La Médecine militaire et la loi sur l’administration de l’armée

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La Médecine militaire et la loi sur l’administration de l’armée
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 178-203).
LA
MÉDECINE MILITAIRE
ET LA
LOI SUR L'ADMINISTRATION DE L’ARMÉE

Dix années se sont écoulées depuis nos désastres, et la loi sur l’administration de l’armée, présentée à l’assemblée nationale en juillet 1874, votée par le sénat en 1876, attend encore le vote de la chambre des députés. Cette loi a pour but de porter remède à un mal dont toutes nos guerres contemporaines, même celles qui se sont terminées par la victoire, ont montré la réalité et l’étendue. Ce mal, c’est le fonctionnement défectueux des services chargés de l’approvisionnement des troupes en campagne et de l’organisation des secours à donner aux malades et aux blessés. L’origine en et dans l’excessive étendue et, pour ce qui concerne la médecine, dans la nature même de la tâche imposée à nos administrateurs militaires, car tous ces services sont centralisés sous la direction de l’intendance. Le remède est dans la réorganisation, sur des bases logiques, de tous les services dits administratifs. Cette réorganisation, à laquelle doit pourvoir la loi depuis si longtemps en gestation parlementaire, entraînera nécessairement des modifications importantes et même des restrictions notables dans les attributions du corps de l’intendance. On conçoit dès lors que l’intendance militaire s’efforce de contester la nécessité des réformes et qu’elle cherche tout au moins à reculer le moment où ces réformes, déjà votées par le sénat, seront votées par la chambre des députés. Elle n’a jusqu’à ce jour que trop bien réussi et, si l’on en croit le bruit public, elle serait puissamment aidée dans ses efforts par une haute autorité parlementaire. Vraie ou fausse, cette opinion est assez répandue pour que nous la retrouvions jusque dans les journaux étrangers.

La loi sur l’administration de l’armée soulève deux questions principales dont l’importance n’échappera à personne. L’intendance conservera-t-elle son indépendance ou sera-t-elle soumise à l’autorité du commandement, c’est-à-dire du général commandant le corps d’armée ? La chirurgie militaire continuera-t-elle à faire partie des services administratifs, à être dirigée par l’intendance ; ou bien, obtenant son autonomie, comme le génie et l’artillerie, sera-t-elle dirigée par un médecin en chef sous la haute et unique autorité du commandement militaire ? Tels sont les deux problèmes dont la loi, toujours en discussion, doit régler la solution.

Je ne discuterai pas la première question, qui n’est pas de ma compétence ; mais j’espère, en abordant la seconde, montrer que la médecine militaire doit être affranchie du joug funeste de l’intendance et qu’elle a droit à l’autonomie parce que cette autonomie lui est nécessaire pour l’accomplissement de son importante et difficile mission. Chose digne de remarque, le gouvernement de 1848, et considérant qu’il est urgent de reconstituer le service de santé sur des bases plus favorables à l’intérêt général aussi bien qu’à la dignité des hommes de science et de dévouement auquel ce service est confié, » avait, par le décret du 3 mai 1848, proclamé cette indépendance de la chirurgie militaire. Trente-deux ans se sont écoulés depuis lors, et, grâce à l’opposition de l’administration facilement victorieuse d’un corps que son libéralisme rendait suspect, ce décret resta lettre morte. Les désordres révélés par les guerres de Crimée et d’Italie, en ouvrant les yeux à l’Europe entière, devaient plus tard amener dans toutes les armées la réorganisation du service médical sur les bases posées par le décret de 1848 ; seule, la France, qui jadis en avait eu l’initiative, est restée en arrière du progrès, et l’intendance a continué à conserver un pouvoir qui ne saurait plus longtemps lui appartenir.


I

En France, dans l’état actuel des choses, la subordination de la médecine militaire à l’intendance est complète. Il exista bien, sans doute, au ministère de la guerre, un conseil de santé ; mais si, d’après le règlement du 31 août 1865 sur le service de santé de l’armée, ce conseil « peut être consulté sur toutes les questions d’alimentation, d’habillement, de casernement et autres touchant l’hygiène militaire ; » l’article 10 ajoute : « Les fonctionnaires de l’intendance exercent la direction et le contrôle du service de santé ; les divers personnels qui concourent à son exécution sont placés sous leur autorité. » Qu’il s’agisse de la direction des hôpitaux en temps de paix, « le médecin en chef propose au sous-intendant militaire ses vues d’amélioration (art. 38). » — « Les officiers de santé, quels que soient leur grade et leurs fonctions dans les hôpitaux militaires, ne peuvent s’immiscer dans les détails du service administratif (art. 65). » Or il faut savoir qu’il n’est rien, — propreté des salles, préparation des alimens, organisation du matériel employé pour les malades, — qui ne rentre dans ce qu’on appelle le service administratif.

Les choses ne sont pas plus libéralement organisées pour le service de santé en campagne. « Les officiers de santé en chef remplissent toutes les missions dont les charge l’intendant de l’armée et sont consultés par lui sur tout ce qui peut intéresser le service, sous quelque rapport que ce soit (règlem. du 4 avril 1867, art. 17). » Le médecin en chef, qui, mieux que personne, connaît les aptitudes des médecins ses subordonnés, ne peut les répartir suivant les besoins auxquels il faut pourvoir. « Tous les ordres de service qu’il donne au personnel des officiers de santé du service hospitalier sont soumis à l’approbation de l’intendant en chef (art 20). » La désignation des malades et blessés dont le transport est possible ou désirable n’est pas davantage sous l’autorité du médecin. « Le médecin en chef d’ambulance ou d’hôpital propose au sous-intendant l’évacuation des militaires pour lesquels cette mesure est possible ou nécessaire (art. 39). »

Lorsqu’il faut en campagne établir des hôpitaux temporaires, le médecin peut mieux que tout autre apprécier si telle maison ou telle ferme n’est pas exposée à des causes d’insalubrité, si elle remplit les conditions nécessaires au logement des malades ou des blessés ; cependant « le choix des emplacemens des hôpitaux temporaires est fait par les fonctionnaires de l’intendance, qui prennent l’avis des officiers de santé et des comptables (art. 118). » Nous verrons combien peu les conseils dont parle l’article 17 et les avis que mentionne l’article 118 sont demandés et comment on les accueille, même lorsque le médecin en chef croit de son strict devoir d’en prendre l’initiative.

L’intendance militaire s’est réservé le droit de donner à l’armée des médecins en nombre suffisant, de les répartir suivant les besoins, de mettre à leur disposition les instrumens, les médicamens, les objets de pansement nécessaires, de fournir aux blessés des hôpitaux salubres et des moyens de transport qui ne soient pas une cause d’aggravation de leurs blessures ; or, il est facile de montrer, avec les documens officiels, que même en Crimée et en Italie il y eut manque de médecins, d’instrumens, d’objets de pansement, de moyens de transport, tout cela par la faute de l’intendance, car les réclamations du corps médical ont été incessantes. Il y eut plus : nos blessés ont parfois manqué de nourriture.


Alexandrie, 27 mai 1859.
Monsieur l’intendant général,

Le premier corps n’avait pas de caisson d’ambulance à la date du 24 courant… Près de huit cents blessés de Montebello ont été nourris pendant quatre jours par la commisération publique… — Baron LARREY, médecin en chef de l’armée.


Je ne m’arrêterai pas cependant sur cette partie de la question ; l’insuffisance déplorable de l’intendance est prouvée par les lettres officielles d’un grand nombre de nos médecins publiées par M. Chenu dans ses livres sur les guerres d’Italie et de Crimée ; je les ai citées dans mon livre sur la Chirurgie militaire et les Sociétés de secours en France et à l’étranger. Enfin, dans la dernière discussion à la chambre des députés, MM.  Larrey et Marmottan, s’appuyant en partie sur des correspondances officielles, ont fait une lumière complète sur cette insuffisance de l’administration de l’armée.

