La Leçon d’amour dans un parc (1920)/6

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Calmann-Lévy (p. 39-45).
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VI

il s’agit maintenant de jacquette. on la fait grandir sous vos yeux le plus vite possible, afin de ne pas trop nous écarter de notre sujet, qui est l’éducation périlleuse de cette petite au milieu de nombreux exemples d’amour.


Nous voici donc en présence de Jacquette, qui, j’ai dû vous en avertir, sera notre héroïne principale. Aussi, je prie les personnes qui n’auraient point pu jusqu’ici, malgré toute leur bonne volonté, honorer de leur sympathie quelqu’un des hôtes du château de Fontevrault, de ne point encore se décourager.

Jacquette commença par vider très gloutonnement les grosses bonbonnes que sa nourrice, Marie Coquelière, — cette grosse femme qui craignait le sorcier Cornebille et qui a accouché une seconde fois depuis que nous avons parlé d’elle, — tirait à discrétion de son corsage ; et elle suçait le bout du doigt paternel, venu là, en passant, faire toc-toc, comme au flanc des barriques pour savoir où en est le niveau. À cet âge-là, elle n’était pas plus agréable à fréquenter que les autres nourrissons. Offrons-nous donc l’avantage de la voir grandir à vue d’œil.

La voici, au bout des lisières, qui trottine sur ses jambes de poupée, lancée en avant, ou virant tout à coup, pareille à un joujou à ressort. Elle aime à voir, à la cuisine, tourner la broche des rôtis par un marmiton aux mains sales ou par un chien qui court sans avancer jamais, dans une grande roue, en tirant la langue ; elle va visiter, dans leur toit, les lapins domestiques qui rongent une feuille de chou quand ils ont les oreilles en haut, ou dorment quand ils ont les oreilles en bas, les vaches dans une grande salle voûtée et tendue de toiles d’araignée ; les carrosses des la Vallée-Chourie et des la Vallée-Malitourne, dont les cuirs moisissent ; et la chaise qui sert à conduire sa marraine à la messe. Le grand bonheur est de descendre au bout des jardins, jusqu’à la Loire, ce qui est une longue promenade, et de regarder glisser les lents bateaux plats que mènent tantôt une voile gonflée, tantôt des chevaux percherons attelés à la queue leu leu sur le chemin de halage. Pour parvenir là, non loin de l’ancien logis du jardinier, une grille de fer qu’il faut pousser contient, dit-on, dans ses gonds, un pauvre petit oiseau que l’on écrase un peu chaque fois, soit que l’on sorte du parc, soit que l’on y revienne. Et c’est le chemin du bac d’Ablevois, où l’on s’amuse à attendre le radeau du passeur, gros comme un sabot au départ de l’autre rive, et qui atterrit sans bruit près de vous, chargé d’une voiture, d’une couple de bœufs ou d’un troupeau de chèvres gênées par leurs pis brimballants.

Jacquette joue en liberté sur les pelouses inclinées, dans les régions du jardin privées d’eau, et, lorsqu’elle tombe, elle pousse des hurlements de petit porc rose qui va à la foire. Alors Marie Coquelière s’élance sur la pente, soutenant à deux mains ses mamelles ; elle s’accroupit, relève le rouleau de fanfreluches et sait très bien tirer, de la toilette un peu tassée, mille plis nouveaux à coups de chiquenaudes.

Jacquette court sous les charmilles pour attraper le rond de soleil qu’elle voit au bout de l’allée, de la largeur d’un chapeau de paille, et qui se sauve vivement à l’autre bout dès qu’elle va mettre la main dessus. Elle possède déjà de beaux habits ; on la poudre et la décollette, les grands jours. On lui montre à faire la révérence lorsqu’elle rencontre par hasard Madame sa mère ou sa marraine de Matefelon, qui lui en impose énormément ; déjà elle sait rendre le salut aux pages, de l’air de dire : « Bonjour, gamins ! »

Son nom, ses cris, son babillage se perdent l’été dans l’immensité des avenues ombreuses et des pelouses ; ils égayent, l’hiver, les corridors et les pièces sonores du château.

Ah çà ! est-ce qu’il va falloir que je vous décrive le château ? Croyez-moi, rien n’est plus fastidieux et plus inutile. Tout ce que je puis vous dire, c’est que, lorsque Jacquette et sa nourrice allaient au bac d’Ablevois, elles apercevaient, par-dessus une forêt d’arbres, l’extrémité pointue d’une vieille tour accommodée en colombier et surmontée d’un épi de terre cuite ; et l’on avait ordre de ne jamais s’éloigner jusqu’à perdre de vue ce signe de ralliement qui dominait tous les corps de logis. Quand elles remontaient par l’allée descendant aux fontaines, que distinguaient-elles du château ? Un pan de muraille grise, en partie couvert de vigne vierge et auquel les marronniers formaient un cadre irrégulier ; un peu plus haut, des ardoises brillaient entre les cimes moins feuillues. Et, quand elles arrivaient au pied du château, elles ne voyaient plus rien du tout, d’abord parce qu’elles ne songeaient point à le regarder, ensuite parce que l’on avait toujours peur d’être grondées pour être en retard.

Dans l’intérieur, il y avait deux parties que Jacquette affectionna dès sa plus tendre enfance : premièrement les anciens appartements de M. Lemeunier de Fontevrault, où des moulins, armes parlantes, étaient brodés au satin des courtines et sur toutes les tentures ; elle faisait le tour des pièces en soufflant sur les ailes, et croyait qu’elles se mettaient à tourner lorsqu’elle avait disparu ; deuxièmement, la tour du Nord, où l’on montait par un escalier de pierre en colimaçon et très étroit, pour atteindre de petites chambres dallées où il fallait déchirer de la main des écheveaux de soie grise et molle que tendent les araignées ; mais, une fois là, elle grimpait sur un escabeau et considérait le pays lointain, qui semblait toujours très joli, entre l’étroite fissure des meurtrières ; la Loire y ressemblait à un ruban d’argent, que de tout petits arbres piquaient d’épingles d’or quand c’était l’automne. On voyait dans les champs de mignonnes bêtes, grosses comme les pucerons des rosiers, et, à l’horizon, une ville de la dimension d’un écu ; lorsqu’il avait plu, on eût pu compter les peupliers sur la ligne nette des coteaux de Saumur. Ou bien, au bras solide de la nourrice, elle se penchait aux lucarnes et regardait au-dessous d’elles les pages jouant à la paume sur la terrasse. On entendait leurs cris et la marquise qui les appelait par leur nom pour leur essuyer le front, de son mouchoir. La petite crachait pour leur faire un tour ; mais sa salive, bue par l’espace, n’arrivait jamais jusqu’en bas.

Et ce que Jacquette préférait à tout cela, c’était d’écouter aux portes, parce qu’elle avait remarqué que l’on coupait certains mots en deux lorsqu’elle montrait le bout de son nez. Elle quittait l’un de ses souliers à talons hauts et se juchait de l’autre pied sur cette petite borne pour atteindre le trou de la serrure, une menotte mordant le bec-de-cane, l’autre en arrière, au creux de la taille, frétillant comme la queue d’un roquet.