La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 18

La bibliothèque libre.
(p. 239-253).


LA LANTERNE


No 18




Un tout jeune homme des environs de Montréal, orphelin, sans ressources, avait été recueilli chez son frère qui, par compensation, le rossait de coups le jour, et, la nuit, le faisait coucher dans la grange. Il arriva que ce jeune homme trouva un bon emploi l’été dernier, malgré qu’il fût infirme, tout tordu, tout bossu, repoussé par tout le monde,… mais c’était chez un protestant !

Comme on lui demandait comment il trouvait son sort : « Ah ! je suis bien heureux, répondit-il, d’avoir trouvé un protecteur comme le mien, mais il y a une chose qui me fait bien de la peine, c’est qu’un homme qui fait tant de bien dans sa vie, ira, après sa mort, dans le corps d’un pourceau. M. le curé m’a dit qu’un protestant, qui mourut l’autre jour, était rentré dans un porc ; j’ai vu le porc. »

D’où il suit que ce bon catholique qui assomme son petit frère de coups et l’envoie coucher parmi les bœufs, jouira d’une félicité sans bornes dans l’autre monde, mais que le protestant qui l’a accueilli, nourri, logé et payé, ne servira qu’à faire du lard pour les curés du Canada.

Le pourceau fait naturellement songer à l’œuvre de la Sainte Enfance.

Vous savez que les Chinois, lorsqu’il leur naît des enfants, ont la curieuse manie de les jeter dans des ruisseaux où les cochons viennent les manger ; de là vient que les cochons chinois que vous avez pu voir dans les expositions ont cet embonpoint gracieux, ces formes coquettes et ce poil soyeux qui les fait de suite reconnaître.

Dame aussi, ils se traitent bien. Manger des enfants, c’est un luxe, et je connais bien des riches qui ne peuvent pas se le payer.

Or donc, les Chinois jettent invariablement aux pourceaux les enfants qui leur viennent, ce qui n’empêche pas la population d’être si nombreuse, et d’augmenter tellement, qu’elle est condamnée à des disettes périodiques qui amènent de terribles convulsions dans l’empire céleste.

Il semblerait que dans ces crises redoutables, la première idée des Chinois serait de manger eux-mêmes leurs enfants, comme l’ont fait récemment les Arabes.

Vous reculez d’horreur, lecteurs pusillanimes ! Eh quoi ! est-il donc plus horrible de manger ses enfants soi-même, lorsque la faim hurle dans le ventre, que de les jeter à des cochons par passe-temps ?

On croirait encore que les Chinois, poussés par la famine, se rueraient comme des enragés sur leurs pourceaux et les dévoreraient à belles dents.

Mais, plus de cochons, plus d’enfants à faire croquer. Or, les Chinois sont si frians du spectacle de leurs petits éventrés sous leurs yeux par des porcs, qu’ils oublient, pour en jouir, leurs souffrances et la faim elle-même, d’habitude mauvaise conseillère.

La Sainte-Enfance est encore une de ces divines exploitations spécialement adaptées au Canada. En Europe, quand le pape veut avoir des enfants, il prend ceux des Juifs, comme le petit Mortara ; ça lui épargne la peine d’en envoyer chercher en Chine.

C’est égal, lorsque j’entendis pour la première fois le supérieur du Collège de Sainte-Anne, où je fis mes cinq premières années d’ignorance, et où, en fait d’histoire, j’apprenais que les baleines avalaient des hommes et les rejetaient trois jours après sur le rivage pleins de vie, et que d’autres hommes arrêtaient le soleil, lorsque j’entendis ce supérieur qui, conjointement avec tous ses collègues du Canada, fait tant de sacrifices pour imbéciliser les élèves, nous apprendre, pour la première fois qu’il fallait racheter au Christ les enfants des Chinois exposés aux pourceaux par leurs pères, je restai pétrifié d’étonnement.

On m’avait bien laissé lire au collège quelques pages de Robinson Crusoë, où j’avais vu que les Caraïbes, les plus féroces des hommes, mangeaient leurs ennemis, mais adoraient leurs enfants, (c’est un sentiment du reste naturel aux tigres eux-mêmes) mais voilà que tout à coup on nous apprenait que les Chinois, réputés jusqu’alors le plus ancien peuple civilisé de la terre, en étaient venus subitement, sans transition, peut-être par lassitude des jouissances ordinaires, à se repaître d’un régal de leurs enfants par des pourceaux.

