La Métaphysique en Europe depuis Hegel/02

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La Métaphysique en Europe depuis Hegel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 269-287).
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LA
METAPHYSIQUE EN EUROPE
DEPUIS HEGEL

II.
UN PHILOSOPHE MISANTHROPE.

Nous avons raconté, dans un précédent travail[1], comment un hégélien de 1830, M. Rosenkranz, avait désiré voir Schelling à Munich en 1838, et combien, malgré ses préventions, il avait été subjugué et ému par la vue de ce grand homme, le contemporain de gloire de Goethe, de Schiller, de Fichte. Voyons maintenant quelle impression produisait le même Schelling trois ans plus tard sur un jeune homme, organe d’une nouvelle génération, et que le bruit du prochain cours de l’illustre philosophe avait attiré à Berlin. Écoutons M. Frauenstædt, et nous verrons tout un monde d’intervalle entre les deux.

« En 1841, nous dit-il, j’étais venu à Berlin pour apprendre cette philosophie de la révélation, si pompeusement annoncée comme une philosophie entièrement renouvelée, comme « devant étendre la conscience humaine au-delà de ses limites présentes, » et construire « une citadelle où la philosophie pourrait désormais s’établir avec sécurité. » Je payai mon frédéric d’or, et, après l’avoir déposé à la questure, j’allai à la demeure du conseiller intime Schelling, rue de Leipzig, pour me présenter à lui personnellement et me faire inscrire. Ayant été introduit dans une grande salle vide, une porte s’ouvrit en face de moi, et je vis entrer un vieillard de taille moyenne, corpulent, couvert d’un long paletot brun, que je pris pour une sorte de vieux serviteur du philosophe. En conséquence je lui demandai si je ne pourrais parler au conseiller intime Schelling. « C’est moi-même, » répondit-il. Je fus confondu. Encore aujourd’hui je ne puis croire que ma maladresse doive être imputée à mon défaut de discernement[2]. » Schopenhauer avait jugé à peu près de même de Hegel, car il nous dit qu’il avait la physionomie d’un « vendeur de bière » (eine Bierwirthsphysiognomie). Voilà ce qu’étaient devenus en 1840 les héros de la grande épopée philosophique allemande : l’un avait l’air d’un marchand de vin, l’autre d’un domestique. Rosenkranz, tout hégélien qu’il est, est encore sous le charme quand il parle de Schelling; Frauenstædt n’y est plus. Il ne voit plus devant lui qu’un homme vulgaire et épais, là où l’autre avait senti son âme tressaillir et son cœur bondir en présence du génie. Ainsi passent les admirations des hommes. Les noms qui ont ému et troublé notre jeunesse, et que, dans le fond de notre cœur, nous ne prononçons qu’avec un respect tendre et reconnaissant, sont répétés autour de nous avec froideur et ironie. Ils ont perdu leur poésie, et ne sont plus que des dates historiques. Serait-ce une consolation de penser que les gloires nouvelles auront leur chute à leur tour, c’est-à-dire que toute gloire est une fumée? Non, sans doute : la consolation serait plus triste que le mal; mais disons que chaque génération est injuste pour celle qui la précède, et qu’elle paie cette injustice à son tour par celle dont elle sera victime plus tard.

Si M. Frauenstædt avait été si peu ému à l’aspect de Schelling, il n’en fut pas de même lorsqu’il se trouva également pour la première fois en présence d’un autre philosophe, alors peu connu, et qu’il a plus que personne contribué à faire connaître, Arthur Schopenhauer. Mais avant d’avoir vu sa personne, il avait lu son livre, et il nous raconte d’une manière vive l’impression profonde qu’il en avait ressentie. Encore ici nous voyons nettement la rupture éclatante qui sépare les deux moites du XIXe siècle : « En l’année 1836, nous dit-il, j’avais étudié pendant trois ans à la faculté de théologie et de philosophie de Berlin, et jamais je n’avais entendu mentionner le nom d’Arthur Schopenhauer. Quoique Hegel fût mort, les hégéliens vivaient, et du haut de leurs chaires enseignaient avec ardeur la doctrine de leur maître. Dans les cours de philosophie les plus fréquentés, j’entendais parler de l’infini, de l’absolu, de l’idée, mais de la « volonté et de la représentation » pas un mot. On nous disait comment l’absolu savoir de la philosophie hégélienne avait « absorbé » (aufgehoben) tous les systèmes anciens, comment il avait «dépassé » le système de Kant, et l’avait « vaincu » (überwunden) en le dépassant; mais on ne nous disait jamais un seul mot du système de Schopenhauer. Ce ne fut pas pour moi une petite découverte lorsque je vis mentionné quelque part pour la première fois le livre d’Arthur Schopenhauer, die Welt als Wille und Vorstellung. Le titre même résonnait à mes oreilles d’une manière obscure et mystérieuse, et je n’eus pas de repos avant d’avoir appris à connaître ce système, qui m’était demeuré si complètement inconnu. Je me procurai le livre. A peine eus-je commencé à lire quelques pages dans ce livre, imprimé sur du vieux papier crasseux, que je laissai de côté tous les autres, et que je ne cessai de m’occuper jour et nuit du Monde comme représentation et volonté. Si le titre m’avait paru obscur et mystérieux, beaucoup de choses m’y parurent également obscures et mystérieuses et, pour dire la vérité, paradoxales, et cela n’a rien d’étonnant, car je n’avais pas lu l’ouvrage antérieur de notre auteur, à savoir la Quadruple racine du principe de raison suffisante, et je n’avais pas lu davantage Kant dans le texte. Mais ce que je compris suffisait pour m’apprendre que j’avais affaire à un philosophe de haut rang, et j’avais plus appris dans dix pages de Schopenhauer que dans dix volumes de Hegel. »

