La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 12

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(p. 149-161).


LA LANTERNE


No 12




J’entends dire de ci de là : « Laissez donc un peu les prêtres tranquilles ; toujours le même sujet, cela devient monotone ; il y a tant de choses qui peuvent exciter votre verve ! Variez, variez, si vous voulez rester intéressant. »

Je réponds : Voilà trente ans (depuis l’union des deux provinces) que les prêtres du Canada nous abrutissent, et cela sans varier un seul jour, sans cesser un instant, tandis qu’il n’y a que trois mois et demi que je publie la Lanterne. Il me reste donc encore 29 ans, huit mois et deux semaines, pour rendre coup pour coup, œil pour œil, dent pour dent.

Les Jésuites ont persécuté les libéraux ; je leur réponds par des vérités et par le raisonnement.

Ils nous ont foulés aux pieds, ont fait de nous des monstres signalés à l’horreur et à la haine publiques ; je viens aujourd’hui, armé de l’histoire, de mes veilles, de mes recherches, exposer par quelles innombrables impostures, par quelles atrocités, par quels crimes, par quelles horreurs prolongées de siècle en siècle, on a réussi à élever ce colosse de l’Église qui pèse sur la conscience des peuples depuis quatorze cents ans.

Que les lecteurs en prennent leur parti ; quant à moi, j’irai jusqu’au bout.

La matière abonde sous mes doigts, et je brûle d’écrire.

Lorsque le faux bruit courut, il y a quinze jours, de la mort de Napoléon iii, le Nouveau-Monde trouva ceci :

« L’ordre politique européen se trouve aujourd’hui menacé par la mort d’un homme, et il en a toujours été ainsi chaque fois que les monarques ont oublié qu’ils régnaient par la grâce de DieuPer me reges regnant. Lorsqu’au contraire la société se trouvait constituée sur le principe catholique, un changement de roi était un événement sans doute, mais nullement une cause de trouble et d’effroi pour les honnêtes gens. Le roi est mort, vive le roi ! s’écriait le héraut, et bientôt le deuil au dehors du palais se changeait en réjouissances publiques.

« L’organisation sociale reposant sur le respect de l’autorité et la justice n’avait rien à craindre du trépas de son roi, parce que le nouveau prince avait, pour se diriger ou se maintenir, l’exemple de ses prédécesseurs et la médiation salutaire du souverain pontife, protecteur né de tous les droits. »

D’abord, le principe d’autorité n’a rien à faire avec la justice, si ce n’est pour la détruire.

C’est au nom de ce principe que toutes les persécutions, tous les despotismes, toutes les barbaries se sont donné libre carrière.

Ensuite, puisque le Nouveau-Monde nous ramène encore à la question tant de fois débattue, si ce n’est en Canada, de la séparation de l’état et de l’Église, je vais l’y suivre.

Je ne rirai pas aujourd’hui, lecteurs ; j’ai un tableau effrayant à faire. Dans notre pays, il ne suffit pas de rire, il faut surtout enseigner. L’histoire est la grande école ; c’est elle qui est l’institutrice des hommes. « Elle est la première des philosophies, » dit Byron. Avec elle j’entre dans l’exposé de cette question horrible dont chaque étape est marquée par un massacre, par une extermination de peuples entiers.

Quel a été le résultat le plus éclatant, le produit naturel engendré par la réunion de l’État et de l’Église, ou plutôt par l’assujettissement de l’État à l’Église ? Ce sont les croisades.

Le dépeuplement des Flandres par Philippe ii a été une croisade contre les protestants qui s’affranchissaient du joug de l’Espagne.

La Saint Barthélémy a été une croisade.

Les Dragonnades ont été une croisade.

Dernièrement enfin, on a appelé croisés les jeunes Canadiens qui sont allés défendre un pouvoir impuissant à se maintenir lui-même contre la réprobation du monde civilisé.

Si, malgré l’énormité de la tâche, j’entreprends aujourd’hui de passer en revue ces pages pleines de sang, ce n’est pas seulement pour la leçon qu’elles contiennent en elles-mêmes, mais c’est avant tout pour l’analogie frappante qu’elles offrent avec le Canada.