« Oh ! ne raisonnez pas, ne raisonnez jamais, » me disait alors mon confesseur, qui est aujourd’hui directeur de la ferme-modèle de Sainte-Anne, et qui, sans raisonner, se laisse payer tous ses voyages par la Chambre d’Agriculture dont il n’est pas membre : « ne raisonnez pas, mon petit, ne demandez jamais : Pourquoi : c’est le mot de Satan ; rien n’est agréable à Dieu comme un cœur confiant qui accepte sans arrière-pensée et avec reconnaissance tout ce qui sort de la bouche de ses guides. Soyez certain que vous n’entendrez jamais de notre part que des paroles de vérité. »

Tout de même, j’avalais avec une répugnance précoce les énormes tartines qu’on nous prodiguait sous le nom de paroles de vérité. Je me prenais à me faire des questions à moi-même.

Dans les collèges canadiens on peut raisonner en dedans, mais dès qu’on a le malheur de le faire savoir, on est chassé sans miséricorde comme un impie qui ne sera jamais bon à rien, et l’on vous fait passer pour une tête sans cervelle, précisément parce que vous vous sentez une cervelle dans la tête et que vous voulez en faire usage.

C’est ainsi que j’ai été mis à la porte de trois collèges ; et, certes, je puis m’en vanter aujourd’hui, car c’est grâce à cet exode forcé que je suis parti pour la France où j’ai pu apprendre quelque chose.

Voyant que les « paroles de vérité » de mon supérieur prenaient de plus en plus l’aspect de charges à fond de train sur le bon sens, je me décidai à ouvrir en cachette quelques livres, oh ! mais des livres infâmes, puisqu’ils étaient défendus au collège, comme le sont les trois quarts et demi de tous les livres, de sorte qu’il n’en reste qu’un demi-quart qui sont des traités sur la conception de la Vierge et sur les attaques d’hystérie de sainte Thérèse

Or, voici ce que je découvris dans un de ces livres évidemment inspiré par quelque mandarin :

« Les Chinois n’obéissent qu’aux lois qui assurent leur bonheur (il n’est pas dit que pour rendre leur bonheur certain, on les oblige à faire manger leurs enfants).

« La Chine est considérée comme une famille dont l’empereur est le chef ; de là l’amour des Chinois pour leur empereur. (Il paraît tout de même que cet empereur-là ne considère pas tous les Chinois comme ses enfants).

« L’empire ne passe pas à l’aîné des princes, mais à celui que l’empereur et le conseil des mandarins jugent le plus digne.

« Il n’y a pas de superstition, quoique les lois la tolèrent. Pour avoir part au gouvernement, il faut être de la secte des Lettrés, qui n’admet pas de superstition. (En Canada, pour avoir part au gouvernement, il faut être de la secte des illettrés et admettre toutes les superstitions imaginables.)

« Les mœurs sont prescrites et maintenues par les lois ; de là ce code de politesse auquel la cour et le peuple doivent se conformer, et ces nombreux préceptes pour les choses les plus ordinaires. L’esprit de famille, ce sentiment qui règne entre frères, règne au fond de toutes choses. Il y a des tribunaux qui jugent les fautes contre les manières et les récompenses à donner à la vertu. »

Exemple : Un Chinois qui aura eu la chance d’avoir des jumeaux et de les faire manger ensemble par le même cochon, sera considéré comme le plus vertueux des hommes et décoré de l’ordre du Bain ou de la Jarretière.

« L’esprit public est très développé ; ainsi les Chinois riches bâtissent des abris pour les voyageurs, d’autres réparent volontairement les grands chemins, (afin que les cochons, leur idole, puissent marcher à leur aise). Un homme est souvent condamné à nourrir et à vêtir quelque temps chez lui des vieillards et des orphelins »

Ces orphelins sont des enfants qui n’ont pas de pères ; c’est-à-dire dont les pères ont été mangés par les cochons en venant au monde.

Je connais des campagnes entières où les gens n’osent sortir la nuit où quelqu’un est mort sans être muni de tous les sacrements. Ils croient voir son âme courir sur les clôtures, sauter par-dessus les fossés, sous la forme d’un diable à longue queue, ou d’un loup-garou à cornes ayant au flanc une flammèche de feu. D’autrefois, c’est un crocodile ouvrant une gueule enflammée, tout ce que l’imagination peut enfanter de terreurs chez l’ignorance.

Et remarquez que nous sommes en 1869. Mais que font les dates dans les pays où le clergé s’épuise en sacrifices pour l’instruction du peuple, comme dans le nôtre !  !

