La Loi de Lynch/34

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Amyot (p. 375-387).

XXXIV.

Fin contre fin.

La fuite de Nathan avait été découverte par un singulier hasard.

Les Comanches, pas plus que les autres Indiens, n’ont l’habitude des patrouilles et des rondes de postes pendant la nuit, toutes inventions des peuples civilisés parfaitement inconnues dans la prairie. Selon toute probabilité, les Indiens ne devaient s’apercevoir qu’au point du jour de la disparition de leur prisonnier.

Nathan comptait parfaitement là-dessus. Il était trop au courant des habitudes indiennes pour ne pas savoir à quoi s’en tenir à cet égard. Mais il avait compté sans la haine, cette sentinelle vigilante que rien n’a la puissance d’endormir.

Une heure environ après l’ascension si heureusement exécutée par le fils du squatter, la Gazelle blanche, réveillée par le froid ou plus probablement par le désir de s’assurer par elle-même que le prisonnier était bien gardé et dans l’impossibilité de fuir, s’était levée, et, seule, avait traversé le camp, enjambant par-dessus les guerriers endormis, s’orientant comme elle le pouvait dans les ténèbres ; car la plupart des feux étaient éteints, et ceux qui par hasard brûlaient encore ne répandaient qu’une lueur incertaine. Poussée par cet instinct de la haine qui trompe si rarement ceux qui en ressentent l’aiguillon acéré, elle avait enfin fini par se reconnaître dans ce dédale inextricable pour tout autre, et était arrivée à l’arbre où devait se trouver attaché le prisonnier.

L’arbre était solitaire ; les cordes qui avaient servi à Nathan gisaient hachées à quelques pas.

La Gazelle blanche eut un moment de stupeur à cette vue à laquelle elle était si loin de s’attendre.

— Oh ! murmura-t-elle avec rage, c’est une famille de démons ! Mais comment s’est-il donc évadé ? comment a-t-il pu fuir ?

Alors elle chercha.

— Ces misérables dorment tranquilles, dit-elle en apercevant les deux guerriers étendus, tandis que l’homme dont ils étaient chargés de surveiller les mouvements se rit d’eux et est loin déjà.

Elle les poussa du pied avec mépris.

— Chiens maudits ! leur cria-t-elle, réveillez-vous, le prisonnier est évadé !

Les dormeurs ou soi-disant tels ne bougèrent pas.

— Oh ! oh ! fit-elle, que signifie cela ?

Elle se pencha sur eux et les examina avec soin.

Alors tout lui fut révélé.

— Morts ! dit-elle ; il les a assassinés ! Quelle puissance diabolique possède donc cette race de réprouvés !

Après un moment d’accablement, elle se redressa avec fureur et s’élança à travers le camp en criant d’une voix stridente :

— Alerte ! alerte ! guerriers, le prisonnier s’est enfui !

Tout avait été immédiatement en rumeur. L’Unicorne, un des premiers, avait saisi ses armes et s’était élancé vers elle en lui demandant la cause de ces cris insolites.

En quelques mots la Gazelle blanche l’avait mis au courant, et l’Unicorne, plus furieux qu’elle-même, avait éveillé ses guerriers et les avait disséminés dans toutes les directions à la poursuite de Nathan.

Mais nous savons que, provisoirement du moins, le fils du squatter n’avait rien à redouter de cette vaine recherche.

Cette fuite miraculeuse d’un homme au milieu d’un camp rempli de guerriers, sans avoir été aperçue par les sentinelles, avait quelque chose de tellement extraordinaire, que les Comanches, superstitieux comme tous les Indiens, n’étaient pas éloignés de croire à l’intervention du génie du mal.

Cependant tout le camp était sens dessus dessous ; chacun courait dans une direction différente en brandissant des torches. Le cercle s’agrandissait de plus en plus ; les guerriers, emportés par leur ardeur, avaient quitté la clairière pour s’enfoncer dans la forêt.

Tout à coup un cri strident traversa l’espace.

Tous s’arrêtèrent comme par enchantement.

L’Unicorne poussa alors un cri aigu et prolongé dont les Comanches répétèrent les dernières notes.

— Oh ! demanda la Gazelle blanche, qu’est-ce donc ?

— Koutonepi ! mon frère ! répondit brièvement l’Unicorne en répétant son signal.

— Courons au-devant de lui ! s’écria la jeune fille.

— Allons ! dit le chef.

Ils s’élancèrent suivis d’une dizaine de guerriers qui s’étaient attachés à leurs pas.

Ils arrivèrent bientôt au-dessous de l’arbre où se tenaient Valentin et ses compagnons.

