La Littérature française au XVIe siècle
Il est des siècles littéraires plus parfaits que le XVIe ; il n’en est pas de plus énergique et de plus puissant. Dans ce siècle mémorable, l’esprit humain marche en tous sens, il avance par toutes ses voies. Tous les contrastes sont en présence ; on adore l’antiquité, et un immense besoin de nouveauté ébranle les antiques croyances ; on s’inspire des traditions un peu artificiellement ranimées de la chevalerie, et un épicuréisme hardi, effronté, envahit les ames. Le fanatisme religieux arme bien des bras, les passions qui se rattachent aux querelles religieuses remuent bien des cœurs, et le scepticisme le plus audacieux bouleverse et dévaste les esprits. Temps prodigieux où toutes les puissances de la nature humaine coexistent pêle-mêle dans un chaos fécond ; temps de l’enthousiasme et de l’ironie, de la poésie et de la science, de l’art et de la politique, du fanatisme religieux et de l’élan philosophique ! Il suffit de prononcer les noms des personnages célèbres du XVIe siècle, pour sentir vivement ces contrastes ; le XVIe siècle est le siècle de Machiavel et de L’Hôpital, de Calvin et de sainte Thérèse, de Montaigne et d’Ignace de Loyola, de Rabelais et de d’Urfé.
Ce siècle se divise en deux parties distinctes. La période qui embrasse les règnes de François Ier et de Henri II est dominée par la grande lutte que la France soutient contre les prétentions de l’empire et de la monarchie espagnole ; la période qui commence sous Charles IX, se prolonge sous Henri III et se termine sous Henri IV, est remplie par les guerres de religion. Ces deux époques ont deux caractères entièrement différens. La première est plus brillante, ses vices sont cachés par un vernis d’élégance, elle se colore des derniers reflets de la chevalerie. La foi sérieuse du moyen-âge n’existe plus, mais l’enthousiasme vit sous une autre forme, et l’on peut dire de ce temps ce que François Ier disait après la bataille de Pavie : « tout est perdu fors l’honneur. » Quelques bûchers, quelques gibets s’élèvent, mais les lettres et les arts couvrent tout de leur éclat. La seconde moitié du siècle est plus sombre, plus tragique. La chevalerie est morte ; les luttes sont atroces. On s’empoisonne, on s’égorge, et l’on finit par la Saint-Barthélemy.
Bien qu’on doive tenir compte d’une division aussi importante, il est impossible de la prendre pour base de l’histoire littéraire ; on courrait le danger de séparer des ouvrages qui ne doivent pas l’être, et, pour éviter ce risque, il faut suivre une autre marche qui au fond n’est pas moins réellement historique. On doit, je pense, examiner d’abord tout ce qui se rapporte aux âges précédens, ce qui en est la continuation, le prolongement, puis ce qui appartient en propre à ce XVIe siècle, son passé, d’abord, puis son présent littéraire et intellectuel ; enfin, ce qu’il y a d’avenir en lui, ce par quoi il annonce, prépare, produit ce qui viendra plus tard.
En suivant cette marche, on rencontre d’abord la littérature chevaleresque. La chevalerie, née au moyen-âge de l’exaltation religieuse, amoureuse et guerrière, après avoir faibli pendant le prosaïque XVe siècle, reparaît au seizième à l’état d’imitation, de renaissance ; en même temps un fait analogue s’accomplit dans la littérature ; l’épopée chevaleresque du moyen-âge devient le roman de chevalerie du XVIe siècle. La chevalerie passe de la poésie à la prose. Ce fait important et significatif s’était déjà produit partiellement dans le Lancelot et dans d’autres compositions romanesques ; il devient universel. Le roman s’efforce de reproduire l’idéal des sentimens chevaleresques, création du moyen-âge. Il y atteint parfois, mais souvent il les raffine outre-mesure ou les exagère, faute de les bien comprendre. À côté de ces sentimens souvent forcés viennent se placer des sentimens, des expressions, des peintures d’une nature moins relevée et plus terrestre. Une sensualité vive et parfois grossière forme le plus étrange contraste avec les délicatesses d’un sentimentalisme exalté. Ce contraste, c’est celui des mœurs et de l’imagination, des mœurs qui sont les mœurs du temps, de l’imagination qui est encore par souvenir, par un dernier retour vers le passé, l’imagination du moyen-âge.