Eh quoi ! il n’y a pas quinze ans, il n’y a pas dix ans peut-être, les premiers pasteurs suisses qui vinrent faire de la propagande en Canada étaient regardés comme des bêtes fantastiques, tout à fait impossibles. On ne concevait pas qu’ils pussent exister ; les gens se signaient en les voyant passer, d’autres plus hardis s’approchaient et s’émerveillaient de voir que ces êtres avaient des bras, des jambes, mangeaient et buvaient.

Enfin on finit par constater qu’ils étaient bien des hommes. C’était un grand pas de fait, et le clergé a encore sur la conscience les sacrifices qu’il fit à cette occasion pour instruire le peuple.

Mais dès qu’on vit qu’ils étaient des hommes, on comprit qu’il fallait les lapider.

Quelques uns d’entre eux avaient de pauvres vieux chevaux qui les transportaient dans leurs courses de missionnaires à travers les campagnes ; on s’amusa à leur couper la queue, d’autrefois les oreilles, ou bien on leur tondait le poil ras, afin que les missionnaires fussent partout sur leur passage, soit un objet d’horreur, soit un objet de ridicule.

Cependant, ils réussirent à se fixer quelque part ; le grain de semence, emporté par le vent, finit toujours par tomber sur quelque coin de terre, dans quelque sillon perdu où l’œil ne le voit qu’après qu’il a germé.

Ils eurent des maisons. Oui, sur ce sol rongé par la dîme, mesuré comme un domaine par les prêtres, devenu tombeau sous leurs pas, il s’éleva des maisons libres de leur contrôle, n’ayant pas besoin d’être bénies par eux pour échapper à l’incendie, ne les ayant pas à leur tête pour empêcher la lecture, toujours pour que le peuple s’instruise.

Aujourd’hui ces maisons ont des élèves, progressent, augmentent, mais savez-vous leurs commencements ? Savez-vous que des curés furieux de voir ces ennemis, futurs vainqueurs de la superstition, s’installer au beau milieu de leurs paroisses et leur enlever tous les ans quelques payeurs de dîmes, conçurent l’infâme dessein de représenter ces maisons comme des refuges de prostituées, des repaires où se rassemblaient les criminels ?

J’ai vu la chaumière où une femme, qui laissera un nom longtemps vénéré, modèle de vertu et d’abnégation, martyre de vingt-cinq ans, réunissait dans sa mansarde les pauvres enfants qui allaient à elle, et leur apprenait les éléments de toutes choses qu’ils eussent en vain, cherchés dans les écoles de campagnes où l’instituteur est la marionnette du curé.

Le temps n’est pas loin peut-être où l’on rendra une justice aussi éclatante qu’elle aura été tardive à ces missionnaires courageux et intrépides qui bravèrent bien plus que les supplices, qui bravèrent l’horreur et l’odieux attachés à leur nom, qui ne craignirent pas de se voir, pendant des années entières, exposés à toutes les persécutions, à toutes les injustices, à toutes les répulsions de préjugés haineux et féroces, pour affranchir et éclairer les pauvres gens qui les conspuaient.

Aujourd’hui encore, un préjugé absurde, plus fort que tous les raisonnements, plus fort que le sentiment de la plus élémentaire équité, attache à leur personne une appellation ridicule, ne pouvant plus y joindre la flétrissure.

Mais il en sera bientôt de cela comme de toutes les autres monstruosités qui ont subsisté jusqu’aujourd’hui, grâce aux ténèbres épaisses qui nous enveloppent ; on n’osera pas se les rappeler et l’on ne voudra pas en croire ses souvenirs.

Elles paraîtront dans l’imagination confuse comme des monuments fictifs d’un âge qui n’exista jamais, et aucun de ceux qui suivront notre génération ne voudra admettre qu’il y eut une génération comme celle qui nous a précédée.

L’honneur du nom canadien est sauf : « Vivent nos institutions, notre langue et nos lois ! Dion a gagné sa partie de billard contre Foster. Hourrah pour nous autres ! »

Je rétracte tout ce que j’ai dit contre les Canadiens, je les déclare aujourd’hui le plus grand peuple de la terre.

Pouvez-vous me montrer beaucoup de villes où toutes les classes de la population, enthousiastes, exaltées, frénétiques, transportées de bonheur, ivres de jouissance, se précipitent au-devant d’un joueur de billard, et l’acclament, et le portent, et le ravissent, et le montrent à la foule délirante, comme le sauveur de la patrie ?