C’est la comparaison qui éclaire, c’est par le rapprochement que l’on juge.

Le 19 octobre 1208, Innocent iii écrivit ces mots :

« Le roi de France devra faire peser sur le comte Raymondvi le poids de sa royale colère, le chasser de ses châteaux et de ses villes, en exterminer les habitants et les remplacer par des catholiques. »

Raymond vi était comte de Provence, de cette Provence qui était le pays le plus civilisé de l’Europe, dit Augustin Thierry, le pays de la belle langue romane qui n’est pas encore morte, le pays des troubadours, des mœurs pastorales, de l’harmonie.

La Provence avait des institutions municipales ressemblant à celles des grandes communes italiennes ; elle imitait leur liberté, et une complète égalité régnait entre les nobles et les bourgeois. Elle avait la plus belle littérature du monde, et son idiome littéraire était classique en Italie et en Espagne.

Vers la fin du douzième siècle, elle avait adopté des opinions nouvelles tant soit peu éloignées du dogme catholique ; l’Église, alarmée de voir croître cette hérésie qui infectait le clergé comme le reste de la population, résolut de la détruire en ruinant l’ordre social d’où provenait son indépendance d’esprit.

Innocent iii entreprit cette réforme et prêcha la croisade.

On va voir ce que le bras séculier, armé par l’autorité spirituelle, fit de cette noble contrée qui était le foyer de l’art au moyen-âge et qui fut le berceau de la civilisation française.

À peine Innocent iii a-t-il parlé que les moines cisterciens envahissent aussitôt le Languedoc, promettant des indulgences, la rémission de tous les péchés commis et à commettre, et les dépouilles du midi qui était représentées comme une riche proie.

Alors, barons avides, cotereaux, serfs en rupture de ban, tout ce qui vivait de pillage et de violence, prit la croix.

Les évêques catholiques entretiennent des bandes de routiers pour percevoir les dîmes et rançonner leurs ouailles.

« Ils aiment les femmes blanches, le vin rouge et les beaux habits, » dit un trouvère.

« Faux clergé, s’écrie le troubadour Bertrand Charbonnel, mensonger, traître, parjure, larron, débauché, mécréant, tu fais tous les jours tant de mal que tu as mis tout le monde dans l’erreur. Jamais saint Pierre n’eut capital d’argent en France, jamais il n’eut bureau d’usure. Il tint au contraire droite la balance de loyauté. Vous ne faites pas de même, vous qui pour de l’argent prononcez des interdictions, absolvez, condamnez ; auprès de vous, nul sans argent ne trouve de rémission. »

Le clergé répondait par des accusations d’hérésie.

C’est ce qu’il fait aujourd’hui en Canada, étant incapable de se défendre contre les faits, et le pouvant encore moins en employant la raison, puisqu’il condamne la raison elle-même.

« J’ai avec moi la vérité, je ne discute pas, » dit-il.

Mais si vous avez avec vous la vérité, vous devez être fiers de la faire voir. Seuls d’entre tous les mortels, vous possédez ce trésor inestimable, étalez-le donc, montrez-le sous tous ses aspects, glorifiez-vous de ce qu’on le touche et qu’on constate, après examen, qu’il est bien à vous.

« Dans ce monde, dit Louis Blanc, la grande affaire est d’avoir la vérité de son côté, lorsque les flambeaux brûlent. Mais encore faut-il qu’on ne les éteigne pas. La discussion ne tue que l’erreur. Celui qui croit être dans le vrai, doit désirer les attaques au lieu de les craindre, pourvu que ce soit en plein jour ; et, s’il est sincère, il dira volontiers comme Ajax : —

« Dieu, rends-nous la lumière, et combats contre nous.»

Mais lorsqu’au lieu d’une pierre précieuse on n’a qu’une imitation dont le vulgaire ne voit pas la différence, lorsqu’au lieu du vrai on n’a que le clinquant, on redoute de l’exposer de trop près aux yeux expérimentés.