Ainsi préparé, on ne s’étonnera pas que notre jeune philosophe, lorsqu’il fut en contact non plus avec le livre, mais avec la personne elle-même de l’auteur, en ait subi le prestige avec une force d’impression irrésistible. Citons encore ce portrait caractéristique : « La personne de Schopenhauer me parut au premier abord moins paradoxale que sa philosophie, car, d’après l’étude que j’en avais faite, je m’attendais à je ne sais quoi d’extraordinaire; cependant il y a bien quelque chose de cela, notamment en ce qui concerne la tête. La tête de lion de Schopenhauer faisait reconnaître au premier abord la prédominance de l’intellect bien au-delà de ce qui suffit d’ordinaire au service de la volonté. Le travail gigantesque que cette tête avait exécuté y avait laissé ses traces. Quoique âgé seulement de cinquante-huit ans, Schopenhauer avait la barbe et les cheveux complètement blancs. Mais, si la chevelure annonçait le vieillard, il y avait dans le regard, dans le jeu de la physionomie, dans les gestes et dans la parole tout le feu d’un jeune homme. Les lignes de son visage, notamment le dessin sarcastique de sa bouche, annonçaient le sage misanthrope, et je l’eusse reconnu, si, même avant de le voir, je l’eusse rencontré dans la rue. En aucun cas, il ne me serait arrivé avec lui ce qui m’était arrivé avec Schelling. » Tel était à l’extérieur Arthur Schopenhauer, et les portraits que nous avons de lui répondent à la description qu’en fait ici M. Frauenstædt[3]. Un autre de ses biographes, M. Gwinner, nous dit également : « Son œil avait un tel feu, une telle beauté spirituelle, qu’il étonnait involontairement... Son visage était phosphorescent d’esprit (phosphorescirte von Geîst). Se taisait-il, on croyait voir Beethoven; parlait-il, on croyait entendre Voltaire. »

Ce personnage si original, ce penseur si vigoureux avait cependant été, sinon complètement méconnu[4], comme il le disait, du moins très négligé et relégué au second plan. L’un de ses premiers disciples, Dorguth, l’avait pour cette raison surnommé « le Gaspard Hauser de la philosophie, » et lui-même aimait à se figurer qu’on avait ourdi contre lui la conspiration du silence; c’est ce qu’il appelait die Taktik des Secretirens ou des Ignorirens. Conspiration ou non, toujours est-il que, dans les universités et dans le monde, il était peu connu. Dorguth et Frauenstædt, telles furent ses premières « trompettes, » c’est son expression. Frauenstædt surtout, le jeune étudiant enthousiaste que nous avons cité, est celui qui contribua le plus, par ses Lettres sur la philosophie de Schopenhauer (1854), à répandre le nom du philosophe. Il fut pour lui ce que Reinhold avait été pour Kant. Une fois déclaré, le succès fut rapide, et passa même à l’état de mode et de vogue. Les femmes s’en mêlèrent, car c’était une philosophie qui parlait beaucoup à l’imagination. Il y avait du mystérieux et du romanesque. D’ailleurs on ne peut contester aujourd’hui que l’on ait affaire, dans Schopenhauer, à une tête puissante. « J’ai appris au monde, disait-il de lui-même (il ne péchait pas précisément par excès de modestie), j’ai appris au monde mainte chose qu’il n’oubliera jamais. » L’avenir décidera de cette prophétie ; quant au moment présent, il serait impossible de méconnaître l’influence de notre penseur. Mais, dans cet écrivain, l’originalité personnelle s’unit tellement à l’originalité philosophique qu’on nous permettra d’insister, après quelques critiques, sur la personne, la famille, l’éducation, le caractère de notre philosophe. Le curieux ouvrage de Frauenstædt, les Memorabilien déjà mentionné et la Biographie de Gwinner nous serviront de guides[5]


I.

Arthur Schopenhauer naquit à Dantzig d’une riche famille de négocians, ancienne et considérée dans cette ville. Son père, Floris Schopenhauer, paraît n’avoir pas été un homme ordinaire. C’était un caractère ardent, impétueux, remarquable, nous dit-on, par une force de volonté qui allait jusqu’à l’obstination. Patricien et aristocrate, il était animé de l’attachement le plus vif pour le droit et pour la liberté, et par là il mérita la confiance et l’amour de ses concitoyens. Il était instruit et versé surtout dans la littérature française et anglaise. Il lisait tous nos auteurs, avec une prédilection particulière pour Voltaire. Il était plein d’admiration pour la vie politique de l’Angleterre et nourrit quelque temps le projet de s’y fixer. Les gazettes anglaises étaient ses lectures familières, et il ne passait pas un jour sans lire le Times, habitude qu’il transmit plus tard à son fils. Le principal trait de son caractère était une cordialité pleine de franchise et de liberté. Cet homme éclairé, mais plus remarquable encore par le caractère que par l’esprit, paraît avoir exercé une assez grande influence sur le jeune Arthur, notre philosophe, qui a toujours conservé de lui le souvenir le plus tendre, fait que l’on signalerait à peine si l’on n’avait eu occasion, comme nous le verrons, de lui reprocher au contraire son insensibilité à l’égard de sa mère. Ce qui est certain, c’est qu’on a trouvé dans ses papiers une dédicace à la mémoire de son père, où il exprime avec énergie sa reconnaissance pour l’éducation forte et libre qu’il avait reçue de lui : « Noble et généreux esprit, lui dit-il, c’est à toi que je dois tout ce que je suis... C’est à toi que ton fils doit d’avoir appris à penser ce que disait ton maître Voltaire : Nous n’avons que deux jours à vivre, il ne vaut pas la peine de les passer à ramper devant des coquins méprisables. » Arthur Schopenhauer s’était formé, d’après son propre exemple, une théorie assez particulière sur les rapports d’hérédité entre les parens et les enfans. Selon lui, ils tiennent de leur père les qualités morales, et de leur mère les qualités intellectuelles. Il était très entêté dans cette théorie et n’écoutait guère les objections. Quand on lui citait des exemples contraires, il répondait assez cyniquement : Pater semper incertus. Quoi qu’il en soit de cette singulière hypothèse, il paraît qu’elle s’était vérifiée pour lui. Il ressemblait à son père pour le caractère, à sa mère pour l’esprit, et ses deux parens représentaient en quelque sorte les deux principes de son système philosophique : son père, la volonté, et sa mère, l’intelligence. En effet, Johanna Schopenhauer, mère de notre philosophe, était une femme distinguée qui a occupé une place assez brillante et laissé un certain nom dans la littérature de son pays. On a d’elle quelques romans dans le genre de Mme de Souza, des voyages en Angleterre, en Belgique et dans le midi de la France[6], et surtout une monographie, encore estimée, sur le peintre flamand Van-Eyck. Nous la verrons plus tard en relation d’amitié avec Goethe et tous les plus beaux esprits de son temps. Appartenant elle-même à une bonne famille de Dantzig, elle était très jeune lorsqu’elle épousa Floris Schopenhauer, alors âgé de trente-huit ans, et, avec une candeur tout allemande, elle nous apprend que, « si elle était fière de son mari, elle n’avait jamais eu d’amour pour lui, et qu’il n’y avait d’ailleurs aucune prétention. » A peine mariée, et portant déjà dans son sein celui qui devait être Arthur Schopenhauer, elle fit son premier grand voyage, visita l’Allemagne, la Belgique, la France et enfin l’Angleterre, où son mari, dont nous connaissons l’anglomanie, avait décidé de lui faire faire ses couches, afin que son fils, s’il en avait un, naquît citoyen anglais; mais la santé de la jeune femme ne permit pas de réaliser ce projet, et les époux étant revenus dans leur pays natal, Arthur Schopenhauer naquit tout simplement comme ses pères à Dantzig, rue de l’Esprit-Saint, n" 117, le 22 février 1788.

