La Méthode législative

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La Méthode législative
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 511-536).
LA MÉTHODE LÉGISLATIVE

Avant que MM. Moreau et Delpech, professeurs à la Faculté de droit de l’Université d’Aix, eussent le courage persévérant de le faire, on avait maintes fois songé à réunir en un seul recueil les règlemens des assemblées législatives de tous les pays qui pratiquent, — ou qui croient pratiquer, — le régime parlementaire. Mais, devant l’aridité ingrate de la besogne, éditeurs et traducteurs ont toujours finalement reculé, sans que l’on sût bien qui des uns ou des autres s’effrayait davantage. M. Eugène Pierre lui-même, le très distingué secrétaire général de la Présidence de la Chambre des députés, et l’un des plus acharnés collectionneurs connus de ce genre de curiosités, avoue avoir caressé, puis abandonné cette pensée, malgré sa préparation toute spéciale et le secours qu’il eût trouvé dans les moyens officiels dont il dispose. S’il ne s’agissait en effet que d’enrichir de quelques variétés exotiques cette espèce d’entomologie parlementaire, à laquelle on réduirait notre droit constitutionnel, — je me suis laissé allé à le dire, — en ne faisant plus que « piquer des précédens sur des bouchons, » le prix n’en récompenserait pas la peine, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. Mais, étant donné l’importance qu’il y a pour une assemblée à suivre une bonne méthode ou en suivre une mauvaise, à avoir une méthode ou n’en pas avoir, il s’agit de chercher par voie de comparaison quelle est la bonne méthode, quelle est la mauvaise, ou même quand il y a méthode, quand il n’y en a point, et pourquoi il n’y en a pas, et comment il pourrait y en avoir une, et ce qu’il faudrait pour qu’elle fût bonne. « Ce sont des formes, a-t-on dit, et, pour les esprits superficiels, note Dumont (de Genève) dans son « discours préliminaire » au fameux et si peu lu traité de Bentham sur la Tactique des assemblées législatives[1], ce mot forme rabaisse aussitôt la dignité de l’objet. Des formes sont des minuties ou des pédanteries. Qui voit en grand, méprise les formes. Si nous pouvions tracer exactement l’histoire de plusieurs corps politiques, nous verrions que tel s’est conservé, tel autre s’est détruit par la seule différence de leurs modes de délibérer et d’agir. »


I

Les Anglais, habitués traditionnellement aux formes, et des hommes qui, sans être Anglais, avaient vécu plus ou moins longtemps en Angleterre, furent, dès le début de la Révolution française, choqués de constater le manque de formes qui paralysait, neutralisait ou affaiblissait les bonnes volontés ; et tandis qu’Edmond Burke la condamnait pour des raisons profondes, d’autres qui étaient plutôt sympathiques au nouvel ordre de choses, mais qui doutaient qu’on pût l’établir dans ce désordre, la plaignaient pour cette raison-là. Désordre et manque de formes partout, de bas en haut, du premier au second degré, chez les électeurs et chez les élus. C’est le premier spectacle qui s’offre aux yeux de l’étranger sur la terre de France.


Il se passa dans notre voyage, écrivait le même Dumont (de Genève), une circonstance assez plaisante, mais que je me rappelle imparfaitement. Tout était en mouvement pour l’élection des députés aux bailliages : ces assemblées primaires, composées ou de bourgeois ou de paysans, ne savaient comment s’y prendre pour s’organiser et faire une élection. Déjeunant à Montreuil-sur-Mer (si je ne me trompe), et causant avec notre hôte, il nous rendit compte du tumulte et de l’embarras de leurs séances : on avait déjà perdu deux ou trois jours en parleries et en cohue ; un président, un secrétaire, des billets de suffrage, un scrutin, tout cela leur était inconnu. Dans un accès de gaîté, il nous prit envie d’être les législateurs de Montreuil : nous demandons du papier, de l’encre et des plumes, et nous voilà, tout occupés à rédiger un très petit règlement qui indiquait la marche à suivre pour la nomination des députés aux bailliages. Jamais travail ne se fit plus gaîment : il était interrompu par de continuels éclats de rire. Enfin, la besogne faite en une heure de temps, nous appelons notre hôte, nous lisons et nous expliquons notre code, et notre bourgeois, tout enchanté de devenir un personnage, nous conjure de lui remettre ce papier, en nous assurant qu’il en tirerait bon parti. Nous aurions bien voulu nous arrêter un jour pour assister à cette assemblée et voir ces prémices de démocratie, mais nous étions pressés. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’arrivant à Paris, nous vîmes bientôt dans les papiers publics que l’assemblée de Montreuil avait fini son élection la première, et qu’on donnait de grands éloges à l’ordre qu’elle avait su établir.

