La Libération du territoire - Correspondance de M. Thiers (3 mai 1871-27 septembre 1873)

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La Libération du territoire - Correspondance de M. Thiers (3 mai 1871-27 septembre 1873)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 5-27).
LA LIBÉRATION
DU
TERRITOIRE

CORRESPONDANCE DE M. THIERS
(3 mai 1871 — 27 septembre 1873)

Toute l’histoire de deux années, et de deux des plus critiques, des plus tragiques années que la France ait vécues depuis qu’il y a une France au monde, est là dans cette correspondance, recueillie par une main pieuse, et non point publiée, mais imprimée pour que l’on sache et que l’on se souvienne, comme un hommage et comme un témoignage. Quel monument élevé à la mémoire d’un grand mort pourrait égaler celui-ci ? et quelle meilleure justification de l’épitaphe gravée sur une tombe illustre : Patriam dilexit ? Où verrait-on plus clairement et plus sûrement qu’ici combien il aima sa patrie, — et de quelle foi agissante, de quelle ardente dévotion, de quel soin vigilant et attentif à toute chose ! — l’homme qui, déjà entré dans la vieillesse et dans la gloire, accepta la tâche écrasante de libérer et de relever « la noble blessée ? »

Assurément, avant que ces lettres fussent connues, chacun de nous sentait bien ce que nous devons tous à M. Thiers, et il y aurait eu, à ce qu’un seul Français l’ignorât, comme une ingratitude nationale. Mais, par ces lettres, nous le sentons infiniment plus et infiniment mieux encore. Que de ressources en cet esprit, et que de ressort en ce caractère ! Quelle puissance à saisir l’ensemble, et quelle souplesse à s’insinuer jusque dans le moindre détail ! Quelle énergie, quelle endurance, quelle confiance, qui devient elle-même une force, dans la force du pays vaincu ; et certes il ne faut pas dire quelle gaîté, mais quelle égalité, quelle alacrité d’humeur, sous les coups répétés de la mauvaise fortune ; quelle grâce, quel charme où l’ennemi, dont les armes sont à peine posées, est le premier à se prendre et auquel il n’est pas toujours sûr de ne point se rendre !

Les plus éminentes qualités de l’homme d’Etat dans l’épreuve la plus difficile qui puisse attendre un homme d’Etat ; la perception profonde, étendue, totale, de la nécessité ; la conception rapide, exacte, complète, des possibilités ; le sens juste et le sang-froid ; la vue qui ne se trouble pas et la main qui ne tremble pas : quand bien même M. Thiers n’aurait eu pour toute carrière que ces deux années de deuil et d’efforts, il n’en resterait pas moins comme l’un des plus rares et des plus utiles serviteurs de la France ; mais sans doute il ne les eût pas traversées avec tant de sûreté et tant de succès, s’il n’avait eu derrière lui toute sa carrière ; et, entre autres supériorités sur ceux qui travaillèrent alors avec lui et à côté de lui, il avait celle de n’être pas, en ces heures de fièvre où tout était à refaire, un politique improvisé.


Le 3 mai 1871, pendant la conférence de Bruxelles, à la veille du départ de Jules Favre et de Pouyer-Quertier pour Francfort, en pleine Commune, le général de Fabrice, un moment accrédité comme plénipotentiaire allemand auprès du gouvernement français, écrit, par ordre, à M. Thiers. Le ton de sa lettre ou de sa note est sec, tranchant, menaçant dans sa brièveté ; on dirait que la Prusse escompte la peine que nous aurons à trouver l’énorme rançon de cinq milliards, et qu’elle en triomphe une seconde fois : elle nous accuse presque de ruser :


... Les ouvertures faites jusqu’ici par les négociateurs français à Bruxelles semblent tendre moins à la conclusion de la paix définitive qu’à la modification des préliminaires à notre préjudice (c’est M. de Fabrice qui parle). Les propositions, notamment, qui ont été faites en vue de l’apurement de la dette de cinq milliards, sont à peu près analogues au projet que Votre Excellence avait déjà présenté à Versailles et que le chancelier d’Allemagne avait déclaré inadmissible, puisque, en raison du cours actuel de la rente, la valeur réelle de notre créance serait par là réduite de près de deux milliards.

Froidement, mais fièrement, et donnant l’exemple de cette dignité calme, de cette sincérité réfléchie et comme calculée qu’il ne va pas cesser de recommander à ses agens de tout ordre et de tout degré, M. Thiers écarte l’allusion :


Je n’ai rien à cacher ni à mon pays, ni aux puissances avec lesquelles il est en rapport. Lorsque, avec une douleur profonde, j’ai signé le traité des préliminaires, j’avais pris résolument mon parti et j’avais reconnu qu’au point où en étaient les choses, la paix valait mieux pour la France que la continuation d’une guerre déplorablement résolue, et tout aussi déplorablement conduite. Or, lorsque ce parti, si cruel pour moi, a été pris, et pris par pur dévouement à mon pays, car j’étais, de tous les Français, le moins obligé à m’en imposer la douleur, je n’étais pas homme à vouloir, par une inconséquence inconcevable, retomber dans la guerre.

Je n’ai songé qu’à deux choses : à rendre définitive la paix avec l’Allemagne et à terminer la guerre civile, que, certes, je n’avais pas plus provoquée que je n’avais provoqué la guerre étrangère ; et, je l’avoue, je ne m’explique pas encore comment on aurait pu se tromper sur mes intentions. Si les négociateurs qui ont cherché à substituer à une rédaction provisoire une rédaction définitive avaient pu donner à penser que je voulais altérer le fond du traité, je les désavouerais ; mais je suis convaincu qu’ils n’en ont rien fait, et je suis obligé de croire à des malentendus qui, je l’espère et je le souhaite, finiront bientôt par la rencontre de M. le prince de Bismarck avec MM. les ministres des Affaires étrangères et des Finances. Ma confiance dans la fécondité de mon pays a toujours été grande, et c’est cette confiance qui m’a fait contracter des engagemens cruellement onéreux. Or, j’ai pensé, je pense encore que chaque jour de retard dans la renaissance de l’activité industrielle et commerciale de la France, lui fait cent fois plus de mal que ne pourrait lui faire de bien une atténuation des préliminaires, obtenue au prix d’agitations nouvelles. Mais, si je ne veux pas décliner les engagemens pris, j’ai le devoir de ne pas les laisser aggraver...

C’est parce que ni mes collègues, ni moi, nous ne craignons une explication, que j’ai accueilli avec empressement et confiance l’idée d’une entrevue entre le prince de Bismarck et MM. Jules Favre et Pouyer-Quertier. Après cette entrevue, j’en suis convaincu, aucune obscurité ne subsistera, et les difficultés s’aplaniront, au grand avantage des deux pays, intéressés l’un et l’autre à voir finir des incertitudes qui ne nous rendraient pas la guerre, sans doute, mais nous en donneraient les anxiétés, et empêcheraient de renaître la bienfaisante fécondité de la paix.


Dès le premier jour, M. Thiers se dévoue tout entier à son œuvre, et il n’est pas une de ses minutes où il n’y soit tout entier attaché. Sur le triple champ d’action où il opère, — Compiègne d’abord, puis Nancy, Paris ou Versailles, et Berlin, — il voit tout, il sait tout, il fait tout, et partout il est à tout. Le général de Manteuffel est nommé au commandement en chef de l’armée d’occupation, jusqu’au paiement de l’indemnité et à l’évacuation du territoire ; en cette qualité, c’est avec lui que le plus souvent, pour les affaires courantes et pour les mille petits incidens de la vie aigrie et exaspérée des temps qui suivent un tel déchirement, on va désormais avoir à traiter : aussitôt M. Thiers l’enveloppe et, par une prévenance, le circonvient. On le lui a peint chevaleresque, mais susceptible, un peu timoré comme beaucoup de vieux braves, et fort accessible aux caresses.


