La Lanterne sourde/Monsieur Castel

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Paul Ollendorff (p. 173-180).


MONSIEUR CASTEL


L’HOMME ASSIS SUR UN MUR


Le châtelain du village étant mort, il faut que la commune de Cervol se choisisse un autre maire. Elle n’hésite pas et ses conseillers font des avances immédiates au plus instruit d’entre eux, à l’homme assis sur un mur. On appelle ainsi M. Castel parce que chaque jour, dès la chaleur, il s’assied sur son mur. Les bras croisés et les jambes pendantes, il domine le village. Il est presque aussi haut que le clocher. Il porte une blouse et des sabots comme un paysan, une chaîne d’or et du linge net comme un homme qui ne travaille plus. Il ne fait que fumer, et, du matin à la nuit, les cigarettes brûlent à ses lèvres, s’éteignent et tombent, sans qu’il y touche. Il vit à l’écart ; il allait le moins possible aux séances du conseil ; il parle si rarement qu’on le connaît peu ; mais nul ne doute de son honnêteté.

Et, surtout, on le croit très capable : capable de quoi ? C’est le mystère.

— J’accepte, dit il au conseil municipal, et je vous dispense de me remercier.

Or, à peine élu, M. Castel doit célébrer un mariage. Pierre Coquin épouse Louise Fré.

Conformément à la loi, le nouveau maire, ceint de l’écharpe, lit les paragraphes du Code civil relatifs aux droits et devoirs des époux.

C’est tout ce qu’il avait à dire.

Puis il reçoit la déclaration que Pierre Coquin et Louise Fré consentent à se prendre pour mari et pour femme.

C’est tout ce qu’il veut savoir.

Et comme le marié lui offre la main, il l’effleure du bout d’un doigt, mais, à la stupeur générale, il n’embrasse pas la mariée.

Les yeux baissés, elle n’ose bouger. C’est facile à voir qu’elle espère quelque chose. La raideur du nouveau maire émeut toute la noce. Il ferme le registre et dit :

— On vous attend à l’église.

Ils vont sortir, silencieux, comme d’une maison où quelqu’un vient de trépasser, quand le marié demande :

— Monsieur le maire, pourquoi que vous n’embrassez pas ma Louise ?

Et il ajoute vite, afin de s’enhardir :

— Excusez, on embrasse toujours la mariée ; c’est une habitude du pays. Embrassez-la sur les joues. Vous lui ferez plaisir et à moi aussi et vous nous porterez bonheur.

— Je trouve l’usage inconvenant, dit M. Castel.

— Oh ! ça ne me gêne pas ! dit le marié près de rire.

— Cela me gêne, moi, dit le maire.

— Défunt Monsieur le Comte embrassait nos mariées plutôt deux fois qu’une.

— Précisément, dit le maire.

— Vous êtes donc plus fier que lui ?

— Je tâche, dit M. Castel.

Le marié cesse de discuter. Peiné au cœur, il ignore le sens de ces paroles entendues pour la première fois. Peut-être a-t-il lu quelque part les mots délicatesse, discrétion, mais il n’en use point, et autour de lui personne ne s’en sert. Il s’imagine que Monsieur le maire l’injurie et déjà il tremble de honte.

— Mon ami, je vois que vous ne me comprenez pas, lui dit M. Castel. Je m’explique, essayez de saisir. Le devoir d’un maire est de veiller non seulement aux intérêts, mais encore aux principes de sa commune. À mon avis l’espèce humaine dégénère. Les hommes perdent tout maintien, les femmes toute pudeur. Ils se plaisent à s’abaisser. Leur dignité traîne par terre. Il faut, pour qu’elle se relève, de petites leçons dures comme celle que je vous donne. Loin d’en être humilié, méditez-la. Que d’abord vos invités d’aujourd’hui imitent ma réserve, et embrassez votre femme vous-même, tout seul. Vous prendrez vite cette habitude, et demain ce sera l’usage, un usage de plus.

