La Lanterne magique/53

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 84-85).
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Cinquième douzaine

LIII. — MUSIQUE DE CHAMBRE

C’est le dimanche du Grand Prix. Le soleil d’or a chassé la pluie soudainement balayée, et Paris sans voitures est gai comme une jolie ville de province. Tout seul dans sa chambrette misérable, le vieil Espirat est parfaitement certain qu’il ne possède même pas un sou pour acheter un petit pain ; mais cela lui est bien égal parce qu’il a son violon, et en effet, il joue du violon.

Au son de la folle musique apparaît la forêt verte, et Pierrot qui, assis sur l’herbe, se gorge d’un pâté de bécassines et tette à même un flacon de vin rose. Et peu à peu, jouant toujours, Espirat sent qu’il est lui-même devenu Pierrot ; il savoure le gibier délicat et la claire gelée transparente, couleur de topaze, aromatisée au genièvre. C’est en vain que, passant et repassant derrière lui, Arlequin barbu au visage de carlin, et Colombine en béret, en petit manteau bouton d’or, boivent entre temps dans son verre et lui dérobent quelque morceau ; il n’en a pas moins la meilleure part. Mais tout à coup, crac ! la chanterelle se casse. Le vieux musicien n’a chez lui aucune corde de rechange ; celle-là est trop courte pour être raccommodée, et Arlequin, Pierrot, Colombine, le pâté, la forêt pleine d’oiseaux, tout se dissipe et s’évanouit dans la grise poussière de la chambre, sous la triste lucarne à tabatière.

— « Allons, dit Espirat d’un ton résigné, en rangeant son cher violon, décidément je ne déjeunerai pas aujourd’hui ! »