La Littérature de demain et la guerre européenne

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La Littérature de demain et la guerre européenne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 369-394).
LA LITTÉRATURE DE DEMAIN
ET LA
GUERRE EUROPÉENNE

Enfin ! nous respirons. Il s’éloigne de nous, l’horrible cauchemar de l’invasion étrangère. Il s’éloigne lentement, mais il s’éloigne. La vaillance disciplinée, l’héroïsme tenace et continu, la merveilleuse endurance de nos soldats, la bravoure, la méthode, le sang-froid, les puissances d’intuition de nos généraux ont suppléé aux relatives insuffisances et aux lacunes de notre préparation militaire et ont eu raison de la plus formidable machine de guerre qu’ait connue l’histoire. Les Vandales, comme ils s’appellent volontiers eux-mêmes, quittent peu à peu notre sol où ils ont amoncelé les souillures et accumulé les ruines. Ils ne sont pas châtiés encore, ils le seront à leur heure, ou plutôt à la nôtre. En attendant, et sans cesser de penser à la chose uniquement nécessaire, on peut y penser d’un esprit plus libre et moins anxieux. Et ce n’est certes point cesser d’y penser que d’essayer de répondre à la question que voici : Cette guerre, qui va rénover tant de choses, ne renouvellera-t-elle point aussi notre littérature nationale ? Et que sera, ou plutôt, — car, en pareille matière, les prévisions et les conjectures sont surtout des vœux et des espérances, — que devra être la littérature de demain ?


I

Et d’abord, qu’elle soit assez différente de la littérature d’hier, c’est ce qui ne me paraît guère douteux. La littérature, même la plus impersonnelle, — histoire ou critique, — est l’expression d’une âme individuelle, ou elle n’existe pas. Or, l’âme française, nous le constatons tous les jours, a été remuée jusque dans ses profondeurs par les tragiques événemens qui se déroulent depuis neuf mois. La guerre est venue comme un voleur ; elle a surpris même ceux qui auraient pu, qui devaient s’y attendre, et ceux aussi, — nous en étions, — qui, ayant vu l’étranger, étaient convaincus dans leur for intime que la seule chose qui manquât à la France contemporaine pour reprendre son vrai rang dans le monde, était une guerre, et une guerre heureuse. Cette guerre, nous la redoutions, et, même heureuse, nous n’osions pas la souhaiter ; et nous nous abstenions par principe de jamais exprimer publiquement nos pressentimens ou nos craintes, de peur de paraître, fût-ce d’un mot, pousser à un conflit que nous prévoyions devoir être effroyable… Et que dire des autres, de tous les illusionnés du pacifisme, de tous ceux qui, par nonchalance, oubli, naïveté ou ignorance, s’endormaient commodément sur le mol oreiller d’un rêve de paix perpétuelle ! Ce fut pour beaucoup un terrible réveil, pour tous un sursaut formidable. La guerre ! sur trente-neuf millions de Français, combien y en avait-il qui fussent capables de se représenter avec exactitude tout ce que ce mot exprime ! Et, même parmi ceux qui avaient vu 70 ou les guerres coloniales, combien, des journées entières, n’ont pu s’habituer à l’idée d’une guerre européenne, ont eu quelque peine à la « réaliser ! » Combien auraient pu s’appliquer ces lignes, qui sont datées du 10 août, et qui sont signées d’Émile Faguet !


Je ne pense pas à autre chose. Le matin, au réveil, il y a une demi-minute, peut-être, de « penser à rien. » Pui ?, brusquement, avec un je ne sais quoi qui pince le cœur : « Mais il y a la guerre ! Mais on se bat ! » Et voilà la pensée de toute la journée qui s’installe dans mon esprit pour n’en pas sortir, avec ce sentiment intime qu’il serait criminel de n’y pas penser, et qu’on aurait du remords de penser à autre chose.


En fait, pouvions-nous penser à autre chose ? Il n’est pas un Français qui n’ait eu alors, je ne dis même pas le sentiment, mais la sensation presque physique, que ce qui allait se jouer dans cette partie décisive, ce n’était rien de moins que l’existence même de la patrie. Victorieuse, l’Allemagne, cela n’est pas douteux, eût, sous une forme ou sous une autre, annexé la France. À supposer même qu’il faille en rabattre des présomptueux desseins révélés par l’ineffable comte Bernstorf, — et ce n’est pas sûr ! — nous n’aurions échappé ni à un démembrement, ni à une formidable indemnité de guerre, ni à un asservissement économique ; nous aurions été mis cette fois dans l’impossibilité absolue, quelle que fut notre vitalité, de nous relever jamais. C’était donc bien la lutte pour la vie qui allait s’engager. Qu’on veuille songer que jamais encore, dans les temps modernes, pareille question ne s’était posée avec une aussi angoissante évidence. Ni en 1870, ni sous la Révolution et sous l’Empire, ni sous Louis XIV, ni pendant les guerres de religion, jamais l’enjeu n’avait été aussi grave ; et pour trouver au cours de notre histoire une situation comparable, un danger aussi pressant, je crois bien qu’il faut remonter jusqu’à la guerre de Cent ans et jusqu’à Jeanne d’Arc. Voilà ce dont on a eu, jusque dans les plus humbles villages de France, l’obscur pressentiment et la brusque intuition. Paysans, ouvriers, commerçans, petits bourgeois, gens d’étude et de réflexion, il n’est personne, au moment de la déclaration de guerre, qui n’ait senti avec une force singulière qu’il allait combattre pro aris et focis. Et telle est, à n’en pas douter, la principale raison de l’élan prodigieusement unanime qui, d’un bout à l’autre du territoire, a soulevé l’opinion française et lui a fait accepter virilement, presque avec joie, les durs et sanglans sacrifices de la victoire. On avait escompté nos divisions intérieures, notre soi-disant anarchie chronique : à la grande surprise non seulement de nos ennemis, mais de nos amis mêmes, instantanément le bloc français s’est reformé. Le danger commun a créé une âme commune, une âme à bien des égards nouvelle. Mieux qu’en 1870, plus complètement qu’en 1792, tous les Français, sans distinction de parti, d’école ou d’église, ont communié dans la ferveur spontanée d’un de ces grands sentimens simples qui sont à l’origine de toutes les grandes actions collectives. Il y a dans la vie des peuples comme dans celle des individus des heures qui, par l’intensité d’émotion qu’elles dégagent, par l’ébranlement moral qu’elles provoquent, par les conséquences qu’elles entraînent valent bien des années de vie courante et moyenne. Nous venons de vivre une de ces heures-là : nul d’entre nous ne sera après ce qu’il était avant.

Et nul d’entre nous n’écrira, ne pourra écrire après comme il écrivait avant. Déjà, comme elles sont loin de nous, les pages que nons écrivions encore dans la première quinzaine de juillet ! Comme elles nous semblent vieillies, si nous nous avisons de les relire ! Elles nous font l’effet d’être d’une main étrangère. Nous ne nous reconnaissons plus en elles. Trop d’événemens, et de trop importans, se sont écoulés depuis lors ! Trop d’émotions diverses et profondes ont agité nos cœurs ! Trop de morts se sont entassés sur les champs de bataille ! On dirait qu’un monde est en train de s’abîmer dans le passé, dont nous sommes les témoins étonnés et les éphémères épaves. Quelques mois ont suffi pour nous vieillir d’un demi-siècle. On nous a littéralement changé notre âme. Comment, pour l’exprimer, n’aurions-nous pas désormais recours à des moyens d’expression un peu différens de ceux dont nous usions jusqu’ici ?

