La Mère de Dieu (Sacher-Masoch)/01

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Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 107-125).

LA MÈRE DE DIEU


CHAPITRE PREMIER

Sabadil, un jeune paysan de Solisko, était sorti dans la forêt pour entendre le chant des oiseaux. Lorsqu’il était tout petit, déjà il abandonnait ses jouets, il quittait son chariot et ses chevaux de bois dès qu’un oiseau gazouillait dans le feuillage. Plus tard il avait tendu des pièges et des lacs dans tous les bocages ; toute l’année retentissaient des chants, des sifflements et des soupirs mélodieux dans la chaumière qu’habitaient les parents de Sabadil.

Un édit avait été proclamé par la suite. Il était sévèrement interdit de s’emparer d’aucun oiseau chanteur. Sabadil, alors, alla se promener au loin dans la campagne, pour les entendre. Il s’y rendait chaque jour, après avoir terminé son ouvrage ; et, le dimanche après midi, il ne manquait jamais d’errer deux ou trois heures dans la forêt, dont les chênes puissants, les hêtres et les bouleaux frêles s’étendaient entre les villages de Solisko, de Brebaki et de Fargowiza-polna.

Les gens s’étonnaient de ne pas voir Sabadil à l’auberge, ou, comme il était garçon, de ne pas le voir se rendre derrière l’église, sur la plate-forme où la jeunesse dansait, les jours de fête, pendant que le vieux prêtre envoyait sa bénédiction du haut de sa chaire sur les fidèles et que l’orgue grondait sourdement en une longue plainte. Sabadil ne s’inquiétait pas de ce qu’on pouvait penser de lui. Oh non ! pas ça. Lui-même était surpris quelquefois de cette force irrésistible qui l’entraînait depuis si longtemps dans la solitude, sous les grands arbres.

Il y allait comme à une fête ; ses hautes bottes luisaient au soleil, son pantalon de fin drap bleu formait de larges plis, s’arrêtant au-dessous du genou ; sa blouse du même tissu, fort courte, était serrée par une belle ceinture de cuir qui lui servait à la fois de bourse et de blague à tabac, et où étaient suspendus son couteau, son briquet et sa pipe. Sur son bonnet d’agneau blanc se balançaient deux superbes plumes de paon.

Sabadil s’était arrêté au sortir du village. Il avait cru entendre le gazouillement suave d’une fauvette dans une grosse touffe de lilas en fleurs. Puis il avait pris à travers champs. On avait récolté une grande partie des grains ; mais le maïs était encore debout, dressant ses larges épis dont la teinte dorée rivalisait avec les cheveux des petits enfants du hameau ; le seigle brunissait au soleil, et partout entre les sillons se trouvaient des alouettes prêtes à s’élever dans l’air en chantant.

Sabadil les suivait des yeux lorsqu’elles s’envolaient, mais il devait bientôt ramener son regard à terre, tant le bleu du ciel était pur et éblouissant. Il n’y avait qu’un petit nuage au ciel, un léger flocon blanc et immobile comme un agneau qui se serait égaré de son troupeau et qui n’ose avancer tout seul. L’air était chaud et lourd. Le soleil éclairait la campagne, réchauffant ses teintes vives.

Une source limpide, aux ondes vertes et écumeuses, descendait dans la vallée en sautillant, et près de cette source, au milieu d’un bouquet de bouleaux aux troncs satinés, se trouvait un petit moulin, qui, lui aussi, était en fête ce jour de dimanche. Sa roue séchait aux caresses de la brise. Ses volets étaient fermés. Pas un souffle n’agitait les branches des arbres fruitiers qui l’entouraient baignés de lumière. Tout à coup un rouge-gorge se mit à chanter dans un noisetier. Et comme Sabadil s’arrêtait et tendait l’oreille, absolument ravi, la gentille petite bête sautilla de feuille en feuille et contempla le paysan d’un œil hardi, sans aucune frayeur. Plus loin, un pic frappant des coups sonores sur l’écorce d’un arbre. Ces battements troublaient le silence du dimanche d’une note étrange.