Je vous appelle à réfuter ce que je dis, je vous y provoque de mille manières, et vous restez dans le silence.

Vetabo qui Cereris sacrum vulgarit

La vieille histoire toujours de l’autorité contre la recherche.

D’où vient donc que Luther, lorsqu’il proclama le libre examen, vous arracha la moitié de l’Europe ? C’était la moitié intelligente, comme je vais le démontrer tout à l’heure ; il ne vous resta que ceux qui étaient incapables d’examen, et ceux qui avaient intérêt à ne pas examiner.

Mais ne rendons pas trop hommage à Luther d’avoir déchiré le voile. La vraie formule de la Réformation, les Vaudois l’avaient trouvée et proclamée avant lui, lorsqu’ils s’écrièrent. « Tous les chrétiens sont prêtres, » c’est-à-dire qu’ils ont tous le droit de comprendre ce qu’ils croient, contrairement aux trois quarts des prêtres de nos jours qui ne croient pas, et qui comprennent encore moins.

Je reviens à la croisade contre les Albigeois.

Pour détruire tous les scrupules, Innocent III écrivit au roi : « On ne doit pas garder sa foi à qui ne la garde pas à Dieu. »

Cette guerre qui devait être un travail court, comme disaient les moines, dura quarante ans, plus soixante ans de persécution.

Une législation atroce, produit de l’union de l’Église et de la monarchie, succède à la croisade. L’infraction à l’orthodoxie devient un crime contre l’État ; retranché de l’Église, l’hérétique est aussi retranché de l’État. Les ordonnances de saint Louis l’appellent faydit, c’est-à-dire réfractaire de la société humaine, religieuse et politique, et comme tel banni de la terre des vivants. Il n’a plus le droit de vivre. Ses biens sont confisqués, sa maison est démolie, et sur son emplacement on ne rebâtira jamais.

Pour tomber dans cette condition effrayante, il suffit d’un jugement du tribunal de l’inquisition. La procédure suivie envers l’accusé, traité tout d’abord en coupable, lui enlève tout moyen de défense ; il ne connaîtra ni son dénonciateur, ni les témoins. Même, lorsqu’il se reconnaît hérétique, on ne se fie pas à sa parole, on veut lui arracher l’aveu par la torture. Les peines portées sont de trois sortes ; la mort par le feu pour celui qui a occupé un ministère dans la secte, l’immuration pour ceux qui ne renoncent pas à leur croyance, les pénitences publiques au choix de l’Église pour ceux qui y renoncent, pour les suspects, et pour tous ceux qui ne détestent pas l’hérésie et les hérétiques.

L’immuration devient si fréquente que les prisons, les murailles, étant insuffisantes pour contenir tous les condamnés, le concile de Béziers ordonna, en 1242, que le tiers des biens confisqués sur les hérétiques serait consacré à en construire de nouvelles. Dans toutes les villes du midi, et même dans les villages, s’élevèrent des édifices massifs, dont les murs s’ouvraient et se refermaient sur une population maçonnée de vivants et de cadavres.

Quant aux pénitents, séparés du reste de leurs compatriotes, portant un costume particulier et sur le dos une large croix rouge, qui les faisait reconnaître, parqués dans des villages isolés pour être plus facilement surveillés, ces parias de l’Église devinrent un objet d’horreur. On se détournait d’eux dès qu’on apercevait leur croix rouge, et si quelqu’un leur témoignait de la pitié, l’inquisition réprimait ce sentiment par une pénalité spéciale. Les pénitents occupaient dans l’église une place à part, la place des infâmes et des abominables, où le curé venait les compter chaque dimanche. L’Église semblait tirer gloire de ces maudits rentrés dans ses cadres, et comme le triomphateur romain, elle les attachait à son char et les montrait dans toutes ses cérémonies, pour faire preuve de sa force.

