La Mère de Dieu (Sacher-Masoch)/03

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Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 134-145).

CHAPITRE III

Le jour suivant, Mardona s’habilla avec un soin tout particulier. Elle resta assise au balcon tout l’après-midi, regardant sur la route à travers le rideau d’églantiers qui tapissait sa maison. Au coucher du soleil elle rentra, de fort mauvaise humeur. Plus tard elle se montra de nouveau à la fenêtre ; la pâle clarté de la lune baignait en plein son visage calme. Au bout de quelque temps, son front se plissa douloureusement. Elle ferma la fenêtre, sans bruit, avec une telle précaution, que les gonds de la croisée ne grincèrent même pas. Quelques jours s’écoulèrent, Sabadil ne se rendit pas à Fargowiza-polna. Il sentait quelque chose lui peser sur la poitrine comme une pierre. Jusqu’à présent il était allé à l’église, chaque dimanche, entendre la messe ; maintenant il n’y prenait plus aucun goût. Sa foi chancelait et diminuait tous les jours. Il est vrai qu’il n’avait, en fait de religion, pas de connaissances profondes. Il ne se rappelait que ce que sa mère lui avait enseigné. On oublie rarement les leçons et les conseils des mères. Par moments il lui prenait l’envie de seller son cheval et de se rendre à Fargowiza-polna. Puis une crainte le retenait. Il lui semblait qu’aller là-bas, c’était quitter sa patrie, ses habitudes ; cependant, tout ce qui autrefois l’égayait et l’intéressait lui paraissait maintenant terne et sans charme. Toutes ses pensées étaient concentrées sur une femme, sur une seule. Il sentait qu’il l’aimait, qu’il lui avait donné son cœur, réellement, et qu’un moment viendrait, tôt ou tard, où il se rapprocherait d’elle et ne pourrait plus vivre sans la voir.

Un jour, deux heures avant le coucher du soleil, il sella son cheval et traversa la forêt, suivant de petits sentiers touffus où ne passaient guère que des cerfs et des renards. Il se dirigeait sur Fargowiza-polna.

La vallée qu’habitait Mardona était, lorsque le soleil y brillait, un véritable paradis. L’agriculture y florissait. Les routes et les ponts y étaient parfaitement entretenus, et le village lui-même était si joli que Sabadil ne se rappela pas en avoir jamais vu de semblable. Il y régnait un grand calme, une tranquillité solennelle de jour de fête. Les rues, les cours des métairies, y étaient dans l’ordre le plus parfait.

Sabadil traversa le hameau sans rencontrer personne. Un petit chien seul le flaira en grognant. Il atteignit bientôt une grande métairie, la métairie de Nilko Ossipowitch, dont il fit le tour, au pas de sa monture, lentement. Les barrières et les dépendances de la ferme étaient, comme dans la plupart des constructions houzoules, faites de troncs de jeunes arbres recouverts d’épaisses lattes et rappelant vaguement les blockhaus des Prairies.

Sabadil remarqua que la propriété se composait de deux maisons, dont l’une était en façade sur la route, du côté de la forêt, tandis que l’autre était bâtie un peu à l’écart et presque entièrement dissimulée par de hauts massifs de lilas. Le jeune homme ne douta pas un instant que cette dernière ne fût l’habitation de Mardona, la Mère de Dieu. Elle avait deux sorties : une porte donnait dans la grande cour, et une autre sur le derrière, en communication avec une petite grille ouvrant sur les champs, par où l’on pouvait, sans être vu, sortir dans la campagne.

La grande métairie des Ossipowitch avait un grand nombre de dépendances, de granges, de chenils et d’étables. Au milieu de la cour se dressait un immense pigeonnier. À droite s’étendait le jardin potager, qui était très vaste.

Les toits des bâtiments étaient couverts de nuées de pigeons, dont le roucoulement accompagnait le tac régulier des batteurs en grange. Un paon superbe se promenait majestueusement sur le sable de l’avenue. Tout ici respirait l’opulence, le bien-être et l’ordre le plus parfait.

Personne n’eût pris pour des paysans les habitants de cette métairie. Elle ressemblait à une propriété seigneuriale, avec plus de soin cependant, car la plupart de nos châteaux de Galicie ont des vitres cassées par où entre librement la volaille de la basse-cour, tandis que leur propriétaire porte des chemises en loques sous des vêtements de velours.