Ce que seront ces moyens d’expression, c’est ce qu’il serait sans doute bien prématuré, et un peu téméraire, de vouloir trop nettement indiquer. Ce que l’on peut dire, ce me semble, d’une manière un peu générale, c’est que la littérature de demain, prose et poésie, aura vraisemblablement, dans la forme, quelque chose d’un peu plus simple, d’un peu plus direct, d’un peu plus viril, en un mot, que celle dont nous nous nourrissions jusqu’alors. Je ne veux assurément pas médire de nos prosateurs, ni de nos poètes, et je sais que la réforme que je souhaite et que j’espère est déjà représentée et commencée par d’excellens écrivains. Mais n’est-il pas vrai qu’il y a, même chez quelques-uns des plus beaux talens d’aujourd’hui ou d’hier, des raffinemens de style, des complications de facture, des subtilités d’exécution, des mièvreries ou des gentillesses qui, déjà, nous déconcertent quelquefois, et qui, en tout cas, font plus d’honneur à l’ingéniosité de l’artiste qu’à la sûreté de son goût. Il est probable que bientôt on se montrera un peu sévère pour ces recherches où l’on ne voudra voir que des ornemens de décadence ; la préciosité paraîtra insupportable. Exprimer fortement, avec une brièveté un peu nue, les sentimens ou les idées dont on est plein, fuir les développemens verbeux, tout ce qui est rhétorique ou pure virtuosité de style, rechercher la simplicité des lignes, la netteté du tour, voilà quel sera probablement l’idéal littéraire de demain. À ces jeunes gens qui auront vécu si dangereusement pendant des mois entiers, qui auront connu l’action sous sa forme la plus mâle et la plus exaltante, il faudra une nourriture spirituelle appropriée à leurs besoins nouveaux. Ils auront peu de loisirs pour s’attarder aux mystères de l’ « écriture artiste, » pour déchiffrer les rébus que, sous prétexte d’originalité, nous offrent plus d’un des nouveaux venus dans les lettres ; ils voudront sous l’écrivain trouver un homme, et un homme qui leur parle le langage robuste et clair, alerte et plein, dont ils se sont fait une heureuse habitude.

— En d’autres termes, dira-t-on, ils ne priseront que l’art classique, et ils réclameront un retour pur et simple aux qualités de forme qui caractérisent les œuvres d’un Corneille ou d’un Pascal, d’un Racine ou d’un Molière.

— Je ne pense pas qu’ils répudient toutes les acquisitions, tous les enrichissemens que l’art littéraire a dus aux diverses écoles qui se sont succédé chez nous depuis deux siècles : le romantisme, le naturalisme, le symbolisme même ne seront pas pour eux lettre morte ; ils continueront à lire et à goûter Chateaubriand et Victor Hugo, Taine et Leconte de Lisle, et même Verlaine. Mais ils auront, cela est bien certain, un vif sentiment de notre tradition littéraire ; ils s’insurgeront contre tout ce qui risquera de l’altérer et de la compromettre ; et ils n’admettront comme nouveautés légitimes que celles qui se concilieront pleinement avec elle.


II

Quelles seront d’autre part les sources d’inspiration auxquelles puiseront de préférence les écrivains qui, après la guerre, voudront solliciter nos suffrages ?

Ce n’est assurément pas s’aventurer beaucoup que d’affirmer que le patriotisme sera l’une des principales. A plusieurs reprises depuis quarante-quatre ans, l’idée de patrie chez nous a traversé des crises qui, au fond, étaient beaucoup moins graves qu’elles ne nous le paraissaient, mais qui, néanmoins, ont été trop fécondes en gestes fâcheux et en propos désobligeans. « Je ne donnerais pas en échange de ces terres oubliées (l’Alsace et la Lorraine) ni le petit doigt de ma main droite… ni le petit doigt de ma main gauche… Il me parait qu’elle a assez duré, la plaisanterie des deux petites sœurs esclaves, agenouillées dans leurs crêpes au pied d’un poteau frontière, pleurant comme des génisses au lieu d’aller traire leurs vaches… Nous ne sommes pas patriotes. » Je ne veux pas nommer celui qui, en 1891, écrivait ces lignes qu’il doit bien regretter aujourd’hui. Nous ne trouverons plus, nous pouvons en être assurés, pareilles boutades sous une plume française. Il a suffi de quelques chevauchées de uhlans sur la terre de France pour dissiper toutes ces nuées, pour réconcilier tous les Français dans le même culte pieux et grave de la même patrie. La patrie ! nous ne savions pas combien nous l’aimions tous, il y a quelques mois. Aujourd’hui, toutes les lettres qui nous viennent du front en témoignent de reste, c’est, dans toutes les classes sociales, la même ferveur patriotique, à la fois réfléchie et tendre, et qui trouve parfois pour s’exprimer des formules singulièrement touchantes. Ecoutez ce mot qui n’a pas été inventé : « Le jour de la mobilisation, le 1er août, vers cinq heures, dans un train bondé où les hommes se hâtaient de rentrer vers Paris, afin de rejoindre leur corps, l’un d’eux, après avoir regardé le paysage d’été, — un de ces paysages robustes et délicats tout ensemble de l’Ile-de-France, — conclut : « Ça vaut tout de même la peine de mourir pour un beau pays comme celui-là ! » Et c’est la Guerre sociale, le journal de M. Hervé, qui cite ce mot avec admiration !

Quand un sentiment est si fort, si spontané et si unanime, quand il a été entretenu, éprouvé, mûri par les sacrifices librement consentis qu’il a inspirés, il ne meurt plus dans les âmes. Cette France qu’ils reconquièrent pouce par pouce sur l’envahisseur, et qu’ils arrosent de leur sang, comment nos soldats pourraient-ils ne plus l’aimer ? Et à nous-mêmes, ne nous sera-t-elle pas plus chère de toutes les larmes qu’elle nous aura coûtées ? Tous ensemble, nous n’admettrons plus qu’on raille ou qu’on discute même cette religion de la patrie que nous avons sentie si vivante en nous à l’heure décisive, et nous accueillerons avec joie les livres où elle sera glorifiée.

Nous lirons avec empressement aussi ceux où l’on nous prêchera l’action. Car nous n’aurons pas vécu en vain ces longues journées toutes pleines des gestes de guerre et qui auront fait sentir aux âmes les plus spéculatives le prix supérieur des vies que la pensée pure n’absorbe pas tout entière. Les temps sont finis du dilettantisme que, sous l’influence de nos désastres, on affectait chez nous il y a vingt ans. Nous avions si peu l’habitude d’être vaincus que notre défaite de 1870 faillit nous faire perdre le vieil esprit de notre race. Nous étions jadis, et dans tous les ordres, entreprenans, énergiques, audacieux, et l’aventure même n’était point pour nous déplaire. Nous étions devenus timorés, passifs, presque démissionnaires, et partout, nous nous laissions distancer et supplanter par nos orgueilleux rivaux, qui, eux, criaient bien haut leur fortune et notre déchéance. Nous avions l’air de leur donner raison. Ces parvenus insolens effarouchaient notre modestie native, et nous étions disposés à les trouver très forts, puisqu’ils nous avaient battus. Nous étions dégoûtés de l’action, puisque l’action nous avait si mal réussi, et sans d’ailleurs jamais cesser de travailler, mais renonçant presque à toute vie extérieure, nous nous renfermions dans une tristesse morne et pensive qui perçait dans tout ce que nous écrivions. Grâce à Dieu, voilà qui est en train de changer. Nous avons repris conscience de notre génie propre sur les champs de bataille, et à la grande surprise de nos ennemis, de nos amis eux-mêmes, nous nous sommes retrouvés les descendans authentiques de ces Gaulois qui émerveillaient César. La victoire achèvera de nous rendre en nous-mêmes la confiance que nous avions failli perdre, et, cette fois, le goût de l’action ne nous quittera plus. La guerre finie, nous regagnerons le temps perdu depuis près d’un demi-siècle. Notre commerce, notre industrie, reprendront sur les marchés du monde la place à laquelle ils ont droit ; l’argent français redeviendra moins timide ; nous voyagerons ; nous n’ignorerons plus l’étranger et nous nous ferons connaître de lui ; nous ne laisserons pas exploiter par d’autres les colonies que nous avons conquises. En un mot, nous voudrons continuer à être un grand peuple, et à le paraître. Et notre littérature se ressentira de ces dispositions nouvelles ou renouvelées. Elle aura l’ardeur, elle aura la virilité qui conviennent à une nation victorieuse ; un sang jeune, hardi, généreux, circulera dans les œuvres de nos écrivains ; ils répudieront les allures efféminées, alanguies, chlorotiques de quelques-uns de leurs prédécesseurs ; leurs tristesses mêmes auront je ne sais quoi de mâle et de confiant ; ils nous apprendront à vouloir ; ils nous pousseront à agir ; ils nous enseigneront que la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue, si elle n’était pas un effort constant vers le mieux, la réalisation progressive et méritoire d’un idéal d’humanité supérieure.