Ce petit fait n’est pas si insignifiant qu’il paraît d’abord : il montre bien l’insouciance ou l’ignorance de l’administration qui, en ordonnant une chose aussi insolite qu’une élection populaire, n’avait pas pensé à accompagner la loi d’un mode réglementaire qui prévînt la confusion et les disputes[2].


De même à Paris, dans les assemblées de sections pour la nomination des électeurs :


Quoiqu’il y eût des ordres pour n’admettre que les habitans de la section, cet ordre fut très peu suivi… Après les premiers momens, on laissa passer tous ceux qui se présentaient en habit décent. Dans plusieurs sections, on eut de la peine à réunir un nombre suffisant de personnes… J’étais à la section des Filles Saint-Thomas… Pendant longtemps, il n’y avait pas deux cents individus. L’embarras de se mettre en action était extrême ; le bruit était affreux. Tout le monde était debout, tous parlaient à la fois ; les plus grands efforts du président n’obtenaient pas deux minutes de silence. Il y eut bien d’autres difficultés sur la manière de prendre les suffrages et de les compter. J’avais recueilli plusieurs traits curieux de cette enfance de la démocratie, mais ils sont à peu près effacés de ma mémoire ; ils revenaient tous à l’empressement des hommes à prétention, qui voulaient parler pour se faire connaître, et se faire connaître pour être élus[3].


De même et bien pis encore, aux États-Généraux :


Quand j’entrai dans la salle, il n’y avait ni sujet de délibération ni ordre quelconque. Les députés ne se connaissaient point les uns les autres ; mais ils apprenaient par degrés à se connaître : ils se plaçaient partout indifféremment, ils avaient choisi les anciens pour présider ; ils passaient le jour à attendre, à débattre sur de petits incidens, à écouter les nouvelles publiques, et les députés des provinces apprenaient à connaître Versailles. La salle était continuellement inondée de visiteurs, de curieux, qui se promenaient partout, et se plaçaient dans l’enceinte même destinée aux députés, sans aucune jalousie de la part de ceux-ci, sans aucune réclamation de leur privilège. Il est vrai que, comme ils n’étaient pas constitués, ils se regardaient plutôt comme faisant partie d’un club que d’un corps politique[4].


Cependant on ne tarda pas à s’apercevoir de cette fâcheuse absence de formes, à souffrir de ses conséquences, et à vouloir y porter remède. Dans les « comités » récemment fondés, chez Brissot, chez Clavière, où l’on bavardait beaucoup, on ne parlait que « de rédiger des déclarations de droit et des principes de travail pour les États-Généraux[5]. » Le Courrier de Provence, inspiré par Mirabeau, mais fait en réalité par ces deux Genevois anglicisans, Dumont et Duroverai, « ne cesse de revenir sur le manque d’ordre et de liaison [de l’assemblée] dans ses opérations de constitution et de finances ; sur la manière de poser des principes généraux, sans considérer les questions de détails ; d’anticiper les décisions d’une manière insidieuse… Les défauts de sa police intérieure étaient présentés sans ménagement : c’était un tableau fidèle de l’incohérence, du désordre, de la fougue qui avaient présidé à ses travaux[6]. »

La séance historique et célèbre entre toutes, la nuit du 4 août elle-même, n’échappe pas aux critiques des observateurs expérimentés qui connaissent la valeur des formes : « Jamais, remarque Etienne Dumont, on n’expédia tant d’ouvrage en si peu d’heures. Ce qui aurait demandé une année de soins et de méditations fut proposé, délibéré, voté, résolu par acclamation générale. Je ne sais combien de lois furent décrétées : l’abolition des droits féodaux, l’abolition de la dîme, l’abolition des privilèges des provinces, trois articles qui à eux seuls embrassaient tout un système de jurisprudence et de politique, furent décidés, avec dix ou douze autres, en moins de temps qu’il n’en faut au parlement d’Angleterre pour la première lecture d’un bill de quelque importance[7]. »

Pour être moins précipitée, la discussion sur le veto royal ne fut pas mieux conduite.


Il ne faut pas imaginer que cet objet produisit un débat régulier comme ceux de la Chambre des communes en Angleterre : dès que la lice fut ouverte, on fit des listes d’orateurs pour et contre ; chacun d’eux venait tour à tour armé de son cahier, et lisait une dissertation qui n’avait aucun rapport à celle qui venait d’être prononcée… On se trouvait toujours au même point ; chaque orateur recommençait la question comme si on n’avait rien dit jusqu’à lui ; il n’y avait que la passion qui pût résister à l’ennui mortel de ces séances.