Le chasseur les voyait venir ; lorsqu’ils furent à une courte distance, il les appela.

— Où êtes-vous ? répondit l’Unicorne.

— En haut de ce mesquite, cria Valentin ; arrêtez-vous et regardez.

Les Indiens s’arrêtèrent en effet et levèrent la tête.

— Ooah ! dit l’Unicorne avec étonnement, que fait donc là mon frère ?

— Je vous le dirai ; mais aidez-moi d’abord à descendre ; nous ne sommes pas commodément placés pour causer, surtout pour ce dont j’ai avons entretenir, chef.

— Bon ; j’attends mon frère.

Valentin attacha son lasso à une branche et se prépara à se laisser glisser en bas.

Curumilla lui posa la main sur l’épaule.

— Que voulez–vous, chef ? lui demanda le chasseur.

— Mon frère descend, répondit l’Aucas.

— Vous voyez, fit Valentin en montrant le lasso du geste.

Curumilla secoua la tête d’un air mécontent.

— Le Cèdre-Rouge ! dit-il.

— Ah ! canarios ! s’écria le chasseur en se frappant le front, et moi qui n’y pensais plus ! Ah çà, est-ce que je deviens fou ! Pardieu ! chef, vous êtes un homme précieux, rien ne vous échappe ; attendez !

Valentin se baissa, et plaçant ses mains de chaque côté de sa bouche, en guise de porte-voix :

— Chef ! cria-t-il.

— Que veut mon frère ? répondit l’Unicorne.

— Montez.

— Bon !

Le sachem empoigna le lasso, et par la force des poignets il s’éleva jusqu’à la branche, où Valentin et Curumilla le reçurent.

— Me voilà ! dit-il.

— Par quel hasard vous trouvez-vous en chasse dans la forêt à cette heure de nuit ? lui demanda le chasseur.

L’Unicorne lui raconta en quelques mots ce qui s’était passé.

À ce récit, Valentin fronça le sourcil. À son tour, il mit le chef au courant de ce qu’il avait fait.

— C’est grave, dit l’Unicorne en hochant la tête.

— Oui, répondit Valentin ; il est évident que ceux que nous cherchons ne sont pas loin d’ici ; peut-être nous entendent-ils.

— C’est possible, murmura l’Unicorne ; mais que faire, par cette nuit noire ?

— Bon ! soyons aussi fins qu’eux. Combien avez-vous de guerriers en bas ?

— Dix, je crois.

— Bien. Parmi eux, en avez-vous quelques-uns sur lesquels vous puissiez compter ?

— Tous ! répondit fièrement le sachem.

— Je ne parle pas au point de vue du courage, mais à celui de l’expérience.

— Ooah ! j’ai l’Araignée.

— Voilà notre affaire. Il nous remplacera avec vos guerriers, dont vous lui donnerez le commandement ; il coupera les communications ici, tandis que moi et mes compagnons nous vous suivrons. Je ne serais pas fâché de visiter l’endroit où votre prisonnier était attaché.

Tout s’exécuta comme l’avait arrêté Valentin.

L’Araignée s’établit sur les arbres, avec ordre de veiller attentivement, ainsi que les dix guerriers qui se trouvaient avec lui ; et Valentin, sûr désormais d’avoir élevé une barrière infranchissable devant le Cèdre-Rouge, se prépara à se rendre au camp, en compagnie de l’Unicorne.

Curumilla s’interposa une fois encore.

— Pourquoi descendre ? dit-il.

Le Français connaissait si bien son compagnon, il avait tellement l’habitude de sa façon de parler qu’il le comprenait à demi-mot.

— C’est juste, dit-il à l’Unicorne, rendons-nous au camp en passant de branche en branche. Curumilla a raison ; de cette manière, si le Cèdre-Rouge est caché aux environs, nous le découvrirons.

Le sachem comanche baissa la tête en signe d’assentiment, et ils se mirent en marche.

La route n’était pas longue.

Ils marchaient depuis une demi-heure à peu près, lorsque Curumilla, qui allait en avant, s’arrêta en poussant un cri étouffé.

Les chasseurs levèrent la tète, et, à quelques mètres au-dessus d’eux, ils aperçurent une énorme masse noire qui se balançait nonchalamment.

— Eh ! fit Valentin, qu’est-ce là ?

— Un ours, répondit Curumilla.

— En effet, dit don Pablo, c’est un magnifique ours noir.

— Tirons-lui un coup de fusil, dit don Miguel.

— Gardez-vous-en bien, s’écria vivement don Pablo, un coup de feu peut donner l’éveil et avertir ceux que nous cherchons de l’endroit où nous sommes.

