Aller au contenu

La Lueur sur la cime/2/6

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 169-184).

VI


Erik Hansen, assis devant sa table, dépouillait un courrier nombreux. Chaque lettre lue, il inscrivait quelques chiffres sur un carnet, puis jetait lettre et enveloppe sur le coke qui brûlait avec un bruit piquant et grésillant dans la cheminée peinte en faux marbre.

La sonnette pendue dans le corridor qui tenait lieu d’antichambre tinta faiblement. Erik rassembla les dernières feuilles, et, à genoux sur le sol, fit entrer la pointe d’un canif dans une fente du parquet ; une lame de bois, en se déplaçant, découvrit une cachette ; il y glissa les papiers, referma, et, après un attentif regard autour de la pièce, alla ouvrir.

— Monsieur Hansen, s’il vous plaît ?… Ah ! pardon ; je ne vous voyais pas dans cette obscurité, dit Jacqueline.

Elle s’appuyait au chambranle, haletante de la montée des cinq étages. Erik, au lieu de s’effacer pour qu’elle entrât, restait devant elle, tenant encore la porte, et comme s’il eût voulu la refermer.

— Que venez-vous faire ici, madame ? demanda-t-il, grave, presque hostile.

— Chercher du courage, dont j’ai grand besoin.

Elle tâchait à voir les yeux du jeune homme, dont la figure était dans l’ombre.

— Il ne faut pas que vous entriez.

– Il faut que j’entre ! Vous ne chassez pas les malheureux, je pense.

— Si je puis vous être utile à quelque chose, j’irai vous trouver au lieu que vous m’indiquerez. Chez Léonora ; chez vous, même, si vous le voulez.

— Non ! je suis venue, j’entrerai ! Si vous fermez votre porte, je m’assoirai dans l’escalier et j’attendrai jusqu’à ce soir.

— Bien… C’est vous qui l’aurez voulu.

— Oui.

Elle pénétra dans la petite chambre. Les murs blanchis à la chaux y réverbéraient la lumière des deux fenêtres, par où s’apercevaient les arbres du Luxembourg frottés d’une verdure aigre. Jacqueline trompa son embarras en examinant les meubles de sapin. Une photographie qu’attachaient au mur quatre punaises attira son regard. Elle s’en approcha.

— Le Mercure de Milan ! dit-elle. Vous aimez cela, vous aussi ?

— Oui, la beauté si calme de ce corps me plaît ? comme l’idée simplifiée et totale de la force.

— Vous vous intéressez aux choses d’art ?

— Je ne devrais pas m’y intéresser. Mais, comme tous les incomplets, je m’attarde aux beaux mensonges qui engourdissent — pour un temps — la conscience de la douleur universelle.

— Quand il ne servirait qu’à donner de ces répits-là, un chef-d’œuvre serait encore une bonne action, il me semble.

— Cette élégante banalité cache une très funeste erreur, madame… Le chef-d’œuvre isole dans un plaisir égoïste et d’autant plus dangereux qu’on se persuade qu’il est noble et désintéressé. Ceux qui ont compris — senti surtout que la société est mal faite ont le devoir de plonger sans cesse aux couches profondes du réel, d’en rechercher le contact blessant. Ce n’est qu’en souffrant avec qui souffre qu’on se fait le cœur brûlé d’ardeur qu’il faut pour guérir… L’art est l’île heureuse où on oublie ; un mauvais lieu ! Les adorateurs de la beauté gênent plus la marche en avant que les jouisseurs grossiers, dont les actes, au moins, appellent la réaction.

— Alors pourquoi mettez-vous des photographies de chefs-d’œuvre à votre mur, et ces violettes sur votre table ?

— Parce que je suis un raté au vouloir incertain, qui se cherche lui-même et par bien des routes. Parce que j’ai des nerfs exigeants et un esprit curieux de diversité… Mais ce n’est pas pour entendre la liste de mes faiblesses que vous êtes ici…

— C’est pour parler de moi… me plaindre et partir un peu consolée… Puis-je m’asseoir ?

— Je n’osais vous l’offrir.

— Pourquoi ?

— C’était accepter votre visite comme un incident normal, à quoi s’adaptent les conventions de la politesse.