Pour beaucoup de personnes étrangères aux choses de la médecine et de l’hygiène, pour les intendans militaires en particulier, le rôle du médecin se borne à prescrire des médicamens, à pratiquer des opérations. Pour eux, par conséquent, l’indépendance du médecin militaire est complète du moment où l’intendance ne l’empêche pas de soigner ses malades de telle ou telle manière. « L’indépendance, dit M. le général Farre dans son discours du 15 juin dernier, mais nous la donnerons, nous l’affirmerons par la loi et par les règlemens. » Et, en effet, il la donne à sa manière, dans l’article 17de son projet déposé dans la séance du 18 juin. « Un décret détermine les attributions des officiers de santé militaires, affirme leur indépendance absolue en tout ce qui concerne la science et l’art de guérir. »  » Mais l’indépendance si fièrement promise n’est qu’apparente, car le décret ne fait que les appeler « à participer à toutes les mesures relatives à l’hygiène et à la préparation des approvisionnemens nécessaires pour assurer, en paix comme en guerre, l’exécution du service de santé. » Quelle sera la nature et l’étendue de cette participation ? Elle se réduira, comme par le passé, au droit pour le médecin, de donner des avis. — à la condition que l’intendance lui en demande ; ce sera pour l’intendance le droit de ne pas suivre ses conseils, même lorsqu’il s’agira de la vie de milliers d’hommes. On peut prévoir d’avance, en lisant le discours du ministre, ce que serait ce décret signé du général Farre et rédigé par l’intendance. La manœuvre est habile, car elle a pour effet de leurrer nos députés ; puissent-ils ne pas donner dans ce piège beaucoup trop apparent ! C’est dans la loi que doit être inscrite l’autonomie du corps de santé militaire, et cette loi ne saurait se contenter de promettre un décret qui pourrait être absolument contraire aux intentions du législateur.

La médecine ne nous enseigne pas seulement à soigner les malades, elle nous montre comment on peut en diminuer le nombre en prévenant les maladies par des mesures d’hygiène. Dans la vie civile, où chacun conserve son indépendance, le rôle du médecin dans le domaine de l’hygiène est fort restreint ; mais dans la vie militaire, là où, du reste, le danger augmente par la réunion d’un grand nombre d’hommes, mais aussi où le commandement agit non plus seulement par des conseils, mais par des ordres, ce rôle de l’hygiène peut être considérable. Ainsi que le dit si justement le règlement allemand sur le service de santé en temps de guerre : « Les armées étant toujours sous la menace d’épidémies, qui sont les plus redoutables ennemis des troupes en campagne, » la direction des mesures d’hygiène ne saurait être laissée à une administration incompétente, et le rôle du médecin ne saurait être réduit à celui d’un simple praticien. La guerre de Crimée n’a que trop montré que le plus grand danger pour le soldat n’est pas toujours le feu de l’ennemi, et qu’une mauvaise organisation est plus meurtrière que les balles. Les Russes nous ont tué 20,000 hommes, les maladies ont coûté la vie à 75,000 de nos soldats ; on ne saurait trop méditer les leçons que nous donne cette guerre de Crimée.

Les deux armées alliées, réunies autour de Sébastopol, soumises aux mêmes misères atmosphériques, se heurtant aux mêmes difficultés matérielles, sont exposées aux mêmes risques, sont menacées des mêmes fléaux : le choléra, le typhus. Quel fut le sort de l’une et de l’autre ? Pendant le premier hiver passé devant Sébastopol, l’armée française, plus préparée à la guerre que l’armée anglaise, trouvait dans ses approvisionnemens antérieurs des ressources qui manquaient à nos alliés ; l’armée anglaise souffrait davantage, et le chiffre de sa mortalité devait, en s’élevant, témoigner de ses souffrances. En effet, du mois de novembre 1854 au mois d’avril 1855, dans une période de six mois, l’armée anglaise perdit 10,889 hommes et l’armée française 10,934 ; mais comme l’effectif moyen de la première (31,000) n’était pas même la moitié de celui de la seconde (79,000), l’armée anglaise subit une peste qui était relativement double ou triple de celle de l’armée française. Le fort de Malakoff est pris au mois de septembre ; mais les forts du Nord résistent encore, la paix n’est pas faites et un second hivernage est probable ; l’expérience du passé a parlé, que va-t-il arriver ?

Les Anglais, à l’instigation du corps médical, imaginent cette baraque, si bien conçue sous le rapport de l’hygiène, qui est connue depuis sous le nom de Crimean hut. Les vêtemens de flanelle, les bas de laine, les conserves alimentaires affluent en Crimée, et l’armée anglaise, chaudement logée, bien nourrie, bien vêtue, passe l’hiver à l’abri de toutes ces causes de mort qui avaient si puissamment et si malheureusement agi sur elle pendant l’hiver précédent.

L’administration française, omnipotente dans son incompétence, imprévoyante à l’extrême, malgré les avis réitérés de Scrive, de Baudens, de Michel Lévy, ne veut pas comprendre qu’elle n’a plus affaire à une armée fraîchement débarquée, ayant en quelque sorte apporté avec elle une provision de santé aujourd’hui épuisée, mais à des hommes affaiblis, harassés par les fatigues d’un long siège, débilités par les privations, à des hommes enfin qui sont tous plus ou moins en imminence morbide et préparés à être la proie de cette maladie qu’engendrent la misère et l’encombrement, le typhus des camps. Et alors, dans ces six mois d’hiver, pendant que nous n’avons que trois cent vingt-trois blessés et les Anglais cent soixante-cinq, l’armée anglaise perd six cent six hommes ; l’armée française, grâce à l’imprévoyance de l’administration et à l’obstination de l’intendance, perd par les maladies vingt et un mille cent quatre-vingt-dix hommes !

Est-il juste de rendre l’administration militaire responsable de pareils malheurs ? Le corps médical en possession de sa légitime indépendance eût-il pu les prévenir ? Qu’on en juge ! les faits parlent par eux-mêmes. Le corps médical conseille des mesures, l’intendance les rejette ; les Anglais les adoptent et ne laissent à nos médecins que le regret de leur impuissance.

Scrive, médecin en chef de l’armée, demande à l’intendance la création d’un hôpital à Smyrne ; l’intendance refuse, les Anglais adoptent à leur profit le projet de Scrive. Michel Lévy, inspecteur du service de santé, demande la transformation de deux navires en hôpitaux flottans ; l’intendance refuse, les Anglais adoptent à leur profit le projet de Michel Lévy. Dans le second hiver, nos souffrances, notre pénurie forent telles, que le général anglais Storks, touché de nos misères, crut devoir et pouvoir proposer d’aller installer dans un de nos camps un hôpital complet pour mille malades, de les nourrir même et de les traiter si on le désirait.

Deux épidémies terribles frappèrent l’armée française en Turquie et en Crimée : en 1854 le choléra, en 1855 le typhus ; l’un importé et dont on peut arrêter l’extension par des précautions contre la contagion, l’autre qui naît sur place, mais dont on peut empêcher le développement ou tout au moins diminuer les ravages, puisque les médecins savent pourquoi il se développe et comment il se propage. Aussi les médecins français, privés de toute initiative, firent-ils un incessant appel à cette intendance militaire qui possède seule le droit d’agir ; et lorsqu’il s’adressèrent au général en chef, leur situation subalternisée nuisit à leur influence légitime auprès du commandement lui-même. En vain, Scrive, Baudens, Michel Lévy réclament l’érection de baraques ; en vain ils signalent les dangers de l’encombrement qui augmente le mal, les dangers des évacuations de malades d’un lieu sur un autre, évacuations qui, par la contagion, font naître la maladie là où elle n’était pas et qui sèment la mort et le deuil partout ou elles passent : rien ne se fait, ou le peu qu’on fait se fait trop tard.


Constantinople, 12 juillet 1854.

Que Votre Excellence me permette cet aveu, je suis effrayé de la fixation de deux mille cent malades pour l’hôpital de Pera ; le bel édifice… ne sera bientôt plus qu’un foyer d’infection. Cinq cents à six cents malades par hôpital, tel est le chiffre que l’expérience autorise. — MICHEL LEVY.


Résultat :


Constantinople, 29 novembre 1854.

Depuis que l’hôpital de Pera compte plus de douze cents malades, l’infection purulente s’y multiplie chez les blessés. Si je n’étais pas un directeur purement nominal du service de santé, j’aurais le droit et l’initiative nécessaires pour prévenir de pareils dangers ; mais j’ai dû me borner à les notifier à M. l’intendant, qui me répond placidement : « Je les déplore avec vous, mais le moment ne me paraît pas venu d’y apporter le remède que vous indiquez. » — MICHEL LEVY.