Sabadil, sans descendre de cheval, fit deux fois le tour de la métairie, puis se dirigea du côté des champs. Il commençait réellement à avoir une grande crainte de Mardona.

Lorsqu’il revint, un peu plus tard, il faisait sombre. Les fenêtres de la ferme étaient vivement éclairées. Des voix confuses s’élevaient à l’intérieur, dominées par des éclats de rire. Cela donna du courage à Sabadil. Il sauta de cheval, conduisit sa monture à travers la cour, l’attacha à un anneau rivé au puits, et, poussant la porte du vestibule, qu’il trouva entr’ouverte, il pénétra dans le corridor. Un sillon de lumière, à ses pieds, sur les dalles, lui montra le chemin. Il poussa à demi la porte de la chambre et demeura sur le seuil, sans bouger. Personne ne le remarqua. Il eut ainsi le temps d’examiner à son aise les paysans qui s’y trouvaient réunis.

Mardona était absente. Vis-à-vis de la porte il y avait des femmes et des jeunes filles occupées à égrener du maïs amoncelé en tas devant elles. Les hommes les entouraient, debout, une courte pipe aux dents, parlant très haut, avec de bruyants éclats de rire. Sabadil trouva que leur maintien et leurs manières n’offraient aucune particularité. Il se serait cru chez des paysans ordinaires au temps de la Wetsehernizi[1] ; seulement, ici, tout était plus élégant et plus luxueux que dans les habitations de son village.

« Bonsoir », dit enfin Sabadil.

Il tira sa casquette et entra.

« Que le ciel bénisse ton arrivée au milieu de nous ! » répondirent en chœur les assistants. Et ils le regardèrent avec quelque curiosité, mais sans méfiance et d’un air très bienveillant. Quelques-unes des jeunes filles, même, lui sourirent malicieusement ; alors seulement il vit que Mardona était dans la chambre. Derrière la porte qu’il avait tenue entr’ouverte, dans un coin, se trouvait un siège élevé, comme une espèce de trône, où l’on arrivait par des degrés de bois. Mardona y était assise. Elle portait de hautes bottes de maroquin jaune et une jupe et un corsage de soie bleue. Son cou, ses bras et les nattes blondes de ses cheveux étaient parés de gros coraux et de sequins scintillants comme des étoiles. Elle était fort bien ainsi, très calme, et avait la majesté d’une souveraine.

Elle se leva lorsqu’elle aperçut Sabadil, s’avança à sa rencontre avec beaucoup de dignité et le salua d’un air affable. Puis elle lui prit la main et lui donna un baiser. Sabadil rougit, tout confus. Mardona remarqua son trouble et sourit.

« Je suis contente que tu sois venu, lui dit-elle. Assieds-toi là, près des autres. »

Sabadil s’inclina sans parler, et, tandis qu’elle retournait à sa place, il se glissa vers la muraille. Il se sentait tout honteux maintenant, et très intimidé. Il n’osait ni s’asseoir, ni se rapprocher de Mardona, et encore moins lui adresser la parole.

Les assistants ne faisaient plus attention à lui, à l’exception de l’un d’eux cependant, un homme d’une quarantaine d’années, nommé Barabasch. Celui-là ne le perdait pas de vue et l’examinait avec défiance et une sorte de dédain. Il était petit, légèrement voûté, avec des cheveux châtain roux coupés sur le front et très longs sur les épaules. Sa moustache était couleur de rouille. Ses yeux gris avaient des éclairs haineux. Il était facile de reconnaître en lui un fanatique, au caractère violent et sauvage.

Après un moment, les frères de Mardona s’approchèrent de Sabadil pour le saluer. L’aîné, Turib, était svelte, de grandeur moyenne, avec des yeux noirs, brillants. Il parlait fort peu. Le second, au contraire, Jehorig, était fort bavard. C’était un jeune homme de vingt ans, petit, maigre, au visage pâle, sans barbe, fiévreux et agité comme le sont ordinairement les poitrinaires.

« Ne devons-nous pas chanter et jouer de quelque instrument en l’honneur de notre hôte ? demanda-t-il à Mardona humblement.

— Sans doute, vous pouvez chanter », répondit-elle.

Jehorig apporta des cymbales et les posa sur la table ; durant un instant, un silence complet régna dans la salle. Puis il commença à jouer. Il en tira des sons plaintifs, très doux, qui peu à peu grandirent, s’élevèrent et firent place à une puissante et sauvage mélodie.