Sa Majesté l’empereur d’Allemagne, lui écrit-il, ne pouvait pas choisir dans ses armées un officier plus éminent, mieux choisi pour nous, afin de le représenter en France... Quant à moi, je serai très flatté de l’occasion qui me sera offerte de faire la connaissance de Votre Excellence, et je la prie de vouloir bien descendre à l’hôtel de la Présidence, où elle trouvera un pied-à-terre plus convenable que dans les hôtels de Versailles.


Un train spécial prend M. de Manteuffel à Compiègne et l’amène auprès du Chef du Pouvoir exécutif. Il y est comblé des attentions les plus délicates, et, quand il part, il est conquis. Par intermittences seulement, lorsque l’humeur inquiète et jalouse de Bismarck se fera trop maussade,, ou lorsqu’il croira rencontrer quelque froideur chez le roi Guillaume, et que dans la bouderie du prince ou dans la froideur du roi il s’imaginera deviner une menace, il essaiera de se retirer et de se retrancher militairement derrière ses ordres. Pour le moment, il n’y songe pas : M. Thiers lui a demandé la grâce de quelques condamnés : tout de suite il l’accorde ; M. Thiers lui annonce l’envoi comme plénipotentiaires de M. le comte de Saint-Vallier et de l’intendant en chef Blondeau : il les assure à l’avance de son meilleur accueil ; M. Thiers a fait appel à son « noble cœur » et à son « rare bon sens : » il ne veut pas être en reste avec lui.


Je le dis franchement, répond-il, que je tiens à l’opinion des hommes qui comptent dans l’histoire. Donc, je désire que M. Thiers ne change pas de celle qu’il a jugée de moi. Je recevrai avec plaisir M. de Saint-Vallier et M. Blondeau qui, recommandés par Votre Excellence, jouiront de toute ma confiance dès leur arrivée. En concluant, j’ai à demander votre pardon pour mon griffonnage. Depuis hier, le prince de Bismarck m’a envoyé des plumes françaises ; je pourrais m’en servir, et Votre Excellence lirait du français ; mais, quand je vous écris dans mon patois, vous ne lisez pas français, mais vous lisez moi, et je crois que Votre Excellence préfère cela dans l’intérêt de la res publica et me pardonne l’arrogance d’adresser à Votre Excellence des lettres en mon français.


C’est un assaut d’amabilité française et de cette « politesse spécifiquement allemande » que le Chancelier déclarait goûter plus que tout. Sur le coup, M. Thiers riposte :


Général, je ne sais quelles plumes a pu vous envoyer M. de Bismarck, mais celles que vous aviez employées précédemment étaient très suffisamment françaises, et en toute langue elles seraient considérées comme aussi sensées que spirituelles...


Mais cette facilité de relations n’est qu’un moyen ; il ne faut point perdre de vue le but :


... Je suis enchanté du commerce qui s’établit entre nous, et j’espère qu’il contribuera à maintenir la paix, et, en tout cas, à la rendre amicale et peu coûteuse en dépenses et surtout en rigueur pour les populations.


Comme les petits cadeaux entretiennent l’amitié, si le proverbe dit vrai, — et il est bon qu’il dise vrai, — M. Thiers offre à Manteuffel, en échange des Français graciés, « la liberté de quatre soldats prussiens détenus et par lui réclamés. » De son côté, le général est charmant, parce qu’en cela on ne reçoit pas sans donner, parce qu’il est charmé, c’est le mot propre et c’est le mot qu’il emploie : « il est sous le charme. »


Il professe pour Votre Excellence, écrit M. de Saint-Vallier, un véritable culte et une haute admiration ; pour me servir de ses expressions, il est absolument sous le charme. Les entretiens qu’il a eus avec Votre Excellence sont restés gravés dans sa mémoire ; il me les rapporte avec un plaisir évident, en me disant qu’il les garde comme un des souvenirs les plus intéressans et les plus flatteurs de sa vie, et la bonne fortune d’être votre mandataire auprès de lui me vaut, en grande partie, les procédés affectueux qu’il me témoigne.


Sans doute ces sentimens, de part et d’autre, sont sincères, et rien n’autorise à en suspecter la qualité : mais est-il téméraire de penser que, de la part de M. Thiers, il s’y mêle quelque diplomatie ? M. de Saint-Vallier, du moins, paraît incliner à le croire et dit, comme s’il voulait faire comprendre à M. Thiers qu’il l’a compris :


J’espère voir M. de Manteuffel dès qu’il rentrera ; je lui donnerai lecture des passages de votre lettre qui le concernent, et la respectueuse admiration qu’il professe pour vous m’est un sûr garant de la vive satisfaction qu’il ressentira en attendant votre flatteuse appréciation de son caractère et de ses talens. En un mot, Monsieur le Président, vous m’envoyez des armes excellentes, et je vais tout mettre en œuvre pour en tirer parti.


Mais, en revanche, de la part de Manteuffel, qui assurerait qu’il n’y eût aucun jeu ni aucun calcul ? Il reconnaît « le fort » de M. Thiers ; et comment, le voyant se diriger avec une aisance souveraine parmi d’extrêmes difficultés, ne l’aurait-il pas reconnu ? Mais il le reconnaît presque trop, jusqu’à faire croire qu’il en connaît aussi le faible, puisque aussi bien il n’est pas d’homme tout à fait exempt des communes faiblesses, et, comme on l’a pu dire d’un autre qui se vantait d’avoir bien plus que M. Thiers et bien autrement réalisé le type de « l’Homme fort, » il y a toujours un défaut à la triple cuirasse du Prince. Seulement, dans la position où ils sont placés l’un vis-à-vis de l’autre, on aperçoit mieux ce que M. Thiers doit gagner à « charmer «  M. de Manteuffel, que ce que peut gagner M. de Manteuffel à flatter M. Thiers ; et l’on aperçoit même, ou l’on devine, à certains indices, ce que Manteuffel pourrait y perdre : le soupçon est prompt, il n’épargne personne, et cette mauvaise langue d’Harry d’Arnim lui donnera corps un peu plus tard, quand il n’appellera plus le général que : « la vieille Française ! »

Si, d’ailleurs, il faut convenir que M. de Manteuffel, pour les malveillans, y aura certainement prêté, ce n’est pas à nous à le lui reprocher. Nous ne saurions lui avoir que de la gratitude, d’avoir tant tenu et tenu malgré tout à passer, suivant le mot de M. de Saint-Vallier, qui remet au point celui du comte d’Arnim, pour « le plus ami de nos ennemis, » Qu’il écrive ou qu’il parle, il ne manque jamais d’affirmer « qu’il est plus Français par le cœur que par la grammaire ; » et, dès le 28 juillet 1871, « trop Français, » ajoute-t-il, au goût de Bismarck et de son entourage. Il ne s’en défend d’abord que mollement, ou plutôt il s’en explique sans s’en défendre, dans une lettre à M. Thiers :


Votre Excellence est trop bonne. Qu’ai-je donc fait ? Rien que mon devoir. Quelle était la situation ? Mon roi m’a donné le commandement de son armée en France. Moi, j’ai dans ma jeunesse étudié l’histoire de la France ; j’ai de même beaucoup lu M. Thiers ; je connais le caractère français. Donc, après avoir fait la connaissance de Votre Excellence et de plusieurs membres de son ministère, j’ai gagné la conviction que ce caractère est représenté dans le gouvernement actuel de la France, et je me suis rendu vis-à-vis de mon gouvernement garant de la loyauté française...


Je m’empresserai de mettre sous les yeux de Sa Majesté copie de la lettre de Votre Excellence, laquelle, vu les sentimens que Votre Excellence y exprime, touchera l’Empereur profondément.


Et M. de Manteuffel termine, comme d’habitude :


Pour ce que Votre Excellence daigne me dire pour moi-même de bon et d’aimable dans sa lettre, je vous en remercie sincèrement. Votre Excellence sait que je tiens à l’opinion du grand citoyen auquel la France a confié son gouvernement dans cette crise.


