La Légende des Arbres

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La Légende des Arbres
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 918-924).
POÉSIE

LA LÉGENDE DES ARBRES


LE NOM


Sur l’écorce a un hêtre à la peau tendre et lisse
J’ai finement gravé ton nom harmonieux,
Ton nom dont la douceur est un bienfait des Dieux,
Et qui s’épanouit comme s’ouvre un calice.

Pour qu’ici-bas jamais ta gloire ne pâlisse,
J’ai, dans la blanche écorce, incrusté de mon mieux
Ce nom qui cache presque un sens mystérieux
Et qu’entendent l’oreille et l’âme avec délice.

Or, depuis, l’arbre immense aux soupirs véhémens
A la sérénité de ses gémissemens
Mêle un sanglot où l’âpre angoisse d’aimer vibre ;

Car le hêtre plaintif de l’agreste chemin
A senti jusque dans sa plus profonde fibre
Pénétrer l’infini du désespoir humain.


RIVALITÉS


Souvent je me suis dit, ô vieux arbres, que scelle
Aux sables, à la glaise, aux rocs, l’ongle puissant
Des racines, que votre âme altière ressent
Ses angoisses parmi l’angoisse universelle.

Je me suis dit souvent que vous avez aussi
Vos haines, vos amours, comme vous millénaires,
Quand, dominant l’éclat lugubre des tonnerres,
Vous enflez votre verbe éperdument grossi.

Que de drames dans les ténèbres inconnues
Où s’enfoncent vos troncs par la faim torturés !
Pour croître et vous nourrir, que d’efforts ignorés
De ce lumineux ciel où voyagent les nues !

Quelle guerre sans trêve aux antres souterrains
Où vous devez d’argile informe vous repaître,
Vieux arbres, dont un souffle étrange anime l’être,
Et dont les bras noueux sont par le lierre étreints !

Hélas ! il vous faut donc lutter comme nous-mêmes,
Vous qui paraissez tels que d’impassibles Dieux,
Et ce que nous prenons pour des chants glorieux
N’est que plaintes et cris de colère et blasphèmes !

Vous qui semblez créés pour rêver dans l’azur
Et pour teindre aux couchans vos frondaisons sublimes,
Géans prodigieux dont s’empourprent les cimes,
Vous subissez aussi notre esclavage obscur !

Et la faim, sous son joug inexorable, plie
Vos légions dont nul n’a révélé les mœurs,
Arrachant presque à vos triomphales clameurs
L’aveu d’on ne sait quelle ample mélancolie.


FORÊTS D’AUTOMNE


Je m’égare souvent dans l’innombrable foule
Des arbres, et, perdu sous leurs voûtes, songeur,
Comme au fond d’une mer marcherait un plongeur,
J’erre dans les forêts vermeilles que je foule.

Les émeraudes, les cornalines, les ors,
Qu’en triomphe la flore harmonieuse étale,
Forment un océan de splendeur végétale
Peuplé de purs joyaux et de rares trésors.

Et tout semble envahi par une ample marée
De pourpre, de topaze et d’ambre, submergeant
Les vieux chênes de bronze et les bouleaux d’argent.
Dont ruissellent les fûts d’une lueur dorée.

Car le soleil y glisse en effluves épars
Dont la chute légère et par degrés verdie,
Ayant illuminé l’azur qu’elle incendie,
Se nuance aux reflets jaillis de toutes parts

Seul, j’avance parmi la forte odeur de sève,
Dans la clarté fluide où frissonne parfois
Cette mystérieuse âme triste des bois,
Qu’un souffle on ne sait d’où venu gonfle et soulève.

Je regarde, j’écoute et j’aspire. Mes sens
Sont baignés dans la fraîche atmosphère, et, comme ivre,
Je crois dans les forêts fabuleuses poursuivre
Des chimères et des rêves éblouissans.

Et ce sont des lointains de gloire, des magies
Où nagent des oiseaux fantastiques, où l’œil
Toujours émerveillé découvre avec orgueil
Les sites apparus et les formes surgies.

Ce sont des visions de légende, des ciels
Qu’évoque la mémoire ou que le songe explore
Épanouissement d’une géante flore
Dont la puissance éclate en jets surnaturels…

Et l’autre mer, la mer sans cesse inassouvie
Que jalonne partout d’embûches le trépas,
Dans ses gouffres les plus vertigineux, n’a pas
Un tel débordement de couleurs et de vie.


LE CŒUR


Acceptant sans plier tous les coups du Destin,
Mon cœur est l’arbre altier que l’ouragan dénude,
Bien que, dressé dans son ingrate solitude,
L’épreuve l’ait rendu plus fort et plus hautain.

Tel un aigle qui fuit emportant son butin,
Vainement passe la tourmente au souffle rude.
Rien jamais n’a troublé la sereine attitude
De ce cœur vieux déjà, mais toujours enfantin.

Le vent épuise en vain sa colère inutile
Sur l’arbre douloureux qu’il outrage et mutile.
La sève monte et laisse un espoir fécondant ;

Et, si quelque blessure éternelle est ouverte
Quand la tempête arrache une branche en grondant,
Sur l’impassible tronc germe une pousse verte.


LES FRÈRES


Enfans du même chêne, issus de glands jumeaux,
Dans la même forêt, sur la même colline,
Caressés par le jour qui croît ou qui décline,
Ensemble ils ont poussé leurs robustes rameaux.

La même sève enflant leur fraternelle écorce,
Les bras désespérés l’un vers l’autre tendus,
Sans confondre jamais leurs frissons éperdus,
Ensemble ils ont grandi pleins d’amour et de force.