Sabadil avançait toujours. Autour de lui une grande fraîcheur montait. Il se trouvait maintenant dans un bosquet de bouleaux dont les troncs luisants semblaient recouverts de satin blanc. À ses pieds, la mousse étincelait comme semée d’étincelles d’or. Sabadil suivit le ruisseau tout pensif. De petits poissons se tenaient immobiles, se chauffant au soleil, et, au-dessus, des libellules voltigeaient. Il y avait aussi des papillons qui humaient la fraîcheur, et des escargots qui rampaient lentement le long des tiges humides. Une forte odeur de vanille remplissait l’air.

Bientôt deux, trois ruisseaux se rejoignirent. La forêt s’éclaircit. Une sorte de petite vallée s’ouvrit entre les coteaux fleuris. Et tout à coup Sabadil remarqua une prairie blanche, complètement blanche, comme couverte de neige. Il demeura un instant très surpris.

Lorsqu’il s’en approcha, il vit que la vallée était entièrement tapissée de narcisses dont les pistils jaunes embaumaient l’air. Des abeilles et des guêpes y butinaient avec un bourdonnement sourd et continuel. Sabadil cueillit une branche d’arbre et s’assit à l’ombre d’un buisson d’églantiers pour se tailler un sifflet. Tandis qu’il y perçait des trous, les oiseaux se mirent à chanter autour de lui, comme s’ils n’eussent attendu que sa présence pour commencer leur concert. De son bec dur, le pic semblait battre la mesure, non pas cependant à la façon d’un chef d’orchestre, mais comme un musicien de village qui frappe de son coude la table mouillée d’eau-de-vie à la taverne. Des serins sautillaient dans la ramure, se suspendant à des branches flexibles qui pliaient ; des grives jetaient aux échos leur note stridente, et de loin en loin le merle sifflait sa vieille mélodie si douce et qui parle au cœur comme une de ces chansons populaires que les travailleurs chantent le soir dans la plaine.

Sabadil interrompait son travail de temps en temps et prêtait l’oreille. Enfin, son sifflet était terminé, un véritable sifflet galicien, long et mince comme une flûte de berger. Sabadil le porta à ses lèvres et en tira des sons clairs, puis des notes graves et plaintives, semblables à celles de la mélancolique Dumka. Les oiseaux arrêtèrent leur ramage, comme surpris par ces modulations langoureuses, si différentes de leurs cris joyeux et de leurs gazouillements poussés au soleil dans les rameaux verts des arbres.

Un long moment s’écoula avant que les petits oiseaux reprissent leur ramage et répondissent à Sabadil dans ce langage qu’ils tiennent depuis des milliers d’années, sans jamais en varier une seule note. Ils ne comprenaient pas Sabadil, mais Sabadil les comprenait, car son joli visage s’illumina soudain d’une joie candide et d’un sourire trop enfantin, presque, pour un homme de trente ans. Un lièvre arriva dans la clairière en trottinant. Il s’assit, dressa ses longues oreilles et regarda le paysan d’un œil surpris, puis il fit volte-face et disparut dans le fourré. Pendant un instant on n’entendit que le battement régulier du pic ; puis un cri perçant s’éleva dans le lointain. Sabadil se releva précipitamment. Il se dit que ce n’était pas un cri d’alarme, mais quelque oiseau d’eau occupé à pondre ses œufs dans les roseaux de la mare voisine. Cependant Sabadil, presque malgré lui, se dirigea du côté d’où le cri était parti. L’étang était proche, il l’atteignit en quelques pas. Sabadil regarda à sa surface verte, aussi polie qu’un miroir. Les longs roseaux qui y baignaient aussi étaient tranquilles, depuis leurs tiges droites et sveltes, jusqu’à leurs panaches bruns pailletés d’argent. Des algues, des nénuphars, des lis de rivière étoilaient la mare, y dessinant de bizarres broderies. Des narcisses odoriférants fleurissaient dans la mousse humide de la rive. Sabadil s’assit dans la verdure et regarda l’eau. De petites lueurs y passaient comme des éclairs. Par moments un bouillonnement montait à la surface, ou un poisson fouettait l’onde avec sa queue. Une grande fraîcheur régnait. Comme Sabadil ne détournait pas les yeux de l’eau, il lui parut qu’elle montait jusqu’à lui ; il se sentit enlacé comme par deux bras glacés, et le même cri lugubre qui l’avait effrayé tout à l’heure se fit entendre avec un accent rauque et désagréable. Soudain un visage se dessina dans l’onde pure, un beau visage de vierge encadré de cheveux blonds.