Ainsi le jeune Arthur, avant sa naissance, avait déjà parcouru l’Europe. Son enfance et son adolescence furent également remplies par des voyages, et l’on peut expliquer peut-être par cette éducation le caractère cosmopolite et assez peu patriote de notre philosophe. A l’âge de neuf ans, son père l’envoya au Havre dans la famille d’un de ses correspondans : là il vécut pendant deux années d’une vie toute française, et il se familiarisa tellement avec notre langue qu’il oublia la sienne, et lui-même nous dit qu’il fut obligé de la rapprendre lorsqu’il fut de retour dans son pays. Cette éducation demi-française eut une assez grande influence sur l’esprit de notre philosophe, et il n’est pas téméraire de supposer qu’elle a contribué à lui donner ce goût de la clarté et de la précision, et cette horreur du jargon métaphysique qui le distingue d’une manière particulière entre les philosophes de son temps et de son pays. Il était très familier avec les philosophes et les moralistes du XVIIIe siècle. Il attribue lui-même à Helvétius, à Cabanis, une influence décisive sur la formation de ses idées. Il cite fréquemment Chamfort, dont la misanthropie amère a beaucoup d’analogie avec la sienne. On a vu qu’il avait respiré dans la maison paternelle l’admiration de Voltaire, que lui-même appelait « le grandiose Voltaire, » et l’on ne peut douter que Candide n’ait été pour beaucoup dans la formation de son pessimisme systématique. Son biographe Gwinner conjecture aussi que Chateaubriand, qui était alors dans tout l’éclat de la gloire, lors du séjour de Schopenhauer en France, si jeune qu’il fût alors, a pu avoir quelque influence sur l’esprit du jeune homme par son pessimisme poétique et mélancolique; mais outre qu’aucun témoignage ne justifie cette conjecture, elle est au contraire démentie, selon toute apparence, par l’opposition absolue qui existe entre ces deux natures. La mélancolie religieuse, solennelle et poétique de Chateaubriand devait être absolument antipathique au génie cynique et systématiquement impie du jeune incrédule. Sa mélancolie ressemblerait plutôt à celle d’Obermann qu’à celle de René ; mais il ne cite jamais ni l’un ni l’autre, et encore une fois ce sont nos auteurs du XVIIIe siècle, et non ceux du XIXe, dont on retrouve la continuelle influence dans ses écrits.

Ce n’est pas seulement la France que Schopenhauer visita dans sa jeunesse et dont il apprit la langue : il passa également six mois à Londres, étudiant la langue et la littérature anglaise, qui lui devinrent plus tard aussi familières que celles de la France ou de son propre pays. Il savait encore l’italien et l’espagnol, et avait lu les grands classiques dans toutes ces langues. Ses écrits sont remplis de citations empruntées aux moralistes de ces différens pays, et l’on est étonné de l’étendue et de la variété de sa culture littéraire, surtout quand on songe qu’il avait été élevé pour le commerce. Plus tard, il apprit tout seul les langues classiques, le latin et le grec, dont il était si loin de méconnaître l’importance qu’il disait : « Celui qui sait le latin est à celui qui ne le sait pas comme celui qui sait lire à celui qui ne sait pas lire.»

En 1807, Schopenhauer perdit son père, et cette mort changea d’abord d’une manière importante la direction de sa vie. Il avait commencé son éducation commerciale, et il dut remplacer son père dans son comptoir, quoique la carrière du commerce lui fût antipathique. Pendant ce temps, sa mère, impatiente de quitter Hambourg[7] qui lui déplaisait, se hâta de se transporter avec sa fille Adèle dans le centre intellectuel et brillant, qui était alors le Paris de l’Allemagne, à cette cour dont Goethe était le roi, à Weimar enfin, où ses goûts mondains et littéraires devaient trouver une ample satisfaction. C’est ici le lieu de parler des rapports de Schopenhauer et de sa mère, rapports qui n’ont pas été tout à fait ceux que l’on eût pu désirer.

Nous avons vu que Schopenhauer avait pour son père une tendre et respectueuse piété. Il est à regretter qu’il n’ait pas eu pour sa mère des sentimens semblables. De qui sont venus les premiers torts? Il est difficile de le dire. Schopenhauer se plaignait que sa mère ne l’eût jamais aimé. Il se plaignait surtout qu’elle n’eût pas témoigné à la mémoire de son père une suffisante déférence, qu’elle n’eût pas assez senti la douleur de sa perte : reproche qui, vu l’aveu que nous avons recueilli plus haut, ne paraît pas tout à fait invraisemblable, et son empressement à quitter Hambourg pour aller jouir des délices de Weimar ajoute encore quelque poids à cette imputation. Ce qui est probable, c’est qu’il y avait entre la mère et le fils incompatibilité d’humeur : l’une, femme de lettres et femme du monde, passionnée, comme Mme de Staël, pour les succès de salons, aimant à grouper un cercle brillant autour d’elle, et à l’animer par sa conversation, que l’on dit avoir été très brillante, et peut-être un peu prétentieuse; l’autre déjà misanthrope, détestant les fausses convenances et les faux brillans du monde, penseur en dedans, causeur supérieur, mais cynique, aimant par-dessus tout sa liberté, et poussant volontiers la franchise jusqu’à l’insolence : ces deux natures, ces deux esprits se choquaient sans cesse. Le bureau d’esprit que tenait sa mère irritait le philosophe, et l’attitude farouche du jeune homme blessait l’amour-propre de la Corinne allemande. Il est certain que c’était une singulière sollicitude maternelle que celle qui s’exprimait ainsi au sujet du premier ouvrage de son fils : « Ton ouvrage est bon pour un apothicaire. » A quoi le jeune auteur répondait par une prophétie qui s’est réalisée, « qu’on lirait encore son livre quand ceux de sa mère seraient tous oubliés. » — « Et le tien, réplique la Sapho offensée, restera tout entier chez le libraire! » Ce sont là des plaisanteries allemandes ; mais il faut avouer que voilà une singulière correspondance entre une mère et son fils, et que la jalousie littéraire fait ici un assez vilain effet. Anselme Feuerbach, le jurisconsulte, père du célèbre philosophe de nos jours, nous fait en ces termes piquans le portrait de Johanna Schopenhauer : « Mme Schopenhauer, riche veuve. Fait profession de bel esprit; jacasse beaucoup et bien, mais sans cœur et sans âme; contente d’elle, recherchant les applaudissemens, se souriant toujours à elle-même. Dieu nous garde des femmes dont le génie ne vise qu’à l’esprit! Le siège de la supériorité féminine est dans le cœur. » Ces paroles d’un témoin désintéressé expliquent et excusent en partie la froideur de Schopenhauer pour sa mère. Cependant on comprend difficilement que, recevant communication de ce passage par les soins de Frauenstœdt, il réponde : « Merci du passage que vous m’avez envoyé, et que je ne connaissais pas; le portrait n’est que trop ressemblant, et je n’ai pu m’empêcher de rire. » Sans trop forcer les choses, il y a là au moins peu de délicatesse.