Et M. Castel, fatigué d’avoir tant parlé, quitte son écharpe. Il est parti que la noce l’écoute encore. Vivement affectée, elle oublie que Monsieur le curé n’est guère patient et elle se dirige vers l’église, sans hâte, lorsque le marié s’arrête et, les idées désordonnées, veut savoir à quoi s’en tenir, tout de suite, dans la rue, et il s’écrie :

— Louise, réponds, qu’est-ce que Monsieur le maire a contre toi ?

— Mais rien, mais rien, dit-elle.

— Si, si, un honnête homme ne fait pas des affronts à un honnête homme sans motif. M. Castel m’a donné une poignée de main parce qu’il m’estime. Il refuse de t’embrasser parce qu’il te méprise.

— Quelle idée ! dit Louise ; il se conduit comme un ours, voilà le vrai.

— Monsieur le maire est un homme capable, dit Pierre Coquin. Je devine que tu as une tache. Il le sait et il le prouve.

— Moi une tache ! moi tachée ! Je le défends de me dire des vilains mots. Ton M. Castel est un menteur et toi avec.

— J’aime mieux croire un maire qu’une femme, dit Coquin persifleur. Dans tous les cas, bonsoir. Je me méfie Je n’épouse plus. Je te laisse ; je reviendrai quand M. Castel t’aura embrassée.

— Tu te trompes si tu te figures que je courrai après un homme, dit Louise. Va, file, ça m’est égal.

— Et à moi donc ! dit Pierre qui s’éloigne comme s’il quittait un camarade rencontré sur la route.

Louise se met à pleurer. D’autres qu’elle en ont envie. Personne n’essaie de rappeler Pierre Coquin. On regarde sa veste noire. On regarde la robe de la mariée. À propos de quoi cette veste et cette robe se séparent-elles ainsi tout à coup ?

Un enfant de chœur, sorti de l’église pour dire à la noce qu’elle se presse, ne peut que bâiller. Puis la stupeur qui étouffe les voix et alourdit les gestes se dissipe.

Les bras s’agitent et l’indignation bourdonne de lèvres en lèvres contre l’homme qui déjà, tandis que ses mariés se démarient, est retourné là-haut s’asseoir sur son mur.

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LE FROMAGE À LA CRÈME


Leur discussion s’éternise. Las de parler pour ne rien dire, Noirmier et Paponot décident qu’il faut consulter M. Castel. Il jugera.

Noirmier et Paponot le trouvent assis à l’ombre de ses noisetiers, et la discussion recommence devant lui, comme s’il n’était pas là.

M. Castel, arbitre, les laisse aller, écoute sans interrompre, et quand ils se taisent de fatigue il promet d’examiner l’affaire et de donner sa réponse un de ces jours.

— Prenez votre loisir, dit Noirmier qui s’essuie le front. Quelle chaleur ! On se coucherait sur un jet d’eau.

— On a toujours soif, dit Paponot.

— Plus soif que faim, dit M. Castel, arbitre. Je perds l’appétit, et je ne mange que du fromage à la crème pour me rafraîchir.

— Et moi pareillement, dit Noirmier.

Or, Noirmier feint de dire cela, comme il dirait autre chose, par flatterie et politesse. Mais il comprend M. Castel à demi-mot et il se réjouit d’autant plus que cet imbécile de Paponot ne devine jamais rien.

Et, le jour même, Noirmier fait porter de sa part, chez M. Castel, dans du linge propre, sur de la paille neuve, un fromage soigneusement égoutté et un bol de crème. Puis au lieu de se morfondre comme Paponot, il attend avec tranquillité la justice.

Quelle surprise quand M. Castel, sur toute la ligne donne raison à Paponot !

— Au moins, dit Noirmier ironique et rageur, mon fromage à la crème était-il bon ?

— Je me suis régalé, dit M. Castel.

— J’avais donc bien tort ? dit Noirmier.

— Est-ce qu’on sait jamais ? dit M. Castel.

— Alors, vous favorisez Paponot contre moi ?

— Oui, dit M. Castel. Peut-être qu’il va m’offrir un fromage à son tour…

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