— Je voudrais pourtant bien m’en emparer, objecta Valentin, ne serait-ce que pour sa fourrure.

— Non, dit péremptoirement l’Unicorne qui jusque-là avait gardé le silence ; les ours sont les bons cousins de ma famille.

— Alors, c’est différent, fit le chasseur en dissimulant avec peine un sourire ironique.

Les Indiens des prairies, nous pensons l’avoir dit déjà, sont excessivement superstitieux. Entre autres croyances, ils ont celle de se croire issus de certains animaux qu’ils traitent de parents et pour lesquels ils professent un profond respect ; ce qui ne les empêche nullement de les tuer dans l’occasion lorsque, ce qui leur arrive souvent, ils sont pressés par la famine ; mais on doit rendre cette justice aux Indiens, qu’ils ne se portent jamais à cette extrémité envers leurs susdits parents sans leur en demander mille fois pardon et leur avoir d’abord expliqué que la faim seule les obligeait à avoir recours à ce moyen extrême pour soutenir leur vie.

L’Unicorne n’avait nullement besoin de vivres en ce moment, son camp regorgeait de provisions ; aussi fut-il pour l’ours, son cousin, d’une politesse et d’une galanterie dignes d’éloges.

Il le salua, lui parla pendant quelques minutes de la façon la plus affectueuse, tandis que l’ours continuait à se balancer sans paraître attacher grande importance au discours que lui débitait le chef, et paraissait bien plutôt ennuyé que flatté des compliments que lui faisait son cousin.

Le chef, intérieurement piqué de cette indifférence de mauvais goût, fit un dernier signe d’adieu à l’ours et passa.

La petite troupe s’avança quelque temps en silence.

— C’est égal, dit tout à coup Valentin, je ne sais pourquoi, mais j’aurais voulu avoir la peau de votre cousin, chef.

— Ooah ! répondit l’Unicorne, il y a des bisons au camp.

— Pardieu ! je le sais bien, fit le chasseur ; aussi n’est-ce pas pour cela.

— Pourquoi donc alors ?

— Je ne sais, mais cet ours m’avait l’air suspect, il ne me paraissait pas de bon aloi.

— Mon frère veut rire ?

— Non ! sur ma parole, chef, je vous jure que ce gaillard-là m’a paru faux teint ; pour un rien je retournerais afin d’en avoir le cœur net.

— Mon frère croit-il donc que l’Unicorne est un enfant qui ne sait pas reconnaître un animal ? fit le sachem avec hauteur.

— Dieu me garde d’avoir une telle pensée, chef ! je sais que vous êtes un guerrier expérimenté ; mais le plus fin peut se tromper.

— Oh ! oh ! Et que suppose donc mon frère ?

— Voulez-vous franchement mon avis ?

— Oui, que mon frère parle ; c’est un grand chasseur, sa science est immense.

— Non, je ne suis qu’un ignorant, mais j’ai étudié avec soin les habitudes des fauves.

— Eh bien ! demanda don Miguel, votre opinion est que cet ours…

— Est le Cèdre-Rouge ou un de ses fils, interrompit vivement Valentin.

— Qui vous le fait supposer ?

— Ceci d’abord : à cette heure les fauves sont à l’abreuvoir, mais en supposant même que celui-ci y fût déjà allé, ne savez-vous pas que tous les animaux fuient devant l’homme ; celui-ci, ébloui par l’éclat des lumières, effrayé par les cris qu’il a entendus dans la forêt ordinairement silencieuse, aurait dû, s’il avait suivi son instinct, chercher à se sauver, ce qui lui était extrêmement facile, au lieu de se mettre insoucieusement à danser devant nous, à près de cent pieds en l’air ; d’autant plus que l’ours est un animal trop prudent et trop égoïste pour confier ainsi étourdiment sa chère et précieuse personne à des branches aussi faibles que celles sur lesquelles il se tenait en équilibre ; aussi plus j’y réfléchis, plus je suis persuadé que cet animal est un homme.

Les chasseurs et l’Unicorne lui-même, qui avait écouté avec la plus grande attention les paroles de Valentin, furent frappés de la vérité de ses observations ; mille détails qui leur avaient échappé se présentaient maintenant à leur mémoire et venaient corroborer les soupçons du Français.

— C’est possible, fit don Miguel, et pour ma part je ne serais pas éloigné de le croire.