Sabadil bondit, fit un grand signe de croix et recula vivement.

À ses côtés, maintenant, se tenait une femme jeune, grande et forte, si grande qu’elle le dominait presque de la tête, bien qu’il fût de taille moyenne. Son visage était un visage de Madone au teint blanc, délicatement teinté de rose. Sa chevelure blonde, aux reflets fauves, était tressée et disposée en nattes lourdes au sommet de la tête. L’étrangère portait de hautes bottes de maroquin rouge, un jupon de percale aux couleurs voyantes et un corsage de drap vert foncé d’où sortait une chemise d’une blancheur éblouissante. Son cou était paré de gros coraux. Elle regarda Sabadil de ses grands yeux bleus, longuement, avec une bienveillante surprise.

Sabadil ne l’avait jamais vue, et pourtant il lui semblait que cette femme était là, qu’elle était venue pour le rencontrer. Involontairement il retira sa casquette et de sa manche s’épongea le front. Son cœur battait à se rompre. Un bourdonnement lui montait aux oreilles.

Tout à coup la jeune fille rougit et baissa les yeux. Elle voulut reculer, et cependant son pied demeura comme attaché au sol ; elle se pencha et cueillit un narcisse, très bas, près de sa racine. Puis, sa fleur à la main, elle resta devant le jeune homme, les yeux baissés, humble à la fois et fière comme une sainte.

« Que fais-tu ici ? » demanda enfin Sabadil remis de son émotion et enveloppant l’étrangère d’un bon et doux regard.

Sans lui répondre, la jeune fille le toisa et le considéra un instant. Puis, d’une voix basse et étrangement mélodieuse, elle lui dit, à son tour :

« Qui es-tu ? et quel est ton nom ?

— Tu me questionnes comme si la forêt t’appartenait, repartit Sabadil avec un malicieux sourire.

— Tu ne me connais pas, dit la jeune fille à voix basse. Ainsi, dis-moi plutôt comment tu t’appelles.

— Sabadil.

— Et d’où es-tu ?

— De Solisko.

— Tu es paysan ?

— Oui.

— Tu es bien mis, continua l’étrangère : tu es sans doute riche.

— J’ai de quoi vivre », répondit Sabadil.

La jeune fille se tut. Elle traversa lentement le fourré et les touffes d’herbe, et se dirigea du côté de la forêt.

« Et toi, qui es-tu ? » demanda Sabadil qui l’avait suivie.

Pas de réponse.

« N’entends-tu pas ? Ne veux-tu pas m’écouter ? »

Toujours pas de réponse.

« As-tu du chagrin ? continua Sabadil ; pourquoi as-tu l’air triste ? Qui donc t’attire dans cette solitude ?

— Je fuis les hommes. Je viens ici chercher la béatitude, répondit la jeune fille. Je trouve ici la présence de Dieu. »

Une flamme passa dans les yeux bleus de l’étrangère, comme elle disait ces mots.

« Par ma foi, tu as raison, dit Sabadil ; on est mieux ici qu’à l’église. Moi, j’aime mieux le chant des oiseaux que les sermons du prêtre, et je préfère le parfum des fleurs à l’encens des églises.

— Tu as raison ! oh oui ! tu as raison, s’écria l’étrangère d’un ton vif, presque joyeux.

— Tu as quelque chose de singulier, dit Sabadil en l’examinant avec attention. Je ne puis imaginer que tu sois comme les filles du village, et que tu danses avec les garçons, sous les ormeaux, le dimanche. Non, vraiment, il ne me paraît pas possible qu’on te prenne par la taille pour te faire danser, et pourtant… oui, pourtant, comme tu es parée… et comme tu es belle ! Par Dieu ! tu es bien la plus belle femme que j’aie vue ! »

Sabadil passa son bras autour des épaules de la jeune fille ; mais celle-ci se dégagea avec une telle douceur, une si grande dignité et une figure si sérieuse, que le jeune paysan n’osa renouveler ses caresses. Il recula de deux pas, très confus.