Non, Corinne électrisant les Romains avec ses brûlantes inspirations, Talma jouant Auguste, Mirabeau culbutant avec la foudre de sa parole mille ans de royauté, O’Connell debout sur le sol d’Irlande, avec le ciel pour dôme et tout un peuple pour auditoire, Cicéron apostrophant Catilina, Marceau s’élançant sur le Rhin au chant de la Marseillaise ailée et volant dans les balles, Victor Hugo jetant au monde tressaillant ses vers qui retentissent comme des chocs d’armées, ne furent jamais aussi grands que Dion tenant à la main sa queue de billard.

Voilà la vraie gloire d’un grand peuple ; une queue, trois billes et des poches !

Nous fûmes grands le jour où Dion eût 87 points de plus que Foster !

Ô muse de Pindare, ô Melpomène antique, prête-moi tes accents. Frémissez sous mes doigts, lyre des bardes errants : venez, Byron, Musset, souffler à mon oreille vos strophes enivrantes, que je chante cette heure immortelle, ce combat homérique de deux héros de la queue.

Achille, Hector, Ajax, où êtes-vous ?

Ils avançaient fiers, nobles, droits comme ces palmiers du désert dont aucun souffle n’émeut la silencieuse couronne.

L’un, impétueux comme Achille, faisait des carambolages qui confondaient les esprits en enlevant les cœurs.

L’autre, calme, penseur, profond comme la mer qui balance ses abîmes, songeait.

Il regardait ses billes immobiles, et mesurait d’un regard d’aigle les angles qui menaient aux poches.

Soudain, il saisit son arme, cette arme que les dieux, dans un jour néfaste, donnèrent à l’homme pour causer tant de malheurs.

Il la brandit dans l’espace, l’abaisse, ajuste et, frappe.

La bille part, vole, siffle, bondit, atteint sa compagne impatiente, la pousse et l’envoie mourir dans la poche, tombeau d’un instant.

Il la reprend encore, et fait trois cents points.

Un silence de mort règne sur la foule compacte ; les bouches ne respirent plus et les narines, à force de se dilater, finissent par couvrir tout le visage.

C’est alors que le peuple canadien, à jamais déshonoré, fut sur le point d’être foulé aux pieds par l’étranger victorieux.

On vit des têtes superbes s’incliner sous le poids de la honte, et des hommes sans reproche et sans tache murmurèrent que la mort était préférable à une telle calamité.

Mais Foster s’arrête, et Dion recommence.

Tel un gauchos des pampas Argentines qui a laissé sa cavalcade le devancer au loin sur la plaine ondoyante, la regarde un instant, atterré de la distance qui le sépare d’elle, puis s’élance, piquant des deux son coursier rapide qui dévore l’espace, et bientôt il a rejoint ses compagnons oublieux.

Tel Dion, se réveillant comme d’un rêve affreux où il sentait trois cents billes lui courir dans la tête, saisit à deux mains sa queue de champion, et vise.

Chaque coup porte ; on sent la victoire chanceler ; la fortune toujours perfide lui sourit.

Lui, de plus en plus terrible, frappe à coups redoublés ses billes éperdues ; les bandes retentissent, les poches se gonflent, et des frissons courent parmi les spectateurs haletants.

Bientôt, il ne lui reste plus qu’un point à faire pour voir son front couronné de lauriers, et son nom promené d’âge en âge avec ceux des vainqueurs de la terre.

C’est alors qu’on vit ce que jamais on ne reverra dans les fastes d’aucun peuple.

Un nuage plein de foudre passa sur le front des partisans de Foster prêts à s’élancer sur le petit Canadien et à lui enfoncer ses billes dans la gorge, s’il était victorieux.

De l’autre côté, les parieurs de Dion, complètement fous, (je parle des premiers citoyens de Montréal) se portaient comme un flot poussé par la tempête, et hurlaient des cris de triomphe qui eussent renversé Sébastopol.

Qu’ils furent sublimes à cette heure suprême et dignes de l’immortalité, les deux combattants qui soulevaient autour d’eux tant d’orages !

Muse, maintenant tais-toi : retourne aux cieux d’où tu vins me verser les flots divins de l’inspiration, et n’en redescends plus que lorsqu’il me faudra chanter la première course à la raquette qui aura lieu entre le club de Montréal et celui de Lachine, gloire impérissable de ma belle patrie.

J’ai dit ce combat de géants qui fit trembler la salle Nordheimer ; maintenant, tombant de l’espace, je vais m’abattre sur le parlement canadien où, seuls, les pygmées sont aux prises.

Il s’élève une discussion furieuse et approfondie sur le double mandat.

Le Dr. Laberge dit que l’abolition de cette institution aurait pour effet d’améliorer la santé des députés qui ont trop à faire, comme le prouve la maladie dont a souffert le trésorier.