— Cela vous déplaît que je sois venue ?

— Oui.

— Vous avez donc des préjugés ?

— Pas des préjugés, mais un peu de fierté… Je vous ai dit hier que je vous aimais, que signifie votre venue, sinon le peu de cas que vous faites de moi ?

— Quelle étrange interprétation ! et si fausse et si folle !… Je suis venue justement parce que vous m’avez dit que vous m’aimiez et parce que je compte sur vous.

— Toujours pour pénétrer les arcanes de monsieur des Moustiers ? J’espérais avoir clos ce sujet.

— Non, ce n’est pas pour cela. J’ai pénétré sans vous ces arcanes. Vous avez raison de railler. Mais laissez-moi vous dire vite, me débarrasser… Hier, dans une soirée, j’ai… surpris mon mari et madame Simpson, vous savez… elle était avec nous à Bayreuth.

— Ah !… Vous avez découvert que monsieur des Moustiers avait une maîtresse, et c’est parce que je vous aime que vous venez me le raconter… Excusez mon ineptie, je comprends de moins en moins.

Jacqueline fut un grand moment sans répondre. Elle eût voulu qu’Erik fût plus souple à entrer dans son chagrin ; cette résistance lui donnait une lassitude, mais non sans douceur. Il lui plaisait qu’il se gardât d’elle, qu’il agît en ami un peu rude. Ses yeux glissaient sur les objets. La paix sérieuse de cette chambre, les livres meurtris de la bibliothèque, le souvenir évoqué de la belle fresque et le lent parfum de violettes, cet homme aussi avec sa laideur sensitive, son regard lointain où sans cesse la volonté déplaçait un rêve, le secret qui l’entourait, tout cela s’unifiait en une harmonie puissante, agissait sur elle à la manière des musiques langoureuses qu’on écoute sous les arbres, les soirs d’été. Une fatigue enchantée l’avait prise, elle souffrait moins, elle se rappelait seulement avoir beaucoup souffert jusqu’au moment où elle s’était assise sur cette chaise de paille, dans cette pièce sereine, en face d’Erik Hansen qui l’aimait « follement… mortellement ».

Elle se savait en sûreté, et cela lui faisait une âme très claire. Elle pensait des choses nobles et un peu vagues sur la beauté des vies vouées à la pure idée… Lequel, parmi les hommes qui l’avaient aimée, n’eût déjà été bouleversé, impatient, avide de sa propre joie, négligent de sa peine à elle ? Lui, n’avait vu que ce qui pouvait la compromettre, dans cette démarche. Il était bien de cette race songeuse et tendre dont les émotions poussent en grandes racines, pénétrantes et enchevêtrées. La scène du petit salon turc repassa sur sa mémoire avec des vulgarités de basse enluminure ; elle regarda Erik pour se rafraîchir les yeux d’une belle image. Il attendait qu’elle parlât.

— Je suis très malheureuse, dit-elle. Que faut-il faire ?

Erik marcha vers la fenêtre, appuya son front à la vitre, et répondit :

— Pardonner.

— En quoi cela consiste-t-il ? on ne peut pas oublier. Voulez-vous dire qu’il me faut éviter les scènes et les reproches ?

— Davantage. Faites taire votre vanité, aimez votre mari pour lui et non pour vous.

— Mais je ne l’aime plus ! Ne dites pas de vaines paroles, comme un confesseur désireux de parer au scandale. Je vous jure que c’est fini, ce que vous appeliez ma passion. Toute la nuit, j’ai assisté à la destruction de cela en moi, comme on assiste à l’agonie d’un être. C’est fini, mort ! Je ne vous demande pas le moyen d’être heureuse, — ah ! je n’y songe guère ! mais comment je peux retrouver la force qu’il me faut pour continuer de vivre. Que reste-t-il à faire lorsqu’on n’a plus le désir d’être aimée ?