Si encore on en eût été quitte pour l’ennui ! Mais les inconvéniens d’une manière de procéder aussi vicieuse pouvaient être parfois très graves : dans les questions constitutionnelles, par exemple, et précisément dans la question du veto absolu.


On aurait dû voir dans cette occasion combien il était absurde de voter séparément les lois constitutionnelles ; il est évident qu’il faut les comparer ensemble pour sentir leur convenance ou leur opposition : telle loi qui serait bonne si elle était combinée avec telle autre produira un tout autre effet si elle est prise toute seule. Il n’y avait que la présomption et l’ignorance de l’Assemblée nationale qui pouvaient l’engager à procéder d’une autre manière, et à faire chaque jour quelque nouveau décret constitutionnel, sans avoir sous les yeux l’ébauche entière de la constitution… Ainsi, la décision d’une question dépendant de l’autre, il faut les avoir toutes sous les yeux pour les juger sainement. Ce fut la plus grande faute de l’Assemblée que de travailler sur des parties détachées : c’est ainsi qu’elle a produit un édifice irrégulier, sans proportion, sans justesse, où il y avait des parties trop fortes et d’autres trop faibles, des masses incohérentes qui n’ont pas pu soutenir le moindre choc, une élévation gigantesque et des fondemens qui posaient à faux sur la superficie du sol.


Mais la cause ? Elle est, en dernière analyse, dans l’insuffisance du règlement, ou tout au moins l’une des causes est là[8]. Et cette insuffisance était rendue doublement déplorable par l’exaspération de ce défaut, suivant Dumont, éminemment français, « l’extrême impatience de se produire » qui donnait, à chaque instant, « le désir de faire une motion et d’enlever la primeur d’une autre. »


Point de concert, point de préparation ; on aimait pour ainsi dire à se voler des propositions, à introduire de contrebande un article qui n’était point à sa place, à surprendre l’Assemblée par quelque chose d’imprévu. On avait nommé un comité de constitution, mais ce comité, plein de jalousie et de démêlés, ne sut jamais ni s’entendre ni diriger les travaux vers un but commun. C’était l’Assemblée en miniature, les mêmes élémens, les mêmes préventions, le même désir de se surpasser et de briller exclusivement, la même guerre d’amour-propre ; enfin, chacun prit sur soi d’introduire les matières à son gré, et souvent sans autre raison que le désir d’être le premier : l’étude et la méditation n’entraient pour rien dans le plan de l’Assemblée ; tous les décrets se passaient presque à la pointe de l’épée, comme dans une place qu’on prend d’assaut : il n’y eut aucun intervalle, aucune trêve accordée aux passions. Après avoir tout abattu, il fallut tout refaire à la fois, et l’Assemblée avait une si haute opinion d’elle-même, surtout le côté gauche, qu’on se serait chargé volontiers de faire le code de toutes les nations… Les historiens diront assez les malheurs de la Révolution ; mais il n’est pas moins essentiel de marquer les fautes primitives qui ont amené ces malheurs[9].


Etienne Dumont, sous l’influence évidente de Bentham, ne se lasse pas d’y revenir. « Les formes sont pour une Assemblée ce que la tactique est pour une armée. Il y avait autant de différence entre les délibérations de l’Assemblée nationale et celles du parlement d’Angleterre qu’entre les sièges et les marches savantes des Autrichiens et les escarmouches ou les combats irréguliers des Croates[10]. » Ce que Dumont devait voir si clairement quand il rassemblait ses souvenirs dans le calme qui succédait au grand bouleversement, plus d’un, en France même, aux prises avec des difficultés quotidiennes auparavant insoupçonnées, mais lentement destructrices des bonnes volontés, plus d’un, rendu inactif malgré lui dans les temps de l’action, impuissant lorsqu’il eût tant souhaité de pouvoir, l’entrevoyait déjà obscurément. La question fut soulevée incidemment à la séance des États-Généraux du lundi 25 mai 1789[11]. Les Archives parlementaires relatent ainsi cette affaire :


M. LE DOYEN (des Communes) lit une motion qui lui a été remise ; elle contient quatre points : 1° Que chaque député ne pourra entrer qu’en habit noir, ou du moins qu’il ne pourrait parler en habit de couleur ;

2° Que les étrangers ne pourraient se placer que sur les gradins élevés sur les deux côtés de la salle, et que les députés se mettraient dans l’enceinte ;

3° Que les bancs seraient numérotés et tirés au sort, et les doyens changés tous les huit jours ;

4° Que les bancs du clergé et de la noblesse seraient toujours vides.