Il ne dit pas de quelle maladie souffre le trésor.

M. Benoit pense que l’absence continuelle de M. Cartier de son siège est une preuve que la double charge est trop onéreuse pour un seul homme.

Mais M. Hemming riposte que les services rendus en ce moment au Dominion par M. Cartier sont également avantageux à la Province et compensent bien son absence.

La question étant élucidée sous tous ses aspects, la séance est levée.

Le lendemain, M. Dumoulin demande si le gouvernement a l’intention de placer sous son contrôle les glissoires et autres travaux publics de la Province.

M. Chapleau fait un petit discours à longues phrases pour renverser le ministère, en démontrant que le sentiment monarchique est profondément gravé dans le cœur des Canadiens.

Un autre député se lève et demande si c’est l’intention du gouvernement de présenter un bill sur la fabrication des souricières.

Un quatrième annonce qu’il présentera une pétition, de la part des maringouins, contre l’établissement d’un chemin de fer dans les forêts de Terrebonne.

La toquade du député de Saint-Hyacinthe est de présenter des pétitions de Canadiens qui demandent à revenir des États-Unis en Canada.

Chaque fois qu’il présente cette pétition, et il en a déjà présenté quatre ou cinq, des tonnerres d’applaudissements éclatent dans la salle.

Le ministre de l’agriculture se lève, mais l’émotion le gagne tellement qu’il se rassied. Jamais il ne fut si éloquent.

Une voix ; « Mais si nos compatriotes émigrés veulent revenir en Canada, qui donc les en empêche ? quel besoin ont-ils de pétitionner pour cela ?… »

M. le député de Saint-Hyacinthe interloqué, pris à court, stupéfait de cette question, regarde, ouvre la bouche, étend les bras, se secoue comme un chien mouillé et tombe à la renverse sur son siège.

M. Bellerose, formé dès longtemps à la logique, dit qu’il est en faveur du double mandat, parce que les députés, n’ayant rien du tout à faire comme simples mandataires, auront deux fois plus d’ouvrage comme double-mandataires, et qu’ainsi le pays en aura pour son argent.

Puis la séance est levée dès que M. Bachand a eu le temps de recevoir un verre d’eau.

À la séance suivante, le député de Saint-Hyacinthe donne une répétition de ses pétitions antérieures, et la Chambre applaudit.

Où voit-on dans tout cela une mesure, une seule qui révèle des législateurs ?

Et cependant il y a une foule énorme de choses à faire, d’abus à corriger.

Le fait est qu’il y a tout à faire dans notre pays.

Ah ! les Anglais nous ont joué un rude tour avec la Confédération qui a fait du Bas-Canada une province séparée ayant son parlement propre.

Aujourd’hui, l’incapacité et l’ignorance de nos hommes éclate tristement, avec la complète nullité de notre peuple.

Mais d’où vient cette incapacité ? Ah ! je le dirais bien. Mais le clergé a fait tant de sacrifices pour notre éducation que, vraiment, ce serait trop cruel que de dire là-dessus ce qu’on pense.

Le public a appris, du moins j’aime à le croire, l’heureuse arrivée de l’évêque Bourget en Europe.

Par une coïncidence bien agréable et qui a dû réjouir notre évêque, dit le Nouveau-Monde, la date de la fin de la traversée, le 1er février, a été aussi celle de la fête de son illustre patron, saint Ignace.

Mais quelle ne dut pas être la joie de saint Ignace lui-même ?

Ah ! il est des choses qui attendrissent les cœurs les plus durs.

Arriver au Havre le jour de la fête de saint Ignace ! Que Dieu est bon !

Pourvu que les Jésuites aient l’heureuse idée de faire une collecte afin de remercier l’évêque d’être arrivé ce jour-là !…

Brillez, affiches aux mille couleurs ; courez, placards, dans toutes les mains ; resplendissez, théâtre du Gésu, il faut dix mille piastres de plus pour les zouaves pontificaux, attendu que l’évêque Ignace est arrivé au Havre le jour de sa fête.

Voir encore cette souscription, et puis mourir !

Savez-vous ce que c’est qu’un gouverneur général ? C’est un homme qui reçoit beaucoup d’adresses, vient d’Ottawa à Montréal prendre un dîner, donne des levers où l’étiquette exige que les hanches soient à la hauteur du cou, dit une fois par an « Il a plu à Sa Gracieuse Majesté… » ouvre les chambres en chapeau à cornes, sanctionne tous les bills qu’il n’a pas lus et reçoit pour cela 50,000 dollars de salaire.