Enfin, dans la dernière partie du XVIe siècle, la chevalerie va se retirant toujours, de plus en plus, des mœurs et des sentimens qui, sous les influences de la corruption italienne et du fanatisme religieux finissent par perdre presque toute trace d’honneur et de générosité. En ces temps funestes et sanglans, le besoin de l’idéal chevaleresque, l’habitude des sentimens qui s’y rattachent, subsistent encore dans les ames comme un écho après un écho ; et alors, pour satisfaire à ce besoin qui survit, pour ainsi dire, à sa cause, pour satisfaire à cette habitude qu’on a prise et qu’on ne peut se résigner à perdre, on imagine de transporter l’idéal des sentimens romanesques après l’avoir encore raffiné, et lui avoir ôté tout ce qui pouvait lui rester d’une réalité quelconque, on imagine de le transporter dans un monde purement fictif, de le placer non plus parmi des chevaliers, car il n’y a plus de chevaliers, mais parmi des bergers imaginaires. C’est ainsi que la fin du siècle verra naître ce dédale de subtilités, de délicatesses amoureuses, si patiemment développées et nuancées si savamment dans l’interminable Astrée.
Au moyen âge, à côté de l’épopée chevaleresque, est le fabliau ; de même que l’épopée chevaleresque se fait prose au XVIe siècle dans les romans de chevalerie, de même le fabliau du moyen-âge devient nouvelle ; le XVe siècle a produit le recueil des cent nouvelles Nouvelles ; le XVIe voit naître l’Heptaméron de la reine de Navarre, et les Contes de Bonaventure Desperiers. Dans cette continuation en prose, le fabliau du moyen-âge a conservé toute sa gaieté, et, malheureusement, a conservé aussi toute sa licence.
Marot, le plus ancien de nos auteurs que Boileau ait adopté, Marot est sorti d’un groupe de poètes qui eux-mêmes appartiennent à une famille née au XIVe et au XVe siècle, après les trouvères. Mais, en même temps que Marot se rattache à eux par la nature et la forme de ses compositions morales, galantes, satiriques, il s’en détache parce qu’il a tout ce qui leur manque, la grace, la finesse, l’enjouement. Marot a publié des éditions du Roman de la Rose et des poésies de Villon. Le Roman de la Rose est une longue allégorie, galante dans sa première partie, satirique et encyclopédique dans la seconde. Villon, c’est un poète populaire, ou plutôt un poète peuple, plein de gaîté et d’amertume, de grossièreté et de mélancolie. Marot est le continuateur du Roman de la Rose et de Villon, avec plus de finesse, de grace et d’esprit que le Roman de la Rose, avec plus d’urbanité, mais peut-être moins de verve que Villon. Boileau n’avait pas lu Villon, et l’a bien prouvé par ces deux vers :
.......Villon, l’un des premiers,
Débrouilla l’art confus de nos vieux romanciers.
Villon n’a pas plus de rapport avec les vieux romanciers français que Béranger avec Walter Scott. Mais Boileau connaissait Marot et l’a parfaitement caractérisé :
La création, la gloire de Marot, c’est en effet le badinage élégant.
La renaissance de l’antiquité et de l’art s’est accomplie en Italie au XVe siècle ; elle a passé en France au XVIe ; sous ce rapport, nous retardons de cent ans sur l’Italie ; la renaissance est donc un élément à la fois antérieur et étranger à la France du XVIe siècle, mais qui s’y continue et s’y naturalise. La renaissance a produit dans notre pays de grands érudits comme Budée, les Estienne, le latiniste Muret. Enfin, c’est à ce mouvement qui poussait les esprits vers l’antiquité, qu’il faut rapporter les traductions des auteurs anciens, essayées déjà bien des fois en France, comme le montre le catalogue de la bibliothèque de Charles V, mais qui jusqu’au XVIe siècle n’avaient guère eu pour objet que des auteurs latins, et s’étendirent alors aux écrivains de la Grèce. La plus célèbre de ces traductions est la traduction de Plutarque, par Amyot, qui a prêté à l’original une réputation mensongère de naïveté, mais qui certainement a eu pour résultat de populariser l’antiquité, et de la rendre familière à un grand nombre de lecteurs. Amyot, trop vanté sous le rapport du style, car il écrivait au siècle de Montaigne et de Rabelais, mérite cependant de compter dans l’histoire des développemens successifs de notre langue.
