La Lanterne magique/67

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 104-105).
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Sixième douzaine


LXVII. — LA COURSE DES HAIES

Avec un dédain pour les taureaux qui ne s’explique pas, le truculent coloriste Zardo est en chasse dans la plaine de Marlotte, vêtu de sa vareuse écarlate, et il fracasse les lièvres au lieu de peindre des études, ce qui retarde et ajourne d’autant son entrée à l’Institut. Passe le garde Juguelet, tordu et ratatiné par les ans, mais toujours obstiné au devoir et brave comme un lion, en dépit de son catarrhe. Il voit l’artiste, et ce géant au chapeau Rubens et à la barbe de fleuve, dont les jambes sont protégées par des cnémides violettes, ne lui faisant pas l’effet d’un homme qui doive être en règle, il l’aborde à brûle-pourpoint et va lui demander son permis de chasse.

Mais au moment où il ouvre la bouche, Zardo s’envole comme un aigle, comme un dard, comme une flèche sifflante. Juguelet s’élance sur ses pas, mais trop tard ; le peintre est déjà loin. Il court comme Milanion poursuivi par Atalante et jetant ses pommes d’or ; il dévore, engloutit, supprime l’espace. Juguelet toussant, anhélant et tout en eau, le suit avec désespoir, avec folie, avec l’angoisse de la lutte inutile, mais il le suit ! Comme deux chevaux dans la course des obstacles, ils franchissent les haies, les roches, les ruisseaux, tout ce qui s’oppose à leur passage ; ils traversent des bois où il fait froid, des steppes où l’on grille ; Zardo rencontre un cheval et, s’appuyant sur les reins de la bête, saute par-dessus en faisant le saut périlleux, Juguelet passe sous le ventre de l’animal, et ils vont ainsi, emportés, lancés à fond de train, soulevés par un ouragan invisible ! Tantôt Juguelet croit qu’il va atteindre Zardo ; mais tout de suite il le voit en avant de lui, à deux cents mètres. Enfin il l’atteint, et, d’une voix brisée, étranglée, affreuse, plus mort que vif, hurle et soupire ces trois mots :

— « Votre port d’armes ! »

L’artiste s’est arrêté net. Il tire de sa poche le papier demandé, et l’offre à son interlocuteur, avec la plus exquise politesse.

— « Mais alors, dit le garde fourbu, dont la poitrine ressemble à un soufflet cassé, pourquoi, en m’apercevant, vous êtes-vous mis à courir ?

— Monsieur, dit froidement l’artiste, cette assertion n’est pas exacte. D’une part je vous ai vu, et de l’autre je me suis mis à courir, parce que j’aime à courir. Mais il n’y avait aucune liaison — entre ces deux phénomènes ! »