perdit, il y a quinze ans, un fils âgé de vingt-trois ans, débauché, joueur, fainéant ; mais chacun lui pardonnait à cauſe de sa jeuneſſe. Nul depuis ce temps n’en a plus eu de nouvelles. Je demande à voir l’épée, le poignard & la gibecière du mort.

Les ayant devant lui, il dit :

— L’épée & le poignard portent au bouton du manche les armes des Rŷviſh, qui sont de trois poiſſons d’argent sur champ d’azur. Je vois les mêmes armes reproduites sur un écuſſon d’or entre les mailles de la gibecière. Quel eſt cet autre poignard ?

Le bailli parlant :

— C’eſt celui, dit-il, qui fut trouvé planté dans le corps de Hilbert Rŷviſh, fils de Willem.

— J’y reconnais, dit le seigneur, les armes des Damman : la tour de gueules sur champ d’argent. Ainſi m’ait Dieu & tous ses saints.

Les autres gentilſhommes dirent auſſi :

— Nous reconnaiſſons les dites armes pour celles de Rŷviſh & de Damman. Ainſi nous ait Dieu & tous ses saints.

Le bailli alors dit :

— D’après les preuves ouïes & lues par le tribunal des échevins, meſſire Joos Damman eſt sorcier, meurtrier, affoleur de femmes, larron du bien du roi, & comme tel coupable du crime de lèſe-majeſté divine & humaine.

— Vous le dites, meſſire bailli, repartit Joos, mais vous ne me condamnerez point, faute de preuves suffiſantes ; je ne suis ni ne fus jamais sorcier ; je jouais seulement le jeu du diable. Quant à mon viſage clair, vous en avez la recette & celle de l’onguent, qui, tout en contenant de la juſquiame, plante vénéneuſe, eſt seulement soporifique. Lorſque cette femme, vraie sorcière, en prenait, elle tombait enſommeillée & penſait, allant au sabbat, y faire la ronde la face tournée en dehors du cercle & adorer un diable, à figure de bouc, poſé sur un autel. La ronde étant finie, elle croyait l’aller baiſer sous la queue, ainſi que font les sorciers, pour après se livrer avec moi, son ami, à d’étranges copulations qui plaiſaient à son eſprit extravagant. Si j’eus, comme elle dit, les bras froids & le corps frais, c’était un signe de jeuneſſe, non de sorcellerie. Aux œuvres d’amour fraîcheur ne dure. Mais Katheline voulut croire ce qu’elle déſirait, & me prendre pour un diable nonobſtant que je sois homme en chair & en os, tout comme vous qui me regardez. Elle seule eſt coupable : me prenant pour un démon & m’acceptant en sa couche, elle pécha d’intention & de fait contre Dieu & le Saint-Eſprit. C’eſt elle donc, & non moi, qui commit le crime de sorcellerie, elle qui eſt paſſible du feu, comme une sorcière enragée & malicieuſe qui veut se faire paſſer pour folle, afin de cacher sa malice.

Mais Nele :

— L’entendez-vous, dit-elle, le meurtrier ? il a fait comme fille à vendre, portant rouelle au bras, métier & marchandiſe d’amour. L’entendez-vous ? il veut pour se sauver, faire brûler celle qui lui donna tout.

— Nele eſt méchante, diſait Katheline ; ne l’écoute point, Hans, mon aimé.

— Non, diſait Nele, non, tu n’es pas homme : tu es un diable couard & cruel. Et prenant Katheline dans ses bras : « Meſſieurs les juges, s’exclama-t-elle, n’écoutez point ce pâle méchant : il n’a qu’un déſir, c’eſt de voir brûler ma mère, qui ne commit d’autre crime que d’être frappée par Dieu de folie, & de croire réels les fantômes de ses rêves. Elle a déjà bien souffert dans son corps & dans son eſprit. Ne la faites point mourir, meſſieurs les juges. Laiſſez l’innocente vivre en paix sa triſte vie.

Et Katheline diſait : — Nele eſt méchante, il ne faut point la croire, Hans, mon seigneur.

Et dans le populaire, les femmes pleuraient & les hommes diſaient :

— Grâce pour Katheline.

Le bailli & les échevins rendirent leur sentence au sujet de Joos Damman, sur un aveu qu’il fit après de nouvelles tortures : il fut condamné à être dégradé de nobleſſe & brûlé vif à petit feu juſqu’à ce que mort s’enſuivît, & souffrit le supplice le lendemain devant les bailles de la maiſon commune, diſant toujours : — Faites mourir la sorcière, elle seule eſt coupable ! maudit soit Dieu ! mon père tuera les juges. Et il rendit l’âme.

Et le peuple diſait : — Voyez-le maudiſſant & blaſphémateur ; il trépaſſe comme un chien.

Le lendemain, le bailli & les échevins rendirent leur sentence au sujet de Katheline, qui fut condamnée à subir l’épreuve de l’eau dans le canal de Bruges. Surnageant, elle serait brûlée comme sorcière ; allant au fond, & en mourant, elle serait conſidérée comme étant morte chrétiennement, & comme telle inhumée au jardin de l’égliſe, qui eſt le cimetière.

Le lendemain, tenant un cierge, nu-pieds & vêtue d’une chemiſe de toile noire, Katheline fut conduite juſqu’au bord du canal, le long des arbres, en grande proceſſion. Devant elle marchaient, chantant les prières des morts, le doyen de Notre-Dame ses vicaires, le bedeau portant la croix ; & derrière, les bailli de Damme, échevins, greffiers, sergents de la commune, prévôt, bourreau & ses deux aides. Sur les bords était une grande foule de femmes pleurant & d’hommes grondant, par pitié pour Katheline, qui marchait comme un agneau se laiſſant conduire sans savoir où il va, & toujours diſant : — Ôtez le feu, la tête brûle ! Hans, où es-tu ?

Se tenant au milieu des femmes, Nele criait : — Je veux être jetée avec elle. Mais les femmes ne la laiſſaient point s’approcher de Katheline.

Un aigre vent soufflait de la mer ; du ciel gris tombait dans l’eau du canal grêle fine ; une barque était là, que le bourreau & ses valets prirent au nom de Sa Royale Majeſté. Sur leur commandement, Katheline y deſcendit ; le bourreau y fut vu debout, la tenant & au signal du prévôt levant sa verge de juſtice, jetant Katheline dans le canal ; elle se débattit, mais non longtemps, & alla au fond ayant crié : — Hans ! Hans ! à l’aide !

Et le populaire diſait : — Cette femme n’eſt point sorcière.

Des hommes se jetèrent dans le canal & en tirèrent Katheline hors de sens & rigide comme une morte. Puis elle fut menée dans une taverne & placée devant un grand feu ; Nele lui ôta ses habits & son linge mouillés pour lui en donner d’autres ; quand elle revint à elle, elle dit, tremblant & claquant des dents : — Hans, donne-moi un manteau de laine.

Et Katheline ne put se réchauffer. Et elle mourut le troiſième jour. Et elle fut enterrée dans le jardin de l’égliſe.

Et Nele, orpheline, s’en fut au pays de Hollande, auprès de Roſa van Auweghem.


VII


Sur les houlques de Zélande, sur les boyers, crouſtèves, s’en va Thyl Claes Ulenſpiegel.

La mer libre porte les vaillants flibots sur leſquels sont huit, dix ou vingt pièces toutes en fer : elles vomiſſent mort & maſſacre sur les traîtres Eſpagnols.

Il eſt expert canonnier, Thyl Ulenſpiegel, fils de Claes : il faut voir comme il pointe juſte, viſe bien & troue comme un mur de beurre les carcaſſes des bourreaux.

Il porte au feutre le croiſſant d’argent, avec cette inſcription : Liever den Turc als den Paus. Plutôt servir le turc que le pape.

Les matelots qui le voient monter sur leurs navires, leſte comme un chat, subtil comme un écureuil, chantant quelque chanſon, diſant quelque joyeux propos, l’interrogeaient curieux :

— D’où vient-il, petit homme, que tu aies l’air si jeunet, car on dit qu’il y a longtemps que tu es né à Damme ?

— Je ne suis point corps, mais eſprit, dit-il, & Nele, m’amie, me reſſemble. Eſprit de Flandre, Amour de Flandre, nous ne mourrons point.

— Toutefois, dirent-ils, quand on te coupe tu saignes.

— Vous n’en voyez que l’apparence, répondit Ulenſpiegel ; c’eſt du vin & non du sang.

— Nous te mettrons une broche au ventre.

— Je serais seul à me vider, répondit Ulenſpiegel.

— Tu te gauſſes de nous.

— Celui qui bat la caiſſe entend le tambour, répondait Ulenſpiegel.

Et les bannières brodées des proceſſions romaines flottaient aux mâts des navires. Et vêtus de velours, de brocart, de soie, de drap d’or & d’argent, tels qu’en ont les abbés aux meſſes solennelles, portant la mitre & la croſſe, buvant le vin des moines, les Gueux faiſaient la garde sur les vaiſſeaux.

Et c’était spectacle étrange de voir sortir de ces riches vêtements ces mains rudes qui portaient l’arquebuſe ou l’arbalète, la hallebarde ou la pique, & tous hommes à la dure trogne, ceints par-deſſus de piſtolets & de coutelas reluiſant au soleil, & buvant dans des calices d’or le vin abbatial devenu le vin de liberté.

Et ils chantaient & ils criaient : « Vive le Gueux ! » & ainſi ils couraient l’Océan & l’Eſcaut.


VIII


En ce temps, les Gueux, parmi leſquels étaient Lamme & Ulenſpiegel, prirent Gorcum. Et ils étaient commandés par le capitaine Marin : ce Marin, qui fut autrefois un manouvrier diguier, se prélaſſait en grande hauteur & suffiſance, & signa avec Gaſpard Turc, défenſeur de Gorcum, une capitulation par laquelle Turc, les moines, les bourgeois & les soldats enfermés dans la citadelle sortiraient librement la balle en bouche, le mouſquet sur l’épaule, avec tout ce qu’ils pourraient porter, sauf que les biens des égliſes reſteraient aux aſſaillants.

Mais le capitaine Marin, sur un ordre de meſſire de Lumey, détint priſonniers les treize moines & laiſſa aller les soudards & bourgeois.

Et Ulenſpiegel dit :

— Parole de soldat doit être parole d’or. Pourquoi manque-t-il à la sienne ?

Un vieux Gueux répondit à Ulenſpiegel :

— Les moines sont des fils de Satan, la lèpre des nations, la honte des pays. Depuis l’arrivée du duc d’Albe, ceux-ci lèvent le nez dans Gorcum. Il en eſt un parmi eux, le prêtre Nicolas, plus fier qu’un paon & plus féroce ce qu’un tigre. Chaque fois qu’il paſſait dans la rue avec son saint-sacrement où était son hoſtie faite de graiſſe de chien, il regardait avec des yeux pleins de fureur les maiſons d’où les femmes ne sortaient point pour s’agenouiller, & dénonçait au juge tous ceux qui ne ployaient pas le genou devant son idole de pâte & de cuivre doré. Les autres moines l’imitaient. Cela fut cauſe de pluſieurs grandes miſères brûlements & cruelles punitions en la ville de Gorcum. Le capitaine Marin fait bien de garder priſonniers les moines qui, sinon s’en iraient avec leurs pareils, dans les villages, bourgs, villes & villettes, prêcher contre nous, ameutant le populaire & faiſant brûler les pauvres réformés. On met les dogues à la chaîne juſqu’à leur crevaille ; à la chaîne les moines, à la chaîne, les bloed-honden, les chiens de sang du duc, en cage les bourreaux. Vive le Gueux !

— Mais, dit Ulenſpiegel, monſeigneur d’Orange, notre prince de liberté, veut qu’on reſpecte, parmi ceux qui se rendent, les biens des perſonnes & la libre conſcience.

Les vieux Gueux répondirent :

— L’amiral ne le veut point pour les moines : il eſt maître : il prit la Briele. En cage les moines !

— Parole de soldat, parole d’or ! pourquoi y manque-t-il ? répondit Ulenſpiegel. Les moines retenus en priſon y souffrent mille avanies.

— Les cendres ne battent plus sur ton cœur, dirent-ils : cent mille familles, par suite des édits, ont porté là-bas, au Noord-Weſt, au pays d’Angleterre, les métiers, l’induſtrie, la richeſſe de nos pays ; plains donc ceux qui cauſèrent notre ruine ! Depuis l’empereur Charles Ve, Bourreau 1er , sous celui-ci, roi de sang. Bourreau IIe, cent dix-huit mille perſonnes périrent dans les supplices. Qui porta le cierge des funérailles dans le meurtre & dans les larmes ? Des moines & des soudards eſpagnols. N’entends-tu point les âmes des morts qui se plaignent ?

— Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenſpiegel. Parole de soldat, c’eſt parole d’or.

— Qui donc, dirent-ils, voulut par l’excommunication mettre le pays au ban des nations ? Qui eût armé, s’il l’eût pu, contre nous terre & ciel, Dieu & diable, & leurs bandes serrées de saints & de saintes ? Qui enſanglanta de sang de bœuf les hoſties, qui fit pleurer les statues de bois ? Qui fit chanter le De Profundis sur la terre des pères, sinon ce clergé maudit, ces hordes de moines fainéants, pour garder leur richeſſe, leur influence sur les adorateurs d’idoles, & régner par la ruine, le sang & le feu sur le pauvre pays ? En cage les loups qui se ruent sur les hommes par terre, en cage les hyènes ! Vive le Gueux !

— Parole de soldat, c’eſt parole d’or, répondit Ulenſpiegel.

Le lendemain, un meſſage vint de la part de meſſire de Lumey, avec ordre de faire tranſporter de Gorcum à la Briele, où était l’amiral, les dix-neuf moines priſonniers.