Il a gardé de son voyage à Versailles un si agréable souvenir, qu’il y retournerait volontiers :


Croyez-vous que cela n’ennuierait pas M. Thiers de me revoir ? Je ne suis retenu que par cette crainte, car mon souhait le plus vif est de passer quelques instans près de lui, et d’entendre sa parole, d’amasser de nouveaux et précieux souvenirs de mes rapports avec l’homme dont la conversation m’a le plus impressionné, et pour lequel je professe la plus respectueuse admiration.


Mais ce n’est pas pour Versailles que M. de Manteuffel va partir, c’est pour Berlin, appelé « par l’inimitié déguisée, mais toujours en éveil, de M. de Bismarck. » Une autre crainte que celle d’« ennuyer » M. Thiers en allant le revoir assiège et occupe son âme : l’espèce de terreur enfantine qu’a ce vieillard chargé d’ans et d’honneurs de tout ce qui pourrait « mettre en jeu sa situation. » Il sent peser sur lui de loin la défiance ombrageuse du Chancelier, plus près la jalousie inquiète de M. de Waldersee. Il est perpétuellement à l’affût du moindre signe d’approbation ou de satisfaction du maître ; il se meurt de songer aux intrigues de cour qui peut-être se tissent autour de lui. A la longue, il n’y tient plus ni ne se tient plus ; il accourt ; et il retrouve la paix, le calme, la possession de soi, en trouvant le Roi toujours le même et Bismarck moins hostile qu’il ne le pensait :


Le général revient avec une faveur mieux assise, des pouvoirs bien déterminés, une situation solidement établie, et il se déclare extrêmement satisfait des résultats de son voyage.


Une situation solidement établie ! M. de Manteuffel va pouvoir se livrer en toute sécurité au plaisir de plaire. Et en voilà jusqu’à la nouvelle alerte ! Même de ces méchantes querelles qu’on lui veut chercher à Berlin, il se fait un mérite auprès de M. Thiers, qui n’y est d’ailleurs qu’à moitié pris, car on ne prend M. Thiers que lorsqu’il veut bien se laisser prendre. Bismarck lui-même, si peu tendre et souvent si peu juste qu’il se soit montré envers lui, l’a avoué devant Maurice Busch : C’est une tête fine ! — M. Thiers écrit donc à M. de Saint-Vallier ;


Je connais les hommes et les choses, et je vois, sans y être, tout ce qui a dû se passer entre M. de Bismarck et de M. de Manteuffel. Ce sont là misères humaines avec lesquelles les hommes d’État doivent vivre comme les médecins avec les maladies. Dites bien à M. de Manteuffel que je suis désolé de ce qui est arrivé et de le voir compromis à cause de l’intérêt qu’il nous a témoigné, intérêt qui prouvait autant sa générosité que son intelligence des vrais intérêts de son pays.... Du reste, il a si bien servi comme militaire et comme diplomate que ce nuage n’est que d’un instant, et que son roi, qui est à la fois honnête et sensé, ne pourra pas ne pas lui rendre justice.


Qu’y a-t-il au fond de ces « misères d’hommes d’Etat ? » De la part des Allemands, quelque chicane soulevée par les bureaux de la Chancellerie, quelque histoire de M. de Waldersee ou de l’Etat-Major ; de la nôtre, quelque maladresse de Jules Favre, quelque imprudence de la presse ; des riens qui peuvent tout ébranler et tout faire crouler. Il est malaisé d’être plus impolitique que ne le sont nos journalistes de ce temps-là, et, à leur tête, dans le Soir, Edmond About, qui ne sait pas résister à la tentation, dangereuse pour d’autres, et plus dangereuse pour d’autres que pour lui-même, de croiser sa plume irrévérencieuse avec le sabre, non rengainé encore, du vainqueur. Chacune de ces chicanes, de ces histoires, de ces maladresses ou de ces imprudences vaut à M. Thiers un surcroît de souci et de fatigue ; personnellement, il ne s’en émouvrait guère, mais il en redoute les conséquences. Il prévoit et prévient les représentations de Manteuffel :


Je me mêle peu des journaux, habitué que je suis à leur bavardage. Mais, cette fois, j’ai fait une démarche, et je suis certain qu’elle sera efficace. Du reste, je sais que vous ne donnez à ce côté de la politique qu’un médiocre intérêt, et je ne vous en parle que pour que vous soyez convaincu que je ne négligerai jamais rien de ce qui pourrait vous toucher beaucoup ou peu. J’espère que ces petites mésaventures ne vous décourageront pas, et que vous continuerez à nous faciliter la solution des affaires suscitées par l’occupation. Croyez que, de notre côté, nous ne négligerons rien pour rendre faciles les rapports entre les deux nations.


Il n’y a rien à négliger, en effet, pour « rendre ces rapports faciles, » car, malgré la bonne volonté mutuelle de M. Thiers et de M. de Manteuffel, trop souvent, ils ne le sont pas. On lit à Berlin jusqu’à la dernière ligne, jusqu’au feuilleton, tout ce qui se publie en France, et on émet la prétention que tous les Français en soient responsables. C’est encore le Soir, et c’est maintenant, dans le Soir, un roman d’Erckmann-Chatrian qui arrache à M. de Saint-Vallier ces paroles :


Cette lettre est déjà trop longue, Monsieur le Président, et cependant je ne puis la terminer sans vous dire un mot des sentimens d’irritation qu’entretient contre nous en Allemagne le journal le Soir. Cette feuille, à laquelle les étrangers veulent toujours attribuer un certain caractère d’intimité avec le gouvernement, publie depuis un mois un feuilleton, soi-disant patriotique, de MM. Erckmann-Chatrian. C’est une histoire populaire de la guerre, longue et ennuyeuse glorification des Gambetta, Garibaldi, Cremer et consorts, compensant l’absence d’intérêt, la pauvreté de style, la faiblesse et l’inexactitude du récit par des injures et de grossières et triviales apostrophes : chaque numéro répète un certain nombre de fois les épithètes de Guillaume le voleur, Guillaume le brigand, le forçat ; on fait appel à la corde qui doit pendre les gueux de Guillaume et de Bismarck, en compagnie de Bazaine le vendu et de Canrobert le laquais ; tout est sur ce ton, et ce n’est pas sans dégoût ni sans tristesse que je descends à faire mention de ces turpitudes ; mais voilà un mois que j’aurais dû surmonter ma répugnance et vous faire part des sentimens de colère que ce triste roman éveille chez nos vainqueurs ; ils le lisent avec soin, ne laissant pas passer sans la remarquer une des injures qui y foisonnent ; M. de Manteuffel lui-même, généralement au-dessus de pareilles choses, me disait, il y a quinze jours, à propos de la condamnation sévère du principal du collège de Vitry, que tout en la regrettant il la trouvait méritée, puisque M. Alvin s’était inspiré des propos du journal le Soir contre l’empereur d’Allemagne.


Deux des mots qui sont écrits là : « ce triste roman, » « notre triste presse, » se retrouveront plus d’une fois dans la correspondance de M. de Saint-Vallier, non pas qu’il sente moins vivement que MM. Edmond About ou Erckmann-Chatrian eux-mêmes la blessure faite à la patrie, mais parce que, en contact immédiat et continuel avec l’ennemi d’hier demeuré l’adversaire, il sent au contraire plus vivement tout ce qui vient frotter et irriter la plaie. L’impatience des populations, provisoirement soumises au joug prussien, le zèle souvent intempestif d’un préfet, d’un sous-préfet ou d’un maire ; dans le camp opposé, les exigences impérieuses et déraisonnables de certains chefs et de leurs subalternes ; pour tout dire, l’inévitable tension de rapports presque impossibles et cependant nécessaires entre Français et Allemands ; la haine chaude encore de ceux-ci contre ceux-là et la cuisante rancune de ceux-là contre ceux-ci ; ici, une espèce de rivalité dans le souvenir et dans l’espérance ; là, avec une importance, avec une impertinence gonflées par la victoire, comme un besoin de bien-être indiscret et abusif, aux frais du vaincu, et pour s’étourdir sur les longueurs de l’absence ; le relâchement dans la discipline, qui suit naturellement le grand effort, l’effort surhumain que demande une telle guerre : quoi de plus et que sait-on ? un sergent prussien et un garde champêtre français qui ne s’entendent pas ; deux ivrognes qui se disputent au cabaret et qui se gourment ; quelques gamins qui font une mauvaise farce ; et c’est assez peut-être pour que le travail de pacification et de réparation soit perdu, et pour que l’humiliant débat, sinon le sanglant combat, recommence. La vie de M. Thiers en ces jours misérables est une affreuse vie, plus dure que n’importe quelle autre, et triplement vécue, c’est-à-dire triplement soufferte : troublée de Nancy, troublée de Berlin, troublée de Paris même ; et bien digne d’être prise, par ceux qui en sont les témoins, en admiration et en pitié. Un peu précieusement, mais cordialement, M. de Manteuffel se fait leur interprète :