Cet idéal, il est à croire que nos prosateurs et nos poètes de demain auront à cœur de le définir. Et d’abord, il me parait assez peu probable qu’ils nous prêchent le culte du moi ; j’imagine au contraire qu’ils seront de fervens apologistes de la solidarité, non pas de cette solidarité vague et toute théorique qu’on nous vantait jadis, et qui, d’ailleurs, s’accommode fort bien, en pratique, de l’intolérance et du sectarisme irréligieux, mais d’une solidarité réelle, effective, non conditionnelle, fondée sur « l’entr’aide » que se doivent tous les enfans d’une même patrie. Ce sera là aussi l’une des leçons de la guerre, et non pas l’une des moins utiles. Il y a quelques mois à peine, l’union, avouons-le, n’était point parfaite parmi les Français. La politique, la religion, les idées et les intérêts créaient entre nous tous bien des sujets de discorde. Brusquement, devant le danger commun, toutes ces divergences ont disparu. Les riches, les pauvres, les hommes de pensée et les artisans, les croyans et les libres penseurs, tous, la main dans la main, ont couru à la frontière. Ils s’ignoraient hier ; aujourd’hui, ils fraternisent sur les champs de bataille ; ils versent leur sang pour une même cause, et, dans la familiarité des mêmes dangers courus, des mêmes sacrifices héroïquement acceptés, des mêmes fatigues, des mêmes privations, et des mêmes tristes ou glorieuses émotions, ils prennent une conscience qu’ils n’avaient pas encore des liens secrets qui les unissent les uns aux autres, et, tous ensemble, à cette assemblée des vivans et des morts qui constitue la Patrie. Les différences sociales s’abolissent ; les oppositions de sentimens ou de doctrines s’émoussent ; les préjugés de classes ou de coteries s’atténuent ou disparaissent. L’ouvrier blessé qu’un « patron, » au péril de ses jours, transporte à l’ambulance prochaine, oubliera les déclamations socialistes dont, hier, il se leurrait lui-même, et l’on a vu, — ironie involontaire ! — un soldat qui pansait son lieutenant en sifflant l’Internationale. Et cette pénétration mutuelle des diverses catégories sociales ne s’est pas limitée à l’armée. Chez ceux et celles qui ne partaient pas, il y a eu aussi un admirable élan de solidarité qui s’est traduit sous bien des formes : sociétés de secours aux blessés, aux réfugiés des régions envahies, aux familles des mobilisés, et combien d’autres œuvres ayant pour objet de venir en aide aux victimes innombrables de cette terrible guerre ! Chacun a voulu, de sa bourse, de son temps, de ses facultés inemployées, de sa bonne volonté agissante, coopérer le plus activement possible à l’œuvre commune de la défense nationale. Tous les membres de la grande famille française se sont rapprochés les uns des autres dans cette crise ; l’identité des préoccupations, des espérances ou des tristesses a créé comme un vaste courant de sympathie générale où venait se fondre ou s’atténuer tout ce qui, dans la vie habituelle, en séparant les conditions, rend les âmes si souvent étrangères les unes aux autres. Ces deux femmes qui pleurent leurs fils tués à l’ennemi se sentent sœurs dans la même infortune, et leur douleur oublie un moment l’indifférence mutuelle où, hier, elles vivaient à l’égard l’une de l’autre. Que d’autres exemples nous avons tous eus sous les yeux, depuis quelques mois, de ce resserrement du lien social ! « Vous ne sauriez croire, disait cet autre, combien, depuis la guerre, on est plus aimable dans les tramways ! » Et ce n’est pas là une simple boutade. Il est à croire et à espérer que ce généreux état d’âme survivra à la crise présente, et, pour y correspondre, les écrivains feront bien de ne pas se poser en professeurs d’individualisme.

Je ne leur conseillerai pas non plus de jouer aux professeurs d’immoralité. Nous avons à cet égard, avouons-le, commis jadis plus d’une imprudence. L’une des preuves que les Allemands donnent le plus volontiers de notre soi-disant décadence, — cette décadence à laquelle ils ont cru avec la plus grossière naïveté, — c’est « l’immoralité » de notre littérature. On sait que les Allemands ont toujours été persuadés qu’ils étaient le plus « moral » des peuples de la terre. Comme ils ne sont pas pharisiens, on les entendait s’écrier plusieurs fois par jour : « Seigneur ! que nous sommes moraux ! Nous te bénissons, Seigneur, de nous avoir créés à ton image, et si différens de ces Français corrompus ! » Nous autres, gens modestes, sans même rappeler certains procès scandaleux qui en disent assez long sur l’état de leurs « mœurs, » nous attendrons, pour parler de la « moralité » des Allemands, qu’ils se soient justifiés de tous les crimes de droit commun qu’ils ont commis en Belgique, en Pologne et en France ; mais nous reconnaîtrons que les plus bruyans et quelques-uns des plus connus d’entre nos romanciers ont pu, par la liberté de leur langage, de leurs peintures ou de leurs sujets, donner le change à certains lecteurs prévenus ; et nous engagerons les jeunes écrivains à ne plus fournir à nos adversaires de trop faciles prétextes à de spécieuses calomnies. La « hardiesse » n’est pas l’impudeur, et l’immoralité n’est pas du tout nécessaire au génie. Aussi bien les épreuves que nous.traversons vont nous rendre, elles nous ont déjà rendus sévères pour les légèretés auxquelles certains d’entre nous ont pu, jadis, se laisser entraîner. Les tragiques réalités auxquelles nous avons été mêlés ont nécessairement incliné nos réflexions, sinon a la tristesse, tout au moins à la gravité. La frivolité ne saurait plus être notre fait. Quand on voit la mort de près, on se rend compte que la vie est une chose sérieuse, et l’on perd le goût de certains badinages. D’autre part, qui ne sent qu’après la guerre, après la victoire, pour réparer tant de ruines accumulées, il faudra de longues années, de grands efforts persévérans, bref, une immense bonne volonté générale ? Ironie, scepticisme, indifférence morale, épicurisme sont des dispositions qui passeront pour parfaitement « indésirables » dans la cité future. Dans la grande ruche bourdonnante, il n’y aura plus de place pour les frelons. Or, à cette œuvre collective la littérature ne pourra manquer de collaborer à sa manière. Nous demanderons aux livres que nous lirons de nous entretenir dans les sentimens graves dont nous aurons besoin pour accomplir notre tâche. L’Abbesse de Jouarre et la Révolte des anges nous paraîtront de moins en moins des œuvres hautement éducatives. Nous refuserons notre confiance à ceux qui voudront obscurcir dans nos âmes les notions de devoir et de conscience morale. Nous ne demanderons assurément pas à nos auteurs de se costumer en de fâcheux prédicans, mais nous estimerons que, sans sortir de leurs attributions, et sans être ennuyeux, ils pourront nous faire sentir la souveraine importance des problèmes moraux. En un mot, ils auront pour mission de dégager et de mettre en pleine lumière le sérieux profond de notre race, et de rappeler, à ceux qui seraient tentés de l’oublier, que, si la France est le pays de Voltaire, elle est aussi le pays de Pascal.