— Ils seront pendus, dit le capitaine Marin à Ulenſpiegel.

— Pas tant que je serai vivant, répondit-il.

— Mon fils, diſait Lamme, ne parle point ainſi à meſſire de Lumey. Il eſt farouche & te fera pendre avec eux, sans merci.

— Je parlerai selon la vérité, répondit Ulenſpiegel : parole de soldat, c’eſt parole d’or.

— Si tu les peux sauver, dit Marin, conduis leur barque juſqu’à la Briele. Prends avec toi Rochus le pilote & ton ami Lamme, si tu le veux.

— Je le veux, répondit Ulenſpiegel.

La barque fut amarrée au quai Vert, les dix-neuf moines y entrèrent ; Rochus le peureux fut placé au gouvernail, Ulenſpiegel & Lamme, bien armés, se placèrent à l’avant de l’embarcation. Des soudards vauriens venus parmi les Gueux pour le pillage, se trouvaient près des moines, qui eurent faim. Ulenſpiegel leur donna à boire & à manger. Celui-ci va trahir ! diſaient les soudards vauriens. Les dix-neuf moines, aſſis au milieu, étaient béats & grelottants, quoique l’on fût en juillet, que le soleil fût clair & chaud, & qu’une briſe douce enflât les voiles de la barque gliſſant maſſive & ventrue sur les vagues vertes

Le père Nicolas parla alors & dit au pilote :

— Rochus, nous emmène-t-on au Champ des potences ? Puis se tournant vers Gorcum : Ô ville de Gorcum ! dit-il, debout & étendant la main, ville de Gorcum ! combien de maux tu as à souffrir : tu seras maudite entre les cités, car tu as fait croître dans tes murs la graine d’héréſie ! Ô ville de Gorcum ! Et l’ange du Seigneur ne veillera plus à tes portes. Il n’aura plus soin de la pudeur de tes vierges, du courage de tes hommes, de la fortune de tes marchands ! Ô ville de Gorcum ! tu es maudite, infortunée !

— Maudite, maudite, répondit Ulenſpiegel, maudite comme le peigne qui a paſſé enlevant les poux eſpagnols. Maudite comme le chien briſant la chaîne, comme le cheval secouant de deſſus lui un cruel cavalier ! Maudit toi-même, prédicateur niais, qui trouves mauvais qu’on caſſe la verge, fût-elle de fer, sur le dos des tyrans !

Le moine se tut, &, baiſſant les yeux, il parut confit en haine dévote.

Les soudards vauriens venus parmi les Gueux pour le pillage, se trouvaient près des moines, qui eurent faim bientôt. Ulenſpiegel demanda pour eux du biſcuit & du hareng : le maître de la barque répondit :

— Qu’on les jette à la Meuſe, ils mangeront le hareng frais.

Ulenſpiegel donna alors aux moines tout ce qu’il avait de pain & de sauciſſon pour lui & pour Lamme. Le maître de la barque & les Gueux vauriens s’entredirent :

— Celui-ci eſt traître, il nourrit les moines ; il faut le dénoncer.

À Dordrecht, la barque s’arrêta dans le havre au Bloemen-Key, au quai aux Fleurs : hommes, femmes, garçonnets & fillettes accoururent en foule pour voir les moines, & s’entrediſaient les montrant du doigt ou les menaçant du poing :

— Voyez là ces maroufles faiſeurs de Bons Dieux, menant les corps aux bûchers & les âmes au feu éternel ; — voyez les tigres gras & les chacals à bedaine.

Les moines baiſſaient la tête & n’oſaient parler. Ulenſpiegel les vit de nouveau tremblants :

— Nous avons encore faim, dirent-ils, soudard compatiſſant.

Mais le patron de la barque :

— Qui boit toujours ? C’eſt le sable aride. Qui mange toujours ; C’eſt le moine.

Ulenſpiegel leur alla quérir en ville du pain, du jambon & un grand pot de bière.

— Mangez & buvez, dit-il ; vous êtes nos priſonniers, mais je vous sauverai si je puis. Parole de soldat, c’eſt parole d’or.

— Pourquoi leur donnes-tu cela ? Ils ne te payeront point, dirent les Gueux vauriens ; &, s’entreparlant baſſement, ils se coulèrent en l’oreille ces mots : « Il a promis de les sauver, gardons-le bien »

À l’aube, ils vinrent à la Briele. Les portes leur ayant été ouvertes, un voet-looper, courrier, alla avertir meſſire de Lumey de leur venue.

Sitôt qu’il en reçut la nouvelle il vint à cheval, à peine vêtu & accompagné de quelques cavaliers & piétons armés.

Et Ulenſpiegel put voir de nouveau le farouche amiral vêtu comme fier seigneur vivant en opulence.

— Salut, dit-il, meſſires moines. Levez les mains. Où eſt le sang de meſſieurs d’Egmont & de Horns ? Vous me montrez patte blanche, c’eſt bien à vous.

Un moine nommé Léonard répondit :

— Fais de nous ce que tu voudras. Nous sommes moines, perſonne ne nous réclamera.

— Il a bien parlé, dit Ulenſpiegel ; car le moine ayant rompu avec le monde, qui eſt père & mère, frère & sœur, épouſe & amie, ne trouve à l’heure de Dieu perſonne qui le réclame. Toutefois, Excellence, je le veux faire : Le capitaine Marin, en signant la capitulation de Gorcum stipula que ces moines seraient libres comme tous ceux qui furent pris en la citadelle & qui en sortirent. Ils y furent toutefois sans cauſe retenus priſonniers ; j’entends dire qu’on les pendra. Monſeigneur, je m’adreſſe à vous humblement, vous parlant pour eux, car je sais que parole de soldat, c’eſt parole d’or.

— Qui es-tu ? demanda meſſire de Lumey.

— Monſeigneur, répondit Ulenſpiegel, Flamand je suis du beau pays Flandre, manant, noble homme, le tout enſemble, & par le monde ainſi je me promène, louant choſes belles & bonnes & me gauſſant de sottiſe à pleine gueule. Et je vous veux louer si vous tenez la promeſſe faite par le capitaine : parole de soldat, c’eſt parole d’or.

Mais les Gueux vauriens qui étaient sur la nef :

— Monſeigneur, dirent-ils, celui-ci eſt traître : il a promis de les sauver, il leur a donné du pain, du jambon, des sauciſſons, de la bière & à nous rien.

Meſſire de Lumey dit alors à Ulenſpiegel :

— Flamand promeneur & nourriſſeur de moines, tu seras pendu avec eux.

— Je n’ai nulle crainte, répondit Ulenſpiegel : parole de soldat, c’eſt parole d’or.

— Te voilà bien accrêté, dit de Lumey.

— Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenſpiegel.

Les moines furent amenés dans une grange, & Ulenſpiegel avec eux : là, ils le voulurent convertir par arguments théologiques ; mais il dormit en les écoutant.

Meſſire de Lumey étant à table, plein de vin & de viande, un meſſager arriva de Gorcum, de la part du capitaine Marin, avec la copie des lettres du Taiſeux, prince d’Orange, « commandant à tous les gouverneurs des villes & autres lieux de tenir les eccléſiaſtiques en pareille sauvegarde, sûreté & privilège que le reſte du peuple ».

Le meſſager demanda à être introduit auprès de Lumey pour lui remettre en mains propres la copie des lettres.

— Où eſt l’original ? lui demanda de Lumey.

— Chez mon maître Martin, dit le meſſager.

— Et le manant m’envoie la copie ! dit de Lumey. Où eſt ton paſſeport ?

— Le voici, Monſeigneur, dit le meſſager

Meſſire de Lumey lut tout haut :

« Monſeigneur & maître Marin Brandt mande à tous miniſtres, gouverneurs & officiers de la république, qu’ils laiſſent paſſer sûrement, etc. »

De Lumey, frappant du poing sur la table & déchirant le paſſeport :

— Sang-Dieu ! dit-il, de quoi se mêle-t-il, ce Marin, ce guenillard, qui-n’avait pas, avant la priſe de la Briele, une arête de hareng-saur à se mettre sous la dent ? Il s’intitule monſeigneur & maître, & il m’envoie à moi des ordres ! il mande & ordonne ! Dis à ton maître que puiſqu’il eſt si capitaine & si monſeigneur, si bien mandant & commandant, que les moines seront pendus haut & court tout de suite, & toi avec eux si tu ne trouſſes ton bagage.

Et, lui baillant un coup de pied, il le fit sortir de la salle.

— À boire, cria-t-il. Avez-vous vu l’outrecuidance de ce Marin ? Je cracherais mon repas tant je suis furieux. Qu’on pende les moines dans leur grange incontinent, & qu’on m’amène le Flamand pourmeneur, après qu’il aura aſſiſté à leur supplice. Nous verrons bien s’il oſera me dire que j’ai mal fait. Sang-Dieu ! qu’a-t-on encore beſoin ici de pots & de verres ?

Et il briſa avec grand bruit les coupes & la vaiſſelle, & nul n’oſait lui parler. Les valets voulurent en ramaſſer les débris, & il ne le permit point & buvant à même les flacons sans meſure, il s’enrageait davantage, marchait à grands pas, écraſant les morceaux & les piétinant furieuſement.

Ulenſpiegel fut amené devant lui.

— Eh bien ! lui dit-il, apportes-tu des nouvelles de tes amis les moines ?

— Ils sont pendus, dit Ulenſpiegel ; & un lâche bourreau, tuant par intérêt, a ouvert après la mort le ventre & les côtés de l’un d’eux comme à un porc éventré, pour en vendre la graiſſe à un apothicaire. Parole de soldat n’eſt plus parole d’or.

De Lumey, piétinant les débris de la vaiſſelle :

— Tu me braves, dit-il, vaurien de quatre pieds, mais toi auſſi tu seras pendu, non dans une grange, mais ignominieuſement sur la place, vis-à-vis de tout le monde.

— Honte sur vous, dit Ulenſpiegel, honte sur nous : parole de soldat n’eſt plus parole d’or.

— Te tairas-tu, tête de fer ! dit meſſire de Lumey.

— Honte sur toi, dit Ulenſpiegel, parole de soldat n’eſt plus parole d’or. Punis plutôt les vauriens marchands de graiſſe humaine.

Meſſire de Lumey alors, se précipitant sur lui, leva la main pour le frapper.

— Frappe, dit Ulenſpiegel ; je suis ton priſonnier, mais je n’ai nulle peur de toi : parole de soldat n’eſt plus parole d’or.

Meſſire de Lumey tira alors son épée, & en eût certes tué Ulenſpiegel si meſſire de Très-Long, lui arrêtant le bras, ne lui eût dit :

— Aie pitié ! il eſt brave & vaillant, il n’a commis nul crime.

De Lumey alors se raviſant :

— Qu’il demande pardon, dit-il.

Mais Ulenſpiegel, reſtant debout :

— Je ne le ferai point, dit-il.

— Qu’il diſe au moins que je n’ai pas eu tort, s’écria de Lumey, s’enrageant.

Ulenſpiegel répondit :

— Je ne lèche point les bottines des seigneurs : parole de soldat n’eſt plus parole d’or.

— Qu’on dreſſe la potence, dit de Lumey, & qu’on l’emmène, ce lui sera parole de chanvre.

— Oui, dit Ulenſpiegel, & je te crierai devant tout le peuple : Parole de soldat n’eſt plus parole d’or !

La potence fut dreſſée sur le Grand-Marché. La nouvelle courut bientôt par la ville que l’on allait pendre Ulenſpiegel, le Gueux vaillant. Et le populaire fut ému de pitié & miſéricorde. Et il accourut en foule au Grand-Marché ; meſſire de Lumey y vint auſſi à cheval, voulant lui-même donner le signal de l’exécution.

Il regarda sans douceur Ulenſpiegel sur l’échelle, vêtu pour la mort, en son linge, les bras liés au corps, les mains jointes, la corde au cou, & le bourreau prêt à faire son œuvre.

Très-Long lui diſait :

— Monſeigneur, pardonnez-lui, il n’eſt point traître, & nul ne vit jamais pendre un homme parce qu’il fut sincère & pitoyable.

Et les hommes & femmes du peuple, entendant Très-Long parler, criaient : « Pitié, monſeigneur, grâce & pitié pour Ulenſpiegel. »

— Cette tête de fer m’a bravé, dit de Lumey : qu’il se repente & diſe que j’ai bien fait.

— Veux-tu te repentir & dire qu’il a bien fait ? dit Très-Long à Ulenſpiegel.

— Parole de soldat n’eſt plus parole d’or, répondit Ulenſpiegel.

— Paſſez la corde, dit de Lumey.

Le bourreau allait obéir ; une jeune fille toute de blanc vêtue & couronnée de fleurs, monta comme folle les marches de l’échafaud, sauta au cou d’Ulenſpiegel & dit :

— Cet homme eſt le mien ; je le prends pour mari.

Et le peuple d’applaudir, & les femmes de crier :

— Vive, vive la fillette qui sauve Ulenſpiegel !

— Qu’eſt-ce ceci ? demanda meſſire de Lumey.

Très-Long répondit :

— D’après les us & coutumes de la ville, il eſt de droit & loi qu’une jeune fille pucelle ou non mariée sauve un homme de la corde en le prenant pour mari au pied de la potence.

— Dieu eſt avec lui, dit de Lumey ; déliez-le.

Chevauchant alors près de l’échafaud, il vit la fillette empêchée à couper les cordes d’Ulenſpiegel & le bourreau voulant s’oppoſer à son deſſein & diſant :

— Si vous les coupez, qui les payera ?

Mais la fillette ne l’écoutait point.

La voyant si preſte amoureuſe & subtile, il fut attendri.

— Qui es-tu ? dit-il.

— Je suis Nele, sa fiancée, dit-elle, & je viens de Flandre pour le chercher.

