La Légende d’un peuple/Papineau, II

La bibliothèque libre.
La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 245-252).


PAPINEAU

II


Seul de ces temps féconds en dévouement épique,
 Seul de tous ces grands cœurs à la trempe olympique
Qui défendaient jadis notre droit menacé,
Sur notre âge imprimant sa gigantesque empreinte.
Il restait là, debout dans sa majesté sainte,
Comme un monument du passé !


Les ans n’avaient point m courber son front superbe ;
Et, comme un moissonneur appuyé sur sa gerbe
Regarde, fatigué, l’ombre du soir venir.

Calme, il se reposait, laissant, vaincu stoïque,
Son œil, encor baigné de lueur héroïque,
Plonger serein dans l’avenir.


Aux bruits de notre époque il fermait sa grande âme ;
Et, sourd aux vains projets dont notre orgueil s’enflamme,
Avec ses souvenirs de gloire et de douleur,
Il vivait seul, laissant ses mains octogénaires.
Qui des forums jadis remuaient les tonnerres,
Vieillir en cultivant des fleurs !


Sa voix, sa grande voix aux sublimes colères,
 Sa voix qui déchainait sur les flots populaires
Tant de sarcasme amer et d’éclats triomphants.
Sa voix qui, des tyrans déconcertant l’audace.
Quarante ans proclama les droits de notre race,
Bénissait les petits enfants !


Lui, le puissant tribun que la foule en démence

Saluait tous les jours d’une clameur immense,
Relégué désormais dans un monde idéal,
Drapé dans sa fierté qu’on croyait abattue.
Il dormait dans l’oubli, gigantesque statue
Arrachée à son piédestal !


Souvent, lorsque le soir de ses lueurs mourantes
Dorait de l’Ottawa les vagues murmurantes,
Au-dessus des flots noirs, sur le coteau penchant
Où l’aigle canadien avait plié son aile,
On voyait se dresser sa taille solennelle
En face du soleil couchant.


Alors le bruit des eaux brisant sur les accores,
Les mille voix du vent dans les grands pins sonores,
 La chanson des oiseaux, la plainte des bois sourds.
 Tout ce concert confus de rumeurs innommées
Qui s’élèvent, la nuit, de l’onde et des ramées,
Tout lui parlait des anciens jours.

 


Ouvrant au souvenir l’essor de ses pensées.
Ce débris glorieux de nos grandeurs passées,
Géant d’une autre époque oublié parmi nous,
Comme il vous écrasait de sa hauteur sereine,
Colosses d’aujourd’hui, tourbe contemporaine.
Qui n’allez pas à ses genoux !


Semblable à ces hauts pics dont les cimes neigeuses,
Émergeant au-dessus des zones orageuses,
Dressent dans le ciel pur leurs altières splendeurs.
Des brouillards et des bruits du présent dégagée,
Son âme s’élevait radieuse, et plongée
Dans de célestes profondeurs.


Gloire, succès, revers, douleurs, luttes sans trêve.
Tout un monde endormi s’éveillait dans son rêve ;
Il lui semblait entendre, au milieu des rumeurs,
 Appel désespéré d’un peuple qui s’effare,
Son grand nom résonner ainsi qu’une fanfare
Au-dessus d’immenses clameurs.



Mystérieux écho du passé ! les rafales
Lui jetaient comme un bruit de marches triomphales ;
Puis son œil s’allumait d’une étrange clarté :
Aux éclats de la poudre, au son de la trompette,
Il avait entendu claquer dans la tempête
Le drapeau de la liberté !


Il regardait passer, dans un songe extatique,
Tous ces héros d’un jour sortis d’un moule antique,
Immortelle phalange au courage invaincu
Qu’il commandait jadis ; et, la main sur l’histoire,
Il comptait, l’âme en deuil, les compagnons de gloire
Auxquels il avait survécu.


Puis la scène changeait. Insondable mystère
Qui fait presque toujours succéder sur la terre
Aux triomphes d’hier les revers d’aujourd’hui,
Sur des débris fumants, gémissante et meurtrie.
Comme un spectre livide, il voyait la Patrie,
Pâle, se dresser devant lui!…



Puis les longs jours d’exil, puis les regrets sans nombre,
Les rêves envolée, l’espérance qui sombre,
Les chagrins du vaincu, la morgue des vainqueurs,
La trahison, l’oubli, l’âge, la solitude ;
Enfin l’inévitable écueil, l’ingratitude.
Où se heurtent tous les grands cœurs !


Et pourtant — ô chaos de la pensée humaine ! —
Ce génie, héritier de quelque ombre romaine,
Avait encore en lui des éblouissements ;
Par moments son regard se remplissait d’aurore ;
Et, penché sur la tombe, il méditait encore
De sublimes enfantements !


Vain héroïsme ! Un soir, la mort, la mort brutale
Vint le heurter au front de son aile fatale ;
Vaincu par l’âge, hélas ! ce mal sans guérison.
Il voulut voir encore, assis à sa fenêtre.
Pour la dernière fois, plonger et disparaître
L’astre du jour à l’horizon.



Le spectacle fut grand, la scène saisissante !
Des derniers feux du soir la lueur pâlissante
Éclairait du vieillard l'auguste majesté ;
Et dans un nimbe d’or, clarté mystérieuse,
On eût dit que déjà sa tête glorieuse
Rayonnait d’immortalité !


Longtemps il contempla la lumière expirante ;
Et ceux qui purent voir sa figure mourante,
Que le reflet vermeil de l’Occident baignait,
Crurent — dernier verset d’un immortel poème
Voir ce soleil couchant dire un adieu suprême
À cet astre qui s’éteignait !


Ce n’était pas la mort, c’était l’apothéose !…
Maintenant parlons bas : il est là qui repose
Au détour du sentier si sauvage et si beau
Qu’il aimait tant, le soir, à fouler en silence ;
Et les grands arbres verts que la brise balance
Penchent leur front sur son tombeau.



Passants qui visitez cet endroit solitaire,
Inclinez-vous ! c’est plus qu’un puissant de la terre,
C’est presque un peuple entier qui dort là ; car celui
Qui mit sur Papineau la dalle mortuaire
Avait enveloppé dans le même suaire
Tout un passé mort avec lui !


Il fut toute une époque, et lougtemps notre race
N’eut que sa voix pour glaive et son corps pour cuirasse.
Courbons-nous donc devant ce preux des jours anciens !
S’il ne partageai point nos croyances augustes,
N’oublions pas qu’il fut juste parmi les justes,
Et le plus grand parmi les siens !