Et je crois enfin que la littérature de tout à l’heure sera, dans son ensemble, d’une inspiration hautement religieuse. On a souvent observé que les grandes commotions politiques et sociales, les grandes mêlées d’hommes et de peuples, — et il n’y en a pas eu dans l’histoire de comparable à celle à laquelle nous assistons, — sont généralement accompagnées ou suivies de fortes explosions de mysticisme. Les raisons de ce phénomène sont assez faciles à démêler. Dans la vie ordinaire, et, par conséquent, en temps de paix, nous vivons tous à la surface de notre être. Nous nous ignorons nous-mêmes ; nous ne savons ni ce que nous sommes, ni ce que nous pouvons être. Dans les profondeurs de nous-mêmes sommeillent, à notre insu, des énergies qui risquent fort de ne jamais s’éveiller et de périr ensevelies avec nous, mais qui, à l’appel de la destinée, peuvent aussi affleurer au dehors, briser le cadre des habitudes prises, s’exercer et se déployer avec d’autant plus d’intensité qu’elles sont plus fraîches, plus neuves, moins émoussées par l’action. La guerre, cette rude école d’ascétisme involontaire, est incomparable pour transformer et repétrir les âmes. Elle brusque les indolences, fait violence aux égoïsmes, force aux paris rapides et définitifs. Elle déchaîne les puissances de sentiment. Elle exalte la volonté. Par les idées qu’elle suggère, par les émotions qu’elle provoque, par les visions terrifiantes ou sublimes, qu’elle met quotidiennement sous nos yeux, elle fait surgir presque en chacun de nous un être nouveau, plus vibrant, plus jeune, plus riche, à la fois plus profond et plus complet. Elle met fin aux préventions superficielles, aux faciles objections du respect humain ; elle pose avec une force si impérieuse le tragique problème de la mort et de la destinée qu’elle écarte d’avance les réponses dilatoires et les solutions insincères. Et cet état d’âme est éminemment propice aux aspirations religieuses.

Ne nous étonnons pas qu’il soit très répandu aujourd’hui parmi nous. Il n’est pas nécessaire d’être un bien grand philosophe pour comprendre que nous vivons en ce moment l’une des heures capitales de l’histoire humaine, la plus considérable assurément que le monde ait vécue depuis la Révolution française. Plus on étudiera dans ses origines, dans ses caractères, dans ses conséquences, le terrible conflit où nous sommes engagés, et qui met aux prises non pas seulement deux groupes de peuples et deux races, mais deux civilisations, ou plutôt la barbarie et la civilisation même, plus on reconnaîtra qu’il va dans ce moment d’histoire quelque chose, sinon d’unique, tout au moins de véritablement extraordinaire. Dans ce tumulte des événemens qui se pressent, des questions historiques qui se greffent les unes sur les autres et qui vont recevoir la solution qu’elles attendent depuis plusieurs siècles, on a peine à ne pas voir comme l’impatience d’un maître suprême qui débarrasse la scène pour d’autres acteurs et d’autres tragédies. Les esprits les plus froids, les plus réalistes, les positivistes les plus endurcis ont senti que la partie qui se jouait dépassait infiniment l’habituelle portée des démarches humaines ; ils ont eu le frisson du mystère qui enveloppe nos destinées collectives ; ils ont entrevu l’abime obscur où plonge l’humanité périssable ; ils ont frémi au souffle de la Fatalité qui passait ; et ils n’ont point dissimulé leur émoi. « Recueillons-nous ! Prions ! » écrivait M. Emile Faguet dans l’attente de la « grande bataille ; » et M. Clemenceau lui-même a parlé de la Providence. Rappelons-nous encore l’article célèbre, l’article enthousiaste et lyrique de « R. Stalky » dans le Times : « Deux fois déjà auparavant, dans le cours des siècles, à Poitiers et dans les champs catalauniques, un combat pareil avait eu lieu sur le sol de la France, et maintenant, pour la troisième fois, c’est la haute et dure destinée de ce pays d’être la nation gardienne, et ce n’est pas un simple accident, car la France est le trésor le plus haut que ces barbares consciens voulaient détruire. » On pourrait multiplier les témoignages. Jamais plus universellement qu’aujourd’hui l’interprétation mystique de l’histoire n’a paru plus naturelle et plus raisonnable.

Un autre important facteur dont il y a lieu de tenir compte, c’est la présence des prêtres sous les drapeaux. S’il y a une loi dont nos aimables anticléricaux ne pouvaient prévoir toutes les conséquences, c’est celle qu’ils ont baptisée, avec l’ineffable élégance qui caractérise leur langage, « la loi des curés sac au dos. » Les prêtres-soldats, comme c’était à prévoir, et comme nous l’apprennent toutes les lettres qui nous viennent du front, ont été d’abord des soldats admirables, de prestigieux entraîneurs d’hommes : ils ont enseigné l’héroïsme non seulement par leurs paroles, mais par leur exemple. Et puis, ils ont rempli leur mission de prêtres, dans les conditions peut-être les meilleures où l’apostolat ecclésiastique puisse s’exercer : ils ont exhorté, consolé ; ils se sont dévoués ; ils ont propagé leur foi ; ils ont redressé les esprits et soigné les âmes. Leur action incessante et discrète a fait tomber bien des préjugés. Il est peu probable qu’il y ait beaucoup d’anticléricaux militans parmi ceux qui reviendront des champs de bataille.

Et ainsi, de proche en proche, il se répand dans le pays un état d’esprit nouveau qui survivra certainement à la guerre, et qui ne pourra manquer de se refléter dans la littérature. On reconnaîtra d’ailleurs que la religion, si elle n’a évidemment pas la beauté pour objet, n’est pourtant pas une mauvaise inspiratrice de beauté. Est-ce que les plus grandes, les plus belles œuvres de notre littérature ne sont pas précisément celles qui sont comme consacrées à la glorification de l’idée religieuse ? — Religion, morale, esprit de solidarité, goût de l’action, patriotisme, toute notre histoire littéraire en témoigne, ceux de nos écrivains qui ont largement puisé à ces nobles sources d’inspiration n’ont jamais eu, — même littérairement, — à s’en repentir.


III

Est-il possible de prévoir ou de pressentir dès aujourd’hui quelle sera, dans la littérature de demain, l’orientation des principaux genres ? On peut au moins émettre à cet égard quelques conjectures, dont la généralité même garantira la modestie.

Et d’abord, je crois bien que nous allons assister à un riche renouveau de lyrisme. La vie intense que nous avons tous vécue depuis neuf mois, que nous allons vivre encore, a exalté toutes les puissances, et, si je puis dire, a tendu toutes les cordes de notre âme. Quel est celui d’entre nous qui ne s’est pas surpris, quand il parlait de la guerre, soit dans une lettre intime, soit même dans une conversation familière, à élever le ton, à mettre dans ses paroles une chaleur d’émotion, une vivacité d’images, une ardeur de mouvement, une vibration d’accent dont il est parfois, l’instant d’après, tout le premier à s’étonner, et presque à sourire ? Voyez aussi, en attendant celles que l’on connaîtra plus tard, les « lettres de combattans » que publient tous les journaux. Eh bien ! tout cela, c’est la matière brute, c’est le jaillissement spontané, involontaire, du futur lyrisme. Vienne un poète, un vrai poète et un grand poète qui, ayant éprouvé et accueilli toutes ces émotions, les ayant laissées filtrer à travers son âme, les soumette à la discipline de l’art, et sache leur donner cet air d’éternité que, seule, assure la forme verbale parfaite ; et comme au temps du Romantisme, et pour les mêmes raisons, nous verrons se lever une admirable floraison lyrique. Le marbre est là, tout prêt : il n’attend plus que le statuaire.