« Tu es peut-être mariée ? » dit-il au bout d’un instant, d’une voix très faible.

Elle secoua la tête avec un sourire imperceptible. Lui la considéra longuement. Quelle belle fille c’était ! Et non seulement elle était belle, mais encore elle avait une grande distinction et quelque chose de majestueux et d’imposant, bien qu’elle ne portât point haut la tête ; au contraire, elle la baissait humblement et avec une chasteté naïve. Non, sûrement, ce ne pouvait être une paysanne ! Sabadil, tout d’un coup, se sentit envahi par une grande gêne, quoiqu’il ne fût guère timide.

« On ne te prendrait pas pour une paysanne, à te voir, reprit-il.

— Je suis peut-être comtesse, répondit-elle avec calme.

— Non, tu es une sainte ! »

Elle ne répliqua rien, mais un sourire ironique passa sur ses lèvres roses.

« Quelles belles fleurs ! dit-elle tout à coup, et comme elles embaument ! Que disais-tu donc tout à l’heure ? Comme elles sont plus odoriférantes que l’encens ! »

Un regard suffit à Sabadil. Il comprit qu’elle désirait un bouquet de ces fleurs. Sans perdre un instant, il se mit à l’œuvre et rassembla une gerbe énorme et parfumée, qu’il tendit à sa compagne. Lorsqu’elle la prit, Sabadil remarqua ses mains, qui étaient fines et blanches. Sûrement ces mains-là n’avaient même jamais tenu d’aiguille.

« Vois ces fleurs, reprit l’étrangère, elles sont l’image du vice. Comme lui, elles sont séduisantes, et belles, et nuisibles. Quel parfum suave ! Et si nous les laissons près de nous, durant notre sommeil, elles nous rendent malades. Oui, elles vont jusqu’à tuer par leur odeur exquise ? Sabadil, je te crois un enfant du monde, sans souci de ton salut éternel. Le péché flatte tes sens, menace ton âme de perdition ! »

Ses beaux yeux bleus étaient arrêtés sur Sabadil, pénétrants et sévères.

« Es-tu fille d’un prêtre ? » demanda le jeune homme en riant, non sans ironie.

L’étrangère secoua la tête et soupira. Ils avaient atteint un endroit marécageux, plein d’eau et de grandes herbes. La jeune fille regarda autour d’elle.

« Que veux-tu ? lui demanda son compagnon ; que dois-je faire ?

— Un pont », dit-elle gravement.

Il se hâta d’apporter quelques troncs de jeunes arbres abattus et couchés dans le gazon et de les étendre sur le sol fangeux. La jolie fille le considérait avec admiration. Elle regardait sa stature svelte et robuste, ses bras musculeux, son front bas où les boucles de sa chevelure étendaient comme un voile, son nez retroussé, ses pommettes saillantes, son menton arrondi et ses joues halées par le soleil et le grand air. Lorsque le pont fut fini, il y posa le pied lourdement. L’étrangère vit qu’il avait le pied petit et bien fait dans son élégante chaussure. Il lui tendit la main pour l’aider à passer l’eau. Elle ne le remercia pas. Cela allait sans dire qu’il était fait pour obéir, et elle pour lui donner des ordres. Du reste, on voyait qu’elle avait l’habitude de commander.

« Comme tu as le cou blanc ! s’écria tout à coup Sabadil, qui suivait la jeune fille à quelque distance. On voit bien que tu ne vas pas aux champs et que tu ne travailles pas au soleil. »

Il fit un mouvement pour la toucher, mais elle l’évita, et un rang de son collier de corail resta aux doigts de Sabadil. Les grains rouges roulèrent dans la mousse.

« Allons ! ramasse-les-moi à présent », dit la jeune fille, toujours grave, presque suppliante.

Sabadil s’agenouilla dans la fougère et rassembla les coraux épars sous les feuilles. Elle se tenait devant lui, la main tendue. Puis ils reprirent leur route. Elle le priait tantôt d’écarter les branches qui la gênaient dans son passage, tantôt de lui apporter les baies de quelque buisson éloigné. Sabadil, le fier Sabadil, lui obéissait sans même qu’elle lui donnât d’ordre. Un mot, un signe, un regard lui suffisaient. Il agissait comme sous la domination d’un rêve. L’étrangère l’étonnait de plus en plus par son maintien digne et grave. Ordinairement, n’est-ce pas ? une jeune fille rit à tout propos lorsqu’elle discourt avec un homme, ou bien elle rougit, elle cache son visage, elle est gauche.