Autre exemple :


L’hôpital Daoud-Pacha aura mille deux cents lits de malades au premier étage ; son rez-de-chaussée loge mille cinq cents soldats convalescens ; sa cour est encombrée de tentes abris qu’habitent d’autres militaires sortis de convalescence. Voilà un hôpital créé contre mon avis et malgré mes résistances… La suite édifiera Votre Excellence sur les résultats de cette expérience. — MICHEL LEVY.

Résultat :


20 janvier 1856.

Mille cent quarante malades présens à l’hôpital de Daoud-Pacha ; mortalité du mois jusqu’à ce jour : cent… C’est précisément à partir de ce moment que le typhus a commencé à sévir ; il avait fallu rapprocher les lits… Le mal s’accroît rapidement, suivant pas à pas le progrès de l’encombrement dans les salles. — GARREAU, médecin en chef de l’hôpital de Daoud-Pacha.


Constantinople, 28 janvier 1856.

Votre Excellence prescrit d’envoyer à Constantinople les soldats malingres des régimens de Crimée. Cette mesure pouvait être bonne quand je l’ai conseillée ; ces malingres sont aujourd’hui des malades. — BAUDENS.


Constantinople, 3 mars 1856.

La contagion continue ses progrès… Des cinq mille places que je demande j’en ai obtenu mille. J’ai beaucoup de peine à détruire dans l’esprit du commandement et de l’administration une sécurité grosse de dangers. — BAUDENS.

La lettre suivante montre, quelle est la situation du corps de santé soumis à l’omnipotence et à l’incompétence administratives ; elle met en lumière les sentimens que cette situation pouvait inspirer à un homme de la valeur de Michel Lévy.


Constantinople, 20 novembre 1854.

Monsieur le maréchal, ministre de la guerre. — L’épuisement de ma santé par cinq mois de luttes au milieu des circonstances les plus pénibles et les plus critiques me fait désirer que Votre Excellence veuille bien mettre un terme à ma mission. Celle-ci d’ailleurs devient chaque jour plus difficile à concilier avec l’action de l’intendance, telle qu’elle entend l’exercer, en vertu de la législation existante, jusque dans un ordre de choses qui échappe à son appréciation. Tant que les circonstances ont commandé l’abnégation, je me suis tu… L’inspecteur médical de l’armée d’Orient est contraint, pour donner force exécutoire à ses désignations, de les soumettre à la sanction de M. l’intendant… Qu’il me soit donc permis d’exposer à Votre Excellence l’état de ma santé, qui ne me laisse pas la force de continuer une sorte d’expérience où j’ai épuisé, sous les enseignes d’une direction purement nominale, ce que j’ai de prudence, de réserve et d’humilité. — MICHEL LEVY.


Si la guerre de Crimée a mis en évidence par le sacrifice de vingt et un mille hommes la funeste influence de la subordination du corps médical à l’intendance, ses fâcheux effets se sont fait sentir dans toutes nos guerres, et, même en temps de paix, elle se manifeste chaque jour dans les mille détails du service médical. Depuis vingt ans la science s’est enrichie d’une science nouvelle qu’on appelle l’hygiène hospitalière ; les médecins de toutes les nations ont étudié les modifications à apporter aux brancards, aux voitures d’ambulance, aux trains sanitaires ; les armées étrangères ont créé et fait fonctionner les hôpitaux mobiles de champ de bataille, les compagnies sanitaires ; le matériel de toute nature a été puissamment améliorer en France, rien n’est fait, tout est à faire. C’est qu’à l’étranger, là où la médecine militaire est autonome, le médecin peut apporter au service médical les modifications dont l’expérience a démontré la valeur, tandis qu’en France ce sont toujours les intendans qui se réservent le droit de juger de ce qui est nécessaire au soulagement et à la guérison des malades et des blessés. Il est temps qu’on mette fin à un pareil état de choses ; assez de victimes ont été sacrifiées.


II

Lorsque nous demandons l’autonomie et l’indépendance de la médecine militaire, nous ne demandons pas que le médecin absorbe toutes les fonctions que comporte la direction des hôpitaux et des ambulances.

Il ne saurait lui appartenir de passer des marchés, de réunir des approvisionnemens. Il ne s’agit donc pas de substituer l’élément médical à l’élément administratif, mais de faire à chacun sa part légitime d’action et d’influence.

Trois sortes de fonctionnaires concourent à l’exécution du service médical : le médecin, Compétent pour tout ce qui relève de la médecine et de l’hygiène ; le pharmacien, à peu près inutile, chargé de préparer les médicamens ; le comptable, qui a pour mission légitime Tachât des vivres destinés aux malades et la gestion financière. À ces trois services vient s’ajouter, dans les ambulances de guerre, le train des équipages chargé de la conduite des fourgons et des voitures d’ambulance. A qui pensera-t-on que doive appartenir la direction du service médical, la direction des hôpitaux et des ambulances ? A celui évidemment dont le rôle est prédominant. Le pharmacien n’a d’autre rôle que d’exécuter les prescriptions du, médecin. C’est au médecin qu’il appartient d’indiquer au comptable les objets nécessaires aux besoins des malades et du service médical. C’est donc au médecin, que doit appartenir la direction du service médical, et ce service doit constituer un corps autonome fonctionnant dans les conditions où existent et fonctionnent en France les corps du génie et de l’artillerie.

Quelles sont les objections que l’on fait, ou que l’on peut faire, à cette revendication légitime du corps de santé militaire ? Nous les trouvons formulées et résumées par M. le ministre de la guerre dans le discours prononcé ; par lui à la chambre des députés, dans la séance du 15 juin dernier : « La question, dit M. le général Farre, est délicate ; s’il ne s’agissait que du service en temps de paix, je passerais facilement condamnation. Quel que soit le parti que nous prenions en temps de paix, nous trouverons toujours le moyen de sortir d’embarras, mais en temps de guerre il en est tout autrement. Quand je vois la nature des responsabilités qui incombent en temps de guerre aux directeurs du service de santé, je suis vraiment épouvanté des attributions ou plutôt de la charge qu’on veut faire peser sur le médecin en chef. »

Si quelque chose est capable d’étonner ceux qui connaissent l’état de la question, mais si quelque chose explique aussi trop clairement qu’une déplorable organisation puisse résister même aux condamnations portées par l’expérience, c’est de voir un ministre de la guerre proclamer de pareilles hérésies. A la rigueur, en temps de paix, les mesures à prendre sont en général assez peu urgentes pour que le médecin puisse en référer à l’administration et que son initiative, par conséquent, soit restreinte sans trop de dommage pour le service ; mais c’est précisément en temps de guerre, et on l’a bien compris partout, que le médecin, a besoin de toute son initiative. En quelques heures, ce sont des milliers de blessés qu’il s’agit de relever, d’opérer, de panser, de coucher. Il faut transformer en petits hôpitaux les églises, les maisons, les fermes placées aux environs du champ de bataille ; est-ce l’intendant, ou le médecin qui pourra le mieux apprécier si la situation de telle ou telle maison est suffisamment salubre ? Il faut se créer sur place des ressources de toute nature ; est-ce l’intendant qui saura ce qui convient aux malades ? Il faut quelques heures, quelques jours après la bataille, évacuer sur les hôpitaux d’arrière-ligne ou sur les villes voisines, les blessés transportables ; est-ce l’intendant qui saura quels malades peuvent ou doivent être transportés, quels moyens de transport seront pour eux bons, médiocres ou mauvais ? Le temps presse, chaque heure de retard dans les soins qu’on leur donne compromet le salut des blessés, et le ministre proclame que c’est précisément alors que le médecin doit laisser à l’intendance toute l’initiative, consulter l’administration et ne rien faire par lui-même !