Il se retourna d’un mouvement sec, vint près d’elle et, la regardant du haut de sa grande taille :

— Vous vous croyez débarrassée du désir d’être aimée ?… Et le premier geste que vous dicte votre orgueil déçu, c’est de venir ici m’annoncer que vous n’appartenez plus à votre mari… Que voulez-vous de moi, sinon entendre des mots d’amour, avoir à vous défendre contre une audace possible, vous assurer que vous êtes toujours merveilleusement désirable, bien qu’on vous ait fait l’injure de vous en préférer une autre ?… Pauvre femme… si bien femme !

Jacqueline se leva, les joues brûlantes.

— Oui, dit-elle, c’est ainsi, en effet. Mais, vous pouvez me croire, j’étais inconsciente, je ne savais pas. J’avais foi dans le mensonge que je me faisais à moi-même aussi sincèrement que dans mon amitié pour vous.

— Vous voilà éclairée sur les deux.

— Oui, vous m’avez froissée, atrocement. Il était inutile de mettre de l’injure dans la leçon que vous me donniez. Je vous hais presque.

— Pas même… vous êtes seulement fâchée de ne pas m’avoir vu à vos genoux dès le premier mot ; mais je suis bien peu de chose pour valoir cette colère.

— Si je l’avais vraiment voulu, vous seriez à mes genoux comme vous le dites ?

— Je ne crois pas.

— Eh bien, vous vous trompez ! Laissez que, moi aussi, je vous renseigne. Vous m’aimez plus, ah ! bien plus que vous ne savez. Cela vous coûte cher, cette résistance à vous-même ; et les duretés que vous m’avez dites vous ont fait plus de mal qu’à moi. Vous êtes jaloux, abominablement jaloux de sentir que je souffre par un autre… Ah ! si vous pouviez voir votre figure !… Comme elle avoue !… Vous ne répondez pas : qu’est devenue votre ironie ?… Que feriez-vous maintenant, si je vous disais que, réveillée du songe stupide de mon amour, ayant aperçu à la lumière de ma douleur que cet homme n’avait ni le caractère ni le cerveau que j’avais cru, je suis venue ici, parce que vous représentiez la tendresse sûre et définitive ? si je vous disais que toute saignante, à demi folle, sans raisonner, j’ai couru à vous comme on va vers l’instinct de son cœur pour trouver la paix et la fièvre ?…

— … Si vous me disiez tout cela, madame… — Erik était plus pâle et l’énergie de son regard s’accroissait. — Mais vous ne le dites pas, vous voulez seulement éprouver ma volonté.

— Non, c’est vrai, je ne le dis pas… Il y a peut-être encore en vous le courage de quelque insulte, et je ne pourrais pas la supporter… Je suis à bout.

Elle s’assit, le cœur lui manquait. Elle s’accouda sur la table et posa son front dans sa main. L’épuisement de la nuit sans sommeil lui faisait un teint de convalescente, ses yeux sertis dans un cercle de lassitude brillaient maladivement, elle semblait plus jeune et d’une débilité exquise.

Les violettes lui soufflaient au visage leur parfum de framboise et de songerie.

— Savez-vous bien ce que vous faites ? dit Erik après un silence. Savez-vous qu’en jouant ainsi avec moi vous risquez un peu de vous-même ? Êtes-vous sincèrement la dupe de vos nerfs, ou bien cruelle à ce point qu’il vous faille me torturer pour détendre votre ennui ?

Il s’assit près d’elle, cherchant son regard.

– Non, ni l’un ni l’autre. Je suis faible comme une pauvre petite. J’ai besoin de tendresse et de sécurité… Soyez pour une heure un bon frère qui m’aime et que j’aime. Dites-moi des mots qui calment et qui font espérer… Après, je m’en irai, et vous n’entendrez plus parler de moi… jamais.

Il prit dans une étreinte étroite la main qu’elle lui tendait et ils se turent.

— Ça me fait du bien de sentir ma main dans la vôtre, prononça Jacqueline d’une voix apaisée d’enfant qui va dormir. Il me semble que je suis protégée contre tout… que je vous appartiens.

Et, ainsi qu’elle l’avait dit, il glissa à ses genoux, tout contre elle, levant vers la sienne une figure de blessé, brûlé par la soif.

— Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-elle. Faut-il décidément pardonner ?

— Non !

Il posa sa tête sur l’épaule de Jacqueline, et le dangereux silence appuya l’un à l’autre leurs cœurs indécis.

