La Leçon d’amour dans un parc (1920)/16

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Calmann-Lévy (p. 149-164).
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XVI

nous faisons nos adieux à madame de matefelon. bon voyage !… mais le chevalier dieutegard est bien malheureux. influence incertaine, possible, après tout, de la petite queue pointue d’un satyre sur la destinée du pauvre chevalier.


Ce fut une belle et mémorable entrée, au seuil de la pièce où l’on était attablé, ce soir-là, que celle du marquis et de la marquise de Chamarante tenant, chacun par une sangle, une grosse poupée, accoutrée, — mais en des proportions pantagruéliques, — à la façon de celles que l’on improvise autour d’un doigt atteint de panaris.

L’aventure tourna si heureusement, en définitive, que l’on oublia aussitôt qu’elle avait touché le tragique. Châteaubedeau ne se portait pas mal sous ses bandelettes ; il riait même ; il était fier comme un paladin. Sa grosse maman embrassait ses linges et y taillait adroitement une petite ouverture afin d’y passer à dîner. Enfin on allait se mettre à table fort dispos, lorsque Jacquette alla vers sa mère, avec le sérieux d’un plénipotentiaire, et lui dit :

« — Soyez tranquille, maman : quoi qu’il arrive, je ne vous mépriserai jamais !… »

Ninon n’en crut pas immédiatement ses oreilles. Puis elle se demanda si cette enfant innocente n’avait pas reçu, par faveur du ciel, l’intuition miraculeuse de l’événement arrivé dans la pharmacie. Finalement, elle prit Jacquette à part et lui demanda d’où elle tenait ses paroles. Jacquette répondit qu’elle les tenait de sa marraine de Matefelon.

Ninon contint sa colère tant qu’elle put, mais elle ne le pouvait guère. Le temps du dîner, pendant qu’elle faisait seulement grise mine à madame de Matefelon, elle combinait mille plans afin de lui être désagréable.

Je vous avoue, moi qui imagine pour vous ces choses, que je vois approcher avec plaisir le moment où la vieille dame va payer les pots cassés. Ses intentions, me direz-vous, sont toujours bonnes ; c’est bien possible ; mais je ne méprise rien tant que les intentions. Ce sont les résultats qui comptent. Et j’ai remarqué, d’ailleurs, que les gens zélés à l’excès sont presque infailliblement maladroits. La maladresse est la pire chose du monde ; je préférerais, pour mon compte, encourir la haine dont vous poursuivez la malignité, le mensonge ou la perfidie, plutôt que de bénéficier du pardon misérable que vous ne manquez pas d’accorder à celui qui se trompe en ses calculs, qui joue mal, ou qui vous brise le bras ou la jambe juste en volant à votre secours.

Ninon lança donc quelques piquantes fléchettes à madame de Matefelon dès avant la fin du repas.

La marraine de Jacquette fut digne. Elle annonça, tandis qu’on se levait de table, qu’elle avait reçu tantôt des nouvelles de sa terre de Rochecotte et que sa présence y était indispensable pour les vendanges. Elle demanda sa chaise pour le lendemain dans la matinée, qui était précisément le jour où passait le coche d’eau.

Mais, en plus, elle ajouta qu’elle emmènerait avec elle son neveu Dieutegard.

Et voilà comment les événements s’imposent les uns aux autres et comment un conteur n’est pas du tout libre de faire la pluie et le beau temps !… Je tiens beaucoup, je le confesse, à ce que madame de Matefelon s’en aille ; parce qu’à la fin elle m’ennuie, cette bonne femme. Je profite d’une occasion qui me paraît excellente pour l’éloigner. Mais, pan ! du même coup elle nous emmène le petit chevalier. Et vous sentez bien qu’elle ne peut pas faire autrement que de l’emmener. Mon Dieu ! que ce petit jeune homme va avoir de chagrin !

Ni la tante ni le neveu ne partirent cependant le lendemain, parce que, selon un phénomène de l’esprit que vous avez dû observer maintes fois, Ninon se radoucit dès qu’elle se fut aperçue que ses paroles avaient porté, et elle insista aussitôt pour garder madame de Matefelon. Celle-ci, de son côté, était également fort en colère, et, si elle eût obéi à son premier mouvement, elle eût secoué incontinent ses sandales sur le seuil de la marquise de Chamarante ; mais l’amour-propre, en elle, fut plus fort que le ressentiment, et elle préféra simuler, quarante-huit heures de plus, la meilleure entente avec Ninon, afin que personne ne s’avisât qu’en somme on la mettait à la porte.