M. le général Farre se déclare « vraiment épouvanté des attributions qu’on voudrait faire peser sur le médecin en chef ; » mais en quoi est-il plus effrayant de faire peser la responsabilité sur un médecin compétent plutôt que sur un intendant incompétent, comme le veut l’organisation actuelle, et l’on sait ce qu’elle a produit ? « Quand il s’agit, dit le ministre, de former un hôpital, d’organiser une ambulance, de recueillir les ressources du pays où l’on se trouve, on comprend que ces opérations puissent être faites avec entente, avec mesure et en même temps avec énergie par ceux qui ont l’habitude de traiter les affaires et qui ont parcouru une carrière administrative. Mais un médecin, qui est complètement étranger à la pratique de l’administration, quelle sera sa situation et comment pourra-t-il venir à bout de toutes ces difficultés ? Il aura, il est vrai, à sa disposition tous les agens, mais ne sera-t-il pas embarrassé pour leur donner des ordres ? J’avoue que cela m’inquiète très fort. » Cet argument répond à un préjugé fort répandu et contre lequel on se heurte lorsqu’on réclame, aussi bien dans la vie civile que dans la vie militaire, la part légitime du corps médical dans l’organisation des services hospitaliers. Cet argument réduit à une concision brutale peut ainsi se condenser : Le médecin est peut-être capable de soigner des malades, mais il est à coup sûr incapable de faire autre chose. Ainsi, l’homme qui a reçu une éducation aussi complète que possible, qui, tout d’abord, a dû acquérir les connaissances que représentent les deux baccalauréats ès-lettres et ès-sciences, l’homme qui a dû pour arriver au doctorat connaître la physique, la chimie, toutes les sciences naturelles, l’hygiène, la structure et le fonctionnement de l’organisme humain et ses altérations par la maladie, cet homme, par cela même qu’il est instruit, ce qui le suppose intelligent, est incapable d’acquérir en administration des aptitudes et des connaissances que possèdent sans doute, par grâce d’état, des administrateurs dont l’instruction générale est fort au-dessous de celle d’un docteur en médecine. On ne sait que ce que l’on a appris. Que l’intendant connaisse l’administration, qu’il ait la pratique des affaires, nous n’avons garde de le nier. Que le médecin, dans l’état actuel des choses, avec une organisation qui lui interdit toute pratique administrative, ne fasse qu’un administrateur des plus médiocres, nous ne voulons pas le contester ; mais qu’il ne puisse par la pratique acquérir, dans la direction du service médical, les aptitudes et la compétence des intendans et des comptables, c’est ce que nous ne saurions admettre. On a parfaitement compris à l’étranger que, pour qu’il puisse être en temps de guerre le chef unique du service médical, il fallait que le médecin pût en temps de paix se préparer à ce rôle difficile. Aussi verrons-nous tout à l’heure que, si, dans la plupart des armées, les hôpitaux sont dirigés en temps de paix par le médecin en chef avec le concours d’une commission consultative que ce médecin préside, l’Allemagne et l’Angleterre, en particulier, ont supprimé ces commissions et attribué, en temps de paix, même au médecin la direction absolue de l’hôpital, afin de lui donner l’expérience dont il aura besoin en temps de guerre. Nos collègues de l’armée française, lorsqu’on leur en donnera les moyens, sauront acquérir par la pratique et par l’expérience ces qualités d’administrateur qu’ont su acquérir nos collègues anglais, allemands, russes, autrichiens, etc.

Après avoir dit qu’il était convaincu « qu’il n’y aurait aucun inconvénient, au moins pendant le temps de paix, à confier aux médecins la direction du service de santé à l’intérieur, » M. le ministre, craignant sans doute d’avoir outre-passé son programme, ajoute : « Cependant, messieurs, permettez-moi de vous faire observer qu’en définitive les administrations municipales ne confient pas aux médecins la direction de leurs hospices. Pourquoi donc le ferait-on pour les hôpitaux militaires ? .. En vérité, je me demande pourquoi nous confierions aux médecins la direction de nos hôpitaux, quand il n’y a pas un exemple d’un hôpital civil dirigé par un médecin. »

Ici, M. le ministre commet une erreur de fait, puisqu’on France même, la plupart de nos asiles d’aliénés sont dirigés et administrés par les médecins en chef et qu’un grand nombre d’hôpitaux civils en Allemagne, en Autriche, en Russie sont sous la direction du médecin. M. le ministre ignore-t-il donc que les médecins civils français se plaignent, comme leurs collègues de l’armée, de ce que le médecin n’a pas une part assez grande dans l’organisation et le fonctionnement des hôpitaux ? D’ailleurs, peut-on comparer la situation de deux médecins chargés d’un service, l’un dans un hôpital civil, l’autre dans un hôpital militaire, quant à leurs rapports avec l’administration de l’hôpital ?

Le médecin civil, dans la plupart de nos plus grandes villes, doit sa place au concours, ce que lui donne déjà un haut degré d’indépendance. Dans la vie sociale, dans le monde, hors de l’hôpital, le médecin, par sa position scientifique, par ses relations, presque toujours par sa fortune, occupe un rang bien supérieur à celui du directeur, de l’économe ou de l’agent administratif chargé de la gestion de l’hôpital auquel ce médecin est attaché. Nous ne sommes pas, que M. le ministre le sache bien, les subordonnés de l’administration des hôpitaux dans le sens qu’on donne à ce mot. Pour le médecin militaire français, au contraire, cette subordination est complète, comme est dans la vie militaire toute subordination. Le médecin d’hôpital civil réclame le droit de peser de toute son autorité scientifique sur la direction du service hospitalier, mais il n’accepterait pas d’être le directeur de l’hôpital. Ce qui est logique pour le médecin en chef d’un asile d’aliénés, ce qui est logique pour les médecins directeurs des hôpitaux civils étrangers, lesquels n’ont pas d’autre rôle à remplir que celui de diriger l’établissement qui leur est confié et dont les appointemens sont en rapport avec les fonctions, serait pour le médecin d’hôpital civil français une charge inacceptable. Nos fonctions hospitalières étant presque toujours gratuites, ou à peu près, ce n’est pas l’hôpital, mais la clientèle qui nous fournit nos ressources ; si donc nous pouvons donner par amour pour la science, par dévouement pour l’humanité, une grande part de notre temps au traitement des malades que renferme l’hôpital, nous ne saurions par surcroît nous charger de la direction de l’hôpital lui-même. Le médecin militaire, au contraire, n’ayant et ne devant avoir à s’occuper d’autre chose que de son service hospitalier, peut donner à l’administration, à la gestion de l’hôpital tout le temps que lui laissent disponible ses fonctions plus directement médicales.

Si les hôpitaux civils français sont, en général, administrés par des commissions administratives, il y a pour cela d’excellentes raisons qui n’existent pas pour les hôpitaux militaires. Si les hôpitaux civils reçoivent très souvent une subvention de la caisse municipale, la plus grande partie, ou du moins une grande partie de leurs ressources provient de revenus de propriétés, de rentes, résultats de dons, de legs ou de souscriptions. Il faut gérer ces propriétés, passer des baux, recueillir des fermages, élever des constructions, veiller à leur entretien, et tout cela n’est nullement dans le rôle du médecin. Pour les hôpitaux militaires, c’est tout autre chose ; ces établissemens trouvent dans le budget de la guerre les revenus dont ils ont besoin, et le médecin, pas plus que l’intendant, ne sont chargés de faire rentrer les impôts.

Enfin, tous les malades ne sont pas admis de droit dans les hôpitaux civils et surtout dans les hospices. Il y a des conditions d’indigence, d’âge, de durée de séjour, de droit au secours, qui ne peuvent être laissées à l’appréciation du médecin, qui lui, ne voit que la maladie et aurait grand’peine à tenir compte, s’il était libre, des restrictions à l’admissibilité dictées par des nécessités budgétaires. Les hôpitaux militaires au contraire ont une clientèle absolument définie : être malade est pour le soldat la seule règle qui justifie et commande l’admission.

Les argumens de M. le ministre de la guerre, qui sont aussi ceux de l’intendance, n’ont donc aucune valeur, et l’assimilation des hôpitaux militaires aux hôpitaux civils est sous tous les rapports inacceptable.


III

Au-dessus de tous les raisonnemens a priori il y a les faits, il y a l’expérience, et nous allons voir que ce qu’on déclare inapplicable et à peu près impossible en France est appliqué à l’étranger ; nous allons voir que l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche, le Portugal, l’Italie, la Belgique, la Russie, nous ont ici encore devancés dans la voie du progrès en donnant à leur médecine militaire cette autonomie jusqu’ici refusée à la médecine militaire française.