Il s’élève beaucoup de tumulte pour savoir si on mettra ces quatre propositions en délibération.

On va aux voix sur les objets de la motion.

Les premiers opinans sont d’avis d’abandonner cette motion qui convenait peu à la dignité d’une nation rassemblée ; que de semblables discussions ne fourniraient que trop de matière aux plaisanteries des folliculaires ; et que, lorsqu’on avait à délibérer sur des affaires beaucoup plus importantes, on ne devait pas s’agiter sur la manière dont on serait vêtu.

D’autres veulent prouver que chaque député ne doit pas entrer dans la salle sans son habit noir, costume qui, par son uniformité, fait disparaître la vanité ridicule des riches.


Aussitôt MIRABEAU :


Toutes ces discussions prouvent la nécessité d’un règlement de police dans lequel les objets proposés pourront être déterminés. Je demande qu’on nomme des commissaires pour travailler à la rédaction de ce règlement, qui sera sanctionné par l’Assemblée, et au moyen duquel on remédiera au tumulte et à la longueur des délibérations. Comme les délibérations les plus sérieuses vont se présenter chaque jour, il faut nécessairement arrêter les formes les plus sévères pour établir l’ordre et la liberté des débats, et recueillir les voix dans toute leur intégrité. A Dieu ne plaise que je blesse aucun amour-propre, ni même que je m’afflige de nos débats un peu bruyans, qui jusqu’à présent ont mieux montré notre zèle et notre ferme volonté d’être libres que ne l’eût fait la tranquillité la plus passive ! Mais la liberté suppose la discipline ; et puisque tous les momens peuvent nécessiter des démarches dont on ne saurait prévoir toutes les suites ni s’exagérer l’importance, il faut, pour l’acquit de tous nos devoirs, et même pour notre sûreté individuelle, prendre un mode de débattre et de voter qui donne incontestablement le résultat de l’opinion de tous.

M. MOUNIER. — J’expose qu’il y a quinze jours, ayant proposé la même motion, elle fut rejetée par l’avis même de M. de Mirabeau. Les causes qui lui ont servi de prétexte pour faire rejeter ce règlement étaient qu’il fallait opposer une force d’inaction aux refus des deux ordres de vérifier les pouvoirs en commun ; ces motifs subsistent encore, je ne peux pas me rendre à l’opinion actuelle de M. le comte de Mirabeau.

M. LE COMTE DE MIRABEAU. — Le règlement ne sera que provisoire, au lieu qu’on proposait, il y a quinze jours, un règlement définitif[12].

L’avis de M. Mirabeau passe à la pluralité de 436 voix contre 11.

Mirabeau est maintenant plus convaincu que personne en France de la nécessité pour une assemblée de se donner un bon règlement ; il en a une conviction tout anglaise, et qui se fonde sur la meilleure des raisons. Il a peut-être déjà entre les mains, en tout cas il sait qu’on prépare à son usage la compilation, d’ailleurs sommaire, qu’il va lui-même publier sous ce titre : Règlemens observés dans la Chambre des communes pour débattre les matières et pour voter, traduit de l’anglais, mis au jour par le comte de Mirabeau, 1789. La préface, qui porte sa griffe, est d’une impérieuse brièveté, — imperatoria brevitas : — la voici, d’après le texte de l’édition originale, devenue extrêmement rare dès 1816, quand Dumont la réimprima à la suite du traité de Bentham, mais qui se trouve à la bibliothèque de la Chambre des députés, dans la collection Portier (de l’Oise)[13].


J’ai cru qu’il seroit utile, dans la situation présente des affaires nationales, de connoître le règlement qu’observe la Chambre des communes d’Angleterre pour débattre les questions politiques et pour voter.

Un peuple depuis si longtemps occupé d’affaires publiques dans de grandes assemblées doit nécessairement s’être approché de bien près du mieux possible, du moins quant aux formes indispensables, pour préserver les débats de toute confusion, et le résultat des opinions de toute incertitude.

Aucun ouvrage anglois n’a fait connoître exactement ces formes : le compte qu’on en va rendre n’est pas complet, mais tout ce qu’il contient est authentique.