Le résultat le plus important et le plus littéraire de l’action de l’antiquité sur les esprits au XVIe siècle, c’est la célèbre tentative poétique de Ronsard et de ses amis ; tentative dont tout le monde a lu l’histoire dans l’ingénieux et ardent récit de M. Sainte-Beuve. Cette tentative, qui a fondé chez nous l’école romantique, n’était autre chose que l’effort de quelques ultra-classiques pour se faire de modernes anciens et de Français Grecs et Latins ; effort analogue à celui par lequel, dans différens pays de l’Europe à la fois, on essayait de substituer les vers mesurés des anciens aux vers rimés des modernes, ou même les vers latins aux français. Ronsard et ses amis voulaient que leurs vers français ressemblassent le plus possible à des vers antiques. Les odes de Ronsard étaient jetées dans le moule pindarique ; il introduisit dans le langage poétique, plus rarement il est vrai qu’on ne l’a dit, des mots composés à la manière des mots grecs ; dans son essai d’épopée, la Franciade, il calqua, avec un rare talent d’imitation, la marche de son récit sur l’Iliade. Ce qui est évident pour la forme n’est pas moins réel pour le fond : cette école de Ronsard, qui, dans le mètre, dans la coupe des strophes, dans toutes les parties extérieures de l’art, s’efforce, en faisant souvent violence au génie de la langue française, de reproduire le génie antique ; cette même école, par ses sentimens, par son tour d’imagination, non-seulement par la manière dont elle s’exprime, mais par les choses qu’elle dit, se rapproche encore de l’antiquité ; elle n’est pas moins païenne par le cœur que par le langage. L’amour que chantent Ronsard ou Dubellay, c’est l’amour antique, c’est celui d’Anacréon, de Properce, de Tibulle, et non l’amour chevaleresque, celui des trouvères, de Pétrarque ou de Dante. Ainsi, tout se tient dans cette révolution littéraire, et le fond et la forme sont également empruntés à l’antiquité.
Dans les genres littéraires jusqu’ici énumérés, les siècles antérieurs peuvent réclamer leur part ; mais ce qui appartient en propre au XVIe siècle, ce qui est pour lui la littérature, non du passé, mais du présent, c’est l’histoire ; c’est surtout cette quantité de mémoires qui fondent alors définitivement parmi nous un des genres dont nous aurons le plus exclusivement à nous enorgueillir, cette série de productions remarquables qui, traversant le XVIe, le XVIIe et le XVIIIe siècle, aboutira enfin à ces Mémoires que nous attendons tous et que je ne me lasserai pas de supplier publiquement l’auteur de mettre au jour, ces Mémoires, qui seront ceux de notre époque, signés de l’un des plus illustres noms de ce siècle, du nom de Châteaubriand.
Outre les mémoires, le XVIe siècle a son histoire dans la narration que de Thou, par un respect pour l’antiquité qui ne surprend point à cette époque, a écrite en latin, et à laquelle il a imprimé ce caractère de gravité, apanage de la famille parlementaire qu’il représente si bien, et qui soutint si haut, au milieu du bruit des armes et du tumulte des factions, la majesté des lois.
Je citerai au premier rang des mémoires la vie de Bayard, écrite par le loyal serviteur, dans laquelle les vertus du héros sont racontées avec une naïveté charmante qui rappelle Joinville célébrant les vertus de saint Louis, et les faits d’armes retracés avec une vivacité digne de Froissart ; dans laquelle enfin éclate cette noble nature, cette ame admirable de Bayard, gloire morale de la France au XVIe siècle, de Bayard qui prit au sérieux la chevalerie à laquelle personne ne croyait plus, et dont beaucoup s’amusaient encore ; qui en réalisa l’idéal dans sa vie guerrière. Bayard se montre tout entier, avec la candeur de ses vertus, dans la narration du Plutarque inconnu qui a écrit son histoire et qui était digne de l’écrire.