L’étrangère, elle, n’avait rien de tout cela. Elle restait simple, naturelle, froide et majestueuse.

Ce maintien ravit Sabadil, et fit grandir peu à peu son enthousiasme ; ses yeux brillaient, sa bouche s’entr’ouvrait, découvrant ses dents blanches, comme s’il avait eu besoin de respirer longuement.

Ils atteignirent un gros chêne, près duquel était dressée une croix taillée à coups de hache. La jeune fille s’arrêta.

« Dieu te conduise, dit-elle. Mon chemin va de ce côté. Où vas-tu, toi ?

— Tu ne veux pas que je t’accompagne ? demanda Sabadil.

— Non.

— Alors, dis-moi d’où tu es. »

Elle se tut.

« Es-tu de Brebaki ? »

Elle ne fit aucun mouvement. Ses lèvres ne laissèrent pas échapper un son.

« Te reverrai-je ? continua Sabadil.

— Si Dieu le permet, répondit-elle en le perçant d’un regard froid qui l’intimida.

— Dis-moi où je puis te voir, insista Sabadil.

— Je ne te chercherai pas.

— Mais moi, je te chercherai.

— Ne fais pas cela ; dans ton intérêt, ne le fais pas, dit-elle avec une sereine majesté.

— Crois-tu me faire peur ? s’écria-t-il d’un ton arrogant. Je ne crains rien, moi, entends-tu ?

— Tu ne me connais pas ! interrompit-elle, la lèvre dédaigneusement retroussée ; sans cela, tu… »

Elle n’acheva pas.

« Te craindre ? dit Sabadil en riant ; ah non ! par exemple !

— Sais-tu qui je suis ? demanda-t-elle froidement, en laissant tomber ses mains jointes.

— Une fille aussi chaste que belle ! »

Il s’approcha d’elle, très près, et saisit ses mains ; elle ne le repoussa pas, mais le perça d’un regard si pur, qu’il avait quelque chose de surnaturel. Sa bouche rose s’entr’ouvrit comme pour provoquer un baiser. Pourtant elle fronçait les sourcils d’un air de colère.

« Ne me touche pas, dit-elle d’une voix douce. Tu commets un péché en portant les mains sur moi.

— Ce péché, Dieu me le pardonnera ! » dit Sabadil.

Il enlaça dans ses bras la jolie fille, vivement, et lui donna un baiser.

Elle se dégagea sans un mot. Son beau visage était enflammé de colère, mais son grand œil bleu luisait doucement lorsqu’il rencontra celui de l’audacieux. Et, tandis qu’il restait là, immobile, comme pétrifié, elle s’enfuit et disparut sans laisser de trace, comme elle était venue.

À la suite de la rencontre dans le bois avec la jolie étrangère, Sabadil se sentit saisi d’un trouble étrange. Un sentiment inconnu et qui n’avait rien d’agréable le poursuivait et l’empêchait de vaquer à ses occupations comme à l’ordinaire. Il était devenu pensif. Il ne mangeait pas. Il n’avait aucun appétit. Il ne buvait pas non plus, et ne pouvait dormir la nuit. Le travail l’ennuyait. Le chant des oiseaux même ne parvenait plus à le distraire. Il ne se rendait plus dans la forêt pour les entendre, mais dans l’espoir d’y rencontrer de nouveau l’inconnue. Il y alla fréquemment. Il ne la rencontra nulle part.

Il se mit alors à errer dans les bois, chaque jour, durant plusieurs heures. Une fois, il pénétra si avant dans le fourré, qu’il aperçut, par une éclaircie, la croix dorée et le toit de briques rouges de l’église de Fargowiza-polna, qui luisaient au soleil. De grands tilleuls ombrageaient l’enceinte sacrée. Il marcha encore plus avant jusqu’à la lisière de la forêt. Le village s’étendait à quelque distance. Un peu à l’écart, Sabadil remarqua une vaste métairie. Elle était entourée d’une forte haie, très haute. Mais Sabadil, de la colline où il se trouvait, pouvait voir les dispositions du bâtiment. Il se composait d’une belle maison d’habitation, construite en bois, passée à la chaux et recouverte de lattes neuves, une grande galerie en ornait le fronton. Une galerie à colonnes, cachée à demi par des rosiers grimpants dont les touffes et les festons avaient un charmant aspect.