En définitive, Mme Schopenhauer aimait son fils à sa manière ; « Il est nécessaire à mon bonheur, lui écrivait-elle, de te savoir heureux, mais non pas d’en être témoin. Je te l’ai toujours dit, il me serait trop difficile de vivre avec toi. Je ne te le cache pas, tant que tu seras ce que tu es, je me déciderai à toute espèce de sacrifice plutôt que de m’y résigner. Je ne méconnais pas ce qu’il y a de bon en toi, et ce qui me blesse de ta part n’a pas sa source dans ton cœur, dans ton intérieur, mais dans ta manière d’être extérieure, dans tes opinions, tes jugemens, tes habitudes. En un mot, je ne puis m’accorder en rien avec toi pour ce qui concerne le monde extérieur. Ta mauvaise humeur, tes plaintes sur des choses inévitables, tes pensées obscures, tes jugemens bizarres que tu avances comme des oracles, sans qu’on te puisse faire aucune objection, blessent la sérénité de mon humeur sans que cela puisse te servir à rien. Ta maladie de dispute, tes lamentations sur la bêtise du monde et la misère humaine, me donnent de mauvaises nuits et de mauvais rêves. » Cette naïve expression de l’égoïsme féminin, jointe à un fonds de sensibilité maternelle, explique, mieux que tous les discours, les rapports de Schopenhauer et de sa mère : l’un était un ours assez désagréable, l’autre un bel esprit nerveux. Ils ne devaient s’entendre que de loin. Malgré tout, sauf certaines picoteries, on ne voit pas qu’il y eût rien de bien grave entre la mère et le fils, et les biographes eussent été peut-être mieux inspirés en passant sous silence ces regrettables détails, si intéressans qu’ils soient en eux-mêmes pour l’histoire du cœur humain. Au moins était-il inutile de tirer de là une occasion pour faire, comme M. Frauenstædt, une longue dissertation contre l’impératif catégorique, et de distinguer ce que l’on doit à une mère en général et à telle mère en particulier[8]. Les rapports délicats du cœur ne peuvent être soumis à cette casuistique pédantesque.

Quoi qu’il en soit de cet incident, Mme Schopenhauer se transporta de Hambourg à Weimar en 1806, quatorze jours avant la bataille d’Iéna. En peu de temps, sa réputation d’esprit l’avait déjà mise en rapport d’amitié avec toutes les célébrités de la ville. Son salon déviât un centre qui deux fois par semaine recevait des hommes tels que Goethe, Wieland, Werner, les frères Grimm, les deux Schlegel. Elle était aussi très bien vue à la cour. Elle débuta dans la carrière littéraire par sa Biographie; elle obtint bientôt les plus brillans succès et devint un des écrivains les plus aimés du public. De toutes ses amitiés littéraires, la plus illustre et la plus durable fut celle de Goethe, qui la voyait souvent et avait pour son esprit brillant et pénétrant la plus grande considération. Ce fut pour le jeune Arthur Schopenhauer l’occasion d’entrer en commerce avec ce grand homme, pour lequel il conserva toute sa vie, lui si méprisant de la gloire d’autrui, la plus profonde admiration.

Pendant ce temps, Schopenhauer était à la tête de la maison de commerce de Hambourg, et ne laissait guère prévoir qu’il serait un des premiers philosophes de son temps ; mais ce n’était que par piété pour la mémoire de son père qu’il en avait pris la succession. Dans le fond du cœur, il avait pour la carrière du commerce une répugnance qui dégénéra bientôt en profonde mélancolie. Ici il faut rendre justice à sa mère; ce fut elle qui vint à son secours : elle communiqua à l’un de ses amis de Weimar une lettre désolée du jeune commerçant. Ce sage ami lui répondit qu’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’il fallait changer de carrière. A la réception de cette lettre, que lui adressa sa mère, le jeune misanthrope, malgré l’œs triplex dont était formé son cœur, fondit en larmes et se décida sans hésiter. Sa mère non-seulement ne lui fit aucun obstacle, mais encore l’encouragea avec une sollicitude toute maternelle. C’est à cette époque qu’il s’appliqua sérieusement à refaire et à compléter ses études classiques d’abord à Gotha, sous la direction de Jacobi et de Dœring, puis à Weimar sous la direction de Passow et de Lenz. En 1809, il se sentit en état de suivre les cours universitaires, et il se rendit à Gœttingue, où il se fit inscrire d’abord à la faculté de médecine et de là bientôt à celle de philosophie. Parmi les professeurs de la première dont il reçut les leçons, on remarque le célèbre naturaliste et anthropologiste Blumenbach ; dans la seconde, il reçut son premier enseignement de Schultze, le célèbre auteur d’Énésidème. Ce fut son initiation à la vie philosophique.


II.

La philosophie de Schopenhauer a conservé la trace de ses premières études médicales et physiologiques. Il n’a jamais séparé la philosophie de la physiologie ; mais il faisait peu de cas des physiologistes allemands et recommandait surtout la lecture des physiologistes français. Voici ce qu’il écrivait plus tard à ce sujet à son ami Frauenstædt : « Il y a un certain V..., lui dit-il, qui a l’insolence de traiter de superficiels les immortels écrits de Bichat, et sur ce jugement on se croit dispensé de la lecture de Bichat et de Cabanis... Mais, je vous le dis, si Bichat crachait à la figure de ce sieur V..., il lui ferait encore beaucoup d’honneur. Bichat n’a vécu que trente ans; voilà bientôt soixante ans qu’il est mort, et toute l’Europe lettrée honore son nom et lit ses écrits. Sur cinquante millions de bipèdes, on ne trouve pas encore une tête pensante comme celle de Bichat. Sans doute, après lui, la physiologie a fait des progrès, non par des Allemands[9], mais par Magendie, Flourens, Ch. Bell, et non de manière à faire oublier Cabanis et Bichat. » — Dans une autre lettre, il disait : « Je vous en prie, n’écrivez rien sur la physiologie dans son rapport avec la psychologie sans avoir pris le suc et le sang de Cabanis et de Bichat. Au contraire, vous pouvez laisser sans les lire cent barbouilleurs allemands. En général il n’y a pas de psychologie, parce qu’il n’y a pas de psyché, d’âme, et que l’on ne doit point étudier l’homme pour lui-même, mais seulement dans son rapport avec le monde, microcosme et macrocosme tout ensemble, ainsi que je l’ai fait, et assurez-vous d’abord si vous possédez bien votre physiologie, ce qui suppose l’anatomie et la chimie. »