Mais ce qui fait le mieux connaître de quelle trempe étaient ces hommes du XVIe siècle, ce sont certains mémoires comme ceux de d’Aubigné, de Tavannes, de Montluc. D’Aubigné attache par l’énergie de son caractère, l’ardeur de ses passions et de ses préjugés, et un bizarre mélange du puritain et du gascon. Tavannes interrompt sans cesse son récit par des digressions souvent fatigantes, mais dans lesquelles on rencontre çà et là des pensées, des vues, des boutades, pleines de vigueur et d’originalité. Tavannes, écrivant dans son château de Sully, comme il le dit, tandis que les épées étaient de repos, prédisait qu’une révolution pouvait venir et renverser la monarchie ; Tavannes, tout fier gentilhomme qu’il était, parlait éloquemment du besoin d’égalité en France, et avec une singulière pénétration avertissait son pays de ne pas se ruer vainement sur l’Italie et de se porter du côté du Rhin ; Tavannes enfin avait pensé à tout, même aux fortifications de Paris.
Blaise Montluc, à l’âge de soixante-quinze ans, tout couvert de cicatrices, après une vie d’aventures, de siéges, de batailles, écrit, pour les capitaines ses compagnons, son odyssée belliqueuse à travers laquelle il a déployé un caractère à la fois de Spartiate et de Romain ; Montluc se sert d’une plume qui semble taillée à coups de dague, et que le vieux guerrier tient d’une main aussi ferme que son épée.
La littérature politique est le cachet d’un siècle où a vécu Machiavel ; cette littérature date en France d’un peu plus haut, car elle remonte à Commines, mais il ne l’avait qu’entrevue et sous un jour particulier. Au XVIe siècle, la littérature politique embrasse un bien plus grand nombre d’objets, et les considère sous des points de vue bien plus variés : toutes les opinions qui aujourd’hui nous divisent sur l’origine, le but, la constitution du pouvoir et de la société, toutes opinions, sans en excepter les plus hardies, ont été professées énergiquement au XVIe siècle. Parmi les théoriciens, les uns étaient monarchiques, comme Bodin, mais monarchiques modérés à la manière de Montesquieu ; Bodin disait que le prince comme le peuple doit obéir à la nature de la loi, souveraine de tous deux, lex utrinque domina[1] ; Lanoue demandait les états-généraux ; d’autres étaient républicains comme La Boëtie. La Boëtie, dont Montaigne a raconté la mort antique, écrivit à dix-huit ans un petit livre qui ne ressemble pas aux Sonnets publiés par Montaigne, et que Montaigne n’osa pas publier. Dans cet ouvrage qui porte le titre expressif de Contre un, le principe monarchique est attaqué sans aucun ménagement. En même temps, Languet publiait le Vindiciœ contrà tyrannos, et son livre était traduit en français sous ce titre : Du pouvoir du peuple sur le prince et du prince sur le peuple.
Après les théoriciens politiques viennent les diplomates, car le XVIe siècle est le point de départ de la diplomatie en Europe ; cette science naît avec la grande question de l’équilibre européen : alors paraissent Jeannin, Dossat, Granvelle, qui créent la littérature diplomatique. Les pamphlets politiques sont aussi anciens en France que l’imprimerie. On peut distinguer les pamphlets personnels, comme ceux qui furent écrits contre Catherine de Médicis, et les pamphlets dans lesquels, à l’occasion d’un évènement particulier, on traite une question générale, par exemple, celui qu’on trouve dans les Mémoires de Charles IX sous ce titre : l’Autorité d’élire les princes, à qui appartient. Puis viennent les sermons des ligueurs et le chef-d’œuvre des pamphlets politiques du XVIe siècle, celui qui le couronne et le termine, celui qui est en même temps une excellente satire, une excellente comédie, et un monument de bon sens et de bons sentimens, de bonne langue et de bonne éloquence, la Satire Ménippée.