Et, sans jamais unir leurs vastes frondaisons,
Sous la mousse de bronze et d’or qui les cuirasse,
Parmi les vigoureux ancêtres de leur race
Tous deux ont contemplé les mêmes horizons.

Or, demain, au tranchant des haches meurtrières,
Les arbres tomberont ainsi que des fétus,
Sentant frémir autour de leurs troncs abattus
Les rêves impuissans et les vaines prières.

Ils ne gémiront plus demain au gré des vents ;
Mais peut-être un foyer, dans ses flammes prochaines,
Mêlera l’âme vague et sereine des chênes
Qui n’auront pu s’étreindre et s’enlacer vivans.

Noblement douloureux, séparés côte à côte,
Tels se sont accomplis nos tragiques destins ;
Et nous avons vieilli, l’un pour l’autre hautains,
De crainte d’effleurer la plus légère faute.

Mais, de même que sont venus les bûcherons,
Quand surgira la Mort très douce, qui délivre,
Purifiée enfin, notre âme pourra vivre
De l’extase où tous deux nous nous réfugîrons.


INSCRIPTION ANTIQUE


Vieux chêne, qui frémis d’une vaste colère ;
Dont la racine souple et le tronc séculaire,
Aussi durs que le roc qui les nourrit, ont crû ;
Vieux chêne, sur la cime éternelle apparu ;
Dont l’âpre griffe au sol granitique s’implante,
Autour de toi, ce soir, une meute hurlante
Semble aboyer avec fureur ; arbre, tu sens
S’acharner contre toi des monstres menaçans,
Et, de tous les côtés assailli, tu t’efforces,
Trempé d’air pur et sous ta cuirasse d’écorces,
D’opposer à l’horreur des tourbillons glacés,
Aux funestes sanglots, aux râles courroucés,
Au noir déchaînement de la brutale horde,
Bien que parfois un souffle irrésistible torde
Tes bras noueux qui dans l’ombre craquent soudain,
Ta vigilance et ton audace et ton dédain ;
Et tu sais, bien que ta ramure se lamente,
Tenir tête aux amers défis de la tourmente.
Mais, vieux chêne héroïque et las d’avoir lutté,
Quand reviendra la gloire ardente de l’Eté,
Alors les moissonneurs fendant comme une houle
Les épis, dont le peuple au vent des faulx s’écroule ;
Les sauvages troupeaux épars aux prés lointains,
Qu’emporte la fougueuse ivresse des instincts ;
La charrue imprimant sa trace diligente ;
Les sinuosités des rivières, qu’argenté
Le grand ciel traversé par des nuages fous ;
Les taureaux sous le joug ployant leurs larges cous,

Et les frêles essaims, dont les vibrans murmures
Font éclore une extase au cœur des roses mûres
Et de vols lumineux sillonnent les vergers,
Empliront toute la plaine de bonds légers,
De rumeurs, de reflets, de scènes innocentes ;
Cependant qu’égarés aux méandres des sentes,
Des chœurs de jeunes Dieux, ægypans ou sylvains,
Frapperont l’ample écho d’appels tendrement vains,
Et que de son roseau, dans la brise attiédie,
Un pâtre exhalera l’agreste mélodie.


STANCES


Vieux tilleuls, qui m’avez jadis connu petit,
Me voici près de vous, qu’un souffle obscur balance
Mais, où l’écho longtemps de mes jeux retentit,
Aujourd’hui je passe en silence.

Comme un cerf haletant vient expirer aux lieux
D’où le lança la meute acharnée à l’atteindre,
Mon cœur, que vous avez cru sans doute oublieux
Dans votre ombre a voulu s’éteindre.

Je retourne épuisé, vaincu par les douleurs,
De blessures couvert, déchiré par la vie
Et je sens se mouiller déjà mes yeux de pleurs,
Comme la bête poursuivie.

Me reconnaissez-vous malgré ce front penché,
Ces cheveux grisonnans et cette morne allure
Et cette lèvre, hélas ! qui prit goût au péché,
Dont elle a gardé la brûlure ?

Parlez encore à l’être innocent que je fus,
O tilleuls vénérés de l’antique demeure,
Et faites que, naïf, sous vos arceaux touffus,
Ainsi que je suis né, je meure.

Mon Dieu ! redevenir, avant le grand sommeil.
L’enfant candide et bon, l’âme ingénue et fraîche,
Celui qui contemplait d’un sourire vermeil
Jésus endormi dans sa crèche !

L’enfant qui, par le clos aux espaliers rougis,
Dépensait tant de joie et d’ardeur juvénile,
Qu’il mettait une grâce autour du cher logis
Couronné d’un fin campanile !

L’enfant à qui sa mère enseignait le devoir,
Dont l’œil s’illuminait aux récits de l’ancêtre,
Et qui, près du tombeau, se lamente de voir
Que seul il vieillira peut-être !

Consolez mes chagrins, accueillez mes remords,
Pour que ma vie errante au toit natal s’achève !
Que votre voix, pareille aux voix des rêves morts,
Me retienne où resta mon rêve !

Caressez mes regrets de vos soupirs humains,
Car une pitié tendre à tout martyre est due ;
Et, puisque mon front las se penche sur mes mains,
Rendez-moi l’humble foi perdue !

Si, pour mourir ici je fus un jour élu,
Que votre doux murmure, ô tilleuls, me captive,
Jusqu’à l’heure où viendra le repos absolu,
Avec l’ombre définitive !

LEONCE DEPONT.