Jacqueline goûtait le plaisir suspendu d’un demi-engourdissement analogue à celui où, sous une chloroformisation légère, on perçoit comme de loin une grande douleur un moment interrompue. Elle n’osait peser sur ses pensées. Cette minute d’anxiété délicieuse lui donnait, totale, la sorte de joie dont elle avait senti le besoin si vif à l’aube, dans sa solitude amère et brisée. Mais cela allait finir. Après ?… Elle cesserait de sentir sur sa poitrine l’émouvante tiédeur de ce front, elle s’en irait… Qu’adviendrait-il d’eux ? Ils étaient si loin l’un de l’autre !… Eh bien, qu’importait cela ! Ce n’était pas seulement sa vie conjugale qu’avait rompu la trahison d’André, mais aussi tous les liens conventionnels. Erik valait plus qu’aucun des hommes qu’elle eût jamais rencontrés et c’était justement parce qu’il était libre, au-dessus de tout préjugé, qu’elle était venue à lui ; et il l’aimait, combien il l’aimait ! À sentir battre contre elle la vie chaude du jeune homme, elle percevait que c’était elle-même, cette vie-là, qu’elle circulait en lui avec son sang, heurtait dans son cœur, naissait avec la pensée dans son cerveau. Ne serait-ce pas beau qu’elle aussi l’aimât, au mépris de toute conséquence : en liberté ? L’héroïsme monta vers son front en vague brûlante. Elle respirait en même temps que l’arome des violettes l’odeur de fourrure fine des cheveux d’Erik ; elle se pencha et le baisa, sur la tempe. L’instant suivant, leurs bouches furent rejointes, et Jacqueline, dont la sensibilité était en travail depuis la veille, connut par ce baiser une émotion neuve, d’une activité prodigieuse, et où s’exaltaient la détresse récente, la peur du risque, l’espoir d’infini.

Les mains tremblantes d’Erik, glissant sur elle en hésitantes caresses, chargeaient ses nerfs de violence. Quand leurs lèvres douloureuses se séparèrent, il y avait un accord entre leurs émotions exaspérées. Ils étaient en cet état puissant où la volonté supprime le passé et nie l’avenir pour se ramasser toute sur l’instant qui seul importe. Jacqueline ne pensait plus à rien, elle appartenait sans lutte à l’impérieuse nature, qui contraint les êtres à se rechercher l’âme au travers de la volupté.

Elle se leva en même temps que lui comme si une seule intention commandait leurs muscles, et ne résista pas au bras passé autour d’elle et qui la conduisait vers la porte ouverte. Elle savait qu’ils allaient ainsi vers l’irréparable, elle n’hésitait pas, elle était fière de se sentir libre.

Dans la chambre, au premier regard, elle vit le lit étroit contre le mur et s’arrêta, une seconde, devant la précision de sa pensée. Elle allait se donner, comme font les autres, comme avait fait Maud. Mais André, c’était l’infidèle pour qui l’amour n’engage pas la vie ; Erik ne l’aimait pas ainsi. Puis, brusque, elle se dit : « Il est trop tard, d’ailleurs, je l’ai voulu, je le veux… »

Elle eut la vision de son départ de cette chambre, lorsqu’une heure plus tard elle s’en irait avec la moiteur des baisers sur sa bouche, la marque des étreintes sur tout son corps, et, dans sa pensée, dans sa chair la palpitation atténuée de la honte et de la joie.

De nouveau leurs lèvres se joignirent, et la dernière hésitation de Jacqueline tomba. D’un geste résolu, elle ôta les épingles de son chapeau et le jeta sur une chaise. Mais Erik, la figure blanche, les yeux désolés, arrêta de sa main gelée et qui tremblait la main dont elle dégrafait déjà sa jaquette.

Elle interrompit son geste, stupéfaite.

— Non, dit-il, non, ça n’est pas possible. Je ne dois pas, je ne veux pas abuser de cette mauvaise heure… Ce n’est pas vous qui agissez ici, c’est votre affolement… qui vient d’un autre. Vous ne m’aimez pas. Vous ne pouvez pas m’aimer… Je ne veux pas vous devoir à votre colère, au trouble d’un instant que mon désir a fait naître en vous… Venez, ne restons pas là… Mon courage est si près de sa fin !

