La Lanterne sourde/Tiennot

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Paul Ollendorff (p. 245-254).


TIENNOT


L’HOMME AUX CERISES


Tiennot se promenant par le marché voit des paniers pleins de cerises si gonflées et si rouges qu’elles ont l’air faux. Il dit au marchand :

— Laissez-moi manger autant de cerises que je voudrai, moyennant dix sous.

Le marchand accepte, sûr d’y gagner, car les cerises ne sont pas rares cette année, et au prix qu’elles se vendent, pour dix sous il en donnerait une brouettée.

Tiennot se couche au milieu des paniers, sur le flanc droit.

Sans se presser, il choisit les belles cerises et les mange une à une.

Lentement, il vide le premier panier, puis le second.

Le marchand sourit. De temps en temps, les gens du marché viennent voir. Le pharmacien montre la tête ; le cafetier aussi. On encourage Tiennot.

Il se garde de répondre. Immobile, il ouvre et referme la bouche avec méthode. Souvent, au passage d’une cerise plus juteuse que les autres, il semble dormir.

Le marchand, déjà inquiet, pense :

— Je n’y perdrai peut-être rien, mais je n’y gagnerai guère.

Et serrée entre ses doigts, sa pièce de dix sous diminue de valeur.

Soudain, allègre, il dit :

— Enfin !

Tiennot remue, essaie de se lever d’un effort qui paraît pénible. Mais il change seulement de côté, et, retourné sur le flanc gauche, tend la main vers un autre panier.

Toutefois, mis en appétit, il commence d’avaler les noyaux des cerises.

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LA FONTAINE SUCRÉE


Tiennot se désaltère dans l’eau d’une fontaine. Sa main d’abord lui sert de tasse ; puis il préfère boire à même, couché sur la fontaine où trempent son menton et son nez. Quand il souffle, il regarde des bêtes et le petit panache blanc de l’eau qui sourd.

— Elle est bonne, dit-il, mais je crois que sucrée elle serait meilleure.

Il court au village, achète un morceau de sucre et, la nuit venue, retourne, sans se faire voir, le déposer dans la fontaine.

— Demain matin, dit-il, tout seul je me régalerai.

Les hommes dorment encore que Tiennot quitte son lit et se hâte vers la fontaine.

Avant de goûter l’eau, il dit, les lèvres en suçoir :

— Ah ! qu’elle est fameuse !

Il se penche, la goûte et dit, les lèvres rentrées :

— Oui. Non. Elle n’est pas plus sucrée qu’hier.

Il s’ébahit, les yeux sur son image déconfite.

— Dieu ! que je suis bête ! s’écrie-t-il ; un enfant comprendrait : l’eau coule, et mon sucre fondu a coulé comme elle. Il est sorti de la fontaine et se sauve à travers le champ ; il ne doit pas aller vite, je le rattraperai.

Et Tiennot s’éloigne, marche le long du ruisseau. Régulièrement il compte vingt enjambées et s’arrête. Il boit une gorgée qu’il savoure. Mais soudain il hoche la tête et repart à la poursuite de son sucre.

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LE POING DE DIEU


En blouse courte, coiffé d’un chapeau haut de forme à longs poils, Tiennot revient de la foire. Il a tout vendu, son cochon, ses fromages, ses deux vieilles poules, et les poules il les a vendues comme poulets, après les avoir soûlées de vin.

Pleines de vie, l’œil brillant, la fièvre aux ailes, aux pattes, elles ont trompé une dame confiante qui, sans doute, les soupèse maintenant, avec surprise et colère, pendantes, froides, crevées. Tiennot sourit ; il ne se repent pas, il en a réussi bien d’autres. Il zigzague, les jambes molles, tient toute la route, car tandis que les poules piquaient des gouttes de vin dans leur écuelle, il buvait le reste de la bouteille.

Or un vélocipédiste crie, un grelot sonne, une trompe corne derrière lui. Il n’entend pas. Il va d’un bord à l’autre de la route, écarte les bras, gesticule, attendri comme s’il revendait une deuxième fois ses poules.

Et soudain il reçoit sur son chapeau à longs poils un coup de poing qui l’écrase.

Tiennot s’arrête, fléchissant, la tête dans la nuit jusqu’aux oreilles, prisonnière. Il essaie de relever son chapeau ; il y met le temps : la tête a forcé et le crâne est douloureusement cerclé. Tiennot se débat, peine, hurle, enfin se dégage.

Il regarde : personne sur la route, ni devant, ni derrière. Il regarde par-dessus la haie, à droite, à gauche.

Il ne voit rien.

Et Tiennot, qui a vendu des poules soûles, fait machinalement le signe de la croix.

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LE BEAU BLÉ


Sur la route sèche et sous le soleil brûlant, Tiennot et Baptiste s’en reviennent dans leur voiture à âne. Comme ils passent près d’un champ de blé mûr, Baptiste, qui s’y connaît, dit :

— Le beau blé !

Tiennot, qui conduit, ne dit rien ; il voûte son dos. Baptiste voûte le sien pareillement, et leurs nuques découvertes, insensibles, rôtissent peu à peu, luisent comme des casseroles de cuivre.

Tiennot machinal tire ou secoue les guides. Parfois il lève un bâton et frappe avec vivacité les fesses de l’âne, ainsi qu’une culotte crottée. L’âne ne change pas d’allure ; il penche la tête, sans doute pour voir le jeu de ses sabots qui se déplacent régulièrement l’un après l’autre et ne se trompent jamais. La voiture le suit autant que possible ; une ombre boulotte traîne derrière ; Tiennot et Baptiste se courbent plus bas encore.

Ils traversent des villages qu’on croirait abandonnés à cause de la chaleur. Ils rencontrent des gens rares qui ne font qu’un signe. Ils ferment les yeux aux reflets blancs du chemin.

Pourtant ils arrivent le soir, très tard. On finit toujours par arriver. L’âne s’arrête devant la porte, dresse les oreilles. Baptiste et Tiennot engourdis remuent leurs fourmilières, et Tiennot répond à Baptiste :

— Oui, c’est un beau blé.

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