On attribue à la malédiction qui pesait sur les pénitents l’origine d’une population dégradée et affligée de maladies endémiques qu’on rencontre encore aujourd’hui dans les Pyrénées. Sous le poids de l’horreur et du mépris, ils se retirèrent peu à peu des plaines et des lieux habités ; ils n’avaient pas recouvré leurs biens confisqués, quoique rentrés dans l’église, et ils gagnèrent les vallées perdues, où ils ont formé des colonies maudites, connues sous le nom de cagots. Là ils se livrèrent à des pratiques superstitieuses d’où leur est venu le nom de cagots, changé plus tard en celui de caffos, qu’on donne encore aujourd’hui aux goitreux et aux crétins des Pyrénées.[1]

« On est étonné qu’en présence des effroyables oppressions que l’union du temporel et du spirituel a produites à travers les âges, l’État moderne n’ait pas encore rompu ce mariage adultère. » (Hudry-Menos. L’Israël des Alpes.)

Dans chaque paroisse de Provence, après la croisade Albigeoise, il se forma une commission composée du curé, d’un familier de l’inquisition et d’un officier royal, pour faire la chasse des hommes. Le concile d’Alby, en 1254, fixa une prime de vingt sols tournois pour chaque hérétique saisi, et par un décret du concile de Béziers, le seigneur qui avait entravé la chasse sur ses terres était passible d’une amende de 1,000 marcs d’argent.

Quelques uns des fugitifs, ayant trouvé asile dans les églises, le pape Martin iv abolit pour les hérétiques, par un bref du 21 8bre 1281, ce droit d’asile déclaré inviolable au moyen âge pour les plus grands criminels.

Cette persécution entraîna à l’étranger la population laborieuse du midi : actifs et économes par zèle religieux, les sectaires s’étaient emparé de l’industrie des laines et des soies, déjà florissante ; ils avaient fondé en plusieurs villes des fabriques de tissage dont tous les ouvriers étaient engagés dans le mouvement religieux ; de là le nom de tisserans qui leur fut donné. L’hérésie s’était confondue avec l’industrie du tissage, et il suffisait d’exercer l’une pour être accusé d’appartenir à l’autre.

Les Albigeois exterminés, un noble peuple réduit à la plus hideuse dégradation, voilà ce qu’avait fait un roi de France régnant de par le droit divin, voilà ce qu’avait fait une royauté constituée sur le principe catholique, voilà ce qu’avait fait une organisation sociale reposant sur le principe d’autorité.

Et ce principe est partout, quelles que soient les croyances, barbare, oppressif, aveugle. Il l’était chez les Juifs de l’antiquité ; il l’est chez les Turcs, chez les Russes dont l’empereur est pape et bourreau, il l’est surtout dans la libre Angleterre qui a commis l’iniquité de l’Église établie d’Irlande, et qui n’a pas encore aboli l’Acte d’uniformité de 1661 qui transformait en crime le refus de se conformer à l’Église établie, et l’acte, plus monstrueux encore, qui mettait entre tout ministre non-conformiste et les villes représentées au parlement, une distance de cinq milles, déclarée infranchissable.

« Nul ne peut dire combien aurait duré l’enfantement de la liberté intellectuelle en Angleterre, si, par bonheur, l’ambition du pouvoir n’y avait mis de bonne heure aux prises les whigs et les tories, et si l’oppression de l’Église établie n’y avait été combattue par les premiers comme moyen de l’emporter sur leurs rivaux.

« Là où un système donné d’instruction religieuse est officiellement reconnu, spécialement protégé et doté par l’État, il est bien difficile que le gouvernement ne cherche pas un point d’appui pour sa politique dans ce système, et ne se fasse pas des auxiliaires de ceux qui ont charge de l’enseigner, ce qui a le double inconvénient de corrompre l’essence de la religion et de mettre en péril la liberté.

« Ensuite, il est contraire à la nature du régime démocratique qu’il y ait au sein de la société une classe d’hommes revêtus de fonctions permanentes, se tenant au-dessus du peuple et le dominant par ce qui a le plus de prise sur l’imagination… &… » (Louis Blanc, Lettres sur l’Angleterre).

