L’Étui de nacre/La Légende des saintes Oliverie et Liberette

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LA
LÉGENDE DES SAINTES OLIVERIE
ET LIBERETTE


À mademoiselle Jeanne Pouquet.



CHAPITRE PREMIER


Comment monsieur saint Bertauld, fils de Théodule, roi d’Écosse, vint dans les Ardennes pour évangéliser les habitants du pays Porcin.


La forêt des Ardennes s’étendait, en ce temps-là, jusqu’à la rivière de l’Aisne et couvrait le pays Porcin, dans lequel s’élève aujourd’hui la ville de Rethel. D’innombrables sangliers en peuplaient les gorges ; des cerfs de haute taille, dont la race est perdue, se réunissaient dans les halliers impénétrables, et des loups, d’une force prodigieuse, se montraient l’hiver à l’orée des bois. Le basilic et la licorne avaient leur retraite dans cette forêt, ainsi qu’un dragon effrayant, qui fut détruit plus tard, par la grâce de Dieu, à la prière d’un saint ermite. Parce qu’alors la nature mystique était révélée aux hommes et que les choses invisibles devenaient visibles pour la gloire du créateur, on rencontrait dans les clairières des nymphes, des satyres, des centaures et des égipans.

Et il n’est point douteux que ces êtres malfaisants n’aient été vus tels qu’ils sont décrits dans les fables des païens. Mais il faut savoir que ce sont des diables, comme il apparaît à leur pied, qui est fourchu. Malheureusement, il est moins facile de reconnaître les fées ; elles ressemblent à des dames et, parfois, cette ressemblance est telle, qu’il faut avoir toute la prudence d’un ermite pour ne pas s’y tromper. Les fées sont aussi des démons, et il y en avait beaucoup dans la forêt des Ardennes. C’est pourquoi cette forêt était pleine de mystère et d’horreur.

Les Romains, au temps de César, l’avaient consacrée à Diane, et les habitants du pays Porcin adoraient, au bord de l’Aisne, une idole en forme de femme. Ils lui offraient des gâteaux, du lait et du miel, et lui chantaient des hymnes.

Or, Bertauld, fils de Théodule, roi d’Écosse, ayant reçu le saint baptême, vivait dans le palais de son père, moins en prince qu’en ermite. Enfermé dans sa chambre, il y passait tout le jour à réciter des prières et à méditer sur les saintes écritures, et il brûlait du désir d’imiter les travaux des apôtres. Ayant appris, par une voie miraculeuse, les abominations du pays Porcin, il les détesta et résolut de les faire cesser.

Il traversa la mer dans une barque sans voile ni gouvernail, conduite par un cygne. Heureusement parvenu dans le pays Porcin, il allait par les villages, les bourgs et les châteaux, annonçant la bonne nouvelle.

— Le Dieu que je vous enseigne, disait-il, est le seul véritable. Il est unique en trois personnes, et son fils est né d’une vierge.

Mais ces hommes grossiers lui répondaient :

— Jeune étranger, c’est une grande simplicité de ta part de croire qu’il n’y a qu’un Dieu. Car les Dieux sont innombrables. Ils habitent les bois, les montagnes et les fleuves. Il y a aussi des dieux plus amis qui prennent place au foyer des hommes pieux. D’autres, enfin, se tiennent dans les étables et dans les écuries, et la race des dieux emplit l’univers. Mais ce que tu dis d’une vierge divine n’est pas sans vérité. Nous connaissons une vierge au triple visage, et nous lui chantons des cantiques et nous lui disons : « Salut, douce ! Salut, terrible ! » Elle se nomme Diane, et son pied d’argent effleure, sous les pâles clartés de la lune, le thym des montagnes. Elle n’a pas dédaigné de recevoir dans son lit d’hyacinthes fleuries des bergers et des chasseurs comme nous. Pourtant elle est toujours vierge.

Ainsi parlaient ces hommes ignorants, et ils chassaient l’apôtre hors du village, et ils le poursuivaient avec des paroles railleuses.



CHAPITRE II


De la rencontre que fit monsieur saint Bertaud des sœurs Oliverie et Liberette.


Or, un jour, comme il s’en allait, accablé de fatigue et de douleur, il rencontra deux jeunes filles qui sortaient de leur château pour se rendre au bois. Ayant fait quelques pas vers elles, il se tint à distance, de peur de les effrayer, et leur dit :

— Jeunes vierges, entendez : je suis Bertauld, fils de Théodule, roi d’Écosse. Mais j’ai dédaigné les couronnes périssables, afin d’être digne de recevoir de la main des anges, la couronne éternelle. Et je suis venu, dans une barque conduite par un cygne, vous porter la bonne nouvelle.