— Tu fis bien, dit de Lumey d’un ton rogue.

Et il s’en fut.

Très-Long alors s’approchant :

— Petit Flamand, dit-il, une fois marié, seras-tu encore soudard en nos navires !

— Oui, meſſire, répondit Ulenſpiegel.

— Et toi, fillette, que feras-tu sans ton homme ?

Nele répondit :

— Si vous le voulez, meſſire, je serai fifre en son navire.

— Je le veux, dit Très-Long.

Et il lui donna deux florins pour les noces.

Et Lamme, pleurant & riant d’aiſe, diſait :

— Voici encore trois florins : nous mangerons tout ; c’eſt moi qui paye. Allons au Peigne-d’Or. Il n’eſt pas mort, mon ami. Vive le Gueux !

Et le peuple applaudiſſait, & ils s’en furent au Peigne-d’Or, où un grand feſtin fut commandé ; & Lamme jetait des deniers au populaire par les fenêtres.

Et Ulenſpiegel diſait à Nele :

— Mignonne aimée, te voilà donc près de moi ! Noël ! elle eſt ici, chair, cœur & âme, ma douce amie. Oh ! les yeux doux & les belles lèvres rouges d’où il ne sortit jamais que de bonnes paroles ! Elle me sauva la vie, la tendre aimée ! Tu joueras sur nos navires le fifre de délivrance. Te souvient-il… mais non… À nous eſt l’heure préſente pleine de lieſſe, & à moi ton viſage doux comme fleurs de juin. Je suis en paradis. Mais, dit-il, tu pleures…

— Ils l’ont tuée, dit-elle.

Et elle lui conta l’hiſtoire de deuil.

Et, se regardant l’un l’autre, ils pleurèrent d’amour & de douleur.

Et au feſtin ils burent & mangèrent, & Lamme les regardait dolent, diſant :

— Las ! ma femme, où es-tu ?

Et le prêtre vint & maria Nele & Ulenſpiegel.

Et le soleil du matin les trouva l’un près de l’autre dans leur lit d’épouſailles.

Et Nele repoſait sa tête sur l’épaule d’Ulenſpiegel. Et quand elle s’éveilla au soleil, il dit :

— Frais viſage & doux cœur, nous serons les vengeurs de Flandre.

Elle, le baiſant sur la bouche :

— Tête folle & bras forts, dit-elle, Dieu bénira le fifre & l’épée.

— Je te ferai un coſtume de soudard.

— Tout de suite ? dit-elle.

— Tout de suite, répondit Ulenſpiegel ; mais qui dit qu’au matin les fraiſes sont bonnes ? Ta bouche eſt bien meilleure.


IX


Ulenſpiegel, Lamme & Nele avaient, comme leurs amis & compagnons, repris aux couvents le bien gagné par ceux-ci sur le populaire à l’aide de proceſſions, de faux miracles & autres momeries romaines. Ce fut contre l’ordre du Taiſeux, prince de liberté, mais l’argent servait aux frais de la guerre. Lamme Goedzak, non content de se pourvoir de monnaie, pillait dans les couvents les jambons, sauciſſons, flacons de bière & de vin, & en revenait volontiers portant sur la poitrine un baudrier de volailles, oies, dindes, chapons, poules & poulets, & traînant par une corde derrière lui quelques veaux & porcs monaſtiques. Et ce par droit de guerre, diſait-il.

Bien aiſe à chaque priſe, il l’apportait au navire pour qu’on en fît nopces & feſtins, mais se plaignait toutefois que le Maître queux fût si ignorant ès sciences de sauces & de fricaſſées.

Or, ce jour-là, les Gueux, ayant humé le piot victorieuſement, dirent à Ulenſpiegel :

— Tu as toujours le nez au vent pour flairer les nouvelles de la terre ferme, tu connais toutes les aventures de guerre : chante-les nous. Cependant Lamme battra le tambour & le fifre mignon glapira à la meſure de ta chanſon.

Et Ulenſpiegel dit :

— Un jour de mai clair & frais, Ludwig de Naſſau, croyant entrer à Mons, ne trouve point ses piétons ni ses cavaliers. Quelques affidés tenaient une porte ouverte & un pont baiſſé, afin qu’il eût la ville. Mais les bourgeois s’emparent de la porte & du pont. Où sont les soudards du comte Louis ? Les bourgeois vont lever le pont. Le comte Louis sonne du cor.

Et Ulenſpiegel chanta :


Où sont tes piétons ou tes cavaliers ?
Ils sont au bois égarés, foulant tout :
Ramilles sèches, muguets en fleur.
Monſieur du Soleil fait reluire
Leurs faces rouges & guerrières,
Les croupes luiſantes de leurs courſiers ;
Le comte Ludwig sonne du cor :
Ils l’entendent. Doucement battez le tambour.


Au grand trotton, bride avalée !
Courſe d’éclair, courſe de nue ;
Trombe de fer cliquetant ;
Ils volent, les lourds cavaliers !
En hâte ! en hâte ! à la reſcouſſe !
Le pont se lève… de l’éperon
Au flanc saignant des deſtriers.!
Le pont se lève : ville perdue !

Ils sont devant. Eſt-ce trop tard ?
Ventre à terre ! bride avalée !
Guitoy de Chaumont, sur son genêt,
Saute sur le pont qui retombe.
Ville gagnée ! Entendez-vous
Sur le pavé de Mons
Courſe d’éclair, courſe de nue,
Trombe de fer cliquetant !

Vive Chaumont & le genêt !
Sonnez le clairon de joie, battez le tambour.
C’eſt le mois du foin, les prés embaument ;
L’alouette monte, chantant dans le ciel :
Vive l’oiſeau libre !
Battez le tambour de gloire.
Vive Chaumont & le genêt ! Or çà, à boire çà.
Ville gagnée !… Vive le Gueux !

Et les Gueux chantaient sur les navires : « Chriſt, regarde tes soldats. Fourbis nos armes, Seigneur. Vive le Gueux ! »

Et Nele souriante faiſait glapir le fifre, & Lamme battait le tambour, & en haut, vers le ciel, temple de Dieu, s’élevaient les coupes d’or & les hymnes de liberté. Et les vagues, comme des sirènes, claires & fraîches autour du navire, suſurraient harmonieuſes.


X


Un jour, au mois d’août, jour peſant & chaud, Lamme braſſait mélancolie. Son tambour joyeux se taiſait & dormait, paſſant ses baguettes à l’ouverture de sa gibecière. Ulenſpiegel & Nele, souriant d’aiſe amoureuſe, se chauffaient au soleil ; les vigies, placées dans les hunes, sifflaient ou chantaient, cherchant des yeux sur la grande mer s’ils ne voyaient point à l’horizon quelque proie. Très-Long les interrogeant ; ils diſaient toujours : « Niets, rien. »

Et Lamme, blême & affaiſſé, soupirait piteuſement. Et Nele lui dit :

— D’où vient, Lamme, que tu es si dolent ?

Et Ulenſpiegel lui dit :

— Tu maigris, mon fils.

— Oui, dit Lamme, je suis dolent & maigre. Mon cœur perd sa gaieté & ma bonne trogne sa fraîcheur. Oui, riez de moi, vous autres qui vous êtes retrouvés à travers mille dangers. Gauſſez-vous du pauvre Lamme, qui vit comme un veuf, étant marié, tandis que celle-ci, dit-il montrant Nele, dut arracher son homme aux baiſers de la corde, qui sera son amoureuſe dernière. Elle fit bien, Dieu soit béni ; mais qu’elle ne rie point de moi. Oui, tu ne dois point rire du pauvre Lamme, Nele, m’amie. Ma femme rit pour dix. Las ! vous autres femelles êtes cruelles aux douleurs d’autrui. Oui, j’ai le cœur dolent ; frappé du glaive d’abandon ; & rien ne le réconfortera, sinon elle.

— Ou quelque fricaſſée, dit Ulenſpiegel.

— Oui, dit Lamme, où eſt la viande en ce triſte navire ? Sur les vaiſſeaux du roi, ils en ont quatre fois par semaine, s’il n’y a jeûne, & trois fois du poiſſon. Quant aux poiſſons, Dieu me damne si cette filaſſe — je veux dire leur chair — ne fait autre choſe que de m’allumer sans fruit le sang, mon pauvre sang qui s’en ira en eau prochainement. Ils ont bière, fromage, potage & bonne boiſſon. Oui ! ils ont tout à leurs aiſes stomacales : biſcuit, pain de seigle, bière, beurre, viande fumée ; oui, tout, poiſſon sec, fromage, semence de moutarde, sel, fèves, pois, gruau, vinaigre, huile, suif, bois & charbon. Nous, l’on vient de nous défendre de prendre le bétail de qui que ce soit, bourgeois, abbé ou gentilhomme. Nous mangeons du hareng, & buvons de la petite bière. Las ! je n’ai plus rien : ni amour de la femme, ni bon vin, ni dobbele-bruinbier, ni bonne nourriture. Où sont ici nos joies ?

— Je te le vais dire, Lamme, répondit Ulenſpiegel. Œil pour œil, dent pour dent : à Paris, la nuit de la Saint-Barthélemy, ils ont tué dix mille cœurs libres dans la seule ville de Paris ; le roi lui-même a tiré sur son peuple. Réveille-toi, Flamand ; saiſis la hache sans merci : là sont nos joies ; frappe l’Eſpagnol ennemi & romain partout où tu le trouveras. Laiſſe là tes mangeailles. Ils ont emmené des victimes mortes ou vivantes vers leur fleuve & par pleines charretées, les ont jetées à l’eau. Mortes ou vivantes, entends-tu, Lamme ? La Seine fut rouge pendant neuf jours, & les corbeaux par nuées s’abattirent sur la ville. À la Charité, à Rouen, Toulouſe, Lyon, Bordeaux, Bourges, Meaux, le maſſacre fut horrible. Vois-tu les bandes de chiens repus se couchant près des cadavres ! Leurs dents sont fatiguées. Le vol des corbeaux eſt lourd tant ils ont l’eſtomac chargé de la chair des victimes. Entends-tu, Lamme, la voix des âmes criant vengeance & pitié ? Réveille-toi, Flamand. Tu parles de ta femme. Je ne la crois point infidèle, mais affolée, & elle t’aime encore, pauvre ami : elle n’était point au milieu de ces dames de la cour qui, la nuit même du maſſacre, dépouillèrent de leurs mains fines les cadavres pour y voir la grandeur ou la petiteſſe de leur charnelle virilité. Et elles riaient, ces dames grandes en paillardiſe. Réjouis-toi, mon fils, nonobſtant ton poiſſon & ta petite bière. Si l’arrière-goût du hareng eſt fade, plus fade eſt l’odeur de cette vilenie. Ceux qui ont tué font des repas, &, les mains mal lavées, découpent les oies graſſes pour offrir aux gentes damoiſelles de Paris les ailes, les pattes ou le croupion. Elles ont tâté d’autre viande tantôt, viande froide.

— Je ne me plaindrai plus, mon fils, dit Lamme se levant : le hareng eſt ortolan, malvoiſie eſt la petite bière pour les cœurs libres.

Et Ulenſpiegel dit :

Vive le Gueux ! Ne pleurons point, frères.
Dans les ruines & le sang
Fleurit la roſe de liberté.
Si avec nous eſt Dieu, qui sera contre ?

Quand l’hyène triomphe,
Vient le tour du lion.
D’un coup de patte il la jette sur le sol, éventrée.
Œil pour œil, dent pour dent. Vive le Gueux !

Et les Gueux sur les navires chantaient :

Le duc nous garde même sort.ur le sol, éventrée.
Œil pour œil, dent pour dent,
Bleſſure pour bleſſure. Vive le Gueux !


XI


Par une nuit noire, l’orage grondant ès profondeurs des nues, Ulenſpiegel était sur le pont du navire avec Nele, & il dit :

— Tous nos feux son éteints. Nous sommes des renards guettant, la nuit, au paſſage la volaille eſpagnole, c’eſt-à-dire leurs vingt-deux aſſabres, riches navires où brillent les lanternes, qui sont pour eux les étoiles de la male heure. Et nous leur courrons sus.

Nele dit :

— Cette nuit eſt une nuit de sorciers. Ce ciel eſt noir comme bouche d’enfer, ces éclairs brillent comme le sourire de Satan, l’orage lointain gronde sourd, les mouettes paſſent en jetant de grands cris ; la mer roule comme des couleuvres d’argent ses vagues phoſphoreſcentes. Thyl, mon aimé, viens dans le monde des eſprits. Prends la poudre de viſion…

— Verrai-je les sept, ma mignonne ?

Et ils prirent la poudre de viſion.

Et Nele ferma les yeux d’Ulenſpiegel, & Ulenſpiegel ferma les yeux de Nele. Et ils virent un cruel spectacle.

Ciel, terre, mer étaient pleins d’hommes, de femmes, d’enfants travaillant, voguant, cheminant ou rêvant. La mer les balançait, la terre les portait. Et ils grouillaient comme anguilles en un panier.

Sept hommes & femmes étaient au milieu du ciel, aſſis sur des trônes & le front ceint d’une étoile brillante, mais ils étaient si vagues que Nele & Ulenſpiegel ne voyaient diſtinctement que leurs étoiles.