Qu’a produit l’Église établie d’Irlande ? l’oppression et la dégradation, depuis deux cents ans, des Irlandais catholiques, qui forment les trois quarts de la population, tandis que les membres de l’Église établie n’en forment que le dixième.

Qu’a produit dans l’Angleterre elle-même, l’union de l’Église et de l’État ? Il est curieux de voir à ce sujet les épreuves par où doit passer, et les déclarations que doit faire quiconque y aspire aux honneurs de l’ordination et du ministère sacré.

Il doit prêter le serment d’allégeance et de suprématie, puis déclarer que le livre de prières (Book of common prayers) ne contient rien de contraire à la parole de Dieu, enfin reconnaître que des 39 articles qui constituent l’orthodoxie protestante, il n’en est pas un seul qui ne soit conforme à la parole de Dieu.

Pour devenir diacre, il faut qu’il répète serments et déclarations : de même pour devenir prêtre. Mais cela ne suffit pas, dès qu’il s’agit pour lui d’obtenir un bénéfice, ou de passer d’un bénéfice à un autre ; il est tenu alors de déclarer : 1. Qu’il s’engage à se conformer à la liturgie de l’Église d’Angleterre ; 2. qu’il donne son assentiment pur de toute arrière-pensée à chacune des choses contenues et prescrites dans le Book of common prayers.

Il faut ajouter à cela le serment d’obéissance canonique, le serment contre la simonie, l’obligation de répondre à une foule de questions inquisitoriales.

C’est-à-dire l’État rivé à l’Église, l’Église rivée à l’État, et tous deux s’entendant pour étouffer la liberté de conscience.

L’établissement d’une religion d’État veut dire invariablement persécution des religions dissidentes.

Sous Cromwell, les Indépendants ou Brownistes, de persécutés qu’ils avaient été, se firent les persécuteurs des épiscopaliens.

Sous la restauration, en 1660, l’acte d’uniformité, décrété sous Elizabeth contre les non-conformistes, fut remis en vigueur. Il fallait souscrire à tout ce que contenait le Book of common prayers.

On voit dans ce livre des invocations comme les suivantes : « Ô Seigneur Dieu, toi à qui appartient la vengeance…

« Ô fille de Babylone, béni soit celui qui saisira tes enfants et les écrasera contre la pierre… »

Mais disons-le à la gloire de l’Angleterre, elle fait des efforts prodigieux pour s’arracher à ce joug indigne d’elle. En mai 1863, lord Ebury demanda la radiation de la clause qui oblige de souscrire à tout ce que contient le Book of common prayers, et dans la chambre des Lords même, ce boulevard de l’Église établie, la seconde lecture de son bill fut votée par 50 lords contre 90.

Aujourd’hui, avec Gladstone et Bright au pouvoir, si la séparation de l’Église et de l’État ne devient pas un fait accompli, du moins elle sera victorieusement préparée pour l’avenir, malgré la lenteur des réformes dans un pays essentiellement adorateur de toutes ses institutions, bonnes ou mauvaises.

Le dépeuplement des Flandres fut une croisade de l’Église par l’État.

Philippe ii régnait alors en Espagne. C’était le roi des bûchers, le pontife de l’Inquisition ; il promena le massacre et la destruction sur toutes les parties du vaste empire que lui avait légué Charles-Quint.

Les habitants des Flandres, peuple industrieux qui fournissait à l’Europe ses plus belles étoffes, opprimés par lui, persécutés dans l’exercice paisible de leur commerce, cherchèrent un refuge dans l’émigration.