— Mais si, je vous aime ! dit Jacqueline hésitante.

Puis, avec un effort réfléchi, elle lui mit les bras autour du cou.

Il se dégagea, se recula d’elle. Sa voix passait difficilement entre ses mâchoires contractées.

— Hier vous en aimiez un autre… C’est lui que vous venez d’embrasser sur ma bouche. J’ai senti votre colère contre lui, nulle tendresse pour moi. Ne savez-vous pas que, s’il n’y avait en vous le besoin de la vengeance, vous n’auriez pas tant de courage à accepter mon amour ?… Je ne veux pas que demain vous me méprisiez… Je vous aime trop, voyez-vous… Et pourtant… Mais non ! Tout est mieux que de vous causer une souffrance… Écoutez-moi, je n’ai jamais menti : Je vous jure d’attendre que vous m’aimiez, – si vous devez m’aimer ! — jusqu’à la mort… Aucune femme ne touchera plus les lèvres qui ont touché les vôtres… Quand la trahison de votre mari ne vous torturera plus, si vous croyez encore que je puisse être digne de vous, appelez-moi ! Ma tendresse demeurera semblable malgré le temps, l’absence… même si vous m’oubliez. Eussiez-vous perdu votre beauté, votre jeunesse fût-elle fanée, je vous aimerai toujours, car ce que j’adore en vous, c’est la miraculeuse âme d’amour que j’ai devinée et qui dort encore… C’est elle que je veux, et que je perdrais si, en ce moment… Tenez ! Je vous aime comme j’aime l’humanité douloureuse, avec une violence folle, une immense pitié, un respect agenouillé. J’irai vers l’espoir de vous comme je marche vers l’espoir d’elle avec les yeux éperdus d’une térébrante lueur, qui vient de là-bas… tout au bout du chemin du sacrifice… Comprenez-vous ? Comprenez-vous ? Ceux de ma race vivent plus d’idéal que de pain… Non, non, je ne troublerai pas mon beau rêve pour un moment de bonheur, si vaste qu’il doive être… Et si je vous perds, ce ne sera pas au moins pour avoir été bassement égoïste… Dieu ! Sentez-vous combien il faut que je vous aime !

Droite, immobile, les bras tombés en abandon le long d’elle, Jacqueline avait écouté, gagnée par l’exaltation croissante qui entrecoupait la parole d’Erik, faisait éclater puis amortissait sa voix et lui emplissait le regard d’une démence de martyr, saoul du plaisir de sa souffrance. Il se trompait, le pauvre Erik ; elle l’aimait, avec tous ses sommets, et tous ses foyers ; la volonté voluptueuse virait en pathétisme silencieux. La fierté de lui et d’elle la dilatait. Ils avaient par des voies différentes touché le point culminant d’eux-mêmes, ce point où la haute tension psychique veut atteindre l’absolu par l’union de la chair. Mais le mirage de beauté dont les éblouissait le renoncement d’Erik leur cacha le miracle du désir mué, — pour un instant, – en amour total.

— Je vous aime et je vous admire, dit Jacqueline, lorsqu’ils furent rentrés dans la clarté blanche de la chambre de travail. Quoi qu’il advienne, rien ne rompra le lien qui nous unit. Promettez-moi de ne pas m’abandonner. Moi, je vous jure de me faire un cœur digne du vôtre. Que me donnerez-vous pour m’aider ?

— La douleur humaine. Prenez-la dans vos adorables mains pour qu’elle soit plus légère. Portez-la dans votre âme pour qu’elle en devienne plus forte et… quelquefois, pensez à moi qui ne vais plus vivre que pour vous.

— Penser à vous !… ah ! dieux !…

Elle retrouvait la possibilité de sourire. Sa figure gardait encore quelque chose des grands mouvements de son émotion, mais la grâce câline y revivait et sa pâleur s’effaçait.

Elle restait debout dans une attitude indécise, songeant à s’en aller. Elle dit :

— Il faut que je parte, maintenant.

Tout le romanesque excessif de la scène tomba à cette simple phrase, elle le sentit, et fut embarrassée d’être nu-tête.