Je dois ce travail, entrepris uniquement pour la France, à un Anglois qui, jeune encore, a mérité une haute réputation, et que ceux dont il est particulièrement connu regardent comme une des espérances de son pays. C’est un de ces Philosophes respectables, dont le civisme ne se borne point à la Grande-Bretagne. Citoyens du monde, ils désirent sincèrement que les Français soient aussi libres, et non moins généreux qu’eux-mêmes. « Leur nombre est très considérable, dit M. De R. dans une de ses lettres : quoique sensibles à l’honneur qui résulte pour leur patrie de ce que la liberté angloise est presque passée en proverbe, ils ne souhaitent cependant rien avec plus d’ardeur, que de voir cette distinction se confondre dans la liberté générale de l’Europe. »

Il n’est pas inutile d’ajouter que l’Auteur, après avoir fini son travail, l’a communiqué à plusieurs membres de la législature, qui, ayant fait un grand nombre de campagnes parlementaires, en connoissent toute la tactique ; ainsi l’on peut dire avec vérité que cet écrit est classique en son genre.


La réimpression de cette préface par Dumont (de Genève) est fidèle, à cela près qu’il supprime les initiales : M. De R., et les remplace par ces mots : l’auteur de cet écrit, sans que le motif de la substitution apparaisse suffisamment. Au contraire, c’est Dumont qui nous apprend ici que M. De R. est bien « l’auteur de cet écrit, » et c’est lui encore qui, ailleurs, dans ses Souvenirs, nous apprendra comment s’appelait, de son nom entier, M. De R. On sait que, dans l’activité prodigieuse dont sa personne débordait, dans la perpétuelle éruption de son cerveau, Mirabeau ne pouvait rencontrer une personne instruite ou capable sans chercher tout de suite à s’en faire un collaborateur, un fournisseur de projets et de renseignemens.

Il avait toujours sur lui quelque questionnaire : Liste des articles que Dumont s’engage, foi d’amitié, à traiter consciencieusement et à envoyer à Mirabeau très peu de temps après son retour à Londres[14]. Rarement l’interlocuteur se faisait prier : aider le comte de Mirabeau, n’était-ce pas se couvrir un peu soi-même de la gloire dont tout un peuple le couvrait ? Et Mirabeau du reste était bon prince : il avait sa façon à lui de n’être pas ingrat : « Quand j’ai travaillé pour Mirabeau, il me semble que j’avais le plaisir d’un homme obscur qui aurait changé ses enfans en nourrice et les aurait introduits dans une grande famille : il serait obligé de les respecter, quoiqu’il fût leur père. C’était mon cas : une fois que Mirabeau les avait adoptés, il les aurait défendus même contre moi ; bien plus, il m’aurait permis de les admirer comme un trait d’estime et d’amitié pour lui-même[15]. »

En ce qui concerne particulièrement les Règlemens observés dans la Chambre des communes, l’auteur du recueil était M. de R., c’est-à-dire Romilly ; Etienne Dumont en était le traducteur, et Mirabeau, de par les vingt lignes de sa préface, avait fait à ce bâtard inconnu l’honneur de le reconnaître.


Romilly avait fait un travail très intéressant sur les règlemens observés par les Chambres des communes en Angleterre. Ces règlemens sont le fruit d’une expérience raisonnée, et plus on les examine, plus on les admire ; ce sont des coutumes qui se conservent soigneusement dans un corps attentif à ne rien innover ; elles ne sont point écrites ; il fallut beaucoup de soins et de peines pour les rédiger. Ce petit code indiquait la meilleure manière déposer les questions, de préparer les motions, de les débattre, de recueillir les suffrages, de nommer les comités, de traiter les affaires en les faisant passer par différentes gradations, en un mot, toute la tactique d’une assemblée politique. J’avais traduit cet écrit au commencement des États-Généraux ; Mirabeau le présenta et le déposa sur le bureau des communes, lorsqu’il était question de faire un règlement pour l’Assemblée nationale. « Nous ne sommes pas Anglais et nous n’avons pas besoin des Anglais, » voilà la réponse qui lui fut faite. On ne donna pas la plus légère attention à cet écrit, qui fut imprimé ; on ne daigna pas s’informer de ce qui se passait dans un corps aussi célèbre que le Parlement britannique : la vanité nationale était blessée de l’idée d’emprunter la sagesse d’une autre nation, et ils aimèrent mieux persister jusqu’à la fin dans le mode de délibération le plus mauvais et le plus dangereux ; la séance du 4 août en était la preuve[16].