La mer monta juſqu’au ciel, roulant dans son écume l’innombrable multitude des navires dont les mâts & cordages se heurtaient, s’entre-croiſaient, se briſaient, s’écraſaient, suivant les mouvements tempétueux des vagues. Puis un navire parut au milieu de tous les autres. Sa carène était de fer flamboyant. Sa quille était d’acier taillé comme un couteau. L’eau cria, gémiſſant quand il paſſa. La Mort était sur l’arrière du navire, aſſiſe, ricaſſante, tenant d’une main sa faux, & de l’autre un fouet avec lequel elle frappait sur sept perſonnages. L’un était un homme dolent, maigre, hautain, silencieux. Il tenait d’une main un sceptre & de l’autre une épée. Près de lui, montée sur une chèvre, se tenait une fille rougeaude, les seins nus, la robe ouverte & l’œil émerillonné. Elle s’étendait laſcive à côté d’un vieux juif ramaſſant des clous & d’un gros homme bouffi qui tombait chaque fois qu’elle le mettait debout, tandis qu’une femme maigre & enragée les frappait tous deux. Le gros homme ne se revanchait point ni non plus sa rougeaude compagne. Un moine au milieu d’eux mangeait des sauciſſes. Une femme, couchée par terre, rampait comme un serpent entre les autres. Elle mordait le vieux juif à cauſe de ses vieux clous, l’homme bouffi parce qu’il avait trop d’aiſe, la femme rougeaude pour l’humide éclat de ses yeux, le moine pour ses sauciſſes, & l’homme maigre à cauſe de son sceptre. Et tous se battirent bientôt.

Quand ils paſſèrent, la bataille fut horrible sur mer, dans le ciel & sur terre. Il plut du sang. Les navires étaient briſés à coups de hache, d’arquebuſe, de canon. Leurs débris volaient en l’air, au milieu de la fumée de la poudre. Sur la terre, des armées s’entre-choquaient comme des murs d’airain. Villes, villages, moiſſons brûlaient parmi des cris & des larmes ; les hauts clochers, dentelles de pierre, détachaient au milieu du feu leurs fières silhouettes, puis tombaient avec fracas comme chênes abattus. De noirs cavaliers, nombreux & serrés comme des bandes de fourmis, l’épée à la main, le piſtolet au poing, frappaient les hommes, les femmes, les enfants. D’aucuns faiſaient des trous dans la glace & y enſeveliſſaient des vieillards vivants ; d’autres coupaient les seins aux femmes & y semaient du poivre, d’autres pendaient les enfants dans les cheminées. Ceux qui étaient las de frapper violaient quelque fille ou quelque femme, buvaient, jouaient aux dés, & remuant des piles d’or, fruit du pillage, y vautraient leurs doigts rouges.

Les sept couronnés d’étoiles criaient : « Pitié pour le pauvre monde ! »

Et les fantômes ricaſſaient. Et leurs voix étaient pareilles à celles de mille orfraies criant enſemble. Et la Mort agitait sa faux.

— Les entends-tu ? dit Ulenſpiegel ; ce sont les oiſeaux de proie des pauvres hommes. Ils vivent de petits oiſeaux, qui sont les simples & les bons.

Les sept couronnés d’étoiles criaient : « Amour, juſtice, miſéricorde ! »

Et les sept fantômes ricaſſaient. Et leurs voix étaient pareilles à celles de mille orfraies criant enſemble. Et la Mort les frappait de son fouet.

Et le navire paſſait sur le flot, coupant en deux, vaiſſeaux, bateaux, hommes, femmes, enfants. Sur la mer retentiſſaient les plaintes des victimes criant : « Pitié ! »

Et le rouge navire paſſait sur eux tous, tandis que les fantômes riant criaient comme des orfraies.

Et la Mort ricaſſant buvait l’eau pleine de sang.

Et le navire ayant diſparu dans le brouillard, la bataille ceſſa, les sept couronnés d’étoiles s’évanouirent.

Et Ulenſpiegel & Nele ne virent plus que le ciel noir, la mer houleuſe, les sombres nues s’avançant sur l’eau phoſphoreſcente, & tout près de rouges étoiles.

C’étaient les lanternes des vingt-deux aſſabres. La mer & le tonnerre grondaient sourdement.

Et Ulenſpiegel sonna la cloche de wacharm doucement, & cria : « L’Eſpagnol, l’Eſpagnol ! Il vogue sur Fleſſingue ! » Et le cri fut répété par toute la flotte.

Et Ulenſpiegel dit à Nele :

— Une teinte griſe se répand sur le ciel & sur la mer. Les lanternes ne brillent plus que faiblement, l’aube se lève, le vent fraîchit, les vagues jettent leur écume par-deſſus le pont des navires, une forte pluie tombe & ceſſe bientôt, le soleil se lève radieux, dorant la crête des flots : c’eſt ton sourire, Nele, frais comme le matin, doux comme le rayon.

Les vingt-deux aſſabres paſſent ; sur les navires des Gueux les tambours battent, les fifres glapiſſent ; de Lumey crie : « De par le prince, en chaſſe ! » Ewont Picterſen Worſt, sous-amiral, crie : « De par monſeigneur d’Orange & meſſire l’amiral, en chaſſe ! » Sur tous les navires, la Johannah, le Cygne, Anne-Mie, le Gueux, le Compromis, le d’Egmont, le De Horn, sur le Willem de Zwijger, le Guillaume-le-Taiſeux, tous les capitaines crient : « De par monſeigneur d’Orange & meſſire l’amiral, en chaſſe ! »

— En chaſſe ! vive le Gueux ! crient les soudards & matelots.

La houlque de Très-Long, montée par Lamme & Ulenſpiegel, & nommée la Briele, suivie de près par la Johannah, le Cygne, & le Gueux, s’empare de quatre aſſabres. Les Gueux jettent à l’eau tout ce qui eſt Eſpagnol, font priſonniers les habitants du Pays-Bas, vident les navires comme coques d’œufs & les laiſſent voguer sans mâts ni voiles dans la rade. Puis ils pourſuivent les dix-huit autres aſſabres. Le vent souffle violent venant d’Anvers, le mur des rapides navires penche dans l’eau du fleuve sous le poids des voiles gonflées comme des joues de moine au vent qui vient des cuiſines ; les aſſabres vont vite ; les Gueux les pourſuivent juſque dans la rade de Middelbourg sous le feu des forts. Là s’engage une bataille sanglante ; les Gueux s’élancent avec des haches sur les ponts des navires, jonchés bientôt de bras, de jambes coupées, qu’il faut, après le combat, jeter par corbeilles dans les flots. Les forts tirent sur eux ; ils s’en moquent, &, au cri de : « Vive le Gueux ! » prennent dans les aſſabres poudre, artillerie, balles & blé, les brûlent après les avoir vidées, & s’en vont à Fleſſingue, les laiſſant fumant & flambant dans la rade.

De là ils enverront des eſcouades percer les digues de Zélande & Hollande, aider à la conſtruction de nouveaux navires, & notamment de flibots de cent quarante tonneaux portant juſqu’à vingt pièces de fer de fonte.


XII


Sur les navires il neige. L’air eſt tout blanc tout au loin & sans ceſſe la neige tombe, tombe mollement dans l’eau noire où elle fond.

Sur la terre il neige : tout blancs sont les chemins, toutes blanches les noires silhouettes des arbres déſenfeuillés. Nul bruit que les cloches lointaines de Haarlem sonnant l’heure, & le joyeux carillon envoyant dans l’air épais ses notes étouffées.

Cloches, ne sonnez point ; cloches, ne jouez point vos airs simples & doux : don Frédéric approche, le Ducaillon de sang. Il marche sur toi, suivi de trente-cinq enſeignes d’Eſpagnols, tes mortels ennemis, Haarlem, ô ville de liberté ; vingt-deux enſeignes de Wallons, dix-huit enſeignes d’Allemands, huit cents chevaux, une puiſſante artillerie le suivent. Entends-tu sur les chariots le bruit de ces ferrailles meurtrières ? Fauconneaux, coulevrines, courtauds à groſſe gueule, tout cela eſt pour toi, Haarlem. Cloches, ne sonnez point ; carillon, ne lance point tes notes joyeuſes dans l’air épais de neige.

— Cloches, nous sonnerons ; moi, carillon, je chanterai jetant mes notes hardies dans l’air épais de neige. Haarlem eſt la ville des cœurs vaillants, des femmes courageuſes. Elle voit sans crainte, du haut de ses clochers, onduler comme des bandes de fourmis d’enfer les noires maſſes des bourreaux : Ulenſpiegel, Lamme & cent Gueux de mer sont dans ses murs. Leur flotte croiſe dans le lac.

— Qu’ils viennent ! diſent les habitants ; nous ne sommes que des bourgeois, des pêcheurs, des marins & des femmes. Le fils du duc d’Albe ne veut, dit-il, pour entrer chez nous, d’autres clefs que son canon. Qu’il ouvre, s’il le peut, ces faibles portes, il trouvera des hommes derrière. Sonnez, cloches ; carillon, lance tes notes joyeuſes dans l’air épais de neige.

« Nous n’avons que de faibles murs & des foſſés à la manière ancienne. Quatorze pièces de canon vomiſſent leurs boulets de quarante-six livres sur la Cruys-poort. Mettez des hommes où il manque des pierres. La nuit vient, chacun travaille, c’eſt comme si jamais le canon n’avait paſſé par là. Sur la Cruys-poort ils ont lancé six cent quatre-vingts boulets ; sur la porte Saint-Jean, six cent soixante-quinze. Ces clefs n’ouvrent pas, car voilà que derrière se dreſſe un nouveau boulevard. Sonnez, cloches ; jette, carillon, dans l’air tes notes joyeuſes.

« Le canon bat, bat toujours les murailles, les pierres sautent, les pans de murs croulent. La brèche eſt aſſez large pour y laiſſer paſſer de front une compagnie. L’aſſaut ! tue, tue ! crient-ils. Ils montent, ils sont dix mille ; laiſſez-les paſſer les foſſés avec leurs ponts, avec leurs échelles. Nos canons sont prêts. Voilà le troupeau de ceux qui vont mourir. Saluez-les, canons de liberté ! Ils saluent : les boulets à chaîne, les cercles de goudron enflammé volant & sifflant trouent, taillent, enflamment, aveuglent la maſſe des aſſaillants qui s’affaiſſent & fuient en déſordre. Quinze cents morts jonchent le foſſé. Sonnez, cloches ; & toi, carillon, lance dans l’air épais tes notes joyeuſes.

« Revenez à l’aſſaut ! Ils ne l’oſent. Ils se remettent à tirer & à miner. Nous auſſi, nous connaiſſons l’art de la mine. Sous eux, sous eux allumez la mèche ; courez, nous allons voir un beau spectacle. Quatre cents Eſpagnols sautent en l’air. Ce n’eſt pas le chemin des flammes éternelles. Oh ! la belle danſe au son argentin de nos cloches, à la muſique joyeuſe de notre carillon !

« Ils ne se doutent pas que le prince veille sur nous, que tous les jours nous viennent, par des paſſages bien gardés, des traîneaux de blé & de poudre ; le blé pour nous, la poudre pour eux. Où sont leurs six cents Allemands que nous avons tués & noyés dans le bois de Haarlem ? Où sont les onze enſeignes que nous leur avons priſes, les six pièces d’artillerie & les cinquante bœufs ? Nous avions une enceinte de murs, nous en avons deux maintenant. Les femmes même se battent, & Kennan en conduit la troupe vaillante. Venez, bourreaux, marchez dans nos rues, les enfants vous couperont les jarrets avec leurs petits couteaux. Sonnez, cloches ; & toi, carillon, lance dans l’air épais tes notes joyeuſes !

« Mais le bonheur n’eſt pas avec nous. La flotte des Gueux eſt battue dans le lac. Elles sont battues les troupes que d’Orange avait envoyées à notre secours. Il gèle, il gèle aigrement. Plus de secours. Puis, pendant cinq mois, mille contre dix mille, nous réſistons. Il faut compoſer maintenant avec les bourreaux. Voudra-t-il entendre à aucune compoſition, ce ducaillon de sang qui a juré notre perte ? Faiſons sortir tous les soldats avec leurs armes : ils troueront les bandes ennemies. Mais les femmes sont aux portes, craignant qu’on ne les laiſſe seules garder la ville. Cloches, ne sonnez plus ; carillon, ne lance plus dans l’air tes notes joyeuſes.

« Voici juin, les foins embaument, les blés se dorent au soleil, les oiſeaux chantent : nous avons eu faim pendant cinq mois ; la ville eſt en deuil ; nous sortirons tous de Haarlem, les arquebuſiers en tête pour ouvrir le chemin, les femmes, les enfants & les magiſtrats derrière, gardés par l’infanterie qui veille sur la brèche. Une lettre, une lettre du ducaillon de sang ! Eſt-ce la mort qu’il annonce ? non, c’eſt la vie à tout ce qui eſt dans la ville. Ô clémence inattendue, ô menſonge peut-être ! Chanteras-tu encore, carillon joyeux ? Ils entrent dans la ville. »

Ulenſpiegel, Lamme & Nele avaient revêtu le coſtume des soudards d’Allemagne enfermés avec eux, au nombre de six cents, dans le cloître des Auguſtins.

— Nous mourrons aujourd’hui, dit tout bas Ulenſpiegel à Lamme.

Et il serra contre sa poitrine le corps mignon de Nele tout friſſant de peur.

— Las ! ma femme, je ne la verrai plus, diſait Lamme. Mais peut-être notre coſtume de soudards allemands nous sauvera-t-il la vie ?

Ulenſpiegel hocha la tête pour montrer qu’il ne croyait à nulle grâce.

— Je n’entends point le bruit du pillage, dit Lamme.

Ulenſpiegel répondit :

— D’après l’accord, les bourgeois ont racheté le pillage & la vie pour la somme de deux cent quarante mille florins. Ils devront payer cent mille florins comptant en douze jours, & le reſte trois mois après. Il a été commandé aux femmes de se retirer dans les égliſes. Ils vont sans doute commencer le maſſacre. Entends-tu clouer les échafauds & dreſſer les potences ?

— Ah ! nous allons mourir ! dit Nele ; j’ai faim.