Les campagnes de Crimée et d’Italie avaient mis en évidence les désastreux effets de notre organisation médicale militaire et l’insuffisance absolue de l’intendance. Si cette leçon fut perdue pour nous, l’étranger sut en profiter. Aussi, lorsque les États-Unis, au début de la guerre de la sécession, organisèrent leur service médical, ils donnèrent, pour la première fois, aux médecins la direction exclusive de ce service. Le résultat fut, on peut le dire, merveilleux. La chirurgie américaine, livrée à elle-même, pouvant déployer toute son énergie, toute son initiative et mettre à profit ses connaissances, sut ouvrir aux soldats blessés et malades 202 hôpitaux renfermant 136,894 lits, qui furent successivement occupés par le chiffre énorme de 143,318 blessés et 2,247,403 malades. Aussi est-ce avec un légitime orgueil que le compte-rendu officiel de la guerre (circulaire n° 6) a pu dire : « Au lieu de placer à la tête d’établissemens consacrés au soulagement des malades et des blessés des officiers de l’armée qui, quelles que puissent être leurs autres qualités, ne sauraient comprendre ce que réclame la science médicale et qui, avec les meilleures intentions du monde, peuvent rarement compromettre les soins du chirurgien,.. notre gouvernement, avec la plus sage confiance, fit du chirurgien le chef le commandant de l’hôpital, et tandis qu’il le rendait responsable de ses mesures organisatrices, il lui mettait entre les mains le pouvoir de rendre les résultats favorables… Jamais auparavant, dans l’histoire du monde, la mortalité des hôpitaux militaires ne fut si faible en temps de guerre, et jamais ces hôpitaux ne furent aussi complètement garantis des maladies qui y prennent naissance. »

Jusqu’à cette époque, l’organisation de la chirurgie militaire des armées européennes était, dans ses grandes lignes, calquée sur la nôtre ; les deux exemples, si opposés, dans leurs résultats, de la France en Crimée, en Italie, et des États-Unis pendant la guerre de la sécession devaient éclairer les gouvernemens, — à l’exception du nôtre, — sur la nécessité d’une réforme radicale. La Prusse, dès 1863, l’Autriche en 1864, la Russie, l’Angleterre, l’Italie, le Portugal, l’Espagne, et récemment la Belgique, ont affranchi leur chirurgie militaire du joug de l’intendance et donné au corps médical cette autonomie que nous ne cesserons de réclamer pour la médecine militaire française. L’expérience du Schleswig, en 1864, de la guerre de Bohême en 1866, consacra l’utilité de ces réformes, faites d’abord avec une certaine réserve, et quelques états ont remanié plusieurs fois leur organisation sanitaire, mais toujours dans le sens d’une plus large et plus libre action du corps médical militaire. L’Autriche, après avoir modifié en 1870 son règlement de 1864, a promulgué en 1878 un ordre impérial réglementant dans tous ses détails le service de santé militaire. La Prusse, par l’ordonnance de 1863, avait réformé son organisation, jusque-là copiée sur la nôtre ; l’expérience de 1866, le désir incessant du progrès qui caractérise l’Allemagne, amena la grande réforme de 1868. La guerre franco-allemande montra qu’il y a toujours place pour des améliorations : de là les ordonnances de 1873 sur le service en temps de paix, de 1878 sur le service en campagne. L’Angleterre, dont l’organisation sanitaire était déjà si libérale, a, par les décrets du 1er janvier et du 1er février 1878, étendu encore les attributions du corps médical.

Il est cependant un pays qui a suivi à cet égard, mais sur un point seulement, une marche rétrograde ; ce pays, c’est l’Espagne. Les règlemens du 19 mai et du 1er septembre 1873 donnaient au corps médical, dans les ambulances et dans les hôpitaux, une autonomie complète. Pendant une longue guerre civile qui a mis sur le pied de guerre une armée de plus de deux cent mille hommes, pas une seule épidémie n’a été observée ; la proportion des malades n’a pas dépassé 4 pour 100 de l’effectif ; la proportion des guérisons a été des plus favorables. Cependant, un décret du 19 avril 1880 a eu pour effet de donner à un officier de l’armée la direction des hôpitaux en temps de paix, et d’en confier le service subalterne à des religieuses. Les deux motifs allégués furent : l’un que la journée d’hôpital avait dépassé depuis six ans les prix antérieurs, ce qui n’a rien d’extraordinaire ; l’autre que la mortalité avait augmenté, ce qui est fort discutable. Peut-être trouverait-on l’explication de cette fâcheuse mesure dans ce fait, que le ministre actuel est l’ancien directeur de l’intendance au ministère de la guerre et que le rédacteur du rapport (lequel contient, du reste, de graves erreurs de fait quant à l’organisation médicale des diverses armées de l’Europe) est un intendant militaire.

Nous ne croyons pas utile de donner avec quelque détail l’organisation particulière à chaque pays ; nous l’avons déjà fait ici-même, il y a quelques années, pour la Prusse et pour l’Autriche[1] ; il nous suffira de montrer comment, dans les grandes armées de l’Europe, la direction du service médical a pu avec avantage être confiée aux médecins ; ce sera la meilleure manière de répondre aux objections de ceux qui, par excès de dévoûment envers l’intendance, par fidélité à la routine, ou par ignorance de ce qui se passe au-delà de nos frontières, s’opposent aux progrès de notre organisation médicale militaire. Il ne leur restera plus qu’un argument qu’ils n’oseraient produire : c’est qu’en pareille matière, un Français n’est pas assez intelligent pour remplir des fonctions qu’on a pu avec avantage confier à un Russe, un Anglais, un Allemand, un Portugais, un Italien, un Autrichien, un Belge, etc.

Voyons d’abord ce qui se passe en temps de paix auprès du pouvoir central et dans les hôpitaux. En France, le conseil de santé des armées n’a que voix consultative, il n’est pas en rapport direct avec le ministre, et ce n’est que par l’intermédiaire de la cinquième direction, celle des services administratifs, qu’il transmet au ministre les avis qu’on peut lui demander. C’est à cette direction des services administratifs qu’appartient la direction du service de santé. En Allemagne, à la tête du corps de santé est le médecin-major-général de l’armée, lequel centralise entre ses mains tout le service. Il est au ministère le chef d’un département spécial, immédiatement subordonné au ministre et correspondant directement avec lui. L’Angleterre, le Portugal, l’Italie, ont une organisation semblable. En Autriche-Hongrie, l’administration centrale du service de santé forme la quatorzième division du ministère de la guerre. Placée sous la direction d’un des deux médecins-majors-généraux de l’armée, elle centralise toutes les affaires relatives au service de santé dans toutes ses branches. A côté de cette direction existe « un comité de santé » composé de médecins choisis en raison de leurs connaissances scientifiques, mais sans acception du grade, et présidé par l’autre médecin-major-général. Les attributions de ce comité sont exclusivement scientifiques et ne se rapportent pas au service proprement dit. En Russie, à la tête du corps de santé, est le médecin-inspecteur-général (Dr Kosloff), dont les attributions comprennent la direction du personnel, l’exécution pratique du service, la gestion des fonds et du matériel, la vérification et le contrôle de la comptabilité.

Il n’est pas inutile de noter que, dans les armées allemande, anglaise, autrichienne, italienne, portugaise, russe, les médecins ne sont pas seulement assimilés comme grades aux officiers de l’armée, ils sont personnes militaires (personen des soldaten-standes), c’est-à-dire officiers combattans, et leur pouvoir disciplinaire n’a d’autre limite que leur grade.

En France, nous l’avons déjà dit, la direction des hôpitaux militaires appartient à l’intendance et à ses représentai, auxquels les médecins, même le médecin en chef, sont subordonnés. Presque partout, à l’étranger, cette direction, en temps de paix et pour les hôpitaux de l’intérieur, appartient aux médecins, mais avec des attributions plus ou moins étendues. En Autriche, le médecin en chef de l’hôpital a autorité sur le personnel des médecins et des pharmaciens, qui ne relèvent que de lui, et donne des ordres en ce qui concerne le service au personnel de la troupe sanitaire et au comptable de l’hôpital. Mais il existe un conseil d’administration de l’hôpital composé de l’officier commandant la troupe sanitaire, du comptable et du médecin en chef, lequel préside le conseil. En cas de conflit, la question est soumise au commandant de la garnison pour les affaires militaires, au médecin en chef de la circonscription pour les affaires médicales, ou à l’intendant pour les difficultés administratives ou financières. En Russie, le médecin en chef est aussi le chef direct de tout le personnel sanitaire ; il préside la commission administrative, composée des médecins et employés de l’hôpital. Cette commission peut de son autorité prendre des mesures dont l’exécution n’exige pas une dépense de plus de 100 roubles. Elle relève, pour ce qui concerne le service médical, du médecin en chef de la circonscription, et pour ce qui a trait aux affaires administratives, de l’inspecteur des hôpitaux.