Ce lyrisme nouveau que nous attendons et que nous appelons de nos vœux, si personnelle qu’en puisse être l’expression, aura vraisemblablement, comme d’ailleurs les plus grandes œuvres lyriques, quelque chose de très impersonnel par la qualité des sentimens et des idées qu’il mettra en œuvre. Les émotions que vont traduire nos poètes, ce sont celles de tout un peuple ; et quel est celui d’entre nous qui, dans le miroir qu’ils lui présenteront, ne se reconnaîtra pas lui-même, ne retrouvera pas toute une partie de sa vie passée ? Heureux les poètes qui, portés par le flot même des événemens, n’ont qu’à exhaler leur chant intérieur pour devenir tout naturellement des poètes nationaux ! Il est même à croire que le lyrisme des nôtres revêtira plus d’une fois la forme épique. Non pas, on l’entend bien, et Dieu m’en garde ! — que je réclame une Joffréide ! Je crois que certaines formes d’épopées, — comme de tragédies, sont aujourd’hui absolument périmées, et que le plus grand génie ne saurait les galvaniser. Mais le « fragment épique, » à la manière de Victor Hugo, par exemple, est une forme bien vivante, et qui conviendrait à merveille pour glorifier les exploits de nos étonnantes armées. Car elle est partout dans cette guerre, l’épopée française, aussi glorieuse, aussi follement téméraire, aussi insouciante du danger, aussi dédaigneuse de la mort qu’aux plus belles journées des guerres de la Révolution ou de l’Empire. Ces jeunes gens que rien n’avait préparés à la vie des camps se sont, du premier coup, montrés les émules des vieux grognards leurs ancêtres. Il suffit d’ouvrir l’Officiel pour y trouver une matière épique susceptible d’alimenter je ne sais combien de Chansons de Roland ou d’Iliades, et il n’y a pas de bréviaires d’héroïsme qui vaille la lecture de nos journaux quotidiens. Les gestes le plus justement célèbres, les paroles même le plus admirées et le plus citées de nos héros d’autrefois, voilà que les plus obscurs de nos héros de 1914 les retrouvent comme d’instinct, et nous les voyons notés en deux lignes, avec la sécheresse d’un procès-verbal, à la place des insipides faits-divers qui, hier encore, s’étalaient dans nos gazettes. Matière toute chaude d’épopée, s’il en fut jamais ! Ah ! puissent tous ces héros de la grande guerre rencontrer quelque poète qui soit digne de les chanter, digne de perpétuer les émotions journalières que nous éprouvons à lire leurs hauts faits, à nous dire que la preuve est faite de l’impérissable vitalité de notre race !

Il se peut aussi, et pour les mêmes raisons, que, parallèlement à la renaissance de l’épopée, nous assistions à la renaissance de la tragédie. La tragédie, comme l’épopée, est le genre par excellence des grandes époques militaires. Ce sont les guerres de la fin du XVIe et du XVIIe siècle qui ont fait naître tant de poèmes épiques mort-nés et tant de beaux poèmes tragiques. Corneille et Racine, — et qu’importe qu’ils n’en aient pas eu conscience ? — ont chanté, en les transportant dans l’antiquité gréco-latine, les exploits des grands hommes de guerre, leurs contemporains. C’est Condé, c’est Turenne qui ont été leur « modèle idéal, » qui ont donné le ton à leurs œuvres et à leur public. Il va d’ailleurs sans dire que, si nous voyons renaître la tragédie, elle ne sera point calquée sur la tragédie classique, pas plus qu’elle ne le sera sur le drame romantique. Mais si la peinture « artialisée » de fortes passions ou de hauts sentimens, de caractères énergiques et profonds de douloureuses destinées, si la fidèle et sobre représentation d’une violente crise morale sont peut-être les élémens nécessaires et suffisans d’une tragédie véritable, ce n’est point la matière, ce ne sont pas les héros, ni les sujets, — ni le public, — qui manqueront désormais à nos auteurs dramatiques. Il y aurait peut-être, dans cette voie, à chercher et à trouver la formule d’un drame nouveau, d’un drame vraiment moderne, qui pourrait être, — toutes proportions gardées, — pour les générations nouvelles, l’équivalent de ce qu’a été la tragédie classique pour nos pères.

Plus sûrement encore, croyons-nous, le genre du roman va sortir transformé et rajeuni de la crise que nous traversons. D’abord, et comme le théâtre lui-même, en ce qui concerne ses sujets. Il évitera de les emprunter perpétuellement à la chronique galante. L’article « roman parisien » va très probablement disparaître à jamais de la circulation. Nous ne le regretterons pas : comme il était lu à l’étranger bien plus encore qu’en France, il a desservi notre cause au dehors plus qu’on ne saurait le dire. C’est dans nos « romans parisiens » que les Allemands se sont formé l’image, truculente et grotesque, de la « Babylone moderne, » cette Babylone qu’ils vouaient à l’exécration, et où ils auraient été d’ailleurs si heureux de pénétrer pour y assouvir leurs très morales convoitises. Il y a tant de choses dans le monde, et à Paris même, qui sont plus intéressantes et plus dignes de la littérature que celles qui forment l’habituelle matière des « romans parisiens » La guerre nous en a révélé quelques-unes. Il est probable qu’elles alimenteront durant de longues années notre production romanesque et que le « roman de la guerre » fera longtemps prime en librairie. Évidemment, on en abusera, et l’on aura tort d’en abuser ; mais, abus pour abus, la glorification de l’héroïsme militaire vaudra bien le récit, toujours identique à lui-même, de perpétuels adultères. Romans ou nouvelles, nos écrivains d’imagination n’auront qu’à puiser dans les journaux de ces derniers mois pour y trouver d’admirables données d’ « histoires vraies » si naturellement émouvantes qu’ils auront sans doute le bon goût de ne pas les gâter, et d’y mêler le moins possible de « littérature. » Veut-on un exemple, pris entre bien d’autres, de ces nouvelles « toutes faites » comme nous en avons tant lues, tous ces derniers temps ?

C’était aux environs de Reims, vers la fin de novembre. Une batterie d’artillerie lourde allemande nous faisait un mal terrible, et elle était si bien dissimulée qu’il était impossible de la repérer. Le commandant fait appel à deux volontaires : il s’agit d’aller à la découverte des obusiers ennemis, et, à l’aide d’un téléphone portatif, d’indiquer exactement leur position. Tous les hommes s’offrent. On choisit deux maréchaux des logis. Ils parviennent, non sans peine, à une ferme d’où ils voient admirablement la batterie allemande. Le tir des pièces françaises, peu à peu rectifié, fait merveille, démonte un obusier, que dix hommes. Mais bientôt le téléphone se fait de nouveau entendre :


Cessez le feu, mon commandant. Ils ont changé de place. Ils quittent le bois. Ils se défilent sur la route maintenant. Ils viennent vers la ferme… Quelle ferme ? Mais la nôtre, parbleu !… Ils viennent vers nous… Nous sauver ? Vous nous dites de nous sauver, mon commandant… Mais qui vous donnera le repérage, alors ?… Non, non, nous restons… D’ailleurs, nous sommes dans le grenier. Ils ne nous verront peut-être pas. Attendez une minute avant de reprendre… Ils mettent en batterie à trente mètres de nous… Je vous dirai quand ils seront bien installés… Alors on pourra y aller carrément… Partir ?… Oh ! mon commandant, c’est trop tard… Les Boches sont dans la cour. Nous ? Mais ça ne fait rien… Ils sont en place… Allez, vous pouvez tirer… Tirez sur nous, mon commandant… Mais tirez donc !


Quelques secondes après, les hommes, la ferme, la batterie allemande et ses servans, tout était détruit[1]. — N’est-ce pas aussi beau que le mot fameux du chevalier d’Assas ? Et voyez-vous ce sujet traité par Maupassant ou par Mérimée ?