— Oui, dit tout bas Lamme à Ulenſpiegel, le ducaillon de sang a dit qu’étant affamés nous serons plus dociles quand on nous mènera mourir.

— J’ai si faim ! dit Nele.

Le soir, des soldats vinrent & diſtribuèrent un pain pour six hommes :

— Trois cents soldats wallons ont été pendus sur le marché, dirent-ils. Ce sera bientôt votre tour. Il y eut toujours mariage de Gueux & de potence.

Le lendemain soir, ils vinrent encore avec leur pain pour six hommes :

— Quatre grands bourgeois, dirent-ils, ont été décapités. Deux cent quarante-neuf soldats ont été liés deux à deux & jetés à la mer. Les crabes seront gras cette année. Vous n’avez point bonne trogne, vous autres, depuis le 7 juillet que vous êtes ici. Ils sont gourmands & ivrognes, ces habitants du Pays-Bas ; nous autres Eſpagnols, nous avons aſſez de deux figues à notre souper.

— C’eſt donc pour cela, répondit Ulenſpiegel, qu’il vous faut faire partout chez les bourgeois quatre repas de viande, volailles, crêmes, vins & confitures ; qu’il vous faut du lait pour laver les corps de vos muſtachos & du vin pour baigner les pieds de vos chevaux ?

Le dix-huit juillet, Nele dit :

— J’ai les pieds mouillés ; qu’eſt-ce ceci ?

— Du sang, dit Ulenſpiegel.

Le soir les soudards vinrent encore avec leur pain pour six :

— Où la corde ne suffit plus, dirent-ils, le glaive fait la beſogne. Trois cents soudards & vingt-sept bourgeois qui ont penſé s’enfuir de la ville, se promènent maintenant aux enfers avec leurs têtes dans les mains.

Le lendemain, le sang entra de nouveau dans le cloître ; les soudards ne vinrent point apporter le pain, mais seulement conſidérer les priſonniers, diſant :

— Les cinq cents Wallons, Anglais & Écoſſais décapités hier avaient meilleure trogne. Ceux-ci ont faim sans doute ; mais qui donc mourrait de faim, si ce n’eſt le Gueux ?

Et de fait, tous pâles, hâves, défaits, tremblants de froide fièvre étaient là comme des fantômes.

Le seize août, à cinq heures du soir, les soudards entrèrent riant & leur donnèrent du pain, du fromage & de la bière. Lamme dit :

— C’eſt le feſtin de mort.

À dix heures, quatre enſeignes vinrent ; les capitaines firent ouvrir les portes du cloître, ordonnant aux priſonniers de marcher quatre par quatre à la suite des fifres & tambours, juſqu’à l’endroit où on leur dirait de s’arrêter. Certaines rues étaient rouges ; & ils marchèrent vers le Champ de Potences.

Par ci, par là, des flaques de sang tachaient les prairies ; il y avait du sang tout autour des murailles. Les corbeaux venaient par nuées de tous côtés ; le soleil se cachait dans un lit de vapeurs, le ciel était clair encore, & dans sa profondeur s’éveillaient, timides, les étoiles. Soudain, ils entendirent des hurlements lamentables.

— Les soldats diſaient : Ceux qui crient là sont les Gueux du fort de Fuycke, hors la ville, on les laiſſe mourir de faim.

— Nous auſſi, dit Nele, nous allons mourir.

Et elle pleura.

— Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenſpiegel.

— Ah ! dit Lamme en flamand, — les soldats de l’eſcorte n’entendaient point ce fier langage — ah ! dit Lamme, si je pouvais tenir ce duc de sang & lui faire manger, juſqu’à ce que la peau lui crevât, tous & toutes cordes, potences, bancs, chevalets, poids & brodequins ; si je pouvais lui faire boire le sang répandu par lui, & qu’il sortît de sa peau déchirée & de ses tripes ouvertes des éclats de bois, des morceaux de fer, & qu’il ne rendît pas encore l’âme, je lui arracherais le cœur de la poitrine & le lui ferais manger cru & venimeux. Alors, pour sûr, tomberait-il de vie à trépas dans l’abîme de soufre, où puiſſe le diable le lui faire manger & remanger sans ceſſe. Et ainſi pendant la toute longue éternité.

Amen, dirent Ulenſpiegel & Nele.

— Mais ne vois-tu rien ? dit-elle.

— Non, dit-il.

— Je vois à l’occident, dit-elle, cinq hommes & deux femmes aſſis en rond. L’un eſt vêtu de pourpre & porte une couronne d’or. Il semble le chef des autres, tous loqueteux & guenillards. Je vois du côté de l’orient venir une autre troupe de sept ; quelqu’un auſſi les commande, qui eſt vêtu de pourpre sans couronne. Et ils viennent contre ceux de l’occident. Et ils se battent contre eux dans le nuage ; mais je n’y vois plus rien.

— Les Sept, dit Ulenſpiegel.

— J’entends, dit Nele, près de nous dans le feuillage, une voix comme un souffle diſant :

Par la guerre & par le feu,
Par les piques & par les glaives,
Par lesCherche ;
Dans la mort & dans le sang,
Dans les ruines & les larmes,
Par lesTrouve.

— D’autres que nous délivreront la terre de Flandre, répondit Ulenſpiegel. La nuit se fait noire, les soudards allument des torches. Nous sommes près du Champ de Potences. Ô douce aimée, pourquoi m’as-tu suivi ? N’entends-tu plus rien, Nele ?

— Si, dit-elle, un bruit d’armes dans les blés. Et là, au-deſſus de cette côte, surmontant le chemin où nous entrons, vois-tu briller sur l’acier la rouge lueur des torches ? Je vois des points de feu des mèches d’arquebuſe. Nos gardiens dorment-ils, ou sont-ils aveugles ? Entends-tu ce coup de tonnerre ? Vois-tu les Eſpagnols tomber percés de balles ? Entends-tu : Vive le Gueux ! Ils montent courant le sentier, la pique en avant ; ils deſcendent avec des haches le long du coteau. Vive le Gueux !

— Vive le Gueux ! crient Lamme & Ulenſpiegel.

— Tiens, dit Nele, voici des soldats qui nous donnent des armes. Prends, Lamme, prends, mon aimé. Vive le Gueux !

— Vive le Gueux ! crie toute la troupe des priſonniers.

— Les arquebuſiers ne ceſſent point de tirer, dit Nele, ils tombent comme des mouches, éclairés qu’ils sont par la lueur des torches. Vive le Gueux !

— Vive le Gueux ! crie la troupe des sauveurs.

— Vive le Gueux ! crient Ulenſpiegel & les priſonniers. Les Eſpagnols sont dans un cercle de fer. Tue ! tue ! il n’en reſte plus un debout. Tue ! pas de pitié, la guerre sans merci. Et maintenant trouſſons notre bagage & courons juſqu’à Enckhuyſe. Qui a les habits de drap & de soie des bourreaux ? Qui a leurs armes ?

— Tous ! tous ! crient-ils. Vive le Gueux !

Et de fait, ils s’en revont en bateau vers Enckhuyſe, où les Allemands délivrés avec eux demeurèrent pour garder la ville.

Et Lamme, Nele & Ulenſpiegel retrouvent leurs navires. Et de nouveau les voici chantant sur la mer libre : Vive le Gueux !

Et ils croiſent dans la rade de Fleſſingue.


XIII


Là, de nouveau, Lamme fut joyeux. Il deſcendait volontiers à terre, chaſſant comme lièvres, cerfs & ortolans, les bœufs, moutons & volailles.

Et il n’était pas seul à cette chaſſe nourriſſante. Il faiſait bon alors voir revenir les chaſſeurs, Lamme à leur tête, tirant par les cornes le gros bétail, pouſſant le petit, menant à la baguette des troupeaux d’oies, & portant au bout de leurs gaffes des poules, poulets & chapons nonobſtant la défenſe.

C’était alors nopces & feſtins sur les navires. Et Lamme diſait : L’odeur des sauces monte juſqu’au ciel, y réjouiſſant meſſieurs les anges, qui diſent : C’eſt le meilleur de la viande.

Tandis qu’ils croiſaient, vint une flotte marchande de Liſbonne, dont le commandant ignorait que Fleſſingue fût tombé au pouvoir des Gueux. On lui ordonne de jeter l’ancre, elle eſt enveloppée. Vive le Gueux ! Tambours & fifres sonnent l’abordage ; les marchands ont des canons, des piques, des haches, des arquebuſes.

Balles & boulets pleuvent des navires des Gueux. Leurs arquebuſiers, retranchés autour du grand mât dans leurs fortins de bois, tirent à coup sûr, sans danger. Les marchands tombent comme des mouches.

— À la reſcouſſe ! diſait Ulenſpiegel à Lamme & à Nele, à la reſcouſſe ! Voici des épices, des joyaux, des denrées précieuſes, sucre, muſcade, girofle, gingembre, réaux, ducats, moutons d’or tout brillants. Il y a plus de cinq cent mille pièces. L’Eſpagnol payera les frais de la guerre. Buvons ! Chantons la meſſe des Gueux, c’eſt la bataille.

Et Ulenſpiegel & Lamme couraient partout comme lions. Nele jouait du fifre, à l’abri dans le fortin de bois. Toute la flotte fut priſe.

Les morts ayant été comptés, il y en eut mille du côté des Eſpagnols, trois cents du côté des Gueux ; parmi eux se trouva le maitre-queux du flibot la Briele.

Ulenſpiegel demanda de parler devant Très-Long & les matelots ; ce que Très-Long lui accorda volontiers. Et il leur tint ce diſcours :

— Meſſire capitaine & vous compères, nous venons d’hériter de beaucoup d’épices, & voici Lamme, la bonne bedaine, qui trouve que le pauvre mort qui eſt là, Dieu le tienne en joie, n’était pas aſſez grand docteur en


DE LUMEY



fricaſſées. Nommons-le en sa place, & il vous préparera de céleſtes ragoûts & des potages paradiſiaques.

— Nous le voulons, dirent Très-Long & les autres ; Lamme sera le Maître-Queux du navire. Il portera la grande louche de bois pour écarter les mouſſes de ses sauces.

— Meſſire capitaine, compères & amis, dit Lamme, vous me voyez pleurant d’aiſe, car je ne mérite point un si grand honneur. Toutefois, puiſque vous daignez recourir à mon indignité, j’accepte les nobles fonctions de maître ès arts ès fricaſſées sur le vaillant flibot la Briele, mais en vous priant humblement de m’inveſtir du commandement suprême de cuiſine, de telle façon que votre Maître-Queux, — ce sera moi, — puiſſe par droit, loi & force, empêcher un chacun de venir manger la part des autres.

Très-Long & les Gueux s’écrièrent :

— Vive Lamme ! tu auras droit, loi & force.

— Mais j’ai, dit-il, autre prière à vous faire humblement : je suis gras, grand & robuſte, profonde eſt ma bedaine, profond mon eſtomac ; ma pauvre femme, — que Dieu me la rende, — me baillait toujours deux portions au lieu d’une : octroyez-moi cette faveur.

Très-Long, Ulenſpiegel & les matelots dirent :

— Tu auras les deux portions, Lamme.

Et Lamme, devenu soudain mélancolique, dit :

— Ma femme ! ma douce mignonne ! si quelque choſe me peut conſoler de ton abſence, ce sera de me remémorer en mes fonctions ta céleſte cuiſine en notre doux logis.

— Il faut prêter serment, mon fils, dit Ulenſpiegel. Qu’on apporte la grande louche de bois & le grand chaudron de cuivre.

— Je jure, dit Lamme, par Dieu, qui me soit ici en aide, je jure fidélité à monſeigneur prince d’Orange, dit le Taiſeux, gouvernant pour le roi les provinces de Hollande & Zélande ; fidélité à meſſire de Lumey, amiral commandant notre noble flotte, & à meſſire Très-Long, vice-amiral & capitaine du navire la Briele ; je jure de mourir de mon pauvre mieux, suivant les us & coutumes des grands coquaſſiers anciens, leſquels laiſſèrent sur le grand art de cuiſine de beaux livres avec figures, les viandes & volailles que Fortune nous octroiera, je jure de nourrir le dit meſſire Très-Long, capitaine ; son second, qui eſt mon ami Ulenſpiegel, & vous tous, maître-marinier, pilote, contre-maître, compagnons, soudards, canonniers, boutilier, gourmette, page du capitaine, chirurgien, trompette, matelots & tous autres. Si le rôt eſt trop saignant, la volaille peu dorée ; si le potage exhale une odeur fade, contraire à toute bonne digeſtion ; si le fumet des sauces ne vous engage point tous à vous ruer en cuiſine, sauf ma volonté toutefois ; si je ne vous fais point tous allègres & de bonne trogne, je réſignerai mes nobles fonctions, me jugeant inepte à occuper davantage le trône de cuiſine. Ainſi m’aide Dieu en cette vie & en l’autre.

— Vive le Maître-Queux, dirent-ils, le roi de cuiſine, l’empereur des fricaſſées. Il aura le dimanche trois portions au lieu de deux.

Et Lamme devint maitre-queux du navire la Briele. Et tandis que les potages succulents, cuiſaient dans les caſſeroles, il se tenait, à la porte de la cuiſine, fier & portant comme un sceptre sa grande louche de bois.

Et il eut ses trois rations le dimanche.

Quand les Gueux en venaient aux mains avec l’ennemi, il se tenait volontiers en son laboratoire de sauces, mais en sortait pour aller sur le pont tirer quelques arquebuſades, puis en redeſcendait auſſitôt pour veiller à ses sauces.

Étant ainſi coquaſſier fidèle & soudard vaillant, il fut bien aimé d’un chacun.

Mais nul ne devait pénétrer dans sa cuiſine. Car alors il était comme diable & frappait de sa louche de bois d’eſtoc & de taille sans pitié.