Un gouverneur général est en outre un homme à qui la fréquentation assidue de ses créanciers a rendu le séjour de la patrie désagréable.

Dès qu’il a refait sa fortune et payé ses dettes, on le remplace par un autre.

Il arrive que, cette fois, le nouveau gouverneur général n’a pas été envoyé ici par ses créanciers ; il a, paraît-il, jusqu’à 100,000 livres sterling de revenus. Comme les 50,000 dollars qu’il recevra de salaire ne lui paraîtront qu’une goutte d’eau, on lui en votera 50,000 autres pour qu’il s’en aperçoive.

Le parlement de Québec est réuni depuis plus de trois semaines et déjà il a eu le temps d’adopter une motion.

C’est la motion d’ajournement proposée par le ministère jeudi dernier.

On ne saura plus bientôt où marcher dans les rues de Montréal pour éviter les toits qui s’écroulent.

Ce qui prouve que le progrès n’est qu’une illusion.

Que sert de bâtir des maisons de six étages pour que leurs gouttières vous tombent sur le nez ?

À deux étages ça fait tout autant de bien.

DES CANONISATIONS


Procédons par ordre, et voyons d’abord comment s’établissent les vertus héroïques.

Ce sont des masses d’instructions préalables faites sur les lieux où vécut et mourut celui ou celle dont on s’occupe.

L’Imprimerie du Vatican imprime toutes ces enquêtes pour être soumises au tribunal des Saints Rites, lequel procède à son tour dans quatre assemblées successives. Le dossier imprimé doit être distribué aux membres et aux consulteurs de la congrégation des Rites, quarante jours au moins avant la première assemblée. Cette première assemblée s’appelle dispositaire. L’avocat du diable étudie le dossier, fait un sourire sardonique autant que son caractère sacré le lui permet, et expose par écrit ses objections, qui doivent combattre l’avocat de Dieu. Ces objections sont imprimées sous le titre significatif de : Animadversiones, et se distribuent aux mêmes personnages qui jeûnent et prient avec un redoublement de ferveur, pour en mieux démêler le sens. Quarante jours après la distribution des remarques de l’avocat infernal a lieu la seconde assemblée de la congrégation des Rites.

Cette seconde assemblée est appelée antépréparatoire ; elle est formée par les consulteurs des Rites, sous la présidence du cardinal rapporteur. On examine l’affaire, et, quand on s’est bien rendu compte de la position, comme disent les théologiens, tous les membres de la sacrée congrégation émettent leur opinion par écrit et se rendent ensuite chez le cardinal relateur de la cause, pour y entendre les avocats de Dieu et du diable. — Tout ce qui a été dit et écrit en cette circonstance est imprimé et distribué.

Quarante jours après a lieu la troisième assemblée qui n’est encore que préparatoire. Aux membres présents dans les précédentes assemblées viennent se joindre tous les cardinaux, membres de la congrégation des Rites.

Dans la quatrième et dernière assemblée, on fait connaître tous les votes. Cette assemblée, qui prend le nom d’assemblée générale, est présidée par le pape, qui écoute tous les avis, mais ne décide rien encore. Elle ordonne qu’on jeûne, qu’on prie, qu’on médite et qu’on entende encore une fois les témoins qui, comme les juges, prêtent serment à genoux, la main sur les Évangiles. Tous jurent de garder un secret inviolable sur tout ce qu’ils verront et entendront, sous peine d’excommunication majeure.

« Que ne puis-je, — dit l’auteur du Discours théologique sur la canonisation des saints, — mettre sous vos yeux le zèle des témoins dont les procès-verbaux rapportent les dépositions ! On en voit qui font à leurs frais et entreprennent souvent de longs voyages à pied, pour les venir faire. Il s’en trouve qui ne les font qu’à genoux et les yeux baignés de larmes. Plusieurs ne peuvent trouver des expressions : les jours entiers, les volumes d’écritures ne suffisent ni à leur détail ni à leurs transports. »

L’héroicité des vertus une fois établie, on passe aux miracles.

Il faut que Dieu ait fait au moins deux miracles par l’intercession du sujet proposé, pour que ce dernier soit admis à la qualité de bienheureux. Si le candidat est mort depuis très longtemps et qu’il n’y ait, pour attester ses miracles, que des témoins auriculaires tenant de témoins oculaires les faits surnaturels exigibles, il faut alors au moins trois miracles. Si les témoins ne tiennent que de la tradition les prodiges qui font les bienheureux, il faut au moins quatre miracles. Pour être saint, il faut s’appuyer sur un plus grand nombre de miracles, d’une qualité supérieure, car les miracles sont classés par rang de mérite. Ainsi, l’on ne compte pour rien certains petits miracles qui sont comme la menue monnaie des prodiges célestes, et que les théologiens nomment pittoresquement fumée de sainteté, sanctitatis fumus.