Cette émigration commença en 1550. Elle était composée généralement des meilleurs ouvriers et des chefs de fabrique les plus intelligents. « Qui émigre en pareil cas ? dit Esquiros. (Immigrations protestantes). Les forts, les entreprenants, les hommes de caractère et de volonté ; les autres, c’est à-dire tous ceux qui n’ont pas confiance en eux-mêmes, restent où ils sont, s’attachent avec désespoir à la terre natale, fût-elle noyée de sang ? »

Quelle triste analogie cette émigration n’offre-t-elle pas avec celle des Canadiens depuis cinquante ans ! Tous nos hommes forts, vaillants, préférant le travail qui affranchit à la misère qui enchaîne, sont allés aux États-Unis où il n’y a pas de joug clérical qui paralyse l’essor individuel et l’essor national. Là ils sont des hommes. Ici, il nous est resté deux générations moutonnières, agenouillées au son des cloches, et tellement accablées de bénédictions célestes qu’elles ont perdu absolument de vue les choses de cette terre où, cependant, leur destinée est de vivre

Pie v demanda à la reine d’Angleterre, Elizabeth, de chasser de son royaume les réfugiés protestants qu’il appelait ebriosi omnium pestissimi, eux qui donnaient l’exemple de toutes les vertus domestiques.

L’évêque anglais Jewel rétorqua en reprochant au Saint Père de couvrir de sa protection 6,000 usuriers et 20,000 courtisanes dans Rome.

Le système d’extermination et les mesures déployées contre les hérétiques réussirent au-delà de tout espoir. Les Flandres devinrent presque un désert : « Les bêtes sauvages, dit un historien du temps, couvraient le pays et les louves venaient allaiter leurs petits dans les fermes abandonnées par les paysans. » Le duc d’Albe avait détruit l’industrie, le commerce, réduit les catholiques eux-mêmes à la pauvreté. Gand porte encore aujourd’hui la trace des blessures que reçut son ancienne prospérité. En 1585, après le sac d’Anvers, un tiers des marchands et des fabricants de soieries, damas et autres étoffes, avait dit adieu à cette ville ruinée. « J’ai vu, en 1814, les rues désertes de Bruges, ses vieilles et curieuses maisons tombant pierre à pierre, ses belles églises, ses monuments, sa tristesse, sa misère, sa solitude. Encore un tiers de la population vit-il sous la loi de l’aumône. Les femmes, la tête à demi recouverte d’un chapeau rouge et la taille enveloppée dans une mante espagnole, ne sont plus que les ombres de ces riches Flamandes dont on vantait autrefois le caractère laborieux et les vertus domestiques. Grâce à Philippe ii, Bruges est une ville orthodoxe, oisive et mendiante. L’Inquisition triomphait, mais les finances étaient ruinées, et le royaume sur lequel ne se couchait jamais le soleil, touchait à la banqueroute. »

En 1530, conquête du Pérou, — nouvelle croisade.

Dieux aventuriers audacieux, Pizarre et Diego de Almagro, s’associent à Fernand de Lucques pour la conquête qu’ils méditent.

Ce dernier « était un prêtre avide qui s’était prodigieusement enrichi par toutes les voies que la superstition rend faciles à son état, et par quelques moyens particuliers qui tenaient aux mœurs de son siècle.

« Lucques consacra publiquement une hostie dont il consomma une partie et partagea le reste entre ses deux associés qui jurèrent tous trois, par le sang de leur Dieu de ne pas épargner, pour s’enrichir, celui des hommes. » (Raynal, Histoire philosophique des Indes.) Raynal est inconnu dans les colléges du Canada.

Les Péruviens étaient un peuple doux, tranquille et heureux. Leur empire avait fleuri sous onze Incas consécutifs, tous prudents, humains et justes.

Ils comblèrent de présents les Espagnols qu’ils croyaient descendus du soleil. « L’Inca embrasse Pizarre et le fait servir par des princesses. Ils conviennent tous deux d’un rendez-vous pour le lendemain.

« Atahualpa, c’était le nom de l’Inca, s’y rend escorté de vingt mille hommes.

« Ils étaient assez près du palais de Pizarre lorsqu’un Jacobin, nommé Vincent, le crucifix dans une main, son bréviaire dans l’autre, pénètre jusqu’à l’empereur. Il arrête la marche de ce prince pour lui faire un long discours dans lequel il lui expose la religion chrétienne, le presse d’embrasser ce culte et lui propose de se soumettre au roi d’Espagne, à qui le pape avait donné le Pérou. »

« L’empereur, qui l’avait écouté avec beaucoup de patience, lui répondit qu’il voulait bien être l’ami du roi d’Espagne, mais non son tributaire ; qu’il fallait que le pape fût un grand imbécile pour donner si libéralement ce qui n’était pas à lui ; qu’il ne quittait pas sa religion pour une autre ; et que, si les chrétiens adoraient un Dieu mort sur une croix, il adorait le soleil qui ne mourait jamais.