En Allemagne, en paix comme en guerre, l’autorité du médecin en chef d’un hôpital est complète, s’étend sur tout le personnel et comprend la gestion tout entière. Depuis les ordonnances du 1er janvier 1873, les hôpitaux de paix, au lieu d’être administrés par des commissions, sont placés sous la direction du médecin en chef. Le médecin en chef exerce le commandement sur le personnel médical, les aides de lazaret, les infirmiers, etc. ; il a le pouvoir disciplinaire d’un commandant de compagnie non détachée. Il peut infliger aux employés administratifs et aux pharmaciens des amendes allant jusqu’à trois thalers, au besoin leur interdire provisoirement leurs fonctions, sauf à en rendre compte à l’autorité supérieure compétente. A son entrée en fonctions, l’hôpital lui est remis avec un inventaire, et le procès-verbal de prise de possession est adressé à l’intendance. Dans les hôpitaux peu importans, le médecin en chef a la gestion économique. Dans les hôpitaux plus importans et dans lesquels il existe des agens soumis au cautionnement, le médecin est déchargé du détail de la gestion ; on forme, en ce cas, une « gérance de caisse et d’économat » attribuée à un ou deux comptables (inspecteurs de lazaret), qui doivent se conformer aux ordres du médecin en chef, sauf, en cas de désaccord, à provoquer de sa part une décision formelle. Alors un procès-verbal est dressé et il est soumis, à l’époque des inspections, à l’intendant et au médecin-général. Les contrats passés par la gérance doivent recevoir l’assentiment du médecin en chef ; on soumet également à son approbation les comptes, la correspondance administrative, etc. Le médecin a le devoir de contrôler le service des agens de la caisse et de l’économat, de surveiller l’entretien des bâtimens, du matériel, l’emploi régulier des denrées, des vivres, etc. Chaque mois et aussi quand il y a lieu de supposer que la caisse a subi un dommage (incendie, vol, etc.), il la vérifie. En dehors de ce cas, la vérification n’est faite par lui qu’avec l’autorisation de l’intendant. Le médecin en chef est responsable des fautes commises par ses agens, en tant que son contrôle a été insuffisant.

En Italie, la direction de l’hôpital appartient au médecin, et l’article 2 du décret du 17 novembre 1872 est ainsi conçu : « L’officier de santé, directeur des hôpitaux militaires d’une division, chargé déjà de la direction technique du service de santé dans ces hôpitaux, joindra à ces attributions la direction administrative et la direction disciplinaire ; il sera en conséquence revêtu de l’autorité d’un chef de corps, tant en ce qui concerne le personnel qu’en ce qui concerne le matériel. » En Angleterre (ordonnance du 1er juillet 1876), le médecin en chef de l’hôpital a sous sa juridiction et sa surveillance les officiers et sous-officiers attachés à l’établissement. Enfin, en Portugal, la direction des hôpitaux militaires appartient exclusivement au médecin en chef.

Quelque complète que soit presque partout en Europe l’autorité du médecin, il est à peine utile d’ajouter que le médecin en chef d’un hôpital ne constitue pas dans l’armée une autorité indépendante ne relevant que des autorités médicales supérieures. Cela ne saurait être et n’existe nulle part. Le général en chef d’une armée, d’une circonscription d’un corps d’armée, est le chef naturel de tous les services militaires que comprend l’armée ou la circonscription qu’il commande ; la médecine, pas plus que le génie ou l’artillerie, ne sauraient, malgré leur autonomie, échapper à son autorité. Au-dessus du médecin en chef d’un hôpital, il y a donc le général en chef du corps ou ses représentans directs, qui sont dans l’espèce, lorsqu’il s’agit d’un hôpital placé dans une ville, non pas comme en France l’intendant, ou même ce que nous appelons le commandant de place, mais le commandant de la garnison, c’est-à-dire le représentant direct du général en chef.

Il est facile de voir par ce rapide aperçu que, si, dans tous les grands états de l’Europe, à l’exception de la France et aujourd’hui de l’Espagne, la direction des hôpitaux en temps de paix appartient au médecin ; si pour quelques-uns d’entre eux il existe à côté du médecin en chef un conseil d’administration que ce médecin du reste préside, c’est qu’en temps de paix il y a rarement urgence à prendre une décision. Mais en temps de guerre tout change ; la rapidité d’exécution ne pouvant s’obtenir qu’avec l’unité de direction, le conseil d’administration disparaît, et partout la direction des hôpitaux de guerre et des ambulances appartient exclusivement au médecin. On voit ce que valent sur ce point les opinions de M. le ministre de la guerre, qui accorderait, dit-il, assez volontiers l’autonomie en temps de paix, mais qui serait effrayé de la voir exister en temps de guerre.

L’arrêté royal promulgué en Belgique au mois de mai dernier est ainsi conçu : « Attendu que l’expérience des dernières guerres a démontré qu’il est avantageux de donner au corps médical la direction et la responsabilité du service de santé en campagne… Sur la proposition de notre ministre de la guerre, avons arrêté et arrêtons : Art. 1er. Le service de santé de l’armée, en temps de guerre, constitue un organe distinct placé sous l’autorité directe du commandant et sous le contrôle financier de l’intendance. — Art. 2. La direction et la responsabilité du service de santé en campagne sont confiées au corps médical militaire, etc. »

Le règlement allemand du 10 janvier 1878, comme celui de 1869, donne au médecin seul la direction du service. « Le chef du service de santé est, au grand quartier-général, l’autorité centrale chargée de la direction sanitaire sur le théâtre de la guerre. Il est responsable de l’exécution du service de santé en campagne dans toute son extension… Le chef du service de santé des armées est le chef de tout le personnel de santé sur le théâtre des opérations ; il est revêtu de l’autorité disciplinaire d’un commandant (général) de division. Les fonctions de chef du service de santé sont remplies par le médecin-major-général de l’armée (general-stabsarzt der armee), ou à son défaut par un médecin-général (art. 19). » L’armée allemande en campagne se divise en armées dont chacune comprend un certain nombre de corps d’armée. Le service médical de chacune de ces subdivisions est fondé sur le même principe. « Au quartier-général de chaque armée est attaché un médecin-général d’armée (armee-general-arzt), chargé d’exercer, d’après les indications du général commandant en chef de l’armée, la haute direction sur l’ensemble des corps d’armée composant l’armée ; il a l’autorité disciplinaire d’un général de brigade (art. 20). » Dans chaque corps d’armée, la direction du service médical est confiée, d’après les mêmes principes, à un médecin-général de corps d’armée (corps-general-arzt). Les fonctions de médecin en chef d’un corps d’armée en temps de paix ou en cas de mobilisation sont intéressantes à connaître. Elles comprennent les opérations suivantes : appel à l’activité du personnel médical, — répartition, dans les corps de troupes de ce personnel, des pharmaciens et des infirmiers, — réception du personnel administratif fourni par l’intendance, — réception des hommes et chevaux fournis par le train, — réception des voitures et du matériel hospitalier en consigne au dépôt du train, — achat des médicamens et denrées, qui ne doivent être acquis qu’au moment de la mobilisation, etc. Le service de santé de seconde ligne est organisé sur ces mêmes principes de la direction médicale.

Il serait inutile de reproduire pour les autres armées les articles qui réglementent le service de santé en campagne. L’Autriche, l’Italie, l’Angleterre, la Russie ont une organisation calquée sur l’organisation médicale militaire de l’armée allemande ; si quelques-unes en diffèrent, c’est, comme nous allons le voir, par une extension plus grande encore des droits donnés aux médecins en chef.