Mieux eût valu pour le chevalier s’en aller tout de suite !… Il passa une affreuse nuit à pleurer, sur son lit, les mains croisées sur les genoux, vis-à-vis un petit motif sculpté composé d’un carquois croisé avec trois fléchettes aiguës qui lui entraient dans le cœur.

Il ne s’était guère préoccupé, lui, de ce qu’on avait pu dire touchant la rencontre de la marquise et de Châteaubedeau dans la tour, puisqu’il les croyait amants depuis longtemps déjà. Et il avait l’habitude de souffrir de cette idée. Mais il se souvenait de la scène du bassin, où Ninon l’avait accablé de ses caresses, puis, peu après, s’était moquée de lui. Et il tirait de cette double attitude une série de motifs d’espérance et une autre de se désespérer. Il faut avouer qu’il avait éprouvé un secret plaisir, quoi qu’il ne fût pas méchant, à voir Châteaubedeau redescendre si mal en point de la tour. Ah ! voyez, à ce propos, comme l’habit nous trompe, puisque c’est dans ce pitoyable attirail que son rival l’avait emporté !…

Lorsque madame sa tante lui annonça qu’elle l’emmenait avec elle et qu’il ne reviendrait plus au château, il n’éprouva pas cette douleur mortelle que l’on pouvait redouter pour lui ; non, il ne l’éprouva pas, parce qu’il ne crut pas possible qu’il fût séparé à jamais d’une personne qu’il aimait tant. Quelque chose lui disait qu’aucun pouvoir du monde ne saurait le contraindre à une si dure extrémité. Sa tante pouvait bien lui ordonner de garnir sa valise, le pousser avec elle dans le coche et le clore entre les murs du parc de Rochecotte : à moins qu’il ne fût solidement maintenu dans une prison du roi, il pourrait toujours s’échapper et revenir ! Allons au pire : à supposer que Ninon elle-même le congédiât, il aurait la consolation de demeurer à la grille, de savoir Ninon peu éloignée de lui, de l’apercevoir peut-être quelquefois à travers les barreaux, quand elle passerait en faisant craquer le sable sous ses petits pieds ou en balançant ses deux jambes chéries sous la soie des jupons, musique divine !…

Et cela lui épargna de s’abandonner complètement au désespoir. Il passa la matinée à s’imaginer que Ninon aurait de la peine à le voir partir et qu’elle insisterait encore auprès de madame de Matefelon pour la garder, ainsi que son neveu, ou bien, tout au moins, qu’elle lui dirait à lui, gentiment, la peine qu’elle avait. Oh ! certainement il se fût contenté de cela.

Mais Ninon ne s’occupa que des soins nécessaires à Châteaubedeau.

Le chirurgien vint de Saumur ; toutes les femmes furent employées à découper, à rouler et à dérouler des bandages, à pétrir des onguents, à éfaufiler le vieux linge.

Madame de Châteaubedeau commandait à tous. Telle est la vertu mystérieuse du sang répandu : un garnement qui, hier, déshonorait le nom de sa mère, aujourd’hui, pour quatre égratignures, lui vaut d’abord l’oubli du passé, et quasiment cette auréole ou ce bonnet glorieux que tout le monde voit sur la tête de la maman des héros.

Le chevalier rencontra Jacquette sous les marronniers, l’après-midi, et la salua. Les enfants distinguent très bien à leurs traits les personnes qui ne sont pas à leur affaire, et la petite, qui sautait et riait, se tut soudain à l’approche de Dieutegard. Dans l’intention de lui être agréable, elle l’invita à l’accompagner à la promenade.

Ils descendirent ensemble l’allée des fontaines, puis l’escalier des jardins bas, où sont le vase au bas-relief de satyres et le beau pin d’Italie. Mademoiselle de Quinconas était avec eux. On poussa jusqu’au bac d’Ablevois. Là, ils s’assirent sous un grand arbre, au bord de la Loire, et ouvrirent des paris sur ce que contiendrait le bac que l’on voyait quitter l’autre bord.