Et il fut derechef nommé Lamme le Lion.


XIV


Sur l’Océan, sur l’Eſcaut, par le soleil, la pluie, la neige, la grêle, l’hiver & l’été gliſſent les navires des Gueux.

Toutes voiles dehors comme des cygnes, cygnes de la blanche liberté.

Blanc pour liberté, bleu pour grandeur, orange pour prince, c’eſt l’étendard des fiers vaiſſeaux.

Toutes voiles dehors ! toutes voiles dehors, les vaillants navires, les flots les heurtent, les vagues les arroſent d’écume.

Ils paſſent, ils courent, ils volent sur le fleuve, les voiles dans l’eau, vites comme des nuages au vent du nord, les fiers vaiſſeaux des Gueux. Entendez-vous leur proue fendre la vague ? Dieu des libres, Vive le Gueux !

Houlques, flibots, boyers, crouſtèves, vites comme le vent portant la tempête, comme le nuage portant la foudre. Vive le Gueux !

Boyers & crouſtèves, bateaux plats, gliſſent sur le fleuve. Les flots gémiſſent traverſés, quand ils vont tout droit devant eux, ayant sur la pointe de l’avant le bec meurtrier de leur longue couleuvrine. Vive le Gueux !

Toutes voiles dehors ! toutes voiles dehors, les vaillants navires, les flots les heurtent, les arroſent d’écume.

De nuit & de jour, par la pluie, la grêle & la neige, ils vont ! Chriſt leur sourit dans le nuage, le soleil & l’étoile ! Vive le Gueux !


XV


Le roi de sang apprit la nouvelle de leurs victoires. La mort mangeait déjà le bourreau & il avait le corps plein de vers. Il marchait par les corridors de Valladolid, marmiteux & farouche, traînant ses pieds gonflés & ses jambes de plomb. Il ne chantait jamais, le cruel tyran ; quand le jour se levait, il ne riait point, & quand le soleil éclairait son empire comme un sourire de Dieu, il ne reſſentait nulle joie en son cœur.

Mais Ulenſpiegel, Lamme & Nele chantaient comme des oiſeaux, riſquaient leur cuir, c’eſt Lamme & Ulenſpiegel, leur peau blanche, c’eſt Nele ; vivant au jour le jour, & se réjouiſſaient plus d’un bûcher éteint par les Gueux, que le roi noir n’avait de joie de l’incendie d’une ville.

En ce temps-là, Guillaume le Taiſeux prince d’Orange caſſa de son grade d’amiral meſſire de Lumey de la Marck, à cauſe de ses grandes cruautés. Il nomma meſſire Bouwen Ewoutſen Worſt en sa place. Il aviſa pareillement aux moyens de payer le blé pris par les Gueux aux payſans, de reſtituer les contributions forcées levées sur eux, & d’accorder aux catholiques romains, comme à tous, le libre exercice de leur religion, sans perſécution ni vilenie.


XVI


Sur les vaiſſeaux des Gueux, sous le ciel brillant, sur les flots clairs, glapiſſent fifres, geignent cornemuſes, glougloutent flacons, tintent verres, brille fer des armes.

— Or ça, dit Ulenſpiegel, battons tambour de gloire, battons tambour de joie. Vive le Gueux ! L’Eſpagne eſt vaincue, domptée eſt la goule. À nous la mer, la Briele eſt priſe. À nous la côte depuis Nieuport, en paſſant par Oſtende, Blanckenberghe ; les îles de Zélande, bouches de l’Eſcaut, bouches de Meuſe, bouches du Rhin juſqu’au Helder. À nous Texel, Vlieland, Ter-Schelling, Ameland, Rottum, Borkum. Vive le Gueux !

« À nous Delft, Dordrecht. C’eſt traînée de poudre. Dieu tient la lance à feu. Les bourreaux abandonnent Rotterdam. La libre conſcience, comme un lion ayant griffes & dents de juſtice, prend le comté de Zutphen, les villes de Deutecom, Doeſburg, Goor, Oldenzeel, & sur la Welnuire, Hattem, Elburg & Harderwyck. Vive le Gueux !

« C’eſt l’éclair, c’eſt la foudre : Campen, Zwol, Haſſel, Steenwyck tombent en nos mains avec Oudewater, Gouda, Leyde. Vive le Gueux !

« À nous Bueren, Enckhuyſe ! Nous n’avons point encore Amſterdam, Schoonhoven ni Middelburg. Mais tout vient à temps aux lames patientes. Vive le Gueux !

« Buvons le vin d’Eſpagne. Buvons dans les calices où ils burent le sang des victimes. Nous irons par le Zuyderzee, par fleuves, rivières & canaux ; nous avons la Noord-Holland, la Zuid-Holland & la Zélande ; nous prendrons l’Ooſt & le Wers-Friſe ; la Briele sera le refuge de nos vaiſſeaux, le nid des poules couveuſes de liberté. Vive le Gueux !

« Écoutez en Flandre, patrie aimée, éclater le cri de vengeance. On fourbit les armes, on donne le fil aux glaives. Tous se meuvent, vibrent comme les cordes d’une harpe au souffle chaud, souffle d’âmes qui sort des foſſes, des bûchers, des cadavres saignants des victimes. Tous : Hainaut, Brabant, Luxembourg, Limbourg, Namur, Liége, la libre cité, tous ! Le sang germe & féconde. La moiſſon eſt mûre pour la faux. Vive le Gueux !

« À nous le Noord-Zee, la large mer du Nord. À nous les bons canons, les fiers navires, la troupe hardie de marins redoutables : bélîtres, larrons, prêtres-soudards, gentilſhommes, bourgeois & manouvriers fuyant la perſécution. À nous tous unis pour l’œuvre de liberté. Vive le Gueux !

« Philippe, roi de sang, où es-tu ? D’Albe, où es-tu ? Tu cries & blaſphèmes, coiffé du saint chapeau, don du Saint-Père. Battez le tambour de joie. Vive le Gueux ! Buvons.

« Le vin coule dans les calices d’or. Humez le piot joyeuſement. Les habits sacerdotaux couvrant les rudes hommes sont inondés de la rouge liqueur ; les bannières eccléſiaſtiques & romaines flottent au vent. Muſique éternelle ! à vous, fifres glapiſſants, cornemuſes geignant, tambours battant roulements de gloire. Vive le Gueux ! »


XVII


Le monde était pour lors dans le mois du loup, qui eſt le mois de décembre. Une aigre pluie tombait comme des aiguilles dans le flot. Les Gueux croiſaient dans la Zuiderzee. Meſſire l’amiral manda à son de trompette sur son navire les capitaines des houlques & flibots, & enſemble avec eux Ulenſpiegel.

— Or çà, dit-il, parlant d’abord à lui, le prince veut reconnaître tes bons devoirs & féaulx services & te nomme capitaine du navire la Briele. Je t’en remets ici la commiſſion sur parchemin.

— Grâces vous soient rendues, meſſire amiral, répondit Ulenſpiegel ; je capitainerai de tout mon petit pouvoir, & ainſi capitainant, j’ai grand eſpoir, si Dieu m’aide, de décapitainer Eſpagne des pays de Flandre & Hollande : je veux dire de la Zuid & Noord Neerlande.

— Ceci eſt bien, dit l’amiral. Et maintenant, ajouta-t-il parlant à tous, je vous dirai que ceux d’Amſterdam la Catholique vont aſſiéger Enckhuyſe. Ils ne sont pas encore sortis du canal l’Y, croiſons devant pour qu’ils y reſtent, & sus à tout & chacun de leurs navires qui montrera dans la Zuyderzee sa carcaſſe tyrannique.

Ils répondirent :

— Nous les trouerons. Vive le Gueux !

Ulenſpiegel remonté sur son navire, fit aſſembler ses matelots & les soudards sur le pont, & leur dit ce qu’avait décidé l’amiral.

Ils répondirent :

— Nous avons des ailes, ce sont nos voiles ; des patins, ce sont les quilles de nos navires ; des mains gigantales, ce sont les grappins d’abordage. Vive le Gueux !

La flotte partit & croiſa devant Amſterdam à une lieue en mer, de telle façon que nul ne pouvait entrer ni sortir qu’ils ne le vouluſſent.

Le cinquième jour, la pluie ceſſa ; le vent souffla plus aigre dans le ciel clair ; ceux d’Amſterdam ne faiſaient nul mouvement.

Soudain, Ulenſpiegel vit Lamme monter sur le pont, chaſſant devant lui à grands coups de sa louche de bois le truxman du navire, jeune gars expert en langage français & flamand, mais plus expert encore en science de gueule :

— Vaurien, diſait Lamme le battant, penſais-tu pouvoir, sans nulle punition, manger mes fricaſſées prématurément ? Va au haut du mât voir si rien ne bouge sur les navires d’Amſterdam. Faiſant ainſi, tu feras bien.

Mais le truxman répondit :

— Que me donneras-tu ?

— Prétends-tu, dit Lamme, être payé sans avoir fait œuvre ? Graine de larron, si tu ne montes, je te ferai fouetter. Et ton français ne te sauvera point.

— C’eſt belle langue, dit le truxman, langue amoureuſe & guerrière.

Et il monta.

— Eh bien ! fainéant ? demanda Lamme.

Le truxman répondit :

— Je ne vois rien dans la ville ni sur les vaiſſeaux.

Et deſcendant :

— Paye-moi maintenant, dit-il.

— Garde ce que tu as volé, répondit Lamme ; mais un tel bien ne profite point, tu le vomiras sans doute.

Le truxman, remontant au haut du mât, cria soudain :

— Lamme ! Lamme ! voici un voleur qui entre dans ta cuiſine.

— J’en ai la clé dans ma gibecière, répondit Lamme.

Ulenſpiegel alors, prenant Lamme à part, lui dit :

— Mon fils, cette grande tranquillité d’Amſterdam m’effraye. Ils ont quelque secret projet.

— J’y penſais, dit Lamme. L’eau gèle dans les cruches dans le huchier ; les volailles sont de bois ; le givre blanchit les sauciſſons ; le beurre eſt comme pierre, l’huile eſt toute blanche, le sel eſt sec comme du sable au soleil.

— C’eſt la gelée prochaine, dit Ulenſpiegel. Ils vont venir en grand nombre nous attaquer avec de l’artillerie.

Allant sur le vaiſſeau amiral, il dit ce qu’il craignait à l’amiral, qui lui répondit :

— Le vent souffle d’Angleterre : il y aura de la neige, mais il ne gèlera point : retourne à ton navire.

Et Ulenſpiegel s’en fut.

La nuit, une forte neige tomba ; mais bientôt, le vent soufflant de Norvège, la mer gela & fut comme un plancher. L’amiral en vit le spectacle.

Craignant alors que ceux d’Amſterdam ne vinſſent sur la glace pour brûler les navires, il manda aux soudards de préparer leurs patins, au cas qu’ils duſſent combattre au dehors & autour des navires, & aux canonniers de canons de fer & de fonte de placer les boulets par tas à côté des affûts, de charger les canons & de tenir sans ceſſe allumées les migraines, qui sont les lances à feu.

Mais ceux d’Amſterdam ne vinrent point.

Et ainſi pendant sept jours.

Vers le soir du huitième jour, Ulenſpiegel manda qu’un bon feſtin fût servi aux matelots & soudards, afin de leur faire une cuiraſſe contre l’aigre vent qui soufflait.

Mais Lamme dit :

— Il ne reſte plus rien que du biſcuit & de la petite bière.

— Vive le Gueux ! dirent-ils. Ce seront nopces de carême en attendant l’heure de bataille.

— Qui ne sonnera point bientôt, dit Lamme. Ceux d’Amſterdam viendront pour nous brûler nos navires, mais non cette nuit. Il leur faudra se réunir préalablement autour du feu, & boire là maintes chopes de vin cuit au sucre de Madère, — que Dieu vous en baille ; — puis ayant parlé juſques à la minuit avec patience, raiſon & chopines pleines, ils décideront qu’il y a lieu de décider demain s’ils nous attaqueront ou non la semaine qui vient. Demain, buvant de nouveau du vin cuit au sucre de Madère, — que Dieu vous en baille, — ils décideront derechef avec calme, patience & chopines pleines, qu’ils se doivent aſſembler un autre jour, aux fins de savoir si la glace peut ou non porter une grande troupe d’hommes. Et ils la feront eſſayer par des hommes doctes, leſquels coucheront sur parchemin leurs concluſions. Les ayant reçues, ils sauront que la glace a une demi-aune d’épaiſſeur, qu’elle eſt solide aſſez pour porter quelques cents hommes avec canons & artillerie des champs. Puis s’aſſemblant derechef pour délibérer avec calme, patience & maintes chopines de vin cuit, ils calculeront si, à cauſe du tréſor pris par nous sur ceux de Liſbonne, il convient d’aſſaillir ou brûler nos vaiſſeaux. Et ainſi perplexes, mais temporiſeurs, ils décideront cependant qu’il faut prendre & non brûler nos navires, nonobſtant le grand tort qu’ils nous feraient ainſi.

— Tu parles bien, répondit Ulenſpiegel ; mais ne vois-tu ces feux s’allumer dans la ville & des gens porte-lanternes y courir affairés ?

— C’eſt qu’ils ont froid, dit Lamme.

Et soupirant, il ajouta :

— Tout eſt mangé. Plus de bœuf, porc ni volailles ; plus de vin, hélas ! ni de bonne dobbel-bier, rien que du biſcuit & petite bière. Qui m’aime me suive !

— Où vas-tu ? demanda Ulenſpiegel. Nul ne peut sortir du navire.