La jurisprudence montre avec orgueil les noms de Cujas et de Dumoulin, et se glorifie de cette illustre magistrature française à la tête de laquelle il semble qu’on voit marcher L’Hôpital avec son apparence de Caton, comme parle un contemporain, sa longue barbe, son visage pâle et sa face grave.
L’art militaire éprouve aussi au XVIe siècle une révolution décisive, par l’établissement définitif des armées permanentes, des troupes soudoyées, et par les perfectionnemens que l’art des fortifications et l’artillerie doivent surtout à l’école italienne. De là résulte toute une série d’ouvrages qui traitent des questions nouvelles, et l’on peut dire que la littérature militaire surgit en France au XVIe siècle.
Je n’ai pas encore parlé du plus grand évènement intellectuel et moral de ce temps, de la réforme religieuse qu’il a vu naître. Cet immense évènement se rattache immédiatement à l’histoire littéraire de la France, car Jean Calvin fut l’un des pères de notre prose ; mais, pour apprécier ce grand fait de la réforme, il faut l’étudier en lui-même dans ses causes et dans son esprit, il faut en rechercher les antécédens et en parcourir les phases principales. Pour caractériser Calvin, il faut le comparer avec Luther et Zwingle ; enfin, il faut examiner quelle a été l’action de la réforme sur la philosophie, sur la politique, sur les lettres et les arts. La réforme a été préparée par les ages antérieurs, et cependant elle est bien l’œuvre du XVIe siècle, elle est bien sa propriété. En même temps elle tient à ce qui a suivi, elle regarde vers l’avenir, on ne saurait le méconnaître ; elle a laissé sur l’Europe, dont elle a conquis une partie, une empreinte qui dure encore, d’abord dans les pays où elle règne, à Londres et à Berlin, et même dans les pays catholiques ; la réforme a agi jusque sur les écrivains qui lui sont le plus opposés. Enfin, et ce n’est pas là sa moindre influence, elle a provoqué une réaction admirable qui commence au XVIe siècle avec Ignace de Loyola et sainte Thérèse, et qui, dans le siècle suivant, par saint François de Sales, par le cardinal de Berulle, arrive jusqu’aux plus glorieux champions du catholicisme, Pascal et Bossuet.
Bien plus encore que la littérature née de la réforme, la littérature philosophique du XVIe siècle se rattache à ce qui a suivi. Cette littérature est représentée surtout par le nom de Montaigne, Montaigne le sceptique, qui ne veut rien renverser, mais qui touche, qui remue toutes les idées, et, par là, en ébranle beaucoup. Montaigne est le père de tous les libres penseurs qui viendront ensuite ; il a presque agi sur Pascal, qui a eu peur de lui, et ne s’est sauvé du scepticisme qu’en se précipitant, les yeux fermés, dans l’abîme de la foi. Lamotte-le-Vayer, Bayle, Fontenelle, et en partie Voltaire, relèvent de lui. Montaigne, c’est un esprit d’une indépendance absolue qui échappe à toute prise, d’autant plus puissant qu’il est plus naturel, et pour ainsi dire plus involontaire, qu’il se transporte, à son gré, d’un pôle de la pensée à l’autre et se retrouve toujours dans son assiette, allant ainsi au bout de toute chose sans sortir de chez soi. Son style, duquel il est plus vrai de dire que d’aucun autre, avec Buffon : « Le style, c’est l’homme même ; » son style qu’il n’a trouvé nulle part, dont il n’a communiqué le secret à personne, qu’il invente à chaque moment pour le besoin de sa pensée, son style est aussi rapide, aussi divers, aussi ondoyant que son esprit.