Je prie Votre Excellence d’exprimer mes complimens respectueux à M. le Président de la République, et de lui dire qu’il m’a fait penser à Achille. Comme celui-ci. Son Excellence a son talon où il est vulnérable ; son jugement, si fort, s’égare quand il s’agit des soins pour sa santé. L’Assemblée se repose. M. Thiers continue à résider à Versailles et à travailler. Le fer s’use, et la tête la mieux organisée a besoin de repos, d’après un travail aussi éminent que celui de M. Thiers. Rappelez, je vous prie, à M. le Président de la République ce que Son Excellence m’a promis là-dessus, lorsque j’ai eu l’honneur de me congédier d’elle à Versailles.


Et ce n’est pas seulement Manteuffel, ce n’est pas seulement « le plus ami de nos ennemis, » c’en est « le plus ennemi, » c’est Bismarck, c’est le Chancelier de fer en personne, auquel ce cri échappe : « Parfois même, j’ai pitié de lui, car sa situation est pitoyable. » Parfois, oui ! Mais : « Sois dur. Landgrave ! » point de pitié en politique ! M. Thiers ? Certainement, « un homme intelligent et aimable, malin et spirituel ; mais trop sentimental pour le métier (de diplomate) et qui se laisse facilement impressionner. » Quand on fait avec lui de la diplomatie, dans l’intervalle des négociations, il est donc permis de le plaindre, puisqu’en effet sa situation est pitoyable ; mais, dans les négociations elles-mêmes, il faut donc « l’impressionner ; » et donc, de temps en temps, un coup de tonnerre dans le ciel qui se rassérène ; par exemple, « l’inqualifiable dépêche, » — c’est M. de Saint-Vallier qui qualifie ainsi ce document, — du 7 décembre 1871, où l’on nous reproche de ne pouvoir « dominer les mauvaises dispositions de nos fonctionnaires à l’égard des Allemands, » et où l’on nous menace « de proclamer et d’appliquer à nouveau l’état de siège dans les pays occupés ; d’adopter des mesures de rigueur ; de s’entourer de précautions toutes nouvelles, en présence des sentimens exaltés des populations ; d’appliquer dorénavant la peine du talion. »

Le principal intéressé, le général en chef, Manteuffel, ne comprend pas, blâme et s’indigne :


Le Chancelier, dit-il, nous précipite à notre ruine ; il imite Napoléon Ier dans les allures et les fautes qui l’ont perdu ; il va soulever contre nous le sentiment public de l’Europe, et je crains que nous ne finissions par payer chèrement d’indignes et inutiles humiliations prodiguées aux vaincus.


Paragraphe par paragraphe, tant il est bouleversé, il indique, il dicte presque à M. de Saint-Vallier la réfutation. Mais ce qu’il s’applique à arranger, un autre, un nouveau venu, avec un soin égal, souvent plus ingénieux et pendant deux ans trop heureux, s’applique à le brouiller. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Nous avons en France un penchant à accorder ou refuser nos sympathies en raison de nos antipathies, et fatalement il arrive que les unes égarent les autres. Aussi avons-nous vu le comte Harry d’Arnim à travers ses démêlés retentissans avec le prince de Bismarck ; victimes du Chancelier, il nous a paru, comme nous, une victime ; et de notre antipathie pour le ministre tout-puissant est née en nous une sorte de sympathie pour l’ambassadeur disgracié. Après trente ans passés, nous pouvons le juger mieux, j’entends plus exactement, et notre sympathie pour lui n’y gagnera pas. On sait le portrait que Bismarck, qui avait la vengeance opiniâtre, a tracé, dans ses Pensées et Souvenirs[1], de ce personnage dont le grand crime à ses yeux était sans doute d’avoir nourri ou de n’avoir pas repoussé la pensée que le prince ne serait pas éternel et qu’on pourrait lui succéder tôt ou tard


Le comte Harry d’Arnim ne supportait guère le vin, et un jour il me dit au sortir d’un bon déjeuner : « Dans tout collègue placé plus haut que moi dans la carrière, je vois un ennemi et je le traite en conséquence. Mais il ne faut pas qu’il s’en aperçoive tant qu’il est mon supérieur. » C’était à l’époque de son retour de Rome après la mort de sa première femme. La nourrice italienne de son fils, habillée tout de rouge et d’or, faisait événement sur les promenades publiques ; lui-même, dans les entretiens politiques, ne faisait que des citations de Machiavel, de jésuites et de biographes italiens. Il posait à ce moment pour l’ambitieux sans scrupules, touchant du piano à ravir, et était, à cause de sa beauté et de son habileté, fort dangereux pour les dames à qui il faisait la cour. Il avait commencé de bonne heure à perfectionner cette habileté innée : étant élève du lycée de Neustettin, il avait fait son apprentissage dans la société des actrices d’une troupe ambulante, dont il remplaçait, en jouant du piano, l’orchestre absent...

Le 23 août 1871, il fut, sur ma proposition, nommé ministre plénipotentiaire, puis ambassadeur à Paris, où, malgré ses défauts, j’espérais, dans l’intérêt du service, tirer parti de ses hautes aptitudes ; mais il ne vit dans sa nouvelle position qu’un marchepied d’où il pourrait travailler avec plus de succès à m’écarter et à me remplacer... Dans une de mes communications, il est fait mention des doutes qu’on élevait en haut lieu sur la sincérité d’Arnim et qui étaient connus de l’Empereur, ainsi que du refus de la cour d’Angleterre de l’avoir comme ambassadeur, « parce que, disait-on, on ne pourrait pas croire un seul mot de tout ce qu’il dirait. »

En 1873, Arnim put se convaincre à Berlin que son plan n’était pas encore aussi mûr qu’il le croyait, et il essaya de rétablir nos relations d’autrefois. Il me fit une visite, exprima le regret de notre désaccord... J’étais trop bien informé pour me laisser tromper. Il me quitta, et son talent de pleurer à volonté lui permit d’écraser une larme. Je le connaissais depuis son enfance.


C’est un portrait à la manière noire ; mais il est de main de maître, ou de la main du Maître, et, si la ligne en est appuyée et grossie, il n’en est pas moins ressemblant. Tout au plus y aurait-il lieu d’y apporter un correctif : « Je l’avais choisi, malgré ses défauts, » dit Bismarck. Est-ce bien sûr ? est-ce « malgré » ses défauts, ou plutôt n’est-ce pas un peu « à cause » de ses défauts qu’il l’avait choisi ? Ambitieux, vaniteux, artiste, galant, bon observateur, et, avec tout cela, et, par-dessus tout cela, très Imaginatif, défauts et qualités faisaient du comte Harry d’Arnim, pourvu seulement qu’il obéît et qu’il se pliât, l’instrument idéal, à tout entendre et à tout dire, qu’un politique comme Bismarck pût avoir, dans une ville comme Paris, auprès d’un peuple comme le nôtre, au lendemain d’un événement comme la guerre de 1870. Il semble n’avoir pas été mécontent de ses débuts, qui, pourtant, si l’on n’eût eu vraiment en vue à Berlin que d’« établir des rapports faciles, » laissaient beaucoup à désirer. La première communication que le comte d’Arnim adresse à M. Thiers, le 17 septembre 1871, est sèche, pointue, il est déjà piqué et il le montre :


Je vois que les journaux continuent à voir dans ma maladie un prétexte. Peut-être il y a peu d’esprit à m’en supposer si peu. Je n’oserais pas me servir d’un moyen si usé ; et puis, si je me portais bien, je serais au contraire très tenté de prendre ma bonne santé pour prétexte d’une visite à faire à Votre Excellence.