« On ne devinerait jamais, » dit, dans un style familier et plein de grâce, l’abbé Mavillier, « on ne devinerait jamais la prudence et la sévérité que la cour de Rome apporte dans la discussion des miracles. »


Je n’ai, pour ma part, cherché à rien deviner, et j’ai voulu tout apprendre des écrivains autorisés. Ces écrivains m’ont fait savoir que tout se passait, pour la réception des miracles, à peu près comme pour celles des vertus héroïques. C’est surtout à la congrégation des Rites, composée de vingt cardinaux, de six prélats assesseurs et de trente consulteurs, que revient le soin de décider sur cette difficile matière des faits surnaturels.

C’est ici que l’avocat du diable et l’avocat de Dieu se livrent de pieux et édifiants combats oratoires. L’avocat de Dieu, naturellement, représente les miracles observés comme l’œuvre du ciel et prêche pour son saint, c’est le cas de le dire. Et comme le diable possède de son côté la faculté de troubler l’ordre de la nature, il devient très difficile parfois de distinguer entre un miracle diabolique et un miracle divin. L’embarras des juges du sacré tribunal serait plus grand encore si l’avocat du diable, par un raffinement de rouerie plus qu’infernale, s’appliquait, à l’instar des philosophes, à expliquer des faits réputés surnaturels, au point de vue de l’enchaînement logique des événements, des lois de la nature et du simple bon sens.

Prenons, par exemple, un des miracles accomplis, au dire de M. Louis Veuillot, par l’intercession de la dernière sainte nommée, Germaine Cousin. Voici ce miracle :

Les confrères de la sainte épine, effrayés de voir Rome en 1849 aux mains des patriotes italiens et le pape en exil, s’adressèrent à Germaine Cousin pour la prier de prier en faveur du gouvernement des cardinaux. Ses prières furent exaucées et Rome fut prise d’assaut par l’armée française.

Dans l’hypothèse où nous plaçons pour un moment l’avocat du diable, que dirait-il ? La chose du monde la plus simple :

« Messieurs, dans les batailles, on l’a souvent répété, Dieu est toujours soit du côté des gros bataillons, soit avec les bataillons les plus braves ou les mieux commandés. La preuve de cette vérité, qui n’aurait pas besoin de preuve si les hommes voulaient rester dans la réalité, c’est qu’un roi devenu saint, ayant tenté avec un enthousiasme extraordinaire la plus pieuse des entreprises, celle de conquérir la terre sainte sur de vils mécréants, fut complètement battu, lui et tous les preux, à deux reprises différentes, par ces mêmes mécréants, détestés de Dieu, et qui pourtant sont encore en possession des lieux saints.

« Les chrétiens ne pouvant pas dire que le Tout-Puissant leur avait été favorable en cette circonstance, ce furent les mécréants qui se vantèrent d’avoir été protégés par lui. Ces infidèles, fidèles à Mahomet, s’abusaient étrangement. Ce qui les protégea dans ces guerres mémorables, c’est que les croisés étaient une mauvaise armée, mal commandée, épuisée par la maladie et les privations, tandis que les infidèles, eux, étaient de bonnes troupes, bien armées et combattant pour la défense de leur territoire. Je soutiens, messieurs, — ajouterait l’avocat du diable, — que les hommes de toutes les religions sont si enclins à voir partout le doigt de Dieu qu’ils se le mettent souvent dans l’œil, pour me servir d’une expression vulgaire mais saisissante.

« La preuve encore que le Seigneur, qui a prêché la paix et doit en conséquence détester la guerre, ne se mêle pas de décider dans les combats, c’est la bataille toute récente de Castelfidardo, gagnée par des excommuniés sur des zouaves pontificaux à la solde du gouvernement romain, et bénis autant que possible par le Saint-Père. Non, non, mille fois non ! dirait encore le représentant de l’enfer ou de la philosophie, ce qui est tout un, ce ne sont point les prières des confréries de la sainte épine qui ont rétabli le gouvernement des cardinaux ; c’est l’armée française qui a tout fait. Les Français sont de vaillants soldats, que le succès accompagne partout : contre les défenseurs de Rome en 1849 ; avec ces mêmes défenseurs, Garibaldi en tête, en 1859, pour l’indépendance de l’Italie. »

Pour ce même avocat du diable, les résurrections de morts, les apparitions nocturnes, la conservation des cadavres dans certaines terres argileuses, les flammes phosphorescentes qui s’échappent des tombeaux, les extases, l’insensibilité physique, &c., &c., s’expliqueraient aussi de la manière la plus simple, la plus rationnelle, la plus évidente au point de vue naturel, en faisant appel aux lumières de la science.