Le professeur Schulze, à qui appartient l’honneur d’avoir introduit Schopenhauer dans les études philosophiques, n’est pas lui-même un inconnu dans l’histoire de la pensée allemande. D’abord attaché à la philosophie de Kant, il s’en était séparé pour retourner au pur scepticisme. Kant, suivant lui, n’avait pas eu raison de D. Hume, et c’est à celui-ci qu’il fallait revenir; comme Jacobi, il a contribué par ses objections à précipiter le mouvement de l’idéalisme allemand. Telle est l’importance de son livre d’Enésidème. Il donna à Schopenhauer un très bon conseil en l’invitant à étudier particulièrement deux philosophes, Platon et Kant, et à se rendre maître de ces deux-là avant d’en étudier d’autres, notamment Aristote et Spinoza, « conseil, disait Schopenhauer, dont je ne me suis jamais repenti. »

De Gœttingue, Schopenhauer passa à Berlin, où l’attirait l’immense réputation de Fichte; mais « cette vénération a priori, comme il le dit lui-même, se changea bientôt en raillerie et en mépris. » Quoiqu’on puisse trouver avec raison Schopenhauer dur et injuste pour Fichte, dont il ne comprit jamais la grandeur morale, cependant il faut reconnaître qu’il donnait la mesure de la fermeté et de la décision de son esprit en se révoltant, seul et jeune comme il était, contre le jargon métaphysique et algébrique, contre le dogmatisme pédantesque et barbare dont l’Allemagne était alors enivrée, et que Hegel devait porter bientôt jusqu’à une véritable insanité. Longtemps après, Schopenhauer imitait en raillant son ancien professeur, en répétant comme lui d’un ton doctoral : « La chose est ainsi, parce qu’il est évident qu’elle est ainsi[10]. » Nous avons du reste des preuves écrites que l’animosité de Schopenhauer contre ceux qu’il appelle « les trois sophistes, les trois charlatans, » ne vient pas, comme on l’a dit, de la rancune et de l’amour-propre blessé; non, ce fut la révolte d’un esprit net et sain, uni sans doute à un caractère malade, contre le mensonge des formules et le despotisme de galimatias. Dans les notes conservées par lui, prises aux leçons mêmes de Fichte, il reste des traces vivantes de son indignation contre cette philosophie apocalyptique qui remplaçait si souvent les idées par des mots. Quelques-unes de ces notes écrites sur l’heure même sont assez piquantes. A la onzième leçon de Fichte sur les faits de conscience, le jeune étudiant, après avoir d’abord consciencieusement rempli sa tâche, en résumant le discours du professeur, s’arrête tout à coup, et d’une plume irritée: « Misérable! s’écrie-t-il, je voudrais, te mettre un pistolet sur la gorge et te dire : Tu vas mourir sans merci; mais, pour l’amour de ta pauvre âme, dis-nous si dans ce galimatias tu as pensé quelque chose d’intelligible, ou si tu nous a pris pour des imbéciles. » Un jour où Fichte avait beaucoup parlé de la vision, de la visibilité et de la pure lumière, Schopenhauer met en note: « Aujourd’hui, comme nous n’avions à notre disposition que la pure lumière et pas de chandelles, il a fallu s’arrêter là. » Un autre jour, Fichte avait parlé de la contemplation de soi-même, de u l’être en tant que contemplation de soi-même, où le contemplateur en contemplant se contemple lui-même de nouveau. » L’écolier ajoute : « Ici, pour faciliter cette opération difficile, je propose de placer le spectateur entre deux miroirs[11]. »

Fichte ne fut pas le seul philosophe dont Schopenhauer ait suivi les cours à Berlin; il y en avait un autre, non moins célèbre, et qui ne lui était pas moins antipathique : c’était Schleiermacher. Ce qui le repoussait ici, c’était le sentiment religieux, auquel résistait son incrédulité voltairienne. On a conservé également ses notes prises aux cours de Schleiermacher, avec les remarques critiques qui les accompagnent. Quelques-unes témoignent d’un esprit vigoureux et pénétrant. Schleiermacher avait dit dans son cours : « La philosophie a de commun avec la religion la science de Dieu. » Le critique ajoute en note : « S’il en était ainsi, la philosophie devrait supposer le concept de Dieu, tandis qu’au contraire elle doit ou l’acquérir ou le rejeter suivant que la méthode l’exigera, aussi prête à l’un qu’à l’autre. » Schleiermacher disait : « La philosophie et la religion sont inséparables. Nul ne peut être vraiment philosophe sans être religieux, et réciproquement l’homme religieux doit se faire un devoir de philosopher. » A quoi Schopenhauer répond : « Un homme vraiment religieux ne touche pas à la philosophie : il n’en a pas besoin. Réciproquement, aucun homme vraiment philosophe n’est religieux. Il marche sans lisières, à ses risques et périls, mais librement. »

Des trois sophistes ou charlatans, comme il les appelle, c’est Schelling qu’il ménage le plus et dont il paraît avoir fait le plus de cas. « Bruno, Spinoza et Schelling, dit-il, nous ont appris que tout est un; mais en quoi consiste cet un? C’est moi qui l’ai dit le premier. » Son disciple Frauenstædt avait fait un article sur Schelling. Schopenhauer lui répond : « Mille remercîmens pour votre article sur Schelling. Tout ce que vous dites est vrai, mais vous n’êtes pas juste envers lui; vous taisez le bien. Malgré toutes ses farces (Possen), et celles plus grandes encore de ses disciples, il a cependant perfectionné l’intelligence de la nature; c’est pourquoi j’ai toujours beaucoup loué en lui. » Cependant, malgré cette part faite à l’équité, il ne le ménage guère : « Les philosophes de la nature, écrivait-il dès 1808, sont une classe particulière de fous. Il y a des fous de nature (Naturnarren) comme il y a des fous de toilette, des fous de chevaux, des fous de livres (Kleidernarren, Pferdenarren, Büchernarren)... Les doctrines propres de Schelling, l’intuition intellectuelle de l’absolu, l’idéalité de l’idéal et du réel, sont des rêves sans fondement... Au reste, cette philosophie de la nature n’appartient pas à Schelling, mais à Kielmeyer et aux progrès du siècle dans les sciences, notamment en France. Schelling n’est qu’un vulgarisateur. » Plus tard, parlant de la dernière évolution de Schelling, il nous dit : « Schelling a passé de la révélation de la philosophie à la philosophie de la révélation : caractéristique. »