Un élément qui ne figure pas en temps de paix vient pendant la guerre s’ajouter au service de santé ; cet élément, qui n’existe pas malheureusement encore en France, ce sont les compagnies sanitaires, comprenant une partie de ce que nous empruntons au train des équipages, et des détachemens d’infirmiers brancardiers. En Italie, en Portugal, en Angleterre, les troupes sanitaires sont, comme tout le reste du personnel de santé, sous le commandement du médecin. En Allemagne, en Autriche, elles restent sous l’autorité directe de l’officier de troupe qui les commande, bien que cet officier soit tenu de déférer aux réquisitions du médecin en chef. Voici ce que disait à cet égard, au congrès de 1878, M. le docteur, Roth, médecin-général de l’armée allemande : « Nous commandons à tout le service de santé, mais les brancardiers sont encore sous les ordres des officiers de troupe, et il en résulte des choses désagréables pour nous et fâcheuses pour le bien du service. J’ai eu comme médecin en chef de l’armée l’expérience que deux puissances égales ne peuvent pas exister l’une à côté de l’autre… La chose nécessaire pour toutes les armées, c’est que l’on forme des troupes sanitaires spéciales organisées comme le génie, l’artillerie, le train ; que ces troupes sanitaires soient indépendantes des autres troupes et qu’elles puissent se recruter comme elles. Ces troupes, comme tout le reste du service médical, devraient être sous la direction des médecins. » À cette observation si juste, M. le docteur Longmore, chirurgien-général de l’armée anglaise, répondait : « La question a été décidée en Angleterre, et j’ai vu les médecins exercer le commandement. Ils sont, en effet, à la tête des compagnies de brancardiers, et les officiers d’administration leur sont subordonnés. »

Enfin, il est un dernier élément qui, dans une certaine mesure. a fait obstacle à l’indépendance du corps médical français, c’est l’existence des pharmaciens militaires. Si l’on se reporte à la discussion de 1873 devant l’Académie de médecine, on voit que le pharmacien s’insurge à l’idée d’être subordonné au médecin, et peu s’en faut que, pour éviter cette subordination, il ne préfère la suprématie de l’intendance. Cependant là où il y a un chef, il y a des subordonnés, et personne n’a encore eu l’idée de donner au pharmacien la direction du service médical. Du reste, une des caractéristiques de notre organisation médicale militaire, c’est la place incroyablement considérable donnée au pharmacien. Dans le tableau B du projet présenté par le général Farre, pour un effectif de treize cents médecins, il y a cent quatre-vingt-cinq pharmaciens ; cependant l’Italie n’en a que quatre-vingt-neuf, l’Autriche soixante-cinq et l’Allemagne, pour un effectif de seize cent vingt-huit médecins, ne compte que 17 pharmaciens. Il y a plus, en Allemagne et en Autriche, tandis que les médecins forment un corps spécial d’officiers considérés comme personnes militaires, c’est-à-dire considérés comme combattans, ce qui n’est que justice, les pharmaciens appartiennent à la classe des employés militaires (Beamten). Il en est de même en Russie, où les pharmaciens ne portent pas l’épaulette que portent les médecins comme insigne de leur grade. S’il est indispensable d’avoir à la tête des dépôts de médicamens ou dans les laboratoires de la pharmacie centrale des savans ayant reçu, comme les pharmaciens, une instruction spéciale ; s’il est utile, mais non indispensable, d’en avoir à la tête du service pharmaceutique des grands hôpitaux, le pharmacien est une superfétation dans les ambulances et même dans les hôpitaux mobiles en activité sur le théâtre de la guerre. Les médicamens officinaux sont tout préparés dans les caissons, et quant aux préparations extemporanées, qui ne consistent guère que dans des mélanges et des pesées, il n’est pas un médecin qui ne soit capable de les effectuer. Du reste, en temps de guerre, la mobilisation fournirait à la médecine militaire plus de pharmaciens qu’il n’en faut. Quoi qu’il en soit, dans toutes les armées étrangères, le pharmacien, n’étant que l’aide du médecin, lui est subordonné comme tout le personnel du service de santé.

Je ne crois pas devoir parler des secours volontaire, et des sociétés que quelques personnes, regardent comme pouvant se substituer en temps de guerre à la chirurgie militaire. L’ignorance et la présomption, si elles ne les justifient pas, excusent bien des absurdités. La substitution, en tout ou en partie, des sociétés de secours à la chirurgie militaire pourra être discutée par un homme sérieux le jour où l’on proposera, sérieusement la suppression totale ou partielle de l’artillerie dans l’armée et son remplacement par les sociétés civiles d’artilleurs volontaires.

L’exposé sommaire de l’organisation de la médecine militaire dans les armées étrangères montre que, malgré les objections de ceux qui, ignorant ce qui existe ailleurs, substituent le raisonnement à l’expérience des faits, le service de santé militaire peut, pendant la paix comme pendant la guerre, être confié à la compétence et au dévouaient des médecins militaires. Mais nous pouvons nous demander si cette indépendance du corps médical a produit des résultats qui justifient l’autonomie accordée au corps de santé. C’est ce qui nous reste à examiner.

Les effets d’une bonne organisation doivent se faire sentir dans toutes les parties du service depuis le moment où le blessé tombe sur le champ de bataille, jusqu’au moment oui il trouve dans les soins éclairés des médecins la guérison de ses blessures. L’absence d’un service spécial de brancardiers, l’insuffisance numérique des soldats du forain, conducteurs de cacolets et de litières, rendent impossible, dans notre armée, l’enlèvement rapide des blessés tombés sur le champ de bataille. Nous ne parlerons pas de la dernière guerre, pour ce qui concerne la France, puisque presque partout l’ennemi étant resté en possession du champ de bataille, c’est à lui qu’incombait le soin de relever nos soldats blessés. En Italie, beaucoup de nos blessés de Solferino sont restés sans secours deux jours et quelques-uns trois jours sur le champ de bataille ; dans les armées allemande, autrichienne et russe, grâce au service des brancardiers de renfort choisis dans les régimens prenant part au combat, grâce aux compagnies d’infirmiers brancardiers, les blessés ont été aussitôt relevés. Chargé, après nos grandes batailles autour de Metz, d’aller en parlementaire réclamer dans les ambulances ennemies, soit nos blessés, soit même des médecins militaires prisonniers avec leur ambulance, nous avons été frappé de voir que quelques heures seulement après la bataille tous les blessés recueillis dans les ambulances allemandes étaient, amis ou ennemis, couchés, opérés et déjà pansés avec soin. Lorsqu’après Borny, chargé de la douloureuse mission de diriger, conjointement avec un des médecins en chef allemands, l’enterrement de nos morts tombés dans les lignes ennemies, nous pûmes parcourir librement le champ de bataille de la veille, nous eûmes la consolation de voir que pas un blessé n’avait été oublié.

Tous les blessés ne peuvent être hospitalisés jusqu’à leur guérison dans les environs du champ de bataille ; pour éviter l’encombrement, il faut évacuer tous ceux qui sont transportables. Les armées étrangères ont pour remplir cette mission des compagnies de brancardiers, des voitures d’ambulance, des brancards en nombre considérable ; en France, nous n’avons pour cela que les fourgons du train ou des voitures de paysan qu’on remplit de paille. C’est encore, même en 1870, tout ce qu’on put nous fournir pour ramener dans leurs lignes des blessés allemands échangés contre les nôtres, et nous dûmes plusieurs fois arrêter la marche du convoi, tant nous étions douloureusement impressionnés par les hurlemens de douleur que poussaient de malheureux blessés que les cahots des voitures jetaient les uns sur les autres. L’Allemagne, l’Autriche, la Russie, peuvent transformer en temps de guerre leurs wagons à marchandises pour y suspendre des brancards, et ils constituent ainsi de véritables hôpitaux roulans. Pendant la guerre franco-allemande, la plupart des blessés allemands ont été évacués ainsi sur l’Allemagne ; pendant la guerre dernière, vingt et un convois, toujours en activité, ont transporté dans les hôpitaux de leur pays deux cent mille malades et blessés de l’armée russe. Lorsqu’on Italie nous eûmes à transporter de Milan à Vérone des blessés autrichiens pour les rendre à leurs compatriotes, nous n’eûmes à notre disposition que des wagons à marchandises remplis avec de la paille, sur laquelle reposaient ces malheureux, et les choses ne furent guère meilleures en 1870.