C’était la mélodie de Hricin que Jehorig jouait, ce magnifique poème dont la musique rend si bien la tristesse poignante. Lorsque le jeune homme s’arrêta, les assistants entonnèrent d’une voix gaie un refrain cosaque.

Mardona prêtait l’oreille, pensive, le menton dans la paume de sa main, échangeant de temps à autre un regard avec Sabadil, dont la voix sonore dominait celle des Duchobarzen, comme la mélodie d’un oiseau qui s’élève au-dessus des cimes des arbres de la forêt. La voix de Sabadil émut profondément Mardona, car pour les Petits-Russiens la musique est une vraie magie. Leurs chants populaires nous rapportent les plaintes des morts couchés sous les vastes tertres de la steppe, et les accents des esprits de la forêt, de l’eau et de l’air.

Sur ces entrefaites, le père de Mardona, accompagné d’un jeune homme, entra dans la chambre. Le vieillard se débarrassa à la hâte de son chapeau de paille et posa son bâton derrière le poêle. Puis il vint saluer sa fille et baisa sa main, qu’elle lui tendit avec majesté. Lorsqu’il remarqua l’étranger, il lui souhaita la bienvenue d’un signe de tête et engagea avec lui la conversation, c’est-à-dire qu’il écouta plutôt ce que Sabadil lui disait, en l’approuvant d’un geste ou en répondant : « Dieu soit loué ! » « Grâces à Dieu ! » tout en soupirant profondément. Nilko Ossipowitch, malgré ses soixante années, était un vigoureux et alerte paysan. Il n’avait pas un cheveu blanc. Il était très grand, comme sa fille, fort et majestueux. Il parlait avec lenteur, comme si chacune de ses paroles eût été un trésor qu’il fût obligé de déterrer.

Un signe de Mardona appela Sabadil à ses côtés.

« Tu es peut-être surpris, commença-t-elle, de nous voir tous si gais et si joyeux. Notre religion, vois tu, n’a rien de lugubre. Elle diffère en cela complètement de la vôtre, qui ne demande que des sacrifices et du renoncement, qui taxe de péché tout ce qui divertit le cœur de l’homme. Nous, nous servons Dieu, sans pour cela condamner les plaisirs qui par eux-mêmes n’ont rien que d’absolument innocent. Nous avons l’habitude de nous réunir, le soir, les femmes, les jeunes filles et les jeunes hommes, pour discourir ensemble. Quand les vieillards se mêlent à nous, ils sont les bienvenus. On cause, on s’entretient de choses utiles, on se divertit souvent, et nos veillées sont fort gaies. »

Mardona parlait à Sabadil d’une voix douce et avec beaucoup de bonté. Elle était si belle et si chaste en lui parlant ainsi, qu’il croyait voir son visage illuminé comme la face d’une sainte. Cependant il soutint hardiment son regard : ce qui étonna la Mère de Dieu, accoutumée à voir se baisser tous les yeux devant elle.

Le jeune paysan qui était entré en compagnie du père de Mardona se nommait Wadasch. Il se tenait encore debout vers la porte, et ses petits yeux noirs étaient arrêtés sur la Mère de Dieu, remplis de crainte. Son petit nez retroussé ne s’accordait nullement avec sa bouche aux lèvres épaisses, sévère et empreinte d’un cachet de mélancolie. Il tenait ses mains derrière son dos, ou dans les poches, comme si elles ne lui eussent pas appartenu et qu’il eût craint qu’on ne les lui réclamât.

« Wadasch, dit au bout d’un moment la Mère de Dieu d’une voix calme, ne viens-tu pas me saluer ? »

Le jeune homme regarda devant lui, d’un air épouvanté, comme s’il se fût agi pour lui de franchir un abîme. Enfin, il se glissa le long du mur, sur la pointe des pieds, jusqu’à Mardona, et tomba devant elle, à genoux, la tête inclinée.

« Plus près, Wadasch, plus près », dit Mardona.

Il s’avança, traînant ses genoux sur le carreau, et gravit péniblement les marches conduisant au siège de la Mère de Dieu. Celle-ci se pencha vers lui, pleine de compassion, et lui donna le baiser de paix. Wadasch retourna à sa place en chancelant, puis s’approcha de Jehorig et des autres jeunes gens, afin de les embrasser également.