Si Schopenhauer est quelquefois dur pour Schelling, il l’est toujours pour Hegel, et c’est contre lui qu’il a réservé tout le fiel et la violence de sa critique. Il ne tarit pas en boutades piquantes, amères, grossières quelquefois, toujours amusantes, contre ce philosophe, auquel il ne pardonnait pas son règne sans partage sur le monde philosophique. « La philosophie de Hegel, disait-il, est une sagesse de collège, car elle ne contient que des mots, et ce qu’il faut aux jeunes gens, ce sont des mots pour les répéter, les recopier et les rapporter à la maison. — La philosophie de Hegel contient en tout trois quarts de non-sens et un quart de pensée corrompue. Ce qu’il a de plus clair, c’est son intention de gagner la faveur des princes par sa servilité et son orthodoxie. — Pour mystifier les hommes, il n’y a rien de tel que de leur proposer quelque chose dont ils voient clairement qu’ils ne le comprennent pas. — La philosophie de Hegel est un syllogisme crystallisé. — Cet abracadabra, ce wischiwaschu de mots qui, dans leur monstrueuse alliance, imposent à la raison de penser des pensées impensables, paralyse l’entendement. — Lorsqu’un hégélien se contredit de la manière la plus contradictoire, alors il dit : Voilà que le concept a passé dans son contraire! Oh! si cela pouvait regarder les tribunaux! » Il parodiait plaisamment l’emphase avec laquelle les jeunes hégéliens parlaient de l’Idée, et il l’appelait die Uedah! Les prétentions à l’obscurité et à la profondeur de ses grands contemporains lui étaient si odieuses qu’il leur préférait les modestes philosophes allemands du XVIIIe siècle; et les écrits vieillis, mais sans prétention, d’un Reimarus, d’un Garve, d’un Sulzer, nous en apprenaient plus encore, suivant lui, que ceux des trois sophistes et de leurs disciples.

Puisque nous en sommes aux jugemens de Schopenhauer, qui, même quand ils sont injustes et violens, ont toujours une certaine saveur, recueillons dans ses biographes ou dans sa correspondance les opinions exprimées par lui sur les hommes célèbres, grands ou petits, du passé et du présent. Il vit un jour à une vente publique un portrait de Descartes, et fit remarquer à Frauenstædt son air d’honnête homme : « Personne, dit-il, ne peut rien faire de grand sans être honnête. Tous les grands génies ont été honnêtes. « On lui demandait comment il expliquait l’optimisme de Spinoza: «C’est qu’il était juif, dit-il; les juifs, malgré la persécution qui pèse sur eux, ont plus de sérénité, plus d’amour de la vie que les autres races. « Il n’aimait pas Leibniz à cause de son caractère remuant et de son goût pour les affaires. Il n’aimait pas non plus sa philosophie : (On nous parle de nouveau de Leibniz comme si c’était une grande lumière. Mon Dieu, lorsque l’on vit comme lui, toujours en voyage et écrivant dans les Annales de Brunswick, on n’est pas à mes yeux un grand philosophe. » A l’occasion du jubilé de Leibniz, il disait : « L’académie de Berlin célèbre le jubilé de l’inventeur des manades, de l’harmonie préétablie et des indiscernables. Je lui conseillerais de faire peindre ces trois objets par un peintre habile, d’en orner la salle académique afin d’avoir toujours sous les yeux les découvertes de son fondateur ! » Parmi les anciens philosophes, ceux que Schopenhauer estimait le plus étaient les mystiques: maîtres Eckart, Angélus Silesius, l’auteur de la Theologia germanica, étaient ses auteurs favoris. Voyant un portrait de Rancé, l’abbé de la Trappe, il dit en s’éloignant, avec un accent douloureux: « Voilà l’œuvre de la grâce! » voulant faire entendre par là que celui-là était bienheureux d’avoir été ascète et non philosophe, tandis que lui-même prêchait l’ascétisme sans le pratiquer. En dehors de la philosophie spéculative, ses lectures favorites étaient les épîtres de Sénèque, surtout lacent-cinquième, De Cive de Hobbes, le Prince de Machiavel, le discours de Polonius à Laërte, dans Hamlet, les Maximes de Gracian, les moralistes français. Les quatre grands romans pour lui étaient : Don Quichotte, Tristram Shandy, Héloîse et Wilhelm Meister. Dans un autre ordre d’idées, voici le jugement qu’il portait sur l’empereur Napoléon en 1814 : « Bonaparte n’est pas plus méchant que beaucoup d’hommes, ni même que la plupart des hommes. Il a précisément l’égoïsme habituel aux hommes, qui consiste à chercher son bien aux dépens d’autrui. Ce qui le distingue, c’est une plus grande puissance pour satisfaire cette volonté, un plus grand entendement, une plus grande âme. Avec tout cela, il fait pour son égoïsme ce que mille autres voudraient faire, mais sans le pouvoir. Le plus faible bambin, qui s’attribue le plus petit avantage au détriment de ses camarades, est précisément aussi méchant que Bonaparte. »