Il ne reste plus qu’un grand nom à prononcer pour terminer cette revue rapide, et ce n’est pas le moins célèbre de tous. Rabelais est le fou du siècle ; son rôle est de dire mille vérités à travers mille extravagances. Je ne vois pas en lui un philosophe ayant un système arrêté sur l’éducation, sur la politique, sur la morale ; je ne chercherai pas la vérité dans la dive bouteille ; je ne m’appesantirai pas sur chaque partie du Gargantua ou du Pantagruel, pour y trouver des allusions perpétuelles, des intentions profondes, pour faire, enfin, le métier de ce que Rabelais appellerait un abstracteur de quintessence ; mais je crois qu’en se jouant, en se gaussant, Rabelais, par la pénétration naturelle de son esprit, a rencontré une foule d’idées ingénieuses, de vues originales. Ses opinions sont des saillies plutôt que des jugemens et ressemblent aux propos heureux qui échappent dans l’ivresse. Ce que l’on doit admirer surtout chez Rabelais, malgré la déplorable grossièreté, les souillures immondes qui déshonorent son livre, c’est cette gaieté intarissable et qui n’a peut-être été donnée à nul mortel au même degré, cette verve qui ne se fatigue et ne se repose jamais, et, par-dessus tout, ce style prodigieux, si riche, si souple, si abondant, si précis, cette phrase apprise à l’école des attiques et dans laquelle brille, à un si haut degré, la vivacité, la netteté, l’harmonie, apanages naturels de la prose française.
Enfin le théâtre aussi prend un essor nouveau : on écrit encore des mystères et des moralités ; mais Jodelle fonde la tragédie imitée des anciens, et Hardi la tragédie romanesque ; il a composé, dit-on, huit cent pièces. Hardi est de la famille de Lope de Vega.
Cette énumération incomplète suffit pour montrer quel spectacle varié, attachant, animé, présente la littérature française au XVIe siècle ; mais l’histoire littéraire, aussi bien que l’histoire politique, ne doit pas être seulement un spectacle, elle doit encore être un enseignement. Parmi toutes les leçons qu’on peut tirer de l’étude du mouvement littéraire au XVIe siècle, il en est une qui m’a surtout frappé et dont je crois que notre temps pourrait profiter.
Ce siècle si rempli par les produits de l’intelligence et de l’imagination, ce siècle dans lequel toutes les facultés de l’esprit humain et de l’ame humaine ont été représentées par des hommes éminens, ont enfanté des œuvres remarquables, n’a pas été, il s’en faut, un siècle tranquille et pacifique, une époque de loisir commode aux penseurs et aux écrivains ; il a été, au contraire, un des âges les plus orageux, les plus remplis par l’action, les plus tourmentés par les révolutions qu’ait vus l’humanité, un siècle de guerres et d’agitations, de troubles, de déchiremens. C’est au milieu de ces agitations, de ces tempêtes, que les hommes du XVIe siècle ont fait tout ce qu’ils ont fait ; les guerres étrangères, les désordres plus déplorables des guerres civiles, n’ont pas empêché ces hommes d’écrire, et d’écrire beaucoup d’in-folios, de se nourrir avec passion de l’antiquité, d’agiter les plus grands problèmes de la religion et de la philosophie. Ceci doit être une leçon pour tous les temps et particulièrement pour le nôtre. Si nous sommes destinés, comme il est possible, à voir des troubles et des guerres, il est bon de nous dire, par avance, que les plus grandes agitations publiques, les plus grands désordres sociaux même, ne doivent point distraire des intérêts intellectuels de l’humanité. Il en est ainsi à plus forte raison quand l’agitation est dans les esprits encore plus que dans les faits ; il serait inexcusable alors de se laisser tellement posséder par les préoccupations politiques, qu’on oubliât le culte de la pensée, l’étude, l’art, la science. Il ne s’agit nullement ici de la plus légère indifférence pour les intérêts publics : les hommes du XVIe siècle étaient très loin de cette indifférence ; tous prirent une part active aux affaires et aux passions contemporaines, mais en ressentant ces préoccupations impérieuses, sacrées, ils trouvaient du temps, ils trouvaient de la force pour penser, pour l’apprendre, pour produire. Imitons l’exemple de ces hommes, et en ressentant, comme c’est notre devoir et notre honneur, en ressentant profondément l’intérêt qui s’attache aux agitations publiques, recueillons dans nos cœurs assez d’énergie encore pour remplir notre tâche, pour faire notre travail ; qu’ainsi aucune force, aucune faculté, aucune activité ne soit perdue, et, quoi qu’il advienne, à travers tous les évènemens qui peuvent naître, que chacun de nous, dans sa vocation, selon sa destinée, s’efforce de donner à la France un grand siècle de plus.
- ↑ Lerminier, Introduction générale à l’Histoire du droit, pag. 71