— Sire Bertauld, répondit l’aînée. Je me nomme Oliverie, et ma sœur se nomme Liberette. Notre père, Thierry, qu’on nomme aussi Porphyrodime, est le plus riche seigneur de la contrée. Nous écouterons volontiers tes bonnes paroles. Mais tu sembles accablé de fatigue. Je te conseille d’aller nous attendre chez notre père, qui, en ce moment, boit la cervoise avec ses amis. Il te donnera sans doute une place à sa table, quand il saura que tu es un prince d’Écosse. Au revoir, sire Bertauld. Nous allons, ma sœur et moi, cueillir des fleurs pour les offrir à Diane.

Mais l’apôtre Bertauld répondit :

— Je n’irai pas m’asseoir à la table d’un païen. Cette Diane, que vous croyez une vierge du ciel, est, en réalité, un démon de l’enfer. Le Dieu véritable est unique en trois personnes, et Jésus-Christ, son fils, s’est fait homme et est mort sur la croix pour le salut des hommes. Et je vous le dis en vérité, Oliverie et Liberette, une goutte de son sang a coulé pour l’une et l’autre de vous.

Et il leur parla avec tant de chaleur des saints mystères que le cœur des deux sœurs en fut ému. L’aînée prit de nouveau la parole :

— Sire Bertauld, dit-elle, vous révélez des mystères inouïs. Mais il n’est pas toujours facile de distinguer la vérité de l’erreur. Il nous en coûterait de quitter l’amour de Diane. Toutefois, faites-nous paraître un signe de la vérité de vos paroles et nous croirons en Jésus crucifié.

Mais la plus jeune dit à l’apôtre :

— Ma sœur Oliverie demande un signe parce qu’elle est prudente et pleine de sagesse. Mais, si votre Dieu est véritable, sire Bertauld, puissé-je le connaître et l’aimer sans y être forcée par un signe !

L’homme de Dieu comprit à ces paroles que Liberette était née pour devenir une grande sainte. C’est pourquoi il répondit :

— Sœur Liberette et sœur Oliverie, je suis résolu à me retirer dans cette forêt et à y mener la vie érémitique, qui est belle et singulière. Je vivrai dans une cabane de branchages et me nourrirai de racines. Sans cesse, je demanderai à Dieu de changer le cœur des hommes de cette contrée et je bénirai les fontaines afin que les dames fées n’y puissent plus venir pour la damnation des pécheurs. Cependant, ma sœur Oliverie recevra le signe qu’elle a demandé. Et un guide, envoyé par le Seigneur, vous conduira toutes deux à mon ermitage, afin que je vous instruise dans la foi de Jésus-Christ.

Ayant parlé de la sorte, saint Bertauld bénit les deux sœurs par l’imposition des mains. Puis il entra dans la forêt pour n’en plus jamais sortir.



CHAPITRE III


Comment la licorne vint en la maison de Thierry, autrement nommé Porphyrodime, et conduisit auprès de monsieur saint Bertauld les deux sœurs Oliverie et Liberette, et de diverses merveilles qui s’ensuivirent.


Or, un jour que, seule dans la cuisine, Oliverie filait la laine sous le manteau de la cheminée, elle vit venir à elle une bête toute blanche, qui avait le corps d’une chèvre et la tête d’un cheval et qui portait sur le front une épée étincelante. Oliverie reconnut aussitôt quel animal c’était, et, comme elle avait gardé son innocence, elle n’en fut pas effrayée, sachant que la licorne ne fait jamais de mal aux sages demoiselles. En effet, la licorne posa doucement sa tête sur les genoux d’Oliverie. Puis, retournant vers la porte, elle invita de l’œil la jeune fille à la suivre dehors.

Oliverie appela aussitôt sa sœur : mais, quand Liberette entra dans la chambre, la licorne avait disparu, et ainsi Liberette, selon son désir, connut le vrai Dieu sans y avoir été contrainte par un signe.