« Il demanda ensuite au moine où il avait appris tout ce qu’il venait dire de Dieu et de la création. — Dans ce livre, répondit Vincent, en présentant son bréviaire à l’empereur.

« Atahualpa prend le livre et le regarde de tous côtés, se met à rire, et, jetant le bréviaire : « Ce livre, dit-il, ne me dit rien de tout cela. » Vincent se retourne vers les Espagnols et leur crie de toutes ses forces : « Vengeance, mes amis, Vengeance, chrétiens ; voyez-vous comme il méprise l’évangile, il l’a jeté par terre ; tuez-moi ces chiens qui foulent aux pieds la loi de Dieu. » (Id.)

Les Espagnols, qui n’attendaient qu’un signal, se ruent alors sur les Péruviens, et en font un carnage affreux. Vincent excitait les soldats fatigués de tuer, leur criant de se servir de la pointe et non du tranchant de leurs épées pour faire des blessures plus profondes.

Au retour de cette boucherie, les Espagnols passèrent la nuit à s’enivrer, à danser, à se livrer à tous les excès de la débauche.

Cette débauche a duré deux cents ans. Et savez-vous ce qui est résulté de cette conquête entreprise au nom du catholicisme ? L’extermination de deux millions de Péruviens dans les mines, dans les cachots, dans les supplices.

De ceux qui restaient, on a réussi à faire des néophytes ; mais quel peuple dégradé, abâtardi, superstitieux, fétichiste !

Voilà ce que l’union de l’église et de l’État a fait au Pérou.

Assez pour aujourd’hui. La patience est la vertu des nations, mais elle n’est pas toujours celle des individus. Aussi ne veux-je pas trop compter sur celle de mes lecteurs, malgré qu’il m’en aient témoigné depuis trois mois.

J’ajouterai cependant au présent numéro la communication suivante que je reçois à l’instant :

La « Gazette des Campagnes » a reçu de la chambre d’agriculture de la province de Québec plusieurs subventions s’élevant, depuis sa création, à $1,600, à la condition expresse d’être exclusivement agricole et de ne pas traiter de questions politiques.

Le dernière subvention est du mois de Mai 1868 et de la valeur de $400.

L’abbé Pilote, le directeur de la Gazette des Campagnes, se prétend membre de la Chambre d’Agriculture du Bas-Canada depuis huit ans, sous le faux prétexte qu’il est professeur d’agriculture. Il a pris part à tous les votes d’argent, empoché ses allocations de voyage et de dépenses occasionnées par sa présence illégale aux assemblées de la Chambre d’Agriculture, lesquelles allocations s’élèvent au chiffre approximatif de $600. — Cependant il est parfaitement connu que l’abbé Pilote n’est pas professeur d’agriculture et ne l’a jamais été. »

Qu’à cela ne tienne. L’abbé Pilote, en sa qualité de prêtre, est tout ce qu’il veut et empoche tout ce qu’il veut.

Je l’ai déjà dit : Les prêtres et moi, nous sommes les seuls qui, en Canada, faisons fi du Qu’en dira-t-on. Seulement, je ne me suis pas encore prétendu membre de la Chambre d’Agriculture, j’ai eu tort ; je n’avais qu’à enseigner que les tremblements de terre sont dus aux iniquités des hommes et j’aurais eu droit de voyager et de manger pour rien.

Le Grandissine, l’Illustrissime, l’Infaillibilissime, le Grâcissime, le Richissime, et le Sime, Simc, Évêquissime de Montréal, est parti pour Rome…issime.