Le fait est que je souffre beaucoup et que je ne puis parler sans inconvénient.

Vous savez, Monsieur le Président, que l’incident dont on s’occupe tant a fini par m’obliger à une correspondance avec M. de Bismarck. Je compte sur sa réponse dans le plus bref délai, sans prévoir de quelle nature elle sera.

L’Assemblée nationale paraît avoir oublié qu’en agissant comme elle a cru devoir le faire, elle a saisi le public allemand de la question, qui jusqu’alors ne s’était pas mêlé au débat.

Le despotisme le moins éclairé est certainement celui de M. Tout-le-Monde.


Y avait-il, dans cette dernière phrase, une intention de persiflage ? M. Thiers ne la relève pas, et, s’il éprouve, du ton de M. d’Arnim, quelque surprise, il s’attache à ne le point marquer. Il se contente de lui donner en passant, légèrement et à la française, une leçon douce et enveloppée, usant d’une courtoisie, d’une complaisance d’autant plus grande qu’on en use moins envers lui-même :


J’ai appris avec beaucoup de regret que votre maladie était bien réelle. Mais j’ai été rassuré eu apprenant qu’elle était peu grave, quoique douloureuse. Je n’ai donc pas besoin d’être édifié, croyez-le, et je ne doute pas de votre désir de mener à fin, et surtout à bonne fin, la négociation que nous avons commencée ensemble... M. de Rémusat est arrivé aujourd’hui. M. Pouyer-Quertier était arrivé hier. Nous sommes donc trois à votre disposition, et, s’il vous était plus commode de transporter la négociation chez vous, soyez convaincu que, pour ma part, je le ferais bien volontiers.


Vainement : la leçon n’est pas entendue. Peu à peu, et par le fait même que ses qualités ne trouvent pas à s’employer ou à se déployer, les défauts du comte Harry d’Arnim font saillie, et son caractère se dessine. M. de Saint-Vallier, à son tour, et probablement d’après M. de Manteuffel, en trace une esquisse assez peu flattée :


Je sais que l’ambassadeur d’Allemagne à Paris nous juge mal et sévèrement, et je crois que ses rapports nous nuisent dans l’esprit de son gouvernement ; j’ai lieu de supposer, du reste, que M. d’Arnim est sincère dans sa manière de voir, qui tient plutôt à la nature de son esprit étroit et méticuleux, guidé par une opinion préconçue, qu’à un sentiment d’hostilité arrêtée contre nous. Le fâcheux effet n’en est pas moins le même et a surtout pour cause le mauvais entourage de l’ambassadeur : les jeunes gens qui composent son personnel, mortifiés de n’avoir pas rencontré dans la société parisienne l’accueil qu’ils y avaient autrefois, blessés de quelques échecs éprouvés, soit dans le monde, soit au club de l’Union, sont animés de sentimens malveillans qu’ils ne savent pas mettre de côté dans les jugemens qu’ils portent sur les dispositions de la population de Paris. Ils fréquentent les endroits publics, les cafés et les théâtres, y écoutant et recueillant les conversations, les propos du public ; ils adressent ensuite à leur chef des rapports que celui-ci transmet aveuglément à Berlin où ils causent une mauvaise impression : le langage de buveurs, d’orateurs de café, parlant de la revanche prochaine, du non-paiement des trois derniers milliards, est pris comme l’expression des sentimens de tous les Français.


Tous ces jeunes gens de l’ambassade, et l’ambassadeur avec eux, connaissaient-ils si imparfaitement les Français, qu’ils aient pu croire que la société parisienne allait se précipiter au-devant d’eux, comme si le récent triomphe de l’Allemagne ne faisait que leur ajouter un prestige de plus ; et quelles histoires leur avait-on contées des catastrophes précédentes, qu’ils s’attendissent si peu à cette réserve qui, bien que spontanée, et non commandée, s’imposait comme une pudeur du patriotisme ? En tout cas, parce que l’on ne « se jetait pas à leur tête, » — si nous pouvons nous permettre cette expression, — ce n’était pas un motif pour vouloir rejeter deux grandes nations l’une contre l’autre. Cependant, la vanité du comte d’Arnim, froissée outre mesure de ne point rencontrer à Paris le théâtre où il avait espéré briller, ne se consolait pas de sa déception, et c’était l’heure où son ambition s’allumait. Il affecte dès lors des allures ignorées de la diplomatie classique ou simplement correcte, sans qu’on sache précisément pour combien, dans cette affectation, entre son désir d’afficher son esprit, qu’il ne se résigne pas à cacher, et pour combien le goût, éveillé ou réveillé chez lui, de l’intrigue :


Monsieur le Président, j’ai besoin d’avoir avec vous une petite causerie de conspirateur dont les journaux ne crient pas les détails sur tous les toits. Si vous pouvez me recevoir demain vers midi, je viendrai à Versailles ou en chemin de fer ou à cheval...

P.-S. — Pour me donner un air mystérieux, j’entrerai par la porte du côté de M. de Rémusat.


M. Thiers, pour qui le fond emporte la forme, — et le fond, c’est ici la question du mode de paiement des trois derniers milliards, avec, au bout, la libération totale et définitive, la délivrance, — néglige la forme et répond :


Il est bien difficile, hélas ! d’échapper à ces méchans yeux servis par de mauvaises langues, qu’on appelle les journaux. Jamais, en effet, je n’ai vu la presse plus indiscrète qu’aujourd’hui ; et cependant nos entrevues sont bien légitimes, et je dirai patriotiques, puisque vous et moi nous servons notre pays de notre mieux. Je ne puis vous garantir que ces méchans témoins ne vous saisiront pas au passage, mais vous serez reçu à l’heure indiquée, et on saura le moins possible cette nouvelle entrevue.


Encore si les gestes seuls eussent été singuliers, mais le langage, et, ce qui était plus grave, le style, le style même des dépêches à Bismarck, ne l’était pas moins ! Tantôt c’était sur la santé de M. Thiers que le comte d’Arnim avait des inquiétudes, et naturellement, si M. Thiers venait à manquer, la France même tombait de la défaite dans l’anarchie et de l’anarchie dans la faillite ! Tantôt, quand il était contraint de constater que le visage du Président était satisfaisant, que ses forces étaient rétablies, c’était alors la solidité de sa situation constitutionnelle qu’il déclarait plus que douteuse. M. Thiers se fait illusion, il est trop optimiste en ce qui touche ses rapports avec la Chambre et sa confiance dans une issue satisfaisante des difficultés. Il ne peut, quant à lui, d’Arnim, partager cette confiance, ni la faire partager à son Gouvernement. Il sait, en effet, par quelques députés qui lui font l’honneur de causer avec lui, que les esprits sont très montés et qu’il n’y a aucune tendance à la conciliation ; il craint plus que jamais qu’une crise ne soit prochaine. L’état du Midi de la France n’est-il pas alarmant ? Les conservateurs n’ont-ils pas intérêt à voir se prolonger l’occupation allemande, qui garantit l’ordre, puisque, si elle cessait, la Chambre devrait se dissoudre et que des élections radicales seraient à redouter ? Dans ces conditions, comment conseillerait-il à Berlin d’accueillir une évacuation immédiate et totale contre une anticipation de paiemens ? Soit : il a pleine confiance dans la sincérité du Présisident, mais il se défie du pays ; il le croit animé d’une soif ardente de guerre et de vengeance ; toutes ses informations le lui disent, et il estime que l’Allemagne ne doit pas renoncer au gage territorial qu’elle détient.