Tel est l’universel et éternel refrain : « Nous ne sommes pas Anglais et nous n’avons que faire de ce que font les Anglais ! »


Quand Brissot parlait de constitution, sa phrase familière était : « Voilà ce qui a perdu l’Angleterre ! » Sieyès, Dupont, Condorcet, Garât et quantité d’autres que j’ai connus, avaient précisément la même opinion. « Comment, lui dit un jour Duroverai, feignant de l’étonnement, l’Angleterre est perdue ! Depuis quand avez-vous cette nouvelle, et par quelle latitude s’est-elle perdue ? »


Mais ni Brissot, ni Dupont, ni Condorcet, ni Garat, ni Sieyès n’en voulaient démordre. Ils niaient l’histoire, ils niaient l’expérience, eux qui les premiers et pour la première fois, à les en croire, apportaient au monde, avec la Révolution, l’évangile des temps nouveaux où tout serait nouveau ou renouvelé. Sieyès surtout était terrible, quand il avait un plan : « Ardent et actif dans son parti, il fait plus faire qu’il ne fait lui-même… Girardin disait de lui qu’il est à un parti ce que la taupe est au gazon : il le laboure et le soulève. » Or, à cette heure et sur ce sujet, il avait son plan : « C’était lui qu’on pouvait regarder comme le vrai meneur du Tiers-Etat, quoiqu’il se montrât moins que personne ; mais son écrit sur les Moyens d’exécution, etc., avait tracé la marche de l’Assemblée[17]. »


II

Cet écrit forme une grosse brochure de 168 pages, divisée en trois sections : I. Les États-Généraux ont le pouvoir législatif. — II. Il ne tient qu’aux États-Généraux d’exercer librement leur pouvoir législatif. — III. Les États-Généraux peuvent rendre permanent et indépendant le résultat de leurs délibérations. Par surcroît, deux hors-d’œuvre, à la section II et à la section III : De la banqueroute ; et Développemens concernant la banqueroute. J’ai lu et relu le mémoire de Sieyès ; il faut bien l’avouer : il est fastidieux et vide. C’est un délire de raison raisonnante. La raison, rien que la raison, et jamais avant nous, ni ailleurs que chez nous, ni parmi d’autres que nous, ni parmi nous-mêmes aux heures qui n’étaient pas celle-ci, jamais, jamais on ne fut raisonnable. Les siècles précédens, et le présent même, jusqu’à hier, sont noirs de préjugés gothiques : à quoi bon promener dans leurs ténèbres un flambeau qui ne fera qu’y ajouter sa fumée, et que le vent des controverses éteindra sans qu’il nous ait éclairés ? Avec quel mépris de théologien accoutumé aux certitudes l’abbé Sieyès traite l’histoire et ses tâtonnemens ! Mépris si affiché, qu’il ne doit pas tenir seulement à la construction et aux habitudes mentales du député de Paris ; bien qu’il ne le dise nulle part, on peut croire qu’à l’aversion systématique pour l’histoire et l’expérience se mêle une crainte politique : probablement celle de voir les Etats-Généraux, en reprenant leurs anciennes formes, se resserrer, — et restreindre leur pouvoir, — dans leurs anciennes limites. Mais, toutes deux mêlées ainsi, aversion systématique et crainte politique, comme elles l’assourdissent à toutes les voix, l’aveuglent à toutes les lumières du passé ! Point de conseil qu’il ne repousse, point de témoignage qu’il ne récuse. La raison ! il ne connaît qu’elle, et, en fait de raison, que sa raison à lui, tout au plus que leur raison à eux, je veux dire celle seulement de ses contemporains, pourvu encore qu’elle soit d’accord avec la sienne, et qu’elle ne dépasse point un certain âge au-delà duquel elle-même n’est plus que sottise incurable, ossification ou pétrification d’erreurs : « A la raison de soixante ans, il n’y a pas de remède ! »