C’est la saison des tempêtes et des ouragans conjurés. Mais semblable à

« Celui qui met un frein à la fureur des flots Et qui sait des méchants arrêter les complots, »

Il se tournera vers l’océan furibond et, de ce geste renversantissime qui en impose à la foule hébétée, il lui commandera de rentrer dans son repos ; il lui fera voir Sa Grandeur qui n’entend pas badinage, et l’abîme soulevé s’affaissera comme un article de l’Ordre qui n’a pas été approuvé d’avance.

Monseigneur va à Rome pour voir les trois zouaves canadiens qui ont été faits caporaux et leur faire connaître l’admiration délirante que ces distinctions ont soulevée parmi les Bas-Canadiens.

Il dit qu’il se rend au concile ; ce n’est qu’un prétexte. Je connais mieux l’humilité de Monseigneur ; il va à Rome pour fumer une vieille pipe du tabac que le Nouveau-Monde a expédié aux zouaves l’automne dernier, afin qu’on ne dise pas qu’il n’a pas eu sa part de tout ce qui se donne dans son diocèse.

Monseigneur sera bien trois mois absent, — trois mois de repos pour les donateurs et donatrices ! — à moins que le concile ne le retienne pour mûrir longuement la réponse qu’il doit faire à la question suivante :

« Le mollet de saint Vital, saint ciré de Varennes, qu’une brave femme de l’endroit s’est mis dans l’œil, donne-t-il d’assez belles espérances pour qu’on puisse vendre aisément une autre carcasse cinq cents dollars, au lieu de 250 que Vital a coûtés à la paroisse de Varennes ? »

Monseigneur, qui n’est pas embarrassé lorsqu’il s’agit de tripotage dit religieux, répondra que son diocèse n’a pas de grands moyens, que des centaines de familles, accablées par la misère, émigrent en foule, que des milliers d’enfants aux trois quarts gelés parcourent les rues en demandant l’aumône, mais qu’on trouve toujours à extorquer de l’argent de ces malheureux pour quelque spéculation sacrée ; que les séminaires qui sont très-riches, et les jésuites qui sont en train de le devenir, n’achètent jamais de saints cirés, mais que ces bêtises-là sont toujours bonnes pour les pauvres habitants qu’on attrape comme on veut ; qu’il est encore facile de placer une demi-douzaine de carcasses prises n’importe où, auxquelles on donnera tous les noms de saints qu’on voudra, mais qu’il faut se dépêcher, afin d’empocher les premiers gains que les habitants feront au printemps sur la vente de leur beurre et de leur veaux…&…

Le tout pour la plus grande gloire de Dieu.

Et le Pape invitera tous les peuples de la terre à lui envoyer chacun un million de francs pour acheter de la cire et expédier les corps. Les saints, n’étant pas cotés dans l’industrie, coûtent un prix de transport exorbitant.

LES SAINTS DU CALENDRIER

On trouve la vie de saint Macaire d’Alexandrie dans l’histoire de Pallade et dans celle de Rufin.

Il y a une jolie anecdote d’une grappe de raisin qu’on apporta à saint Macaire ; il l’admira et l’envoya à un solitaire malade, lequel l’envoya à un autre, lequel à un autre, jusqu’au dernier qui vint en faire présent à saint Macaire.

Ayant appris que les solitaires de Tabennes ne mangeaient rien dans tout le carême qui eût passé par le feu, il fut frappé de ce « grand exemple, » et le dépassa en restant sept années à ne se nourrir que de légumes crus.

Cependant il se déguisa et se présenta, après quinze jours de marche, à saint Pacôme, père des mille quatre cents solitaires de Tabennes, et il le pria de le recevoir. Saint Pacôme refusa d’abord, puis lui accorda sa demande. Le carême arriva. Saint Macaire examina comment chacun se disposait dans sa ferveur à passer un si saint temps. Il vit que les uns attendaient le soir pour prendre quelque nourriture, que les autres ne mangeaient que tous les deux jours ; quelques-uns seulement au bout de quatre jours.

Il y en avait qui s’étaient imposé de rester debout toute la nuit.



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  1. P. de Marca — Histoire de Béarn. Francisque Michel — Histoire des races maudites, en France et en Espagne.