Celle que Sabadil cherchait demeurait ici. Personne ne le lui avait dit ; mais il le savait, il le sentait au trouble indescriptible qui se saisit de lui tout à coup. Il se jeta sur le gazon, à l’ombre d’un noisetier, et regarda dans la cour, dans le jardin, aux fenêtres de la métairie. Il croyait à chaque instant voir la porte s’ouvrir pour livrer passage à l’inconnue. Il ne voyait rien. Et il ne se lassait pas de regarder.

Le soleil se coucha. Les petits nuages blancs qui flottaient à l’horizon se dorèrent subitement. Et les oiseaux se mirent à chanter dans les ombrages.

Sabadil remarqua un petit chariot traîné par deux forts chevaux qui s’avançait sur la route. Le chariot prit la direction de la métairie. Il en passa la porte et entra dans la cour. Il était conduit par une femme, elle tenait les rênes à la main et un fouet. Elle tourna la tête du côté de Sabadil. C’était l’étrangère de la forêt. Deux énormes chiens-loups se précipitèrent à sa rencontre, en aboyant au poitrail des chevaux, qui leur répondirent par des hennissements joyeux. La carriole s’arrêta à la porte de la maison. Un jeune gars en sortit et tint les chevaux, tandis que l’inconnue descendait du chariot. Elle parut lui adresser quelques questions. Les énormes chiens s’étaient couchés à ses pieds. Ils se levèrent et la suivirent lorsqu’elle entra dans la maison.

Sabadil, qui involontairement avait quitté son lit de gazon pour suivre cette scène, se dirigea entre les taillis qui s’étendaient de la forêt à la route, du côté de la métairie. Son attention fut vivement frappée tout à coup par quelque chose de rouge, comme un pavot gigantesque qui surgit d’une touffe de myrtilles. Il s’approcha, et se trouva en présence d’une toute petite fille, pieds nus, vêtue d’une chemise, la tête couverte d’un mouchoir écarlate et qui rongeait un épis de maïs rôti, assise dans la mousse.

« Dis-moi, petite, sais-tu à qui appartient cette belle métairie ? » lui demanda-t-il.

L’enfant le regarda de l’air indécis d’un animal qui ne sait s’il doit mordre ou caresser.

« Qui demeure là ? dans cette métairie ? Ne comprends-tu pas ? répéta Sabadil.

— La mère de Dieu », répondit la petite d’un air craintif.

Sabadil éclata de rire.

« Comment nommes-tu le paysan à qui appartient cette ferme ? »

Il l’indiqua du doigt.

« Ossipowitch », dit l’enfant.

Elle se leva, prit son épi de maïs qu’elle avait posé près d’elle et s’enfuit à toutes jambes.

Sabadil s’avança jusqu’auprès de la haie. Il se blottit dans un buisson et attendit l’obscurité, qui tomba rapidement. Les oiseaux s’étaient tus depuis longtemps. Le sifflement rapide des chauves-souris seul traversait l’air. Une large étoile étincelait dans le ciel bleu. La forêt et les taillis se trempaient de rosée. La brise soufflait, tout imprégnée d’une odeur de fenouil et de thym, et plus tard, lorsque le ciel fut couvert d’étoiles et que les fenêtres de la ferme furent éclairées, les rossignols se mirent à chanter au bord du ruisseau.

Sabadil se tint coi jusqu’à ce que les lumières des croisées fussent éteintes et que l’on n’entendit plus les soupirs des rossignols. Tout dormait. L’air était chaud et lourd, chargé de parfums. De temps en temps retentissaient le cri d’une chouette, les aboiements d’un chien dans la campagne. Dans la forêt deux lueurs se mirent à errer entre les troncs blancs des bouleaux. C’étaient les yeux d’un chat sauvage. Ils disparurent dans les feuilles.