Sabadil, avec cet instinct que les hommes épris ont de commun avec les animaux, comprit immédiatement que ces deux hommes, Barabasch et Wadasch, étaient amoureux de Mardona. Seulement Barabasch était possédé pour elle d’une violente passion, tandis que le pauvre Wadasch l’adorait de loin, d’un amour timide, rempli de respect et de frayeur.

La porte s’ouvrit de nouveau. Cette fois, ce fut pour livrer passage à une jolie femme qui n’était plus tout à fait jeune. Sa taille était svelte ; elle avait de splendides cheveux blonds et un admirable visage pâle, d’une pureté de vierge.

« Pourquoi viens-tu si tard, Sofia ? » demanda Mardona, fronçant le sourcil.

Elle paraissait lui en vouloir beaucoup.

« J’avais affaire… Mon mari,… tu le connais bien ? » balbutia Sofia toute interdite.

Et elle s’agenouilla aux pieds de la Mère de Dieu.

« Viens-tu de chez toi ? continua Mardona.

— Pas directement,… mais…

— Sofia Kenulla, prends garde ! Cela ne finira pas bien pour toi », dit la Mère de Dieu d’un ton dur en lui tendant les lèvres.

Tandis que Sofia saluait les assistants et leur donnait le baiser de paix, Mardona se pencha vers Sabadil :

« Regarde-la donc, murmura-t-elle : ne dirait-on pas un ange ? Cependant, parmi nous, il n’y a pas de pire pécheresse.

— Est-ce possible ? exclama Sabadil. C’est vrai, elle est extraordinairement belle ! »

Mardona perça d’un regard haineux Sofia, puis elle observa Sabadil. Si le jeune homme eût surpris ce regard, il aurait frémi à coup sûr. Il eût lu dans l’œil bleu de Mardona l’arrêt de mort de Sofia. Dès ce moment elle était condamnée.

Wadasch avait décroché de la muraille un vieux violon et s’était assis près de Jehorig. Les deux jeunes gens regardaient Mardona.

« Nous permets-tu de danser ? » demanda Turib, qui n’osait pas lever les yeux sur sa sœur.

Celle-ci était de bonne humeur ce soir-là. Elle approuva du geste.

Aussitôt Turib et Sofia Kenulla et, vis-à-vis d’eux, Barabasch et la sœur de Mardona se mirent à danser une cosaque, les bras gracieusement entrelacés, au son des cymbales et des accords graves du violon.

« Et toi, demanda Mardona à Sabadil plongé dans une douloureuse rêverie, près d’elle, tu ne danses pas ?

— Oh non ! certes », répondit-il en rougissant.

Ils se turent tous deux et regardèrent les danses. Au bout d’un moment, Mardona demanda à boire.

« Veux-tu de l’eau ? lui dit Sabadil.

— Oui, va m’en chercher de la fraîche à la fontaine. »

Sabadil sortit précipitamment, rapporta une cruche pleine et versa de l’eau à Mardona dans une grande coupe de cristal taillé, qu’il lui tendit. Mardona y trempa les lèvres, et but avidement à grands traits. Lorsqu’elle en eut assez, elle rendit le verre à Sabadil sans le remercier, très calme. Elle était habituée à un accomplissement immédiat de chacun de ses désirs, sans même qu’elle prît la peine de les émettre. C’était pour ses disciples une faveur que de lui rendre un service ou de prévenir ses désirs. Bientôt après, elle se leva et descendit à pas lents les degrés de son siège. La musique se tut aussitôt.

« Je me retire, dit Mardona d’un ton fort doux. Dieu vous donne à tous une bonne nuit ! »

Les assistants, à l’exception de Sabadil, tombèrent à genoux. La Mère de Dieu étendit les mains sur leurs têtes inclinées, comme pour les bénir. Puis elle sortit avec une grande dignité.

Ceux qui étaient présents commencèrent à s’embrasser en se souhaitant mutuellement un bon repos. Sabadil sauta en selle et partit à travers champs. Tandis que son cheval gravissait, au pas, la petite colline, il se retourna et regarda derrière lui. Il aperçut Mardona, debout devant la porte de sa maison, et toute baignée de la clarté de la lune.

Elle le vit et leva sa main blanche pour le saluer. Sabadil, alors, tira de sa poitrine le mouchoir brodé de la jeune fille, dont il s’était emparé furtivement, et le secoua au-dessus de sa tête, comme une bannière, d’un geste vainqueur.


  1. Veillées d’hiver, durant lesquelles les jeunes gens se réunissent pour filer et s’entretenir ensemble.