Laissons cela. A peine le sujet, tel qu’il semblerait devoir se développer d’après le titre, est-il touché dans une trentaine de pages. Et si l’abbé Sieyès en a deviné l’importance, cette insuffisance, dirai-je, cette quasi-indigence de « moyens » chez un homme qui justement se flatte d’indiquer les « moyens d’exécution, » n’est-ce pas comme une preuve indirecte que tout de même l’histoire et l’expérience sont bonnes à quelque chose, ne serait-ce qu’à suggérer des expédiens ? Des quatre ou cinq paragraphes qui, dans la deuxième section du Mémoire de Sieyès, peuvent passer pour une ébauche de règlement, voici à peu près tout ce qui est à retenir. D’abord, — et pour garantir la liberté intérieure des Etats-Généraux, — Sieyès pose en principe « la nécessité d’une police dans une assemblée de mille à douze cents personnes, surtout si l’on fait attention que la prérogative de n’être pas responsable au dehors est essentielle aux membres d’un corps législatif, et que cette prérogative ne pourrait cependant pas subsister, s’il n’y avait dans ce corps une sorte de tribunal établi pour taire justice[18]. » Le futur théoricien du tiers présente ensuite ce qu’il appelle des « Statuts de police personnelle, » qui, dépouillés de la phraséologie ordinaire, se résument en ces dispositions : 1° L’irresponsabilité des députés est assurée pour ce qu’ils disent à la tribune. 2° L’Assemblée nommera, parmi ses membres, trois procureurs de police, et un Comité de justice composé de douze personnes. 3° Les trois procureurs de police seront chargés : a) de rappeler à l’ordre ceux qui s’en écarteront ; b) de suspendre provisoirement de la parole ceux qui s’écarteront de l’ordre ; c) de citer au Comité de justice tout membre qui aura refusé d’obéir à la suspension provisoire de la parole, et tout membre qui commettrait dans l’assemblée un délit ou une faute graves. 4° Le Comité de justice prononcera à la majorité de sept voix. 5° Il sera de sa compétence : a) de punir définitivement le refus de déférer à la suspension provisoire, la peine prévue étant la suspension de la parole ou l’exclusion temporaire ; b) de juger définitivement aussi les autres fautes dont la peine n’ira pas jusqu’à l’interdiction absolue ; pour l’interdiction absolue, le Comité ne jugera qu’à la charge de l’appel. 6° L’appel sera porté devant l’Assemblée, qui prononcera en dernier ressort l’interdiction absolue et le renvoi, s’il y a lieu, aux juges ordinaires. 7° L’interdiction absolue impliquera l’exclusion de l’Assemblée, de nouvelles élections, et l’inéligibilité de l’interdit.

L’ébauche demeure donc fort imparfaite, car cette question de la police intérieure, — le mot étant pris au sens étroit, — est à peu près la seule que Sieyès ait examinée au fond ; en dehors d’elle, on ne trouve guère que de brèves observations, faites comme en courant, sur le « partage des voix » et la « méthode de voter par sections[19], » ou sur le choix et le rôle du président, — ces dernières plus intéressantes, parce qu’elles vont nous permettre une comparaison exacte entre les idées françaises et les idées anglaises, en ce même moment, quant à l’organisation et au fonctionnement d’une Assemblée parlementaire. Si, en effet, c’est en 1815 qu’Etienne Dumont fit imprimer chez Paschoud, à Genève, la Tactique des Assemblées législatives, « ouvrage extrait des manuscrits de M. Jérémie Bentham, jurisconsulte anglois, » lui-même pourtant nous apprend[20] à quelle date et dans quelles conditions cet ouvrage fut composé :


Le premier dessein de ce traité fut suggéré par les procès-verbaux des Assemblées provinciales. Les nombreuses questions qui s’élevèrent sur leur police intérieure, et les embarras qui se manifestèrent dans leurs délibérations, conduisirent M. Bentham à méditer sur les principes de cet art. Il avoit commencé son travail à l’époque de la seconde convocation des Notables ; il espéroit l’achever avant l’ouverture des États-Généraux et se proposoit de leur en faire l’offrande : « Je rejetterois avec horreur l’imputation de patriotisme, dit-il dans un projet de dédicace, si, pour être l’ami de mon pays, il falloit être l’ennemi du genre humain. Les intérêts permanens de tous les peuples sont les mêmes. Je fais du bien à ma patrie, si je puis contribuer à donner à la France une constitution plus libre et plus heureuse.


Lorsque les Etats-Généraux se réunirent, « l’ouvrage de M. Bentham était loin d’être fini. » Il ne devait jamais l’être, au moins par l’auteur lui-même, qui l’abandonna « dès qu’il ne vit plus l’occasion d’en faire un usage immédiat. » Nous n’en savons, dans sa forme originale, que ce que Dumont veut bien nous en dire, et ce qu’il nous en dit, je ne le cache pas, me met un peu en méfiance contre sa seconde forme, celle sous laquelle il nous est parvenu. Tel qu’il était sorti des mains de Bentham, Etienne Dumont assure qu’« il n’étoit pas propre à une traduction. »


Non seulement il est incomplet, mais, de plus, il paroîtroit suranné à plusieurs égards. Il étoit fait pour la circonstance. Le but qu’il se proposoit l’engageoit à entrer dans beaucoup de discussions critiques sur les vices des anciennes formes adoptées en France ; cette controverse étoit nécessaire alors, elle seroit aujourd’hui sans intérêt.

La méthode qu’il avoit prise n’étoit pas certainement celle qu’on voudrait choisir pour l’agrément du lecteur, quelque instructive qu’elle soit. Cette méthode consiste à présenter un règlement tout fait, article par article, en forme de loi, en accompagnant chaque règle des raisons qui la justifient. Le texte de la loi, qu’on a toujours devant les yeux pour l’expliquer, soumet l’écrivain au genre didactique le plus sévère, et ne lui permet pas le plus léger écart.