Revenons à ses jugemens sur les philosophes ou les écrivains plus ou moins célèbres de son temps. Il disait de Heine : « Heine est un bouffon, mais un bouffon de génie; il a le signe du génie, la naïveté, » — de Feuerbach : « Quelle machine grossière et brutale! Le plus plat et le plus borné matérialisme. Voilà le fruit de l’hégéliâtrie (die Hegelei), » — de Fichte le fils : « J’ai parcouru l’Ethique de Fichte; c’est tout un système de la plus plate philistinerie! » de Kuno Fischer : « Je crois qu’il a cent auditeurs à Heidelberg ; la jeunesse court apprendre là qu’il n’y a ni juste ni injuste, ni bien ni mal. Le ministère de Bade a eu cent fois raison de mettre ordre à cela. Voilà le dernier hégélien, le martyr de son défaut de bon sens. Jamais catholique n’a cru aussi aveuglément à l’église que lui aux délires de Spinoza[12] ! « Il n’est pas plus indulgent pour les matérialistes : « Le plus grossier, le plus stupide réalisme obscurcit leur sens. Il ne leur vient pas à l’esprit de faire la part du sujet dans les phénomènes de la nature. La matière chimique est pour eux la chose en soi, et la table des équivalons de Berzélius joue le rôle du bon Dieu. L’homme et les animaux sont des jeux de la matière, des concrétions fortuites, comme les stalactites. » Ailleurs : « Le matérialisme est essentiellement immoral. Il ne fournit pas le plus léger fondement pour la morale. » — « J’ai feuilleté le discours de Moleschott ; c’est un verbiage précieux, affecté pour masquer la brutalité des idées, » et encore : « J’ai lu enfin quelque chose de Moleschott. Je n’eusse pas cru que cet homme célèbre eût écrit cela; je ne le croirais pas sorti, je ne dis pas même de la main d’un étudiant, mais d’un compagnon barbier! » On se lasse de recueillir tous ces jugemens acerbes, brutaux, tous coulés dans le même moule. Disons encore que nos écrivains français n’échappent pas à l’humeur de notre philosophe. M. Barthélémy Saint-Hilaire est un « cagot. » M. Littré, dans un article sur les tables tournantes, a fait preuve d’une « crasse ignorance. » Il semble vouloir être plus aimable pour M. Saint-René Taillandier, qui est, dit-il, « poli et obligeant comme un vrai Français; » mais il se ravise bientôt : « J’ai lu, dit-il, les quatre pages et demie de Taillandier dans la Revue des Deux Mondes. Bavardage français. Le plus possible sur la personne. Où a-t-il vu que j’aie été tout étonne du bruit que mes écrits font dans le monde? » En effet, Schopenhauer était si peu étonné de ce bruit que son seul étonnement avait été de n’en avoir pas fait davantage jusque-là. Le seul philosophe français contemporain pour lequel il manifeste de l’admiration (encore ne le connaissait-il que par une analyse de la Revue) était Jean Reynaud. « Je vois, dit-il à propos de cet article, que ce Jean Reynaud pense tout à fait comme moi, et qu’il naturalise sans avoir eu besoin de Kant et de toute la philosophie transcendantale. Il en appelle à la misère du monde; il enseigne l’innéité du caractère moral, dit que nous avons dû exister avant la naissance, enfin expose des sentimens tout à fait brahmaniques et bouddhiques. Bravo ! » Il y a là sans doute bien de l’illusion, et c’est un jugement assez étrange de transformer Jean Reynaud en bouddhiste et le plus croyant des hommes à la vie future en un apôtre du nirvana. Mais une méprise plus piquante, c’est le jugement porté par Schopenhauer sur l’auteur de l’article en question, a L’auteur de cette critique, dit-il, est un cagot qui argumente contre Jean Reynaud au nom du P. Malebranche et aussi en général au nom de Dieu, toujours Dieu et encore Dieu. Lorsque le vieux Juif paraît, tout est perdu ; qu’on lui ferme la porte. » Quel est donc ce cagot, si confit en Malebranche et si plein du bon Dieu qu’il en a fatigué notre philosophe ? On n’apprendra pas sans étonnement en France que c’est — M. Taine[13]. C’est ici qu’on voit combien il est difficile de se juger d’un pays à l’autre.

Si nous passons maintenant au caractère personnel de Schopenhauer, commençons par relever le trait qui lui fait le plus d’honneur : la sincérité. Sa mère, tout en se plaignant amèrement de lui, disait : « Sa plus grande vertu est l’amour de la vérité. Jamais je n’ai entendu un mensonge dans sa bouche. » Grand éloge pour un philosophe, dit avec raison M. Gwinner, et qui doit racheter bien des fautes. La contre-partie de cette vertu fut la misanthropie systématique que tout le monde connaît, et qu’il s’attribuait lui-même. Mais il distinguait deux espèces de misanthropie : l’une immorale, disait-il, toute subjective, qui porte contre les hommes en particulier ; l’autre objective et morale, née de la connaissance de la méchanceté des hommes en général. Il y a entre ces deux misanthropies la même différence qu’entre le suicide et l’ascétisme : l’une est égoïste, l’autre désintéressée. Cette dernière sorte de misanthropie, suivant M. Frauenstædt, était celle de Schopenhauer. Il était, dit M. Gwinner, non pas μισανθρωπος, mais ϰαταφρονανθρωπος, il avait, non la haine, mais le mépris des hommes. Ce qui est certain, c’est qu’un tel homme devait avoir peu d’amis, et il le reconnaissait lui-même ; mais, bien loin d’y voir une infériorité, il s’en faisait honneur. « Rien ne prouve moins la connaissance des hommes, disait-il, que de mesurer la valeur de quelqu’un par le nombre de ses amis, comme si les hommes donnaient leur amitié d’après la valeur et le mérite ; au contraire, ainsi que les chiens, ils n’aiment que celui qui les flatte et leur donne la pâture. Celui qui sait le mieux flatter a le plus d’amis. » Si Schopenhauer n’aimait pas les hommes, en revanche, comme tous les misanthropes, il aimait les bêtes. « S’il n’y avait pas de chiens, disait-il, je ne voudrais plus vivre ! » oubliant que tout à l’heure il voyait en eux le type de la lâche flatterie. Son chien, qu’il avait appelé Atma (âme du monde), est devenu célèbre. « Ce qui fait que j’aime la société de mon chien, disait-il, c’est la transparence de son être (die Durschsichtigkeit seines Wesens). Voyez, ajoutait-il en le caressant et en le regardant dans les yeux, mon chien est transparent comme un verre. » Sa mort lui causa un grand chagrin : « J’ai perdu mon cher, mon beau, mon noble, mon bien-aimé chien, il est mort de vieillesse, âgé de dix ans. J’en ai été profondément affligé et longtemps. « 

Le mépris des hommes s’unissait chez Schopenhauer à une assez haute opinion de lui-même. La modestie lui paraissait une vertu de philistin. Il ne dissimulait pas beaucoup qu’il se considérait comme un homme de génie. Il s’appelait lui-même le Lavoisier de la philosophie. Ce mépris des autres, cet amour de soi, nous explique la brutalité grossière de sa polémique. Il disait : Qui non hahet indignationem, non habet ingenium. Cependant il était prudent dans son indignation même, car il avait consulté un juriste de ses amis pour savoir jusqu’où il pouvait aller dans ses invectives contre les professeurs de philosophie sans s’exposer à un procès. Au reste, comme la plupart des philosophes originaux, il détestait les objections. « Je suis fatigué, écrivait-il à son disciple Frauenstædt, de m’épuiser sur des malentendus et de nettoyer les écuries d’Augias. Je puis mieux employer mon noble temps. Épargnez-moi vos scrupules et vos objections. »