Le chevalier prétendait voir souvent ce bac, en ses rêves, et il disait que ce frêle assemblage de planches, avançant doucement sur le fleuve, lui versait parfois des délices, parfois lui amenait des objets grouillants, visqueux, le plus souvent de ton verdâtre, dont le toucher et la vue, de la plus vive répugnance, l’éveillaient et le laissaient en proie à une longue épouvante. Mademoiselle de Quinconas disait :

« — Oh ! monsieur le chevalier est un délicat !  »

Jacquette affirmait qu’elle toucherait à des grenouilles, à des couleuvres, voire à des crapauds, si laids fussent-ils, sans dégoût. Elle s’ingéniait à chercher dans l’herbe toutes sortes de bêtes qu’elle rapportait au creux de sa main, et elle faisait pousser des cris à la gouvernante en menaçant de les introduire dans son corsage. Mais elle n’osait pas plaisanter avec le chevalier Dieutegard.

Les arbustes du bord se miraient dans l’eau unie ; de temps en temps, un poisson piquait la surface aussi paisible en apparence que celle d’un étang, et la blessure légère infligée au calme des choses s’élargissait en ondes arrondies, promptement déformées, puis effacées par le courant invisible, pareil au temps qui guérit tout.

Le chevalier, assis contre un tronc d’orme, et les genoux dans ses mains croisées, regardait au loin ; et, comme il était joli à voir, dans les moments surtout où l’émotion l’animait, la gouvernante et l’enfant se tenaient tranquilles et reposaient les yeux sur lui. Il les sentit et en fut troublé par une sorte de pudeur aimable qu’il avait. C’est pourquoi il voulut mettre son trouble sur le compte des choses extérieures, et il dit que l’on était à une de ces minutes bien étonnantes où le ciel et la terre s’arrêtent pour écouter battre le cœur de l’été. Jacquette dressa l’oreille, pour faire comme le ciel et la terre… Et l’on entendait en effet distinctement un cœur qui battait ; mais c’était celui du chevalier.

Il ne put pas se contenir plus longtemps et pleura. Il avait quinze ans ; il versait de chaudes et belles larmes, sans compter, comme il donnait son cœur.

À ce moment commença de grincer la poulie sur laquelle le long câble barrant la Loire s’enroulait pour amener le bac ; et l’on distingua sur l’autre rive un lourd chariot chargé de foin, qui, en touchant le radeau, produisit un coup sourd dont l’ébranlement imitait le bruit du canon. Et le cheval, la voiture et le conducteur immobiles vinrent en grossissant peu à peu. La gouvernante, Jacquette et le chevalier ne pouvaient s’empêcher de les regarder, à cause de l’attrait naturel qu’ont les choses qui glissent à la surface de l’eau.

Quand le radeau fut tout proche, le conducteur ôta son chapeau, et la gouvernante reconnut à son œil, Cornebille. Alors elle poussa un grand cri et entraîna Jacquette, que le chevalier suivit, tandis qu’on entendait ricaner le sorcier. Jusqu’au château, en remontant à travers les jardins, ils parlèrent de cet homme étrange, dont mademoiselle de Quinconas n’osait pas dire ce qu’elle savait.

Dieutegard regardait les bassins allongés dans la verdure, où pleuraient les saules au feuillage tremblant. Il avait beaucoup aimé à marcher le soir sur les pelouses, son petit livre à la main, ou bien à laisser endormir sa pensée au bord de l’eau stagnante. Et, en remontant les marches, sous le sombre parasol du pin d’Italie, son cœur se serra davantage encore, parce qu’il avait souvent vu la silhouette de Ninon se découper là contre le ciel. Et il ne la re verrait donc plus, puisque décidément on s’en allait, et qu’il ne lui restait guère que le temps de surveiller son bagage avant le souper.

Dans les moments où l’on n’est plus séparé d’un terme fatal que par une heure qui se dissout, il arrive que l’on prenne tout à coup des résolutions insoupçonnées.

Pendant que le chevalier gravissait ces marches, à l’instant précis où son œil se fixait sur la petite queue pointue d’un des satyres sculptés aux flancs du vase de marbre, il résolut d’avoir une entrevue avec Ninon, coûte que coûte.

Et, aussitôt arrivé au château, il s’informa de l’endroit où se trouvait la marquise. On lui répondit qu’on ne l’avait pas vue depuis tantôt deux heures, mais qu’elle était très fatiguée de la nuit passée près de M. de Châteaubedeau, et que, sans doute, elle reposait chez elle. Dieutegard eût fui au bout du monde, en temps ordinaire, plutôt que de risquer de troubler la marquise ; mais il obéissait à un dieu inconnu de lui, il lui semblait maintenant que la petite queue pointue du satyre le piquait aux reins, comme un dard, et il allait malgré lui en avant.