Elles allèrent toutes deux du côté de la forêt, et la licorne, redevenue visible, marchait devant elles. Elles suivaient, pour tout chemin, la piste des bêtes féroces. Et il advint que, parvenues déjà très avant dans le bois, elles virent la bête traverser un torrent à la nage. Et quand elles parvinrent au bord, elles s’aperçurent qu’il était large et profond. Elles se penchèrent pour voir s’il ne se trouvait pas quelques pierres sur lesquelles elles pussent passer, et elles n’en découvraient aucune. Mais, tandis qu’en s’appuyant sur un saule elles contemplaient les eaux écumeuses, l’arbre s’inclina soudainement et les porta sans peine sur l’autre bord.

Elles parvinrent ainsi à l’ermitage où saint Bertauld leur fit entendre les paroles de vie. À leur retour, le saule, en se redressant, les porta sur l’autre rive.

Chaque jour, elles se rendaient auprès du saint homme et, quand elles rentraient à la maison, elles trouvaient qu’une main invisible avait filé tout le lin de leur quenouille. C’est pourquoi, ayant reçu le baptême, elles crurent en Jésus-Christ.

Elles recevaient depuis plus d’une année les leçons de saint Bertauld, quand Thierry, leur père, qu’on nomme aussi Porphyrodime, fut atteint d’une cruelle maladie. Connaissant que la fin de leur père était proche, ses filles l’instruisirent dans la foi chrétienne. Il connut la vérité. C’est pourquoi sa mort fut pleine de mérites. Il fut enseveli proche sa demeure mortelle, en un lieu dit la Montagne-du-Géant, et sa sépulture fut vénérée, par la suite, dans le pays Porcin.

Cependant les deux sœurs se rendaient chaque jour auprès du saint ermite Bertauld, et elles recueillaient sur ses lèvres les paroles de vie. Mais, un certain jour, comme la fonte des neiges avait beaucoup grossi les rivières, Oliverie, en traversant les vignes, prit un échalas afin de franchir plus sûrement le torrent dont les eaux élargies roulaient avec fureur.

Liberette, dédaignant tout secours humain, refusa de l’imiter. Elle s’approcha du torrent la première, les mains armées seulement du signe de la croix. Et le saule s’inclina comme de coutume. Puis il se redressa, et quand Oliverie voulut passer à son tour il resta droit. Et le courant brisa l’échalas comme un fétu de paille et l’emporta. Et Oliverie demeura sur le bord. Comme elle était sage, elle comprit qu’elle était justement punie pour avoir douté de la puissance céleste et pour n’être pas allée à la grâce de Dieu, comme avait fait sa sœur Liberette. Elle ne songea plus qu’à mériter son pardon par les travaux de la pénitence et de l’ascétisme. Résolue à mener, à l’exemple de saint Bertauld, la vie érémitique, qui est belle et singulière, elle resta en-deçà du torrent, dans la forêt, et se bâtit une cabane de branchages en un lieu où jaillit une source, qu’on a nommée depuis « la Source de Sainte-Olive ».



CHAPITRE IV


Comment monsieur saint Bertauld et mesdames sainte Liberette et sainte Oliverie en vinrent à leur fin bienheureuse.


Liberette, s’étant rendue seule auprès du bienheureux Bertauld, le trouva mort, dans l’attitude de la contemplation. Son corps, exténué par le jeûne, répandait une odeur délicieuse. Elle l’ensevelit de ses mains. À compter de ce jour, la vierge Liberette, renonçant au monde, mena la vie érémitique au delà du torrent, dans une cabane, au bord d’une source qui a été dite depuis la fontaine Sainte-Liberette ou Libérie, et dont les eaux miraculeuses guérissent la fièvre, ainsi que diverses maladies des bestiaux.

Les deux sœurs ne se revirent plus jamais en ce monde. Or, par l’intercession du bienheureux Bertauld, Dieu envoya du pays des Lombards dans les Ardennes le diacre Vulfaï ou Valfroy, qui renversa l’idole de Diane et convertit à la foi chrétienne les habitants du pays Porcin. C’est pourquoi Oliverie et Liberette furent comblées de joie.

À peu de temps de là, le Seigneur rappela à lui sa servante Liberette, et il envoya la licorne pour creuser une fosse et ensevelir le corps de la sainte. Oliverie connut, par révélation, la mort bienheureuse de sa sœur Liberette, et une voix lui dit :

— Parce que tu as demandé un signe afin de croire et pris un bâton pour appui, l’heure de ta mort bienheureuse sera retardée et le jour de ta glorification reculé.

Et Oliverette répondit à la voix :

— Que la volonté du Seigneur soit faite sur la terre comme aux cieux !

Elle vécut dix ans encore dans l’attente de la félicité éternelle, qui commença pour elle le 9 d’octobre de l’an de N. S. 364.