Mais invoquer la raison, belle raison ! M. Louis Veuillot, l’esprit le mieux pensant qui soit sous la calotte des cieux, avec M. Coquille, s’est expliqué nettement sur la science à propos de cette même Germaine Cousin : « On sait que l’hérésie, dit-il, pénétra en France par le moyen des savants et des universités. »

Quand les miracles sont reconnus divins et non diaboliques, le pape, après de longues méditations, des prières spéciales, propres, suivant l’expression des théologiens, à faire douce violence au Seigneur, lance un décret de béatitude ou de canonisation.

Naturellement cet heureux événement donne lieu à une messe pontificale, à une illumination ordinaire, à des processions, à des chœurs chantés devant l’image du bienheureux ou du saint. L’immense basilique est remplie de curieux, parmi lesquels figurent un grand nombre d’Anglais protestants, très friands de toutes les cérémonies de l’Église catholique à Rome. La messe est annoncée par des salves d’artillerie.

L’auteur du Discours théologique sur la canonisation prend soin de nous apprendre que les saints reviennent très cher. « La longueur de ces procédures, dit-il, expose nécessairement à bien des dépenses. Des commissaires sont envoyés sur les lieux où le saint a vécu et où se sont opérés les miracles, pour y faire les informations ; une foule de témoins à entendre, une multitude de mémoires à imprimer, des agents à entretenir, des honoraires à payer aux officiers de la congrégation, la célébration d’une grande fête, tout cela entraîne à des frais immenses. Si le père commun des chrétiens n’eût écouté que ses intérêts, il eût rendu les canonisations moins longues et moins difficiles. »

Il n’y a vraiment que les écrivains mystiques pour mêler ainsi les intérêts du ciel et ceux de la terre. Sans doute les saints reviennent cher : mais, Dieu merci ! ils rapportent, et beaucoup. À coup sûr, on ne spécule pas sur le résultat, mais on peut répondre aux réflexions économiques de l’auteur du Discours théologique qu’en somme c’est de l’argent bien placé.

Nous savons que l’admission d’un saint, même canonisé par le pape, n’est pas un article de foi. Toutefois l’auteur du Discours théologique ne peut admettre qu’on ait pu canoniser quelqu’un indûment. La supposition d’une semblable erreur lui inspire le morceau suivant, mélange saisissant de terreur et d’amère ironie :

« Quel triomphe pour l’enfer s’il voyait dans ses abîmes ceux que nous honorons dans nos temples ! Quoi ! démon, le nom d’un de vos esclaves serait inscrit dans nos doptiques, prononcé dans nos mystères, mêlé à celui du Sauveur ! Démon, vous insulteriez à notre ignorance ou plutôt à notre folie, en foulant aux pieds celui devant qui nous fléchissons les genoux ! La voilà, diriez-vous, cette Église qui se prétend divinement éclairée ; la voilà qui nous offre ses hommages. Chargée de nous faire la guerre, elle se prosterne à nos pieds. Attisons, attisons les feux autour de celui auquel elle offre des présents ; que nos charbons tiennent la place des fleurs dont elle couronne sa tête. »

« Non, une telle monstruosité est impossible. Que des évêques aient quelquefois donné dans l’erreur, c’est médiocre. Dieu n’a jamais garanti les décisions de chaque évêque. Il n’en est pas de même de son Église. »   Résumons-nous. Puisqu’il faut de nouveaux saints dans le paradis pour ajouter aux soixante ou quatre-vingt mille saints et bienheureux qui s’y trouvent déjà, que la cour de Rome ne cesse pas d’en faire ; mais qu’elle agisse avec plus de lenteur encore. Où serait d’ailleurs le mal si les pécheurs ne s’adressaient qu’à Dieu pour la remise de leurs péchés ? Certes, je ne suis pas prophète, mais il me semble que le moment est proche où Dieu se manifestera aux hommes, non plus par le renversement des lois naturelles, mais par les nobles sentiments qui battront dans tous les cœurs, chrétiens, juifs, musulmans, bouddhistes, etc., et qui ne peuvent venir que de lui et par lui : l’amour du prochain, l’amour de la justice et l’amour de la liberté !

Voilà certainement l’avenir.