A plusieurs reprises, Harry d’Arnim se laisse aller à parler, même à des Français, de la politique française, et il en parle toujours de la même façon, toujours en mal. Pour le présent, passe encore, mais l’avenir est bien sombre, et un avenir assuré. La France marche au radicalisme, à la Révolution, à la Commune. M. Thiers leur oppose une digue, mais une digue brise le flot et l’arrête, elle n’en supprime pas le retour et ne tarit pas la mer ! Le Président lui-même voit les choses en beau ; et, au surplus, reste à savoir jusqu’à quel point il rend un service à l’Europe en dégageant de l’appareil révolutionnaire et en entourant d’institutions conservatrices la forme républicaine, qui ne lui était jusqu’alors apparue que comme un salutaire épouvantail.

L’ambassadeur s’aigrit de jour en jour, comme un fruit qui macère dans un liquide acidulé. Ses compatriotes eux-mêmes ne dissimulent pas leur avis :


Il n’est nullement l’homme qu’il nous faudrait à Paris, dit le colonel de Burg, il ne saura jamais s’y faire une bonne position : c’est un ambitieux malade et hypocondre ; il a persécuté son cousin Bismarck pour obtenir de lui le poste de Paris ; il le poursuit aujourd’hui pour en avoir un autre ; il est mécontent ; il l’a été toute sa vie ; il ne cessera pas de l’être, ni de désirer autre chose que ce qu’il a.


Son mécontentement ne se revêt ou ne se recouvre même plus des ordinaires précautions oratoires. Pour s’excuser de ne pas se rendre à une audience de M. Thiers, il lui écrit cavalièrement :


D’un côté, je vous fatiguerais sans nécessité et sans résultat ; de l’autre, les badauds qui me verraient entrer trop souvent à la Présidence, sans que la situation de l’Europe soit changée le lendemain, s’échaufferaient et échaufferaient le public.


M. Thiers, qui n’a pas ménagé sa désapprobation « aux sots qui font du patriotisme au rebours du bon sens et de la vraie politique, » qui a tâché « d’apprivoiser M. et Mme d’Arnim et de leur rendre Paris supportable, » se lasse, à la fin, de voir qu’« ils ne l’y aident pas, » et il en prend son parti. Il le confie à M. de Saint-Vallier :


M. d’Arnim,… pendant la dernière crise, a affecté de ne point paraître à Versailles, sous le prétexte que son gouvernement devait se montrer soigneusement étranger à nos divisions. Je vous dis cela pour vous seul, et je n’attache pas à ces détails plus d’importance qu’il ne faut.


Et il avertit M. de Gontaut-Biron :


Ils peignent la France en noir, en écrivant à Berlin. Tâchez d’obtenir, sans vous plaindre toutefois, qu’on tienne compte de cette disposition morose et qu’on fasse subir à leurs rapports un tarif de réduction.


Au demeurant, Bismark est fixé, et il ne se sert des rapports de l’ambassadeur que dans la mesure où ils servent ses propres desseins. Il sait, non peut-être ce que veut, — il est trop inconstant, trop mobile, pour vouloir, — mais où tend Harry d’Arnim.


Dans des lettres privées adressées à l’Empereur, il faisait ressortir que la maison royale de Prusse était actuellement la plus vieille en Europe qui eût régné sans aucune interruption et que cette grâce divine constituait l’Empereur le « doyen » des monarques, gardien et protecteur de la légitimité et de la continuité des autres dynasties. C’était toucher la corde sensible... Mais Arnim ignorait que le Roi, droit et loyal comme il l’était, me communiquait ses lettres et me fournissait ainsi l’occasion de mettre à nu, devant son bon sens, le côté faible et les dangers que présenteraient les conseils d’Arnim, si nous devions les suivre pour rétablir la légitimité en France.


Cette corde sensible au cœur de l’Empereur, le sens monarchique de Guillaume Ier, M. Thiers lui-même l’a touchée, avant M. d’Arnim, quand il a désigné pour l’ambassade de Berlin le vicomte de Gontaut-Biron. C’était là un chef-d’œuvre de discernement psychologique, d’envoyer à ce « doyen » des monarques, gardien et protecteur des monarchies, un monarchiste, à ce roi qui se piquait d’être gentilhomme, un gentilhomme chez qui la race suppléait au défaut d’expérience diplomatique. Et, puisqu’on voulait « du vieux Sèvres » à Berlin, c’était merveille de prouver que la République, ou le Président de la République, en avait. M. Thiers avait donc raison de s’en vanter, dans une lettre où il expose ses plans, qui est une des plus importantes du recueil, qui touche à tous les problèmes, extérieur, financier, militaire, constitutionnel, et que, malgré sa longueur, on ne résiste pas au plaisir de citer presque tout entière :


Je veux, depuis bien des jours, vous donner de nos nouvelles, et ma vie est tellement remplie par le permanent et par l’accidentel, que je n’ai pas pu trouver un instant pour vous écrire...

D’abord, je vous dirai que j’ai eu par plusieurs voies des nouvelles de Prusse, c’est-à-dire par des allans et des venans, et les uns et les autres m’ont fait part de la bonne situation que vous avez prise à Berlin. On est très content de vous, et on me loue beaucoup du choix que j’ai fait. J’en suis tout fier ; car, après tout, les hommes bien choisis font autant d’honneur à eux-mêmes qu’au chef qui a su discerner et les choisir. J’ai donc gagné mon procès contre vous, et je crois que vous serez charmé de l’avoir perdu. Douceur, dignité, grand sens, tout cela a réussi auprès du prince de Bismarck. Le gentilhomme, qui est du vieux Sèvres et non du nouveau, a de plus beaucoup de titres auprès du Roi, qui au fond est légitimiste et non pas bonapartiste. Ainsi, pour ce qui vous concerne, tout va bien, et quant à moi, qui suis un vieux philosophe soucieux uniquement des allaires de l’État, je suis charmé du succès de votre personne, blanche ou bleue...

Votre langage importe surtout à Berlin, et, dans votre bouche, si sincère, si honnête, il fera grand effet. Répétez que nous voulons la paix, et que nous la voulons résolument et durablement ; et, dans l’occasion, ne manquez pas de dire que nous en donnons la preuve en payant exactement nos dettes, et même en voulant anticiper. Si l’on recherche le sens de ce mot, faites entendre, sans soulever prématurément la question, que, le mois de mai passé, et nos 650 millions payés, nous n’entendons pas attendre l’année 1874 pour entamer les trois milliards. C’est bien la preuve que nous ne voulons pas bénéficier du hasard toujours si grand des événemens. C’est bien la preuve que nous ne songeons pas à nous acquitter par la guerre. Je vous parle en honnête homme, et si je voulais autre chose, je me tairais au moins, si je ne le disais pas. Le pays pense comme moi, et, s’il se montre irrité, ce n’est pas grand miracle après avoir été si peu ménagé territorialement et financièrement. Mais il ne veut pas jouer son existence à croix ou pile, et quant à moi, tout examiné, en laissant à l’avenir ce qui lui appartient, j’aime mieux payer que combattre. La France vaut mieux que trois milliards, et je ne la jouerai pas pour pareille somme.

Si l’on vous sondait sur ce sujet, dites qu’au mois de mai, plus tôt toutefois si on le désirait, nous écouterions, en mettant dans un plateau de la balance l’évacuation, et dans l’autre une anticipation. Nous ne pouvons pas mieux prouver que nous voulons la liquidation par la paix, non par la guerre. Si l’on vous parlait de nos armemens, en faisant bien entendre que, sous ce rapport, nous ne reconnaissons à personne le droit de nous interroger, vous diriez, ce qui est la vérité pure, qu’ils n’ont que l’avenir, et l’avenir seul en vue. Nous ne voulons pas, comme l’Empire, être entreprenans et faibles, mais tranquilles et forts. On ne peut pas prétendre que nous laissions la France désorganisée, telle que nous l’a laissée l’Empire.