— Mon fils, dit Lamme, tu es capitaine & maître préſentement. Je ne sortirai point que tu ne le veuilles. Daigne songer toutefois qu’avant-hier nous mangeâmes le dernier sauciſſon ; & qu’en ce rude temps, feu de cuiſine eſt soleil des bons compagnons. Qui ne voudrait flairer ici le fumet des sauces ; humer le bouquet parfumé du divin piot fait des fleurs joyeuſes qui sont gaieté, rires & bon vouloir pour un chacun ? Or çà, capitaine & ami fidèle, je l’oſe dire : je me ronge l’âme, ne mangeant point, moi qui n’aimant que le repos, ne tuant point volontiers, sinon une oie tendre, un poulet gras, dinde succulente, te suis en fatigues & batailles. Regarde d’ici les lumières dans cette ferme riche & bien garnie de gros & menu bétail. Sais-tu qui l’habite ? C’eſt le batelier de Friſe, qui trahit meſſire Dandelot & mena à Enckhuyſe encore Albiſane, dix-huit pauvres seigneurs & amis, leſquels furent de son fait détranchés sur le marché aux chevaux à Bruxelles ; c’eſt le Petit Sablon. Ce traître, qui a nom Sloſſe, reçut du duc deux mille florins pour sa trahiſon. Du prix du sang, vrai Judas, il acheta la ferme que tu vois là, & son gros bétail & les champs d’alentour, leſquels fructifiant & croiſſant, je dis terre & bétail, le font riche maintenant.

Ulenſpiegel répondit :

— Les cendres battent sur mon cœur. Tu sonnes l’heure de Dieu.

— Et pareillement, dit Lamme, l’heure de nourriture. Donne-moi vingt gars, vaillants soudards & matelots, j’irai quérir le traître.

— Je veux être leur chef, dit Ulenſpiegel. Qui aime juſtice me suive. Non point tous, chers & féaux ; il en faut vingt seulement, sinon qui garderait le navire ? Tirez au sort des dés. Vous êtes vingt, venez. Les dés parlent bien. Chauſſez vos patins & gliſſez vers l’étoile Vénus brillant au-deſſus de la ferme du traître.

Vous guidant à la claire lumière, venez, les vingt, patinant & gliſſant, la hache sur l’épaule.

Le vent siffle & chaſſe devant lui sur la glace de blancs tourbillons de neige. Venez, braves hommes !

Vous ne chantez, ni ne parlez ; vous allez tout droitement, silencieux, vers l’étoile ; vos patins font crier la glace.

Celui qui tombe se relève auſſitôt. Nous touchons au rivage : pas une forme humaine sur la neige blanche, pas un oiſeau dans l’air glacé. Déchauſſez les patins.

Nous voici sur terre, voici les prairies, chauſſez derechef vos patins. Nous sommes autour de la ferme, retenant notre souffle.

Ulenſpiegel frappe à la porte, des chiens aboient. Il frappe derechef ; une fenêtre s’ouvre, & le baes dit, y pouſſant la tête :

— Qui es-tu ?

Il ne voit qu’Ulenſpiegel : les autres sont cachés derrière le kaet, qui eſt la laverie.

Ulenſpiegel répond :

— Meſſire de Bouſſu te mande de te rendre sur l’heure à Amſterdam auprès de lui.

— Où eſt ton sauf-conduit ? dit l’homme deſcendant & lui ouvrant la porte.

— Ici, répondit Ulenſpiegel, en lui montrant les vingt Gueux qui se précipitèrent derrière lui dans l’ouverture.

Ulenſpiegel alors lui dit :

— Tu es Sloſſe, le traître batelier qui fit tomber en une embuſcade les Meſſires Dandelot, de Battembourg & autres seigneurs. Où eſt le prix du sang ?

Le fermier, tremblant, répondit :

— Vous êtes les Gueux, baillez-moi pardon ; je ne savais ce que je faiſais. Je n’ai point d’argent céans ; je donnerai tout.

Lamme dit :

— Il fait noir ; donne-nous des chandelles de suif ou de cire.

Le baes répond :

— Les chandelles de suif sont accrochées là.

Une chandelle étant allumée, l’un des Gueux, dans l’âtre :

— Il fait froid, allumons du feu. Voici de beaux fagots.

Et il montra sur une planche des pots à fleurs où se voyaient des plantes deſſéchées. Il en prit une par la perruque, &, la secouant avec le pot, le pot tomba, éparpillant sur le sol ducats, florins & réaux.

— Là eſt le tréſor, dit-il montrant les autres pots à fleurs.

De fait les ayant vidés, ils y trouvèrent dix mille florins.

Ce que voyant, le baes cria & pleura.

Les valets & servantes de la ferme vinrent aux cris, en leur linge. Les hommes, voulant revancher leurs maîtres, furent garrottés. Bientôt les commères honteuſes, & notamment les jeunes, se cachaient derrière les hommes.

Lamme s’avança alors & dit :

— Traître fermier, dit-il, où sont les clés du cellier, de l’écurie, des étables & de la bergerie ?

— Pillards infâmes, dit le baes, vous serez pendus juſqu’à ce que mort s’enſuive.

Ulenſpiegel répondit :

— C’eſt l’heure de Dieu, donne les clés !

— Dieu me vengera, dit le baes les lui baillant.

Ayant vidé la ferme, les Gueux s’en revont patinant vers les navires, légères demeures de liberté.

— Je suis Maître-Queux, diſait Lamme les guidant ; je suis Maître-Queux. Pouſſez les vaillants traîneaux chargés de vins & de bière ; pourchaſſez devant vous, par les cornes ou autrement, chevaux, bœufs, cochons, moutons & troupeau chantant leurs chanſons de nature. Les pigeons roucoulent dans les paniers ; les chapons, empiffrés de mie, s’étonnent dans les cages en bois où ils ne se peuvent mouvoir. Je suis Maître-Queux. La glace crie sous le fer des patins. Nous sommes aux navires. Demain, ce sera muſique de cuiſine. Deſcendez les poulies. Mettez des ceintures aux chevaux, vaches & bœufs. C’eſt beau spectacle de les voir ainſi pendus par le ventre ; demain, nous serons pendus par la langue aux graſſes fricaſſées. La poulie à croc les hiſſe dans le navire. Ce sont carbonnades. Jetez-moi, pêle-mêle, dans la cale, poulardes, oies, canards, chapons. Qui leur tordra le cou ? le Maître-Queux. La porte eſt fermée, j’ai la clef en ma gibecière. Dieu soit loué en cuiſine ! Vive le Gueux !

Puis Ulenſpiegel s’en fut sur le vaiſſeau de l’amiral, menant avec lui Dierick Sloſſe & les autres priſonniers, geignant & pleurant de peur de la corde.

Meſſire Worſt vint au bruit : apercevant Ulenſpiegel & ses compagnons éclairés à la rouge lumière des torches :

— Que nous veux-tu ? dit-il.

Ulenſpiegel répondit :

— Nous prîmes cette nuit, en sa ferme, le traître Dierick Sloſſe, lequel fit tomber les dix-huit en une embuſcade. C’eſt celui-ci. Les autres sont valets & servantes innocents.

Puis lui remettant une gibecière :

— Ces florins, dit-il, floriſſaient dans des pots à fleurs en la maiſon du traître : ils sont dix mille.

Meſſire Worſt leur dit :

— Vous fîtes mal de quitter les navires ; mais à cauſe du bon succès, il vous sera baillé pardon. Bienvenus soient les priſonniers & la gibecière de florins, & vous, braves hommes, auxquels j’accorde, suivant les droits & coutumes de mer, un tiers de priſe ; le second sera pour la flotte, & un autre tiers pour Monſeigneur d’Orange ; pendez incontinent le traître.

Les Gueux ayant obéi, ils firent après un trou dans la glace & y jetèrent le corps de Dierick Sloſſe.

Meſſire Worſt dit alors :

— L’herbe a-t-elle pouſſé autour des navires que j’y entende glouſſer les poules, bêler les moutons, meugler les bœufs & les vaches ?

— Ce sont nos priſonniers de gueule, répondit Ulenſpiegel : ils payeront la rançon de fricaſſées. Meſſire amiral en aura le meilleur.

Quant à ceux-ci, valets & servantes, emmi leſquels sont accortes & mignonnes commères, je les vais ramener sur mon navire.

L’ayant fait, il tint ce diſcours :

« Compères & commères, vous êtes céans sur le meilleur vaiſſeau qui soit. Nous y paſſons le temps en nopces, feſtins, ripailles sans ceſſe. S’il vous plaît en partir, payez rançon ; s’il vous plaît y demeurer, vous vivrez comme nous, beſognant & mangeant bien. Quant à ces mignonnes commères, je leur délivre par capitaine permiſſion toute liberté de corps, leur diſant que ce m’eſt tout un si elles veulent garder leurs amis qui vinrent avec elles sur le navire, ou faire élection de quelque brave Gueux ici préſent pour leur tenir matrimoniale compagnie. »

Mais toutes les gentes commères furent fidèles à leurs amis, sauf une toutefois, laquelle souriant & regardant Lamme, lui demanda s’il voulait d’elle :

— Grâces vous soient rendues, mignonne, dit-il, mais je suis d’ailleurs empêché.

— Il eſt marié, le bonhomme, dirent les Gueux voyant la commère dépitée.

Mais elle, lui tournant le dos, en choiſit un autre ayant, comme Lamme, bonne bedaine & bonne trogne.

Il y eut ce jour-là & les suivants à bord des navires grandes noces & feſtins de vins, de volailles & de viande. Et Ulenſpiegel dit :

— Vive le Gueux ! Soufflez, aigre biſe, nous réchaufferons l’air de votre haleine. Notre cœur eſt de feu pour la libre conſcience ; de feu notre eſtomac pour les viandes de l’ennemi. Buvons le vin, le lait des mâles. Vive le Gueux !

Nele buvait auſſi dans un grand hanap d’or, & rouge au souffle du vent, faiſait glapir le fifre. Et nonobſtant le froid, les Gueux mangeaient & buvaient joyeuſement sur le pont.


XVIII


Soudain toute la flotte vit sur le rivage un noir troupeau parmi lequel brillaient des torches & reluiſaient des armes ; puis les torches furent éteintes, & une grande obſcurité régna.

Les ordres de l’amiral tranſmis, le signal d’alerte fut donné sur les vaiſſeaux : & tous les feux s’éteignirent ; matelots & soudards se couchèrent à plat ventre, armés de haches, sur les ponts. Les canonniers vaillants, tenant leur lance, veillaient auprès des canons chargés de sacs à balles & de boulets à chaînes. Auſſitôt que l’amiral & les capitaines crieraient : « Cent pas ! » — ce qui indiquerait la poſition de l’ennemi, — ils devaient faire feu de l’avant, de la poupe ou du bord, suivant leur poſition en la glace.

Et la voix de meſſire Worſt fut entendue diſant :

— Peine de mort à qui parle hautement !

Et les capitaines dirent après lui :

— Peine de mort à qui parle hautement !

La nuit était sans lune, étoilée.

— Entends-tu ? diſait Ulenſpiegel à Lamme, parlant comme souffle de fantôme. Entends-tu la voix de ceux d’Amſterdam, & le fer de leurs patins faiſant crier la glace ? Ils vont vite. On les entend parler. Ils diſent : « Les Gueux fainéants dorment. À nous le tréſor de Liſbonne ! » Ils allument des torches. Vois-tu leurs échelles pour l’aſſaut, & leurs laides faces & la longue ligne de leur bande d’attaque ? Ils sont mille & davantage.

— Cent pas ! cria meſſire Worſt.

— Cent pas ! crièrent les capitaines.

Et il y eut un grand bruit comme tonnerre & hurlements lamentables sur la glace.

— Quatre-vingts canons tonnent à la fois ! dit Ulenſpiegel ! Ils fuient. Vois-tu les torches s’éloigner ?

— Pourſuivez-les ! dit l’amiral Worſt.

— Pourſuivez ! dirent les capitaines.

Mais la pourſuite dura peu, les fuyards ayant une avance de cent pas & des jambes de lièvres peureux.

Et sur les hommes criant & mourant sur la glace furent trouvés de l’or, des bijoux & des cordes pour en lier les Gueux.

Et après cette victoire, les Gueux s’entrediſaient : Als God met ons is, wie tegen ons zal zijn ? « Si Dieu eſt avec nous, qui sera contre nous ? Vive le Gueux ! »

Or, le matin du troiſième jour, meſſire Worſt, inquiet, attendait une nouvelle attaque : Lamme sauta sur le pont, & dit à Ulenſpiegel :

— Mène-moi auprès de cet amiral qui ne te voulut point écouter quand tu fus prophète de gelée.

— Va sans qu’on te mène, dit Ulenſpiegel.

Lamme s’en fut, fermant à clef la porte de la cuiſine. L’amiral se tenait sur le pont, cherchant de l’œil s’il n’apercevait point quelque mouvement du côté de la ville.

Lamme s’approchant de lui :

— Monſeigneur amiral, dit-il, un humble Maître-Queux peut-il vous donner un avis ?

— Parle, mon fils, dit l’amiral.

— Monſeigneur, dit Lamme, l’eau dégèle dans les cruches ; les volailles redeviennent tendres ; le sauciſſon perd sa moiſiſſure de givre ; le beurre eſt onctueux ; l’huile liquide ; le sel pleure. Il pleuvra bientôt, & nous serons sauvés, monſeigneur.

— Qui es-tu ? demanda meſſire Worſt.

— Je suis, répondit-il, Lamme Goedzak, le Maître-Queux du navire la Briele. Et si tous ces grands savants se prétendant aſtronomes liſent dans les étoiles auſſi bien que je lis dans mes sauces, ils nous pourraient dire qu’il y aura cette nuit dégel avec grand fracas de tempête & de grêle : mais le dégel ne durera point.