— Mon Dieu, reprit Valentin, vous comprendrez qu’il est très-facile que par une nuit aussi noire le chef, malgré toute son expérience, se soit laissé tromper, surtout à une distance comme celle où nous nous trouvions de l’animal que nous observions et que nous n’avons fait qu’entrevoir ; seulement nous avons commis une lourde faute, et moi tout le premier, en ne cherchant pas à acquérir une certitude.

— Ah ! fit l’Indien, mon frère a raison, la sagesse réside en lui.

— Maintenant il est trop tard pour retourner sur nos pas, le gaillard doit avoir décampé sans demander son reste, dit Valentin tout pensif ; mais, ajouta-t-il au bout d’un instant en regardant autour de lui, où est donc Curumilla ?

Au même instant, à peu de distance où ils étaient, les chasseurs entendirent un grand fracas de branches cassées suivi d’un cri étouffé.

— Oh ! oh ! fit Valentin, est-ce que ce serait l’ours qui ferait des siennes ?

Tout à coup le cri de la pie se fit entendre.

— Voilà le signal de Curumilla, dit Valentin ; quel diable de besogne fait-il donc ?

— Il faut le savoir, et pour cela retourner sur nos pas, observa don Miguel.

— Pardieu ! croyez-vous que j’abandonnerais ainsi mon vieux compagnon ? s’écria Valentin en répondant au signal de son ami par un cri semblable à celui qu’il avait poussé.

— Allons ! reprit don Miguel.

Les chasseurs revinrent sur leurs pas aussi vite que le chemin étroit et dangereux qu’ils suivaient le leur permit.

Curumilla, assis commodément dans un fouillis de branches au milieu duquel il était parfaitement invisible aux regards de ceux qui l’auraient épié d’en haut, riait silencieusement tout seul.

C’était une chose si extraordinaire que de voir rire Curumilla, l’heure lui paraissait tellement insolite, que Valentin en fut effrayé, et dans le premier moment il ne fut pas loin de croire que son digne ami était subitement devenu fou.

— Ah çà ! chef, lui dit-il en regardant de tous les côtés, me direz-vous pourquoi vous nez ainsi ? Quand ce ne serait que pour vous imiter, je ne serais pas fâché de connaître la cause de cette grande gaieté.

Curumilla fixa sur son ami son œil intelligent et lui répondit avec un sourire plein de bonne humeur :

— L’Ulmen est content.

— Je le vois bien, reprit Valentin ; seulement j’ignore pourquoi et je voudrais le savoir.

— Curumilla a tué l’ours, dit sentencieusement l’Aucas.

— Bah ! fit Valentin avec étonnement.

— Que mon frère regarde, voilà le cousin du sachem.

L’Unicorne fit un mouvement de mauvaise humeur.

Valentin et ses amis suivirent du regard la direction que leur indiquait l’Araucan.

Le lasso de Curumilla, fortement attaché à la branche sur laquelle se tenaient les chasseurs, pendait dans l’espace ; à son extrémité se balançait une masse noire et informe :

C’était le cadavre de l’ours.

Curumilla, lors de la conversation de l’Unicorne avec son parent, avait épié avec attention les mouvements de l’animal ; de même qu’à Valentin ces mouvements ne lui avaient pas paru suffisamment naturels, il avait voulu savoir à quoi s’en tenir ; en conséquence, il avait attendu le départ de ses amis, avait attaché l’extrémité de son lasso à une grosse branche, et pendant que l’ours, sans défiance, se croyant délivré de ses visiteurs, descendait nonchalamment de son perchoir, l’Indien l’avait sournoisement lassé. À cette attaque imprévue l’animal avait trébuché, perdu l’équilibre ; bref, il avait fini par tomber et était resté suspendu dans l’espace, grâce au nœud coulant qui lui serrait le cou, ce qui l’avait préservé de se briser les os ; il est vrai qu’en récompense il s’était étranglé.

Les chasseurs se mirent en devoir de ramener le lasso à eux.

Tous brûlaient de savoir s’ils s’étaient trompés.

Après quelques efforts, le cadavre de l’animal se trouva étendu sur la branche.

Valentin se courba vivement sur lui, mais il se releva presque aussitôt.

— J’en étais sûr, dit-il avec mépris.

Il donna un coup de pied sur la tête du cadavre. Cette tête se détacha et roula dans l’abîme en laissant voir à sa place le visage de Nathan, dont les traits violacés étaient horriblement contractés.

— Oh ! firent-ils, Nathan !

— Oui, reprit Valentin, le fils aîné du Cèdre-Rouge.

— Un !… dit lugubrement don Miguel.

Ce pauvre Nathan n’était pas heureux en déguisements : avec le premier, il avait manqué d’être brûlé vif ; avec le second, il avait été pendu.