D’ailleurs, nous ne faisons que ce que fait tout le monde. Ne cherche-t-on pas partout, même en Prusse, qui est si forte, quel est le meilleur canon, le meilleur fusil, le meilleur système de recrutement ? Nous sera-t-il défendu, à nous seuls, de vouloir nous donner la meilleure organisation possible ? Et, en repoussant le service obligatoire, est-ce que je ne donne pas la preuve que je ne veux pas agiter la nation, et lui faire tourner la tête au son du tambour et de la trompette ? Je veux une armée de métier, solide, sagement limitée, aussi forte contre le désordre que contre les ennemis que la France pourrait rencontrer. Mais cela même est cher et m’oblige à demander beaucoup d’argent. Du reste, évitez ce sujet et laissez voir qu’à ce sujet on voudrait en vain nous entamer ; mais jurez en homme d’honneur que rien de ce que nous faisons ne dépasse l’indispensable et n’a en vue le présent. Je ne vous ferais pas plus mentir que je ne voudrais mentir moi-même.

Au surplus, les nouvelles qui nous viennent des grandes cours sont excellentes, et si vous étiez ici, je pourrais vous en donner des preuves qui vous frapperaient. Mais il ne faut pas nous vanter, ce qui est non seulement immodeste mais malhabile ; il suffit de tenir compte de ces renseignemens pour avoir en votre situation la confiance qu’elle mérite d’inspirer.

Parlons un peu du dedans ; car, ainsi que vous l’avez dit, on représente dans les postes diplomatiques le dedans autant que le dehors.

Nous avons eu une crise dont il ne faut pas s’effrayer, et dont vous avez fait une juste appréciation dans vos dépêches télégraphiques. Mes amis (vous savez, tout saint que vous êtes, ce que signifie ce titre), mes amis aiment à dire que je me prodigue trop, que je veux violenter l’Assemblée, et que je ferais mieux de laisser battre mes ministres que de m’exposer à être battu moi-même. Ce sont là des propos légers et sans valeur de gens qui veulent tuer leur chien en disant qu’il a la rage. Je vous assure que je n’ai pas la rage de m’épuiser et de violenter la Chambre. Mais il y a des choses indispensables, d’un intérêt capital et sur lesquelles je ne puis pas transiger. Si j’avais considéré le système financier d’un œil indifférent, j’aurais été indigne du poste que j’occupe. Laisser établir l’impôt sur le revenu, qui est le socialisme par l’impôt, ou des décimes sur le sel et la terre et les locations, aurait été de ma part une vraie défection. J’ai donc pris l’affaire au sérieux, et très au sérieux. Je l’avais gagnée, tout à fait gagnée ; mais on a traîné en longueur, excité de grossiers intérêts et fini par arracher à l’Assemblée un vote dont elle était au désespoir après l’avoir émis. Si j’avais cédé, j’étais perdu, et, à mes yeux, un lâche. Qui résisterai cette Assemblée omnipotente, si je ne lui résiste pas, surtout en ayant mille fois raison ? Ce sera une Convention honnête, si l’on veut, mais une Convention, et alors le chaos peut s’ensuivre. Je me suis donc mis en travers, et ma démission donnée, bien franchement, a déterminé une réflexion subite, mais unanime, et qu’on aurait dû faire avant, au lieu de la faire après. Il m’en a coûté de rester, car je suis horriblement fatigué ; mais je me suis rendu. On y regardera désormais avant de voter si légèrement, surtout contre un homme qui ne cède à aucun caprice personnel, qui fait tous les jours des sacrifices de sa manière de penser, pour rendre possible la vie commune Du reste, la situation est singulièrement consolidée, et les crises de ce genre ne sont pas près de se renouveler.

... Soyez donc et montrez-vous rassuré. Croyez-le, d’ailleurs, vous avez affaire, vous et vos amis, à un homme de bon sens, décidé, mais essentiellement modéré, et qui n’a pas plus les illusions que les enivremens ni les caprices du pouvoir. Adieu, mon cher ange gardien, je vous assure que si vous étiez aussi près que vous êtes loin, vous ne seriez pas scandalisé de ma conduite, et que vous ne souffleriez pas sur votre bougie, car, ce que je fais Votre Sainteté pourrait le voir. Adieu encore, et, à efforts communs, tâchons de sauver notre cher pays, bien spirituel, bien brave, mais quelquefois bien étourdi. Aimons-le, soignons-le comme les mères qui aiment passionnément un mauvais sujet de fils qui les désole et les charme tout à la fois.


Payer d’abord, payer tout ce qu’il a promis, et jusqu’au dernier sou ; puis, après cela, la paix ! Une paix « réorganisée » et « armée, » M. Thiers y revient dans une autre lettre, adressée celle-là, à M. de Saint-Vallier qui le représente à Nancy, près du général de Manteuffel, et, qui, lui aussi, — avec d’autres dons que M. de Gontaut, — diplomate de carrière, esprit méthodique, précis, laborieux, le représente fidèlement et dignement :


Répétez bien à M. de Manteuffel que nous voulons la paix, que nous en donnons deux preuves bien décisives : la première, c’est de nous tant presser de payer les deux premiers milliards ; et, ce qui est plus démonstratif, de nous préparer à anticiper le paiement des trois derniers. Si nous aimions mieux liquider par la guerre que par la paix, nous profiterions du traité qui nous donne jusqu’à 1874 pour payer la seconde partie de l’indemnité, et nous nous réserverions ainsi le bénéfice des événemens.


Comme M. de Manteuffel est militaire, c’est sur les affaires militaires surtout que M. de Saint-Vallier est chargé d’insister :


Quant à nos armemens, dites bien qu’ils ont en vue non le présent, mais l’avenir seul, un avenir durable, et qui ne dépasse en rien l’état auquel la France a le droit de prétendre. J’ai limité ma tâche politique à ce que j’ai appelé la réorganisation de la France, et j’y ai fait entrer la paix d’abord, le rétablissement de l’ordre, l’équilibre des finances et la reconstitution de l’armée détruite par la sottise de l’Empire. Voilà ma tâche avouée, avouable, et je ne puis pas évidemment la laisser incomplète, sans ôter à ma gestion ses vrais, ses solides motifs. Si là-dessous il y avait une arrière-pensée, nous garderions nos trois derniers milliards, et il y aurait bien là de quoi faire de formidables armemens. Quant à nos chiffres, les voici. Je ne veux pas du service obligatoire, qui mettrait toutes les têtes en combustion et mettrait un fusil à l’épaule de tous les socialistes ; je veux une armée de métier, ferme, disciplinée, capable de nous faire respecter au dehors et au dedans, très limitée en nombre, mais supérieure en qualité. Ce système est plus défensif qu’offensif, et personne n’a rien à y objecter. Quant au chiffre de dépenses et de contingens dont on nous a parlé, voici la vérité rigoureuse. On a toujours demandé en France de séparer les non-valeurs (c’est-à-dire la gendarmerie, les états-majors, les punitionnaires) de l’armée vraiment active. Ces non-valeurs, militairement parlant, se sont accrues cette année par le doublement des troupes spéciales qui gardent Paris (garde municipale et sergens de ville), par le doublement de la gendarmerie, dans les provinces, ce qui a entraîné un considérable accroissement de dépense et d’effectif. Notre effectif total arrive ainsi à 460 000 hommes, sur le pied de paix, donnant un chiffre net de 400 000, net pour l’armée active, l’Afrique comprise.