Il connaissait le chemin de la chambre de Ninon par les confidences de Châteaubedeau. Il entra, comme lui, par le cabinet de toilette, reconnut la tenture de Jouy, la chaise, les petits pots de porcelaine. Mais il ne s’arrêta pas ; il allait très vite à son but. Il frappa à la porte de la chambre à coucher et contint son cœur avec sa main. On ne lui répondit point. Il tourna le bouton et entra. Une glace lui offrit son image ; il recula, car il ne se reconnaissait pas ; mais, s’étant rassuré, il avança encore.


Maudite petite queue pointue de satyre sculptée en bas-relief sur le marbre, qu’êtes-vous ? N’êtes-vous qu’un objet avec quoi le hasard se plaît à jouer, ou bien l’artiste qui vous apointucha de son joyeux ciseau a-t-il laissé en vous une étincelle du feu divin que tout homme libre qui crée, porte et répand ! De quel venin avez-vous piqué notre pauvre chevalier ? Ce jeune homme n’était que malheureux de la grande douleur de son cœur, mais la suavité de sa peine, j’en suis sûr, lui eût été comme un baume au parfum doux, et il se fût endormi bien des soirs, même en l’exil qui l’attend, en souriant à des souvenirs purs et reposants. Au lieu de cela, il vit un spectacle qui arracha à jamais la paix de son corps et de son esprit.

Ninon s’était en effet sentie très fatiguée, ce qui est naturel à la suite des événements nombreux auxquels nous l’avons vue prendre part en aussi peu de temps. Et elle avait été se jeter sur son lit, toute habillée probablement, comme l’attestaient sa jupe et son corsage tombés sur la descente de lit, en désordre, et arrachés dans cette impatience de bien-être que le corps réclame à l’approche du sommeil. Ninon dormait profondément, la tête tournée vers la muraille, l’épaule et le bras nus, et une main, une jolie main ballante, agitée par cette portion de l’âme qui en nous ne dort pas, il faut bien le croire, puisqu’elle veillait alors à ce qu’une vilaine mouche n’incommodât point Ninon dans l’endroit où la chair superbe se gonfle le plus abondamment.

Le chevalier vit cette chose-là, ainsi que le bras, l’épaule et le commencement de la pente grasse d’un sein. Ce n’était rien : il vit la pose abandonnée d’une femme qui se vautre à son aise !

Et il demeura bouche bée, cloué sur pieds, étonné comme un mort qui, ayant été régulièrement administré, croit s’éveiller en face de la figure de Dieu et voit le diable ! Quelle qu’eût été son émotion avant de voir cela, il sentait sa poitrine battre plus fort maintenant ; mais il lui semblait que c’était un autre cœur qui y battait. Et il ne se réjouissait pas, comme l’eût fait un autre ; il ne se réjouissait pas ; mais il ne pouvait pas s’en aller de là, ni poser les yeux sur un autre objet. D’ailleurs, il n’en pensait pas long. Son œil était stupide, ses joues écarlates, et, mû par l’instinct souverain qui gouverne toutes les créatures, il allait se précipiter sur Ninon endormie.

Il en fut empêché par une voix qui venait de la pièce voisine, et qu’il reconnut pour être celle de Jacquette en conversation animée avec sa fille Pomme d’Api.

Jacquette ouvrit doucement la porte et surprit Dieutegard, l’œil hagard, le front empourpré, la lèvre boudeuse, et qui fixait comme un chien à l’arrêt l’immodeste posture de la marquise de Chamarante. Elle en fut très surprise et, sans qu’elle démêlât rien à cette inexplicable image, elle jugea prudent de ne la point soumettre à sa fille Pomme d’Api. Elle remporta sa fille, revint, puis d’un instinct sûr et d’un mouvement charmant, elle alla droit au lit, tira le drap et en couvrit pudiquement sa mère.

Dieutegard s’enfuit, honteux pour le restant de ses jours. Il n’attendit pas sa tante pour partir. Il sortit du château par la première porte, sans se retourner, sans penser même à son bagage ; et il marcha longtemps, devant lui, jusqu’à ce que le soleil fût couché.

Il y avait une belle rivière à sa gauche ; à sa droite des collines velues au haut desquelles des moulins agitaient leurs ailes ; il croisa un carrosse, plusieurs moines, des troupeaux de moutons et de vaches, des charrettes qui allaient lentement et dont les conducteurs, dévisageant un jeune homme bien mis, le saluaient ; mais il ne vit rien sauf l’image de Ninon demi-nue. Il ne savait ni où il était ni où il allait. Il continua de marcher aussi longtemps que le sol de la route put se distinguer de la nuit obscure.