Et Lamme s’en retourne vers Ulenſpiegel, auquel il dit vers le midi :

— Je suis encore prophète : le ciel devient noir, le vent souffle tempêtueuſement ; une pluie chaude tombe ; il y a déjà un pied d’eau sur la glace.

Le soir, il s’écria joyeuſement :

La mer du Nord eſt gonflée : c’eſt l’heure du flux, les hautes vagues entrant dans le Zuyderzee rompent la glace, qui par grands morceaux éclate & saute sur les navires ; elle jette des scintilles de lumière ; voici la grêle. L’amiral nous demande de nous retirer de devant Amſterdam, & ce avec tant d’eau que notre plus grand navire peut flotter. Nous voici dans le havre d’Enckhuyſe. La mer gèle de nouveau. Je suis prophète, & c’eſt miracle de Dieu.

Et Ulenſpiegel dit :

— Buvons à lui, le béniſſant.

Et l’hiver paſſa & l’été vint.


XIX


À la mi-août, quand les poules repues de grains reſtent sourdes à l’appel du coq leur claironnant ses amours, Ulenſpiegel dit à ses marins & soudards :

— Le duc de sang oſe, étant à Utrecht, y édicter un benoît placard, promettant entre autres dons gracieux : faim, mort, ruine aux habitants du Pays-Bas qui ne se voudraient soumettre. Tout ce qui eſt encore en son entier sera, dit-il, exterminé, & Sa Royale Majeſté fera habiter le pays par des étrangers. Mords, duc, mords ! La lime briſe la dent des vipères ; nous sommes limes. Vive le Gueux !

« D’Albe, le sang te saoûle ! Penſes-tu que nous craignions tes menaces ou que nous croyions à ta clémence ? Tes illuſtres régiments dont tu chantais les louanges dans l’entier monde, tes Invincibles, tes Tels-Guels, tes Immortels demeurèrent sept mois à canonner Haarlem, faible ville défendue par des bourgeois ; ils ont comme bonſhommes mortels danſé à l’air la danſe des mines qui éclatent. Des bourgeois les colletèrent de goudron ; ils finirent par vaincre glorieuſement, égorgeant les déſarmés. Entends-tu, bourreau, l’heure de Dieu qui sonne ?

« Haarlem a perdu ses vaillants défenſeurs, ses pierres suent du sang. Elle a perdu & dépenſé en son siége douze cent quatre-vingt mille florins. L’évêque y eſt réintégré ; il bénit d’une main leſte & la trogne joyeuſe les égliſes ; don Frédéric eſt préſent à ses bénédictions ; l’évêque lui lave les mains que Dieu voit rouges, & il communie sous les deux eſpèces, ce qui n’eſt point permis au pauvre populaire. Et les cloches sonnent, & le carillon jette dans l’air ses notes tranquilles, harmonieuſes : c’eſt comme un chant d’anges sur un cimetière. Œil pour œil ! Dent pour dent ! Vive le Gueux ! »


XX


Les Gueux étaient pour lors à Fleſſingue, où Nele prit les fièvres. Forcée de quitter le navire, elle fut logée chez Peeters, réformé, au Turven-Key.

Ulenſpiegel, bien dolent, fut joyeux toutefois, songeant qu’en ce lit où elle guérirait sans doute, les balles eſpagnoles ne la pourraient atteindre.

Et avec Lamme, il était sans ceſſe près d’elle, la soignant bien & l’aimant mieux. Et là ils deviſaient.

— Amé & féal, dit un jour Ulenſpiegel, sais-tu point la nouvelle ?

— Non, mon fils, dit Lamme.

— Vis-tu le flibot qui se vint dernièrement joindre à notre flotte, & sais-tu qui y pince de la viole tous les jours ?

— À cauſe des derniers froids, dit Lamme, je suis comme sourd des deux oreilles. Pourquoi ris-tu, mon fils ?

Mais Ulenſpiegel pourſuivant son propos :

— Une fois, dit-il, je l’entendis chanter un lied flamand & trouvai sa voix douce.

— Las ! dit Lamme, elle auſſi chantait & jouait de la viole.

— Sais-tu l’autre nouvelle ? pourſuivit Ulenſpiegel.

— Je ne la sais point, mon fils, répondit Lamme.

Ulenſpiegel répondit :

— Ordre nous eſt donné de deſcendre l’Eſcaut avec nos navires juſques à Anvers, pour trouver là des vaiſſeaux ennemis à prendre ou à brûler. Quant aux hommes, point de quartier. Qu’en penſes-tu, groſſe bedaine ?

— Las ! dit Lamme, n’entendrons-nous jamais parler en ce dolent pays que de brûlements, pendaiſons, noyades & autres exterminations de pauvres hommes ? Quand doncques viendra la benoîte paix, pour pouvoir sans tracas rôtir des perdrix, fricaſſer des poulets & faire parmi les œufs chanter les boudins dans la poêle ? J’aime mieux les noirs ; les blancs sont trop gras.

— Ce doux temps viendra, répondit Ulenſpiegel, quant aux vergers de Flandre, nous verrons aux pommiers, pruniers & ceriſiers, au lieu de pommes, prunes & ceriſes, un Eſpagnol pendu à chaque branche.

— Ah ! diſait Lamme, si je pouvais seulement retrouver ma femme, ma tant chère, gente aimée, douce mignonne, fidèle femme ! Car, sache-le bien, mon fils, je ne fus ni ne serai oncques cocu ; elle était pour ce trop réſervée & calme en ses manières ; elle fuyait la compagnie des autres hommes ; si elle aima les beaux atours, ce fut seulement par beſoin féminin. Je fus son coqueſſier, cuiſinier, marmiton, je le dis volontiers ; que ne le suis-je derechef ; mais je fus auſſi son maître & mari.

— Ceſſons ce propos, dit Ulenſpiegel. Entends-tu l’amiral criant : « Levez les ancres ! » & les capitaines, après lui, criant comme lui ? Il va falloir appareiller.

— Pourquoi pars-tu si vite ? dit Nele à Ulenſpiegel.

— Nous allons aux navires, dit-il.

— Sans moi ? dit-elle.

— Oui, dit Ulenſpiegel.

— Ne songes-tu point, dit-elle, que je vais être céans bien inquiète de toi ?

— Mignonne, dit Ulenſpiegel, ma peau eſt de fer.

— Tu te gauſſes, dit-elle. Je ne te vois que ton pourpoint, lequel eſt de drap non de fer ; deſſous eſt ton corps, fait d’os & de chair comme le mien. Si on te bleſſe qui te panſera ? Mourras-tu tout seul au milieu des combattants ? J’irai avec toi.

— Las ! dit-il, si les lances, boulets, épées, haches, marteaux m’épargnant tombent sur ton corps mignon, que ferai-je, moi, vaurien, sans toi, en ce bas monde ?

Mais Nele diſait :

— Je veux te suivre, il n’y aura nul danger ; je me cacherai dans les fortins de bois où sont les arquebuſiers.

— Si tu pars, je reſte, & l’on reputera traître & couard ton ami Ulenſpiegel ; mais écoute ma chanſon :

Mon poil eſt fer, c’eſt mon chapeau.
Nature eſt mon armurière ;
De cuir eſt ma peau première,
L’acier ma seconde peau.

En vain la laide grimacière
Mort, veut me prendre à son appeau :
De cuir eſt ma peau première,
D’acier ma seconde peau.

J’ai mis : « Vivre » sur mon drapeau,
Vivre toujours à la lumière :
De cuir eſt ma peau première,
D’acier ma seconde peau.

Et chantant il s’en fut, non sans avoir baiſé la bouche grelottante & les yeux mignons de Nele enfièvrée, souriant & pleurant, tout enſemble.

Les Gueux sont à Anvers, ils prennent des navires albiſans juſques dans le port. Entrant en ville, en plein jour, ils délivrent des priſonniers, en font d’autres pour servir de rançon. Ils font lever les bourgeois de force, & en contraignent quelques-uns à les suivre, sous peine de mort, sans parler.

Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Le fils de l’amiral eſt détenu chez l’écoutête ; il faut le délivrer.

Entrant en la maiſon de l’écoutête, ils voient le fils qu’ils cherchaient en la compagnie d’un gros moine panſard, lequel le patrocinait colériquement, le voulant faire rentrer au giron de notre mère sainte Égliſe. Mais le jeune gars ne voulait point. Il s’en va avec Ulenſpiegel. Dans l’entre-temps, Lamme, happant le moine au capuchon le faiſait marcher devant lui dans les rues d’Anvers, diſant :

— Tu vaux cent florins de rançon : trouſſe ton bagage & marche devant. Que tardes-tu ? As-tu du plomb dans tes sandales ? Marche, sac à lard, huche de mangeaille, ventre de soupe.

Le moine diſait avec fureur :

— Je marche, Monſieur le Gueux, je marche ; mais sauf tout reſpect que je dois à votre arquebuſe, vous êtes pareillement à moi ventru, panſard & gros homme.

Mais Lamme le pouſſant :

— Oſes-tu bien, vilain moine, dit-il, comparer ta graiſſe clauſtrale, inutile, fainéante, à ma graiſſe de Flamand nourrie honnêtement par labeurs, fatigues & batailles. Cours, ou je te ferai aller comme chien, & ce avec l’éperon du bout de ma semelle.

Mais le moine ne pouvait courir, & il était tout eſſoufflé & Lamme pareillement. Et ils vinrent ainſi au navire.


XXI


Ayant pris Rammekens, Gertruydenberg, Alckmaer, les Gueux rentrent à Fleſſingue.

Nele guérie attendait au port Ulenſpiegel.

— Thyl, dit-elle, le voyant, mon ami Thyl, n’es-tu bleſſé ?

Ulenſpiegel chanta :

J’ai mis : « Vivre » sur mon drapeau,
Vivre toujours à la lumière :
De cuir eſt ma peau première,
D’acier ma seconde peau.

— Las ! diſait Lamme traînant la jambe : les balles, grenades, boulets à chaîne pleuvent autour de lui, il n’en sent que le vent. Tu es eſprit sans


LA NEIGE SERA ROUGE TANTÔT



doute, Ulenſpiegel, & toi auſſi Nele, car je vous vois toujours allègres & jeunets.

— Pourquoi traînes-tu la jambe ? demanda Nele à Lamme.

— Je ne suis point eſprit & ne le serai jamais, dit-il. Auſſi ai-je reçu un coup de hache dans la cuiſſe — ma femme l’avait si ronde & si blanche ! — vois, je saigne. Las ! que ne l’ai-je ici pour me soigner !

Mais Nele fâchée répondit :

— Qu’as-tu beſoin d’une femme parjure ?

— N’en dis point de mal, répondit Lamme.

— Tiens, dit Nele, voici du baume ; je le gardais pour Ulenſpiegel ; mets-le sur la plaie.

Lamme ayant panſé sa bleſſure fut joyeux, car le baume en fit ceſſer la cuiſante douleur ; & ils remontèrent à trois sur le navire.

Voyant le moine qui s’y promenait les mains liées :

— Quel eſt celui-ci ? dit-elle : je l’ai vu déjà & crois le reconnaître.

— Il vaut cent florins de rançon, répondit Lamme.


XXII


Ce jour-là, sur la flotte, il y eut fête. Malgré l’aigre vent de décembre, malgré la pluie, malgré la neige, tous les Gueux de la flotte étaient sur les ponts des navires. Les croiſſants d’argent brillaient fauves sur les couvre-chefs de Zélande.

Et Ulenſpiegel chanta :

Leyde eſt délivré, le duc de sang quitte les Pays-Bas :
Sonnez, cloches retentiſſantes ;
Carillons, lancez dans les airs vos chanſons ;
Tintez, verres & bouteilles.

Quand le dogue s’en revient des coups,
La queue entre les jambes,
D’un œil sanglant
Il se retourne sur les bâtons.


Et sa mâchoire déchirée
Frémit pantelante.
Il eſt parti le duc de sang :
Tintez, verres & bouteilles. Vive le Gueux !

Il voudrait se mordre lui-même.
Les bâtons briſèrent ses dents.
Penchant sa tête maflue,
Il penſe aux jours de meurtre & d’appétit.
Il eſt parti le duc de sang :
Donc battez le tambour de gloire,
Donc battez le tambour de guerre !
Vive le Gueux !

Il crie au diable : « Je te vends
Mon âme de chien pour une heure de force. »
« Ce m’eſt tout un de ton âme,
Dit le diable, ou d’un hareng »
Les dents ne se retrouvent point.
Il fallait fuir les durs morceaux.
Il eſt parti le duc de sang ;
Vive le Gueux !

Les petits chiens des rues, torſes, borgnes, galeux,
Qui vivent ou crèvent sur les monceaux,
Lèvent la patte tour à tour
Sur celui qui tua par amour du meurtre…
Vive le Gueux !

« Il n’aima point de femmes ni d’amis,
Ni gaieté, ni soleil, ni son maître,
Rien que la Mort, sa fiancée,
Qui lui caſſe les pattes,
Par préludes de fiançailles ;
N’aimant pas les hommes entiers.
Battez le tambour de joie,
Vive le Gueux ! »

Et les petits chiens de rues, torſes,
Boiteux, galeux & borgnes,
Lèvent de nouveau la patte
D’une façon chaude & salée,
Et avec eux levriers & moloſſes,
Chiens de Hongrie, de Brabant,
De Namur & de Luxembourg.
Vive le Gueux !


Et triſtement, l’écume au mufle,
Il va crever près de son maître,
Qui lui baille un coup de pied,
Pour n’avoir pas aſſez mordu.
En enfer il épouſe Mort.
Et elle l’appelle : « Mon duc ; »
Et il l’appelle : « Mon inquiſition. »
Vive le Gueux !

Sonnez, cloches retentiſſantes ;
Carillon, lance en l’air tes chanſons ;
Tintez, verres & bouteilles :
Vive le Gueux !