C’est à peu près le chiffre normal que nous avons toujours demandé dans tous les temps, et qui n’a rien d’excessif. L’Empire avait voulu y ajouter douze cent mille mobiles, pour imiter la Prusse, que je ne veux pas imiter, quelque imitable qu’elle soit, mais pas pour nous, qui avons d’autres mœurs et un caractère indocile qu’on ne peut dompter que par la discipline des armées de métier. Quant aux cent quarante-cinq régimens d’infanterie, cela est vrai ; mais nous avions à remplacer la garde impériale supprimée, et, en y ajoutant les chasseurs à pied, compris dans cent quarante-cinq régimens, le nombre des cadres est peu différent. La dépense est plus forte, parce que nous voulons tout dire et ne plus faire comme sous l’Empire, c’est-à-dire ne plus épuiser les approvisionnemens sans les remplacer. Il est vrai qu’il y aura dans le budget spécial, dit de liquidation, une dépense pour la guerre, mais c’est pour la réparation de nos places. Voilà la vérité rigoureuse. Il n’y a là rien d’accidentel, rien en vue d’une guerre prochaine, et tout y est pour le permanent, le durable, le constitutif. Du reste, ces détails, il faut les donner amicalement, officieusement, car à un autre titre nous les refuserions. Personne n’a le droit de nous demander ce que nous faisons chez nous, surtout lorsqu’il ne s’agit pas d’armemens offensifs, mais d’armemens défensifs et vraiment organiques. Autrement ou aurait des explications à demander à toute l’Europe. Quant à nos affaires intérieures, elles vont bien. J’ai eu une affaire avec la Chambre, mais qui a eu un bon résultat, un résultat pacificateur. La Chambre est omnipotente, et il n’y a que moi pour lui résister. Sur les choses secondaires, je lui cède, mais, sur les choses capitales (et il n’y en a pas de plus capitale que le système financier), je dois résister. Je l’ai fait, jusqu’à donner ma démission, et elle s’est arrêtée, comme vous l’avez vu. Je suis resté, je resterai par devoir et pour mener ma tâche (la réorganisation) à fin. Cette crise ne se renouvellera pas, et j’espère mener mon œuvre à bonne fin.


Si, de temps en temps, M. Thiers feint de céder à un mouvement nerveux, s’il brusque les choses en apparence, c’est qu’avec une assemblée, il n’y a souvent pas d’autre manière de les arranger ; le plus sûr moyen pour lui de rester est de menacer de s’en aller ; et il veut rester « par devoir, » il faut qu’il reste, envers et contre tout, non pour lui, mais pour « sa tâche, » pour « son œuvre, » jusqu’à la fin.


Je suis un philosophe au pouvoir. J’y suis malgré moi, par le sentiment que, si je m’éloignais, le chaos reparaîtrait dans le pays, et je sais que, lorsqu’on est au fond un bon citoyen et un honnête homme, on a un juge infaillible : c’est le temps. C’est lui qui est la justice, et les journaux ne sont que la triste voix de la sottise des partis.


Contre la sottise des partis, contre cette injustice qu’est l’ingratitude des hommes, il se réfugie donc dans la justice du temps. Pourvu seulement qu’il lui soit donné de « mener son œuvre à bonne fin, » il attend sa revanche de la postérité, qui est « le seul avenir » des vieillards. Au prix de son œuvre achevée, il n’est fatigues, ni traverses, qui vaillent d’être considérées. L’essentiel, le nécessaire, l’indispensable, c’est que la France vive, et si la France vit, il vivra ; or, cette vie seule vaut d’être vécue qui se vit dans la juste, reconnaissante et réparatrice postérité :


Me voilà depuis huit jours à Paris, écrit-il à M. de Gontaut-Biron, et tandis que j’espérais y trouver un peu de repos, je n’ai pas eu encore le temps de respirer. Aussi, je puis vous assurer que je ne reste ici que par devoir, car je me résigne avec peine à une vie où je ne puis ni voir un ami, ni ouvrir un livre, ni prendre un moment de repos, tout cela pour me jeter entre des partis absurdes, furieux, prêts à s’égorger les uns les autres, si je cessais de m’interposer entre eux. Heureusement, je trouve un dédommagement dans le sentiment d’un réel et grand service rendu au dehors, où je paie les dettes de la France, où je prépare la libération du sol, où je donne l’idée d’un gouvernement raisonnable qui relève les ruines de notre chère France aux yeux du monde. Si je ne parviens pas à pacifier les partis au dedans, je me dis qu’au dehors, j’aurai refait la situation de la France, qui sera refaite quoi qu’il arrive au dedans, à moins qu’il n’arrive au gouvernement des fous qui bouleversent toutes choses, ce que je ne crois pas du tout. On s’exagère en Europe la puissance et les chances de M. Gambetta. Il n’a que des chances très lointaines, s’il en a, et il ne les devrait, croyez-le bien, qu’aux fautes du parti monarchique. Il faut donc vous rassurer, et rassurer tout le monde autour de vous. Il importe avant tout, pour être rassurant, d’être rassuré. Je sais que vous montrez à Berlin une dignité douce, ce qui est la meilleure manière de représenter des vaincus devant des vainqueurs, vrais parvenus de la victoire et qui jouissent de leur bonne fortune avec peu de ménagement. Je ne me plains donc pas de vous et je suis content de vous avoir choisi ; mais je vous dirai avec la même franchise, et du reste sans étonnement ni mécontentement, que vous avez vu les choses avec les yeux de votre parti, ce qui, du reste, était fort naturel.

Votre parti sait bien que la monarchie est impossible aujourd’hui (l’avenir restant sauf pour tout le monde), et il affirme qu’il ne s’occupe pas de la rétablir, mais, après avoir dit cela, il ne sait s’y résigner, et il me crée toutes les difficultés imaginables, sans se soucier du mal qu’il fait à nos affaires. Il a conduit les choses à ce point, que la joie règne dans le pays quand la Chambre s’éloigne, et que l’inquiétude entre dans les esprits dès qu’elle revient. Et cela n’est pas ma faute, mais la faute de ceux qui ne veulent pas se résigner à la situation que je n’ai pas faite, que je subis par devoir, car, si je me retirais, j’aurais pour successeur non pas M. Gambetta, mais le chaos. Aussi, quand on me dit : « Vivez bien avec la Chambre, » ce n’est pas à moi qu’il faudrait le dire, mais aux tracassiers implacables qui ne se font pas scrupule de troubler un pays dont ils ne gèrent pas les affaires.

Je vous dis cela pour que vous ne jugiez pas mes dispositions autres qu’elles ne sont envers vous et envers les partis. Je suis un ancien monarchiste qui, forcé par la situation, appelé à sauver le pays d’un affreux naufrage, a su prendre son parti ; et, comme il faut être ou tout l’un ou tout l’autre quand on gouverne, a pris la République au sérieux et gouverne franchement avec elle. Je ne suis pas étonné que M. de Bismarck comprenne ma situation mieux que d’autres, car elle a bien des analogies avec la sienne ; mais il a des avantages que je n’ai pas (ce qui fait une grande différence) : il succède à la victoire et moi à la défaite, et tout est pour moi cent fois plus difficile que pour lui. Or, comme je songe beaucoup à la postérité qui, à mon âge, est mon seul avenir, j’espère qu’elle me tiendra compte des difficultés et appréciera mieux que les contemporains le bien que je fais.


Pour M. Thiers, toutefois, il fut un jour où les contemporains, et les plus injustes de tous, les partis politiques, devançant la justice du temps, se firent postérité : c’est le jour où, comme il entrait dans l’Assemblée, tandis qu’un autre parlait de la libération du territoire, elle se leva d’un seul mouvement, et de l’extrême droite à l’extrême gauche, en le saluant d’une acclamation unanime : « Le libérateur du territoire, le voilà ! » Plus authentiquement que d’autres mots historiques, s’il ne fut pas dit par celui auquel on se plut à l’attribuer, du moins ce grand mot, ce mot historique fut dit, et M. Thiers put l’entendre. Dans le court instant qu’il fallait pour dire ce mot et pour l’entendre, il revit l’incroyable et effroyable tâche, il la vit accomplie en dépit des destins contraires, et en dépit des prophètes de malheur : l’énorme rançon payée, le dernier soldat prussien parti, les finances supportant sans céder le lourd fardeau ; les ateliers rouverts : le commerce renaissant ; la frontière relevée et refermée ; l’armée refaite ou qui se refaisait. Il eut la sensation de la France grâce à lui ressuscitée, et sa suprême minute fut pour goûter la joie humaine la plus haute, la plus large, la plus pleine d’immortalité que puisse goûter un homme au bord du tombeau : celle de survivre à jamais dans la continuité, dans la perpétuité de la patrie.


CHARLES BENOIST.

  1. T. II, p. 192-94.