Tous les blessés ne sont pas transportables ; il en est qu’il faut traiter et par conséquent qu’il faut hospitaliser sur place. C’est ce que peuvent faire les armées allemandes qui possèdent des hôpitaux mobiles de champ de bataille (Feld-Lazarethe) ayant leur organisation propre en personnel et en matériel, qui possèdent des tentes-hôpitaux, des lits démontans, transportables, et nous savons par expérience que ces soi-disant impedimenta n’ont pas empêché l’armée allemande d’exécuter, en 1870, des marches foudroyantes. Grâce aux tentes d’ambulance dont j’avais donné le modèle, en 1868, modification de la tente d’ambulance américaine, et que j’avais attribuées aux ambulances que j’avais organisées comme chirurgien de la société de secours aux blessés militaires en 1870, grâce à des lits que je fis construire avec de simples planches, sur le modèle de ceux que j’avais vu employer par les Prussiens en 1864, lorsque je visitai leurs ambulances du Schleswig avec mon confrère et ami M. le député Liouville, je pus, dès les premières batailles autour de Metz, dresser et aménager en quelques heures un petit hôpital de plus de cent lits. Depuis douze ans, j’ai hospitalisé chaque année, pendant six mois, sous des tentes d’ambulance, les blessés de mon service de l’hôpital Cochin et depuis 1873 de l’hôpital Beaujon, jamais un représentant de l’administration de la guerre n’a eu la curiosité, qui eût été pour lui un devoir, de venir s’enquérir sur place des avantages ou des inconvéniens de ce mode d’hospitalisation spécialement destiné aux blessés militaires. La chirurgie militaire française étant privée des moyens d’hospitalisation temporaire que possèdent les années étrangères, le transport des blessés s’impose à elle comme une nécessité, et ses moyens de transport eux-mêmes sont des plus défectueux. Or il est des opérations, telles que les résections des os et des articulations, qui permettent de guérir un blessé tout en lui conservant son membre ; mais elles ne sont praticables qu’à la condition de pouvoir conserver dans une complète immobilisation le membre opéré. Pendant la guerre de sécession, pendant les guerres de 1866 et de 1870, pendant la guerre de Turquie, les chirurgiens américains, allemands, autrichiens et russes ont pratiqué un grand nombre de résections au grand bénéfice de leurs malades ; le chirurgien français ne peut guère, en campagne, avoir recours à cette chirurgie conservatrice qu’il pratique en temps de paix, et s’il veut avoir quelque chance de sauver son blessé, il est obligé de le mutiler et de lui imposer l’amputation.

Comme il est facile de le deviner, un blessé qui est resté longtemps sur le champ de bataille sans être relevé, qui ne peut être par conséquent pansé ou opéré que fort tardivement, qui subit de longs transports par d’abominables moyens, qui n’a qu’un peu de paille comme lit, qui ne reçoit)qu’une, nourriture insuffisante et qui ne peut même toujours être pansé convenablement, parce que le médecin, par la faute de l’intendance, manque des appareils et des objets de pansement nécessaires, ce blessé a peu de chance d’échapper à la mort. Aussi malgré la valeur scientifique de nos médecins, malgré leur zèle, malgré leur dévoûment, la mortalité de nos blessés a toujours été beaucoup plus élevée qu’elle ne l’est dans les armées étrangères.

L’armée française en Crimée a perdu le chiffre énorme de 72 pour 100 de ses opérés, c’est-à-dire que, sur 100 opérés, il n’en guérit que 28. Sans doute on pourrait objecter que nous étions loin de la France, en pays ennemi, sans ressources à tirer de la contrée et par un hiver rigoureux ; mais que peut-on dire de pareil pour la campagne d’Italie ? Là, dans un pays ami, au milieu des ressources de toute espèce, pendant l’été et sous un des plus beaux ciels de l’Europe, à six heures de nos frontières, dans une campagne où nous fûmes toujours victorieux et qui ne dura que deux mois, entourés de villes et de villages où nous pouvions abriter nos blessés, nous perdîmes 63 pour 100 de nos opérés, 9 pour 100 seulement de moins qu’en Crimée, où tout était conjuré contre nous : climat, privations, fatigues d’une longue campagne, choléra, typhus, pourriture d’hôpital. Nous perdîmes en Italie 63 de nos opérés sur 100, quand les Anglais, sur ce champ de mort de la Crimée, n’en perdirent que 33 pour 100 ; quand les Américains, dans leur lutte gigantesque à travers un territoire dévasté par la guerre, au milieu de toutes les difficultés, n’en perdirent que 40 sur 100. Non, un pareil état de choses ne peut durer !

Au mois d’août 1878, pendant l’exposition, un congrès international sur le service médical des années en campagne se réunit à Paris. Les gouvernemens étrangers y envoyèrent des délégués officiels choisis parmi les illustrations de la chirurgie militaire. Parmi eux se trouvaient le Dr Longmore, chirurgien-général de l’armée anglaise, le Dr Rosloff, médecin en chef et inspecteur-général de l’administration médicale de l’armée russe, le Dr Roth, médecin général de l’armée allemande, le Dr de Losada, médecin inspecteur de l’armée espagnole, le Dr Cunha Bellem, député et médecin principal de l’armée portugaise, le Dr Neudorfer, un des médecins les plus éminens de l’armée autrichienne, le Dr Kolff et le Dr Van Diest, médecins principaux l’un de l’armée hollandaise, l’autre de l’armée belge, etc. Les médecins inspecteurs Legouest, délégué par le ministre, baron Larrey, Gueury, Brault et quelques-uns de, nos médecins principaux représentaient la médecine militaire française. Notre situation, à nous médecins français, fut des plus pénibles, car, tandis que nos collègues étrangers : allemands, russes, autrichiens, anglais, pouvaient nous montrer par leur propre expérience dans les guerres récentes combien de progrès avaient été réalisés, nous ne pouvions que baisser la tête et décliner la responsabilité de l’infériorité de notre organisation. On discutait le rôle des compagnies de santé pendant le combat, nous n’en avons pas ; le fonctionnement des hôpitaux mobiles, nous n’en avons pas ; l’utilisation des trains sanitaires, nous n’en avons pas ; l’organisation des services sur les champs de bataille, elle ne nous appartient pas.

Toujours, quand nous parlions de la France, la même conclusion revenait : Oui, cela devrait être, mais nous n’avons pas autorité pour imiter ce dont vous nous vantez l’utilité. Aussi ne saurait-on s’étonner que le congrès, en se séparant, ait voté à l’unanimité la conclusion suivante : « La subordination de la chirurgie militaire à une autre autorité que celle des médecins en chef, ainsi que l’existence de services parallèles ne relevant pas des médecins militaires en chef, sont incompatibles avec une bonne organisation des services médicaux et avec la protection que l’état doit aux soldats malades et blessés. Par conséquent, la direction du service médical militaire doit, comme cela existe dans presque toutes les armées modernes, appartenir exclusivement au médecin en chef de l’armée sous la haute autorité du commandement. »

Ce n’est pas tout encore. Le blessé tombé sur le champ de bataille perd momentanément sa nationalité. Pour l’ennemi qui le recueille ce n’est pas un prisonnier, c’est un malheureux qu’il faut secourir, et ceux qui, tout à l’heure, combattaient l’un contre l’autre, se retrouvent côte à côte unis par la douleur sur le grabat de l’ambulance. La bonne organisation de la médecine militaire d’une armée intéresse donc toutes les armées avec lesquelles elle peut se trouver en présence. C’est ce qui autorisait un de nos collègues, appartenant à un pays ami, de dire au congrès de 1878 : « Un état qui néglige son service médical militaire affaiblit par là, non-seulement sa propre défense, mais fait preuve en même temps d’un manque de civilisation et d’humanité qui l’avilit aux yeux de ses voisins. » Cette parole vraie dans sa dureté était dite d’une manière générale, mais la rougeur nous monte au front quand nous songeons que ce n’est plus qu’à la France qu’elle peut s’appliquer aujourd’hui. Puissent nos législateurs, avant de se séparer, accomplir une réforme décrétée il y a trente-deux ans en France, mais que l’étranger seul a su accomplir ! Qu’ils aient enfin pitié de nos malades et de nos blessés : il s’agit de l’armée, il s’agit de la France ! Aujourd’hui que tout le monde est soldat, il n’est pas une famille française qui ne soit directement intéressée à voir cesser un état de choses qui s’est constamment traduit par la mort de milliers de victimes. Combien de nos soldats malades ou blessés, pendant la paix comme sur les champs de bataille, ont succombé dans les hôpitaux ou dans les ambulances, alors qu’ils auraient pu revoir leur famille et leur foyer, si le dévoûment et le savoir de nos médecins militaires n’avaient pas été rendus impuissans par une organisation déplorable qu’on ne saurait plus longtemps conserver !


LEON LE FORT.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1871.