Erik rentra dans sa chambre et en rapporta le chapeau qu’elle y avait laissé. Pendant qu’elle se recoiffait devant la glace piquée de la cheminée, elle rougit. Le moment où elle avait fait le geste brave de tirer les longues épingles était déjà bien loin d’elle. Et elle songea que, si elle s’était donnée, la petite humiliation qui brûlait à ses joues serait peut-être une effarante détresse. Toute sa délicatesse intime s’épanouit à l’idée que rien n’était arrivé, qu’elle sortait de cette aventure, la fierté sauve.

Quand elle fut près de la porte, les doigts à la serrure, Erik, dont le visage se bouleversait, la retint du geste et dit :

— Pourtant… pourtant… Je puis être mort demain, et cette joie, je ne l’aurai pas connue… Vous oublierez… vous.

Elle tendit ses lèvres avec un sourire de gaminerie tendre ; elle était redevenue la charmeresse assurée, habile, et qu’il faut qu’on adore. Erik hésita :

— Je ne pourrai plus vous laisser partir.

Et, comme il se penchait, elle aperçut dans son regard le désir maître enfin de la volonté. Elle se redressa, échappant, lui jeta son baiser du bout des doigts, ouvrit la porte en disant :

— À bientôt, ami cher !

Et très vite, elle disparut.

Tandis que, accoudé à sa table, les yeux dans ses paumes, les dents serrées, Erik goûtait bien le fiel de son courage et souffrait l’affre de l’irréparable, en songeant à l’heure pour toujours perdue ; Jacqueline descendait l’escalier presque en courant, avec la peur d’un danger qui se fût hâté sur ses pas. Sa surprise grandissait d’être venue là, d’avoir éprouvé de telles choses, dit et entendu toutes ces paroles, risqué l’avenir. Elle ne reconnaissait plus les forces occultes qui l’avaient conduite si près de la faute. La fatigue l’envahissait. Dans la rue, une tiédeur de printemps l’enveloppa et elle frissonna rétroactivement du froid de l’escalier noir. Elle vit à une horloge qu’il était midi moins le quart. Elle serait en retard pour le déjeuner… Le déjeuner ! La vie de chaque jour qui continuait pareille. Non, rien n’était plus semblable à soi-même. André qui l’attendait n’était plus l’homme qu’il était la veille, ni elle la même femme. Le découragement qui l’avait conduite chez Erik Hansen la ressaisit plus pénétrant, plus désespéré. Elle voyait nettement la folie que cela avait été de croire un moment qu’elle pût refaire sa vie en y laissant entrer cet homme dont tout l’éloignait, excepté son cœur ; mais son cœur était si las ! Elle ne savait presque plus qu’il l’aimait, tant s’imposait avec rigueur la certitude qu’ils ne pouvaient s’aimer.

Elle avait marché quelque temps, d’un pas mou, absorbée dans sa rêverie morose. Elle se décida à faire signe à un fiacre, il fallait bien rentrer. Comme elle y montait, Marken passa en victoria, la salua, se retourna pour la regarder encore. Elle eut le temps de voir l’étonnement et le sarcasme de sa figure. Il pensait que c’était bizarre de la trouver à pareille heure si loin de chez elle. Qu’importait, au reste, ce qu’il pouvait penser, lui et toute la terre ? Cependant elle fut ennuyée de l’avoir rencontré.

Quand elle entra dans sa maison, le concierge lui remit la carte de Maud.

— Madame Simpson a dit qu’elle avait reçu une dépêche, qu’elle était obligée de quitter Paris aujourd’hui même, et qu’elle regrettait bien de ne pas trouver madame pour lui faire ses adieux.

Jacqueline monta l’escalier, frappant la rampe à petits coups avec la carte de Maud qu’elle gardait à la main. Ce départ la laissait indifférente. L’histoire de la veille lui paraissait avoir cent ans. Qu’était-ce que tout cela ? Rien ! Rien n’était rien. À quoi bon s’obstiner à vivre, puisque les émotions les plus véhémentes durent un instant, puisque les plus douces laissent la bouche amère et le cœur excédé ?… À quoi bon ?