Un des traits remarquables de Schopenhauer était encore sa crédulité et sa superstition. Il croyait aux revenans, à la double vue, aux tables tournantes, aux esprits frappeurs ; et tout cela avait sa place dans sa philosophie. Sa conversation paraît avoir été supérieure, pleine de feu, d’humour et d’action. Son geste était fréquent et rapide. Il aimait les explications intuitives. Pour ajouter un dernier trait qui ne contredit pas les autres, disons qu’en politique Schopenhauer était absolument un réactionnaire. Il était, dit M. Gwinner, « un aristocrate de la veille. » Il n’avait pas assez d’expressions de mépris pour ce qu’il appelait « la canaille souveraine. » Le libéralisme, la démocratie, le progrès humanitaire, étaient à son point de vue pessimiste des sottises et des chimères. Il n’était pas, à ce qu’il parait, beaucoup plus dupe du patriotisme. Mais il aimait les arts, et en particulier la musique. Mozart était son dieu, et, quoique Wagner fût un de ses adhérens, il en faisait peu de cas, et disait de lui qu’il n’entendait rien à la musique. Il était un des habitués de l’Opéra de Francfort, et eût dit volontiers comme un autre misanthrope, Jean-Jacques Rousseau, à une représentation d’Alceste : « Allons, la vie est encore bonne à quelque chose. »

Il est temps de nous arrêter, et nous nous sommes déjà laissé entraîner bien au-delà de notre dessein, sur la personnalité de notre auteur. Si Schopenhauer vivait encore, il dirait sans doute de nous, comme il a dit de M. Saint-René Taillandier : Französisches Geschwätz. Möglichst viel von der Person. Mais cette personne est si originale, les Memorabilien de M. Frauenstædt sont si amusans, la correspondance qui suit est si piquante qu’on oublie volontiers dans Schopenhauer le philosophe pour l’homme, que l’on croit voir et entendre, tant sa figure ressort en traits vivans et accusés. C’est un vrai Alceste, moins généreux par l’âme, moins bien élevé, mais aussi plaisant, aussi hargneux, aussi insupportable. Ils sont l’un et l’autre amusans de loin, l’un sur la scène, l’autre dans ses livres. Rien ne prouve mieux l’idée profonde qu’avait eue Molière en prenant le misanthrope comme sujet de comédie, quelque triste que soit ce sujet. Le triste peut être comique, et même il n’y a de comique que ce qui est triste, car on ne se moque que du faux, et le faux fait partie de la misère humaine. Quelle que soit la valeur de la philosophie de Schopenhauer, il ne s’est pas douté que sa principale valeur est dans sa personne même, qui est un type, et qui par elle seule est déjà toute une philosophie. Aussi, dans sa métaphysique, ce qui est, non le plus vrai, mais le plus intéressant, c’est ce qui vient de lui-même : c’est de toutes les philosophies la plus subjective ; elle ne peut se comparer, à ce point de vue, qu’à celle de Pascal ou de Rousseau. Sans doute Schopenhauer, par son éducation germanique, est plus métaphysicien que ces deux philosophes, qui sont surtout des moralistes ou des théologiens ; mais il est permis de penser que la métaphysique de notre auteur ne serait guère sortie de l’oubli où elle est restée confinée pendant tant d’années, si les vues abstraites sur lesquelles elle repose n’avaient abouti à une doctrine sur la destinée humaine. Or cette doctrine, c’est l’homme même.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Frauenstædt, Arthur Schopenhauer, Memorabilien, Berlin 1863, p. 138.
  3. Voyez le portrait qui est en tête de la biographie de M. Gwinner (A. Schopenhauer aus persönlichem Umgange dargestellt, Leipzig 1862). Ce portrait est la reproduction du portrait peint qui existe dans la salle à manger de l’Hôtel d’Angleterre, à Francfort, où Schopenhauer prenait ses repas.
  4. Il ne faut pas en effet exagérer le silence prétendu systématique qui se serait fait autour du nom de Schopenhauer. Nous avons sous les yeux une Histoire de la philosophie d’Ern Reinhold, datée de 1830, et où la philosophie de Schopenhauer est assez longuement analysée. On avait donc fait quelque attention à lui ; seulement ses idées n’étaient pas dans le courant du temps.
  5. Le premier critique à notre connaissance qui ait parlé en France de Schopenhauer est M. Saint-René Taillandier dans une étude sur l’Allemagne littéraire (Revue du 1er août 1856). Depuis, M. Challemel-Lacour a consacré à la personne et à la philosophie de Schopenhauer, qu’il avait pu voir lui-même, un très intéressant travail dans la Revue du 15 mars 1870. Citons enfin l’excellent petit volume de M. Th. Ribot sur la Philosophie de Schopenhauer (1874), qui contient une exposition succincte, mais très nette, de la doctrine de notre auteur. En 1862, M. Foucher de Careil avait déjà publié un livre curieux sur Hegel et Schopenhauer. — Le seul ouvrage traduit de Schopenhauer est l’Essai sur le libre arbitre (Paris 1877).
  6. Ce dernier ouvrage, le seul que nous connaissions de Johanna Schopenhauer, est écrit avec agrément et facilité, mais aussi avec frivolité, et il est très superficiel Rien de moins semblable au talent du fils, et l’on s’explique parfaitement en le lisant le peu de sympathie qui a toujours existé entre eux.
  7. Floris Schopenhauer avait transféré la maison de commerce de Dantzig à Hambourg lors du siège de Dantzig.
  8. Épictète avait fait la même distinction, mais pour en tirer une conclusion inverse. Il Ce n’est pas avec un bon père que la nature t’a uni, c’est avec un père. »
  9. Quelques années plus tard, Schopenhauer eût sans doute modifié son jugement et reconnu la part des physiologistes allemands aux progrès de la science.
  10. Es ist, weil es so ist, wie es ist.
  11. Au lieu de Wissenschaftlehre (science de la science), qui était le nom de la philosophie de Fichte, il proposait de lire : Wissenschaftleere (le vide de la science}.
  12. On voit que Schopenhauer s’en prend à toutes les idées, même à celles qui sont le plus voisines des siennes : c’est le mot admirable de Molière :

    Ses propres sentimens sont combattus par lui
    Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.

  13. En effet, le premier travail de M. Taine dans la Revue est l’étude sur Jean Reynaud (1er août 1855). La méprise de Schopenhauer se comprend du reste parfaitement. Ne connaissant ni Jean Reynaud, qu’il n’avait pas lu, ni M. Taine, alors tout à fait inconnu, il a cru voir dans les objections de celui-ci, effectivement empruntées au père Malebranche, les pensées d’un mystique orthodoxe, tandis que tous ceux qui connaissaient les deux écrivains ne se sont pas, même alors, mépris un seul instant. En réalité, c’était au contraire une protestation, au nom des lois impersonnelles ou volontés générales, contre la personnalité divine, plus ou moins exagérée par Jean Reynaud : c’était la première réaction de la métaphysique contre la théodicée.