L’abondance, peut-être bientôt excessive, des nouvelles ou romans militaires ne sera pas, j’imagine, dans la littérature romanesque, l’unique conséquence de la guerre européenne. A côté des romans d’aventure, des romans de cape et d’épée et des romans historiques que nous pourrions bien voir se multiplier avec quelque profusion, nous allons, si je ne m’abuse, voir se développer ce que j’appellerais volontiers le roman de la saine vie française. Une fine observation des mœurs, des caractères et des milieux, une poésie familière et intime, le sens des problèmes moraux, une grande simplicité d’intrigue et de mise en scène, bref, une représentation discrète, exacte, et d’où ni la variété, ni la grandeur ne seront absentes, de la vraie France, de celle qui ne fait pas beaucoup de bruit et qui travaille, de celle que n’ont pas su voir les myopes espions du roi de Prusse, et qui s’est levée tout entière pour repousser l’envahisseur : on peut prédire aux romanciers de talent ou même de génie qui s’engageraient dans cette voie une très riche matière à exploiter et de durables succès d’excellent aloi.

Sans vouloir faire tort à la littérature d’imagination, on peut penser que la littérature historique, elle aussi, va recevoir des événemens actuels une très heureuse impulsion ; et même, si quelques jeunes écrivains, plutôt que de s’enrôler dans la légion des romanciers médiocres, avaient la bonne pensée d’employer leurs réelles qualités d’imagination et de style à l’élaboration de quelques livres d’histoire, le bénéfice ne serait pas mince. Car, — je sais les exceptions, et je les honore comme il convient, — ce qui a manqué le plus à nos récentes écoles historiques, ce sont précisément ces qualités littéraires pour lesquelles elles avaient le tort d’affecter le plus souverain mépris. Sous l’influence d’une fausse idée de « Science, » — qui nous vient d’Allemagne, on ne saurait trop le redire, — on s’était mis, chez nous, dans le pays d’Augustin Thierry et de MicheIet, à professer l’horreur du talent et le culte, disons mieux, la superstition du « document. » Il était convenu que l’histoire devait être une science, c’est-à-dire une nomenclature de faits et une juxtaposition de textes documentaires. Et l’on « compilait, compilait, compilait ; » et l’on entassait les uns sur les autres les livres illisibles. Il est à croire que cette douce manie nous passera ; que nous nous apercevrons, à la lumière des faits contemporains, que l’histoire est chose vivante, et que, pour reproduire tout le mouvement de la vie, les ressources de l’art et celles mêmes de la philosophie ne doivent pas inutilement s’ajouter à l’exacte connaissance des pièces d’archives. Et pareillement, il faut espérer que nous en avons fini avec certain préjugé pacifiste qui s’était glissé un peu partout, et notamment dans les divers programmes d’enseignement universitaire. On déclarait gravement que les temps étaient abolis de ce que l’on appelait « l’histoire-batailles, » et qu’à cette conception gothique il fallait en substituer une autre plus philosophique, plus moderne et plus humaine. Et l’on s’écriait : « Place à l’histoire des institutions et des mœurs ! Place à l’histoire de la civilisation ! » Comme si un demi-siècle d’histoire de France et d’histoire d’Allemagne, — disons mieux, comme si un demi-siècle d’histoire européenne n’avait pas été « conditionné » par la bataille de Sedan ! Nous tous qui, pendant la semaine tragique qui a précédé la bataille de la Marne, avons senti, — avec quelle angoisse ! — que c’était le sort même de la civilisation française qui allait se jouer là, une fois de plus, dans les champs catalauniques, entre les successeurs des Huns et les descendans des Gallo-Romains, nous ne répéterons plus pareille niaiserie. Sans vouloir tout réduire dans l’histoire à « l’histoire-batailles, » nous saurons, dans l’histoire générale de la civilisation humaine, faire à « l’histoire-batailles » la place à laquelle elle a droit. Et s’il se trouve un nouvel Henry Houssayc pour nous conter avec la maîtrise que nous souhaitons les campagnes de 1914-1915, nous lui ferons un succès analogue à celui qui a salué l’apparition des livres sur 1814 et 1815. Le sujet est de ceux qui appelleraient un nouveau Thucydide[2].

Verrons-nous se dessiner dans la critique une évolution parallèle ? Je le crois, pour ma part, et je l’espère fermement. Dans ce domaine aussi, l’idole de la « Science » avait exercé ses funestes ravages. Que de bons esprits, auxquels ne manquaient ni les idées, ni le goût, ni le style, se sont évertués, par scrupule soi-disant « scientifique, » par un ascétisme d’un nouveau genre, à des compilations sans originalité et, parfois même, sans utilité ! L’érudition, sous les formes les moins aimables et les plus pédantesques, envahissait toute cette vaste province de l’esprit français, l’une de celles où notre génie national, de l’aveu même des étrangers, a produit quelques-unes de ses fleurs les plus exquises et les plus rares. En poésie, en histoire, au théâtre, dans le roman, les Français ont à l’étranger des émules ou même des maîtres ; ils n’en ont point en critique : dans aucune littérature, on ne trouvera l’équivalent de Sainte-Beuve. En dépit des efforts et des protestations de quelques trop rares écrivains, nous avons failli faire trop bon marché de cette supériorité native ; nous nous sommes mis à la remorque de la lourde et arrogante Allemagne ; et, dans le genre même où nos traditionnelles qualités de tact, d’ingéniosité, d’intuition, sont le plus nécessaires, nous sommes allés demander des leçons de « méthode » au pays où « l’esprit géométrique » fleurit peut-être avec abondance, mais qui, assurément, est aussi dépourvu que possible d’« esprit de finesse. » Et il n’a plus été question que de « bibliographie, » de « critique de textes, » de « monographies, » que sais-je encore ? Chaque critique s’est cru un « savant, » et, autant qu’il était en lui, a essayé de transformer en un « laboratoire » son modeste cabinet de travail. J’ai peur qu’à cet égard la docte Université de France n’ait plus d’un reproche à s’adresser à elle-même. Il n’y a d’ailleurs pas à craindre qu’elle meure dans l’impénitence finale. La guerre l’a éclairée elle aussi. La « barbarie savante » qui nous arrive d’Allemagne, et dont elle vient d’avoir la brusque révélation, l’a fait reculer d’horreur. Elle s’est ressaisie. Grâce en partie à elle, la critique française va retrouver sa vivante et si humaine tradition, - — une tradition dont elle est très loin d’avoir épuisé toutes les ressources. Sans cesser d’être précise, exacte, érudite même, s’il le faut, et autant qu’il le faudra, elle saura ne pas se contenter de ces qualités négatives ; elle n’aura pas peur des idées, et elle gardera le sens de l’art ; elle entretiendra avec piété le culte des chefs-d’œuvre et des grands écrivains ; elle sera accueillante au jeune talent ; elle l’aidera à dégager son originalité, elle lui en donnera une claire conscience ; elle l’imposera au public ; elle dédaignera la camaraderie, et son autorité sera faite de sa conscience et de son indépendance ; enfin, elle se mêlera passionnément à la vie, et, de tout son pouvoir, elle travaillera à la diffusion des idées et des sentimens sans lesquels un grand peuple est voué à une irrémédiable décadence. Entendue ainsi, la critique n’est pas un divertissement de cuistres, et elle a un rôle à jouer, non seulement dans la littérature, mais dans la vie nationale. Bacon définissait l’art « l’homme ajouté à la nature ; » je définirais volontiers la critique, — celle de demain comme celle d’hier, — l’homme ajouté aux livres, homo additus libris.