Sabadil s’assit par terre et appuya sa tête sur une pierre recouverte de mousse. Il écouta un moment encore les grelots des chevaux qui paissaient dans la prairie, puis il s’endormit.

Lorsque Sabadil se réveilla, un frisson de fièvre le secoua. Il se leva, rejeta ses cheveux en arrière, et regarda autour de lui. Le soleil n’était pas levé. On ne voyait aucune lueur à l’horizon. Cependant l’obscurité était moins intense. Les étoiles pâlissaient. Le vent était vif et frais. Il soufflait à travers les arbres, dont les feuilles frissonnaient comme des bannières. Il faisait vraiment très froid.

Soudain une clarté livide passa dans la campagne et sur les pâturages ; les oiseaux se mirent à chanter dans les jardins et sur les arbres de la forêt, tous à la fois et joyeusement.

Des lumières parurent aux croisées de la métairie.

La porte s’ouvrit. Sabadil aperçut, agenouillée dans le corridor, une jeune fille occupée à laver les carreaux. Une bougie était placée près d’elle. Deux autres jeunes filles parurent, suivies d’une vieille femme ; toutes trois sortirent, et restèrent un instant à respirer l’air frais du matin, dans le jour pâle de l’aube naissante. Enfin, elle parut, celle que Sabadil attendait, et à qui tous semblaient obéir dans la maison, l’étrangère de la forêt. Elle sembla à Sabadil plus grande et plus majestueuse encore, sur le seuil de la porte encadrée de roses sauvages, dans ses hautes bottes de maroquin rouge et sa pelisse bleue bordée d’agneau. Sur la tête elle avait un foulard blanc noué en manière de turban. Elle s’assit sur un banc, dans la galerie, et parut surveiller le travail de ses compagnes.

Une des jeunes filles, grande et forte comme l’inconnue, se rendit à la fontaine avec deux seaux passés à une perche qu’elle portait sur l’épaule. Elle remplit ses seaux à plusieurs reprises et alla les vider dans une grande cuve, près de la porte. La vieille femme et les deux filles revinrent apportant toutes sortes d’ustensiles de cuisine en terre et en bois, qu’elles se mirent à nettoyer dans la grande cuve. Chaque fois que l’étrangère donnait un ordre, celle à qui il était adressé accourait rapidement, et se tenait en sa présence dans une attitude respectueuse, comme une esclave.

Sabadil s’approcha de la haie, la franchit, traversa la galerie sur la pointe des pieds, et se présenta devant l’étrangère, subitement. Les chiens se précipitèrent vers lui, avec des hurlements terribles. L’étrangère étendit la main en leur ordonnant de se taire. Ils se retirèrent en grognant et en montrant leurs crocs aigus.

« Qui cherches-tu ici ? demanda l’étrangère sans s’émouvoir et arrêtant sur lui un regard sévère.

— Toi.

— Moi ?… Et que me veux-tu ?

— Dieu le sait. Moi-même je l’ignore. »

Sabadil resta debout devant elle, la dévorant des yeux. L’étrangère n’avait fait aucun mouvement. Elle tenait ses mains jointes sur ses genoux, comme en prière.

« Tu es bien matinale ! continua-t-il.

— Oui, reprit-elle d’un ton ferme. Chez nous, c’est l’usage de terminer tous les travaux du ménage avant le lever du soleil.

— Mais, toi, tu ne travailles pas.

— Je n’ai pas à travailler. »

Les oiseaux se turent subitement. L’orient s’éclaircit, s’alluma. Le soleil parut et inonda de ses rayons les herbes et les feuilles humides.

« Et toi, demanda la mystérieuse fille, comment se fait-il que tu sois ici à cette heure ?

— J’ai passé la nuit dehors, répondit-il.

— Pourquoi faire ?

— Pour être près de toi, dit-il d’une voix basse et très douce, en baissant les yeux. Voilà bien longtemps que je te cherche. C’est hier enfin que j’ai connu ta demeure. Je me suis blotti là-bas dans ce buisson ; j’y ai attendu le lever et le coucher des étoiles. Je voulais te revoir. »

Elle baissa les yeux et parut réfléchir. Puis elle releva la tête et, tournant vers lui son doux visage, elle le considéra longuement, comme si elle eût voulu lire dans son âme.