Il n’y a pas de vraie critique sans un peu de philosophie, et la philosophie touche de trop près à la littérature pour ne pas suivre, — ou précéder, — cette dernière dans son évolution. Il est infiniment probable que la philosophie que nous allons voir, je ne dis pas naître, — car elle est déjà née, — mais se développer, au lieu d’être, comme celle qui l’avait précédée, une philosophie presque purement intellectualiste, sera essentiellement une philosophie de la vie. Elle ne se jouera pas à la surface, et, en quelque sorte, au seuil de la réalité ; elle s’efforcera d’en saisir l’intimité profonde. Elle n’ignorera, certes, pas la science ; mais elle la dépassera, et elle la critiquera ; elle ne se laissera pas asservir à cet épais scientisme qu’on a élaboré en Allemagne et dont quelques grands esprits de chez nous ont, jadis, été dupes ; rien de ce qui intéresse l’homme ne lui restera étranger ; elle aura une curiosité passionnée de la vie morale et de toutes les questions qui s’y rapportent ; elle n’aura pas peur de poser le problème religieux. En un mot, elle sera libre, vivante, humaine, et elle renouera sans effort les plus hautes traditions de l’esprit français. Enfin, elle ne se croira pas tenue d’adopter le jargon obscur que nombre d’apprentis philosophes ont mis à la mode ; elle se souviendra que de bons et même de très grands écrivains français ont été philosophes, et que Descartes, Pascal, Malebranche, Taine et Renan ont aussi une place dans l’histoire de notre littérature. Ainsi renouvelée, retrempée à ses sources profondes, dégagée des influences adverses qui en entravaient le libre développement, la pensée française va retrouver dans le monde des esprits le rang et la dignité que le peuple de France est en train de reconquérir dans le monde des nations vivantes.


IV

Sont-ce bien là les caractères que revêtira la littérature qui, demain, va naître de la guerre ? Évidemment, en pareille matière, les affirmations dogmatiques auraient quelque chose d’un peu puéril, et l’histoire serait trop simple si l’on pouvait ainsi en prévoir à coup sûr les vicissitudes. Ce qui pourtant nous ferait croire que tout n’est pas absolument vain dans les pressentimens, — dans les espérances, si l’on préfère, — que nous venons de formuler, c’est que la plupart des tendances que nous avons analysées, nous les trouvons déjà, plus ou moins nettes, plus ou moins mêlées, dans la littérature d’aujourd’hui ou d’hier ; et nous n’avons eu, pour ainsi dire, qu’à les prolonger par la pensée, qu’à les préciser, et qu’à les projeter dans l’avenir, pour entrevoir les probables destinées prochaines des Lettres françaises. Oui, quelques-uns de ces jeunes gens qui seront les écrivains de demain, et qui, aujourd’hui, combattent l’envahisseur, les armes à la main, — hélas ! plusieurs d’entre eux déjà sont morts, — avaient déjà, avant la guerre, essayé, dans quelques livres, d’exprimer leur personnalité ; et sous les imitations, les gaucheries, les intempérances de la jeunesse, on voyait s’élaborer et s’esquisser leur idéal intérieur. Et comme rien ne naît de rien, en littérature comme ailleurs, cet idéal, ils le tenaient, pour une large part, de quelques maîtres vivans ou morts, dont l’œuvre, issue de la guerre de 1870, avait été de réparer le passé et de préparer l’avenir[3]. À proprement parler, quand ils quitteront le fusil pour la plume, ils auront bien plutôt, avec quelques nuances nouvelles, à se continuer et à se développer qu’à se transformer.

Et si la fortune continue à leur sourire, si les talens ou les génies ne manquent pas aux œuvres, nous pourrons voir se lever une grande littérature, une littérature peut-être aussi grande que notre littérature romantique, ou même que notre littérature classique. Je crains cependant que, pour égaler complètement cette dernière, il ne lui manque une qualité ou une vertu, difficile à suppléer, ce me semble, et dont l’absence s’est déjà fait sentir dans plus d’un ouvrage contemporain. Il faut préciser cette crainte, tout en souhaitant très sincèrement qu’elle ne se réalise pas.

Ce n’est point médire des jeunes générations qui vont arriver à la vie littéraire, que de croire qu’elles n’apporteront pas un fonds très solide de culture classique. Formées pour la plupart par les fameux programmes de 1902, elles n’auront point reçu, dans toute son intégrité, la vieille tradition humaniste qui, au total, depuis quatre siècles, a formé comme le fondement substantiel de toute notre littérature. L’antiquité gréco-latine ne leur sera pas très familière ; du moins, elles n’en seront pas pénétrées, nourries, comme l’étaient encore leurs aînés que nous sommes, et elles n’auront pas fait, ou elles n’auront pas bien fait leur « rhétorique. » Faut-il rapporter à cette demi-lacune ce que, hier encore, on appelait « la crise du français, » et qui me paraît un fait indéniable ? Je suis, pour ma part, très tenté de le croire. Un notable fléchissement de la langue, et comme une dégradation du sens de la composition, si ce sont bien là quelques-uns des défauts que nous constatons dans les livres des nouveaux venus, comment ne pas voir autre chose qu’une simple coïncidence entre l’apparition de ces fâcheuses tendances et cette dépréciation parallèle de l’humanisme dans notre éducation littéraire ? Le culte très réel que professent d’autre part les générations nouvelles pour notre pure tradition classique française, les besoins d’esprit qu’aura fait naître la guerre suffiront-ils à rétablir l’équilibre, à nous rendre ces vertus intellectuelles dont la disparition complète serait, à tous égards, si profondément regrettable ? Je le souhaite, je voudrais l’espérer ; mais je n’en suis pas très sûr. Raison de plus, en tout cas, pour revenir, le plus tôt possible, comme le demandait ici même, tout récemment, M. René Doumic, à une discipline spirituelle et pédagogique qui a fait ses preuves, et à laquelle nous devons peut-être la plupart de nos grands écrivains d’autrefois. Le cas des poètes de la Pléiade refaisant leurs études d’ « humanités » et s’enfermant au collège de Coqueret pourrait bien avoir, pour nous Français, la valeur instructive d’un symbole.

L’un des caractères les plus originaux de notre classicisme français a été, après sa ferveur d’humanisme, sa très grande indépendance à l’égard des littératures étrangères. Cette indépendance, assurément, n’a pas été absolue, et si nos classiques ont entièrement ignoré l’anglais et l’allemand, ils ont bien connu la littérature espagnole et la littérature italienne, et ils s’en sont inspirés fort heureusement, à plusieurs reprises. Cependant, on ne peut dire que l’imitation ou l’inspiration étrangères fassent partie intégrante de notre classicisme. D’abord, l’importance des élémens italiens ou espagnols qui sont entrés dans la composition de nos œuvres classiques françaises ne saurait être comparée à celle des élémens gréco-latins. Et, en second lieu, le principe même de notre classicisme était extérieur et supérieur à celui des inspirations d’œuvres étrangères. De sorte que, si les influences étrangères exercées sur notre littérature classique ont été réelles, elles n’ont jamais été que secondaires, et, pour ainsi parler, adventices. Il n’en a pas été de même de notre littérature romantique. Le romantisme est d’origine étrangère. Avant d’être un fait français, c’est un fait européen[4]. Il a mis au premier plan de son programme, non pas l’inspiration antique, mais l’imitation plus ou moins libre des grandes œuvres des littératures modernes, notamment des littératures septentrionales, l’anglaise et l’allemande.


C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière,


s’écriait-il très volontiers. Et si la pratique n’a pas toujours répondu à la théorie, si le romantisme français est, malgré tout, resté beaucoup plus « latin » qu’il ne prétendait l’être, si, par exemple, — le regretté Joseph Texte l’avait bien montré jadis ici même, — l’influence allemande n’a pas été aussi directe, ni aussi considérable, sur nos romantiques, qu’on l’a cru parfois, il n’en est pas moins vrai que, dans son ensemble, la littérature romantique française a été beaucoup plus pénétrée d’influences étrangères que notre littérature classique.

La littérature de demain, si je ne m’abuse, ressemblera sur ce point beaucoup plus à notre littérature classique qu’à notre littérature romantique. Chose singulière, les jeunes générations, auxquelles, à défaut du grec et du latin, on a enseigné les langues vivantes, — qu’elles ne savent, semble-t-il, pas beaucoup mieux d’ailleurs que leurs aînées, — ne paraissent pas très curieuses, ni très éprises des littératures étrangères. Elles ne goûtent et n’admirent bien profondément que la littérature française, et, dans la littérature française, que les parties les plus autochtones, les plus dégagées des influences extérieures, à savoir la littérature proprement classique. Elles sont sévères jusqu’à l’injustice pour le romantisme. Elles professent une sorte de nationalisme littéraire qui a, certes, ses étroitesses et ses préjugés, mais qui a aussi sa fierté et sa grandeur. Il est possible que la guerre, en nous rendant notre confiance d’autrefois dans nos énergies nationales, entretienne et développe cet état d’esprit, et que nous voyions naître une littérature d’aspirations très fortement classiques, à tendances un peu jalousement traditionalistes. Il est possible aussi, — et l’hypothèse du reste ne contredit pas la précédente, — que, sans cesser d’être résolument nationale, la littérature de demain s’ouvre fort librement à certaines influences étrangères. Mais ici, il y a lieu sans doute d’établir quelques distinctions. Selon toutes les vraisemblances, la guerre actuelle aura pour effet de nous rapprocher de certains peuples, de nous éloigner de certains autres. Par la déloyauté grossière de ses procédés diplomatiques, par la démence « colossale » de son orgueil et de sa mégalomanie, par l’épaisse barbarie de sa « culture, » par la violence et l’inhumanité systématiques de ses méthodes de guerre et de ses rapines, l’Allemagne s’est mise elle-même, de gaîté de cœur, au ban des nations civilisées, et presque de l’humanité même. Elle commence à s’en apercevoir ; elle s’en apercevra de plus en plus. Après avoir trop subi, et trop longtemps, le lourd prestige des réelles qualités de l’Allemagne victorieuse, et plus encore de ses bluffs, la France, cela est à prévoir, ne voudra plus rien savoir d’un peuple qui s’est déshonoré par des crimes dont l’horreur nous fait remonter aux pires époques de l’histoire. Elle voudra ne rien lui devoir, même au point de vue intellectuel. Elle le.mettra, ou peu s’en faut, à l’index. Déjà l’on nous annonce que les enfans des collèges se détournent en masse de l’enseignement de l’allemand. Il y aura là, — est-il besoin de le dire ? — un excès, et un excès fâcheux, après un autre tout contraire : il faut tout connaître, même, et peut-être surtout ses ennemis. Mais enfin, et puisque, aussi bien, le fait sera là, et que nous n’y pourrons pas grand’chose, il faut bien avouer que, si, en philosophie et en musique, par exemple, l’ignorance de l’Allemagne peut constituer, pour un Français du XXe siècle, une regrettable et fâcheuse lacune, il n’en va pas de même en littérature. A la prendre dans son ensemble, la littérature allemande est infiniment moins originale, moins riche, et, pour nous Français, moins féconde, moins éducative que la littérature anglaise, la littérature italienne ou la littérature espagnole. A trop pratiquer les Allemands, nous risquerions d’altérer notre génie propre ; à les ignorer, nous ne perdrons probablement rien d’essentiel.

Se détacher de l’Allemagne, ce sera en même temps se rapprocher des nations alliées. Que des rapports fréquens, et de plus en plus étroits, s’établissent désormais entre nous et la Russie, et surtout, — à cause du voisinage, — avec l’Angleterre, c’est ce qui me paraît l’évidence même. Rien n’unit les peuples comme d’avoir versé leur sang côte à côte, pour une même cause générale, sur les mêmes champs de bataille. Soyons assurés que la guerre européenne aura plus fait, pour hâter la construction du tunnel sous la Manche, que dix années de négociations diplomatiques et de conférences commerciales ou parlementaires. Les relations économiques seront vite doublées de relations intellectuelles et littéraires. Je crois que l’Angleterre et la Russie auront tout intérêt à mieux connaître la France ; mais je crois aussi que la France pourra puiser d’heureuses inspirations dans les littératures russe et anglaise. Des échanges féconds, — et, comme on sait, ce ne seront pas les premiers, — s’établiront entre ces trois peuples qui, s’ils savent rester unis, seront demain les arbitres souverains du monde. Tout compte fait, si les littératures « alliées » tiennent à l’avenir dans nos préoccupations la place qu’y occupait naguère la littérature allemande, le mal ne sera pas grand ; et même, y aura-t-il quelque mal ?

Mais, quels que soient les emprunts que nos écrivains fassent aux littératures étrangères, ils sauront se les convertir « en sang et en nourriture ; » ils n’en retiendront que ce qui sera assimilable à notre génie national ; et, conformément à ce qui a été la tradition constante, la mission propre de notre littérature, et la formule même ou la définition de notre classicisme, ils se donneront pour tâche d’humaniser ce qu’ils puiseront à d’autres sources. Adoucir, épurer, clarifier, rendre vrais surtout et ramener à l’humaine nature leurs modèles espagnols ou grecs, n’est-ce pas en procédant ainsi que Corneille a composé le Cid, Racine Andromaque, et Molière Don Juan ? D’autres littératures ont été plus poétiques que la nôtre, d’autres plus philosophiques, d’autres plus mystiques, d’autres plus artistes ; aucune n’aura été plus humaine. Quand un instinct secret ne nous avertirait pas de persévérer dans cette voie, la guerre que nous subissons nous en ferait un devoir. Car cette guerre est pour nous, Français, plus qu’une guerre nationale : c’est une croisade. Nous combattons pour l’indépendance de notre sol, c’est entendu ; nous combattons aussi pour la liberté du monde. De cela, il n’est pas jusqu’au plus humble de nos soldats qui n’ait obscurément conscience. Il y aurait moins d’héroïsme dans nos armées, moins d’endurance et moins d’union, si la cause de la France n’était pas en même temps celle de l’humanité.


VICTOR GIRAUD,

  1. J’emprunte ce récit, qui, renseignemens pris, est parfaitement authentique, à la Presse du 14 décembre 1914. .Mais pourquoi ne nous a-t-on pas fait connaître les noms de ces deux héros ? Ils devraient voltiger sur toutes les lèvres françaises.
  2. « Ce n’est point à l’espionnage que nous avons recours pour faire la guerre ; ce n’est point à des tromperies préparées en temps de paix. C’est dans notre courage que nous mettons notre confiance. Nos ennemis, longtemps à l’avance, s’astreignent à une discipline brutale et inhumaine. Nous, au contraire, nous vivons sans contrainte. Cependant, à l’heure du danger, nous ne sommes pas moins valeureux que nos adversaires.
    « Et si nous aimons mieux courir au péril le sourire aux lèvres qu’avec un front soucieux, n’avons-nous pas du moins l’avantage de ne pas nous tourmenter à l’avance des maux qui nous attendent ?
    « Même ceux d’entre nous dont la vie n’avait pas été exemplaire ont acquis, en mourant pour la patrie, le droit de n’être jugés que sur cette fin… Beaucoup de nos compatriotes menaient avant la guerre une existence facile et voluptueuse. Aucun d’eux pourtant n’a hésité à faire son devoir. Aucun n’a fui le danger. Pour punir d’infâmes agresseurs, tous ont jugé glorieux d’affronter le trépas… »
    Ce n’est pas un Français du XXe siècle qui parle ainsi ; c’est un Grec du Ve siècle avant notre ère ; c’est Thucydide, dans l’oraison funèbre des guerriers morts qu’il prête à Périclès.
  3. Me sera-t-il permis de rappeler que j’ai déjà, à plusieurs reprises, indiqua cette filiation, notamment dans le dernier chapitre de mes Maîtres de l’heure ?
  4. Objectera-t-on que l’humanisme lui aussi, avant d’être un fait français, est un fait européen ? Et c’est parfaitement exact. Seulement, pour nous Français et Latins, l’humanisme a été comme une tradition de famille retrouvée, à la différence du romantisme qui, à bien des égards, était une rupture avec notre passé. Gallo-Romains que nous sommes, nous prêcher l’inspiration de Virgile ou de Sophocle, ce n’était pas tout à fait la même chose que nous recommander l’imitation de Shakspeare ou de Goethe.