L’auteur s’étoit soumis à une gêne de plus, car il n’en craint aucune quand elle peut contribuer à l’instruction et à la clarté. Dans tout ce commentaire, il procède par questions et par réponses ; méthode excellente pour établir précisément quelle est la difficulté à résoudre, et pour mettre le lecteur en état de juger si la solution est satisfaisante. Mais cette forme de catéchisme, outre ses longueurs, a l’inconvénient de couper tous les sujets en petites parties, et d’éteindre l’intérêt par le défaut de liaison.


Ici commencent les Confessions de Dumont (de Genève) ; on ne peut que regretter qu’il n’ait pas tout dit. C’est un cas littéraire bien particulier que le sien ; il passe sa vie à emprunter aux uns pour prêter aux autres, et il fournit à Mirabeau, mais il se fournit chez Bentham. Tour à tour arrangeur et arrangé, dans le commerce de l’esprit, il est une sorte d’intermédiaire patenté, qui fait la commission et l’exportation. Et l’on aimerait cependant savoir, sur chaque chapitre, ce qui est de Dumont et ce qui est de Bentham ! Quoi de plus agaçant que de ne pas distinguer sûrement l’anglais du genevois, je veux dire les exemples tirés des « règlemens observés dans la Chambre des communes, » d’avec le « règlement pour le Conseil représentatif de la ville et république de Genève ? » Sans doute, aux appendices, les documens sont séparés, mais, dans le texte, les enseignemens ou les renseignemens se confondent. De toute façon, nous pouvons du moins connaître, par Dumont, combien, sur ce point spécial des pouvoirs et des qualités du président, l’opinion de Bentham diffère de celle de Sieyès.


Comme aucune province, déclare Sieyès[21], n’a le droit d’en dominer une autre, il seroit ridicule que l’une d’elles y prétendît le privilège de donner un président aux États-Généraux. On a généralement en France des préjugés singuliers sur l’importance d’un président d’assemblée. On le regarde comme étant à la tête de la besogne, comme fait pour la diriger. Une erreur aussi dangereuse vient de ce que le ministre a eu intérêt que toutes les assemblées du Royaume ne délibérassent que sous son autorité…

On conçoit qu’avec de pareilles idées, le gouvernement a dû regarder les présidens de ces différens corps comme des mandataires faits pour lui répondre de tout ce qui s’y passe. Bientôt tous les présidens d’assemblée ont été à sa nomination, directement ou indirectement. Ils sont devenus ses correspondans naturels. Leur influence, leur autorité se sont accrues par mille moyens. Ils ont mis la main à tout ; ils ont proposé, dirigé, gouverné. Les affaires publiques ont été leur affaire particulière, convenue d’avance avec le ministre dont ils se sont fait honneur d’être les familiers.

Il faut croire que les États-Généraux de la Nation n’adopteront point un semblable système. Le président ou les présidens, qu’ils éliront librement, ainsi que tous les autres officiers intérieurs, parmi les membres seulement de l’Assemblée, ne sortiront pas plus que les autres officiers des fonctions qui leur seront attribuées. Celles du Président consistent à recueillir les voix, suivant des formes prescrites, à prendre la parole au nom de l’assemblée dans les occasions ordinaires, et toutes les fois que, pour une députation, par exemple, ou dans une affaire importante, il n’auroit pas été nommé un orateur ad hoc. Le Président enfin a le soin d’expliquer l’état de la question à ceux qui paroîtroient ne l’avoir pas entendue. S’il va au-delà ; si vous permettez que votre Président, ou tout autre membre, se fasse plus ou moins clairement l’interprète d’un pouvoir étranger, vous donne à entendre qu’il sait, à de certains égards, ce que l’Assemblée ignore, ou devienne porteur de promesse de la part du ministre ; si vous souffrez que, de quelque manière que ce soit, ou tente d’influencer le débat, comme disent les Anglais, il s’introduira parmi vous des abus de la plus dangereuse conséquence.

Vous ne devez pas souffrir non plus)que votre Président nomme les membres qui doivent composer les commissions auxquelles l’Assemblée renverra la préparation des affaires importantes ou épineuses, ou qu’il forme de ces commissions à volonté.

On lui accorde assez généralement le droit de départager les voix, ou la voix prépondérante, en cas de partage dans les opinions ; ce privilège est énorme ; il ne faut point en faire l’apanage d’une place. La décision dépendroit trop évidemment d’une volonté particulière. Il faut reporter, le plus que l’on peut, cette voix décisive à la volonté générale qui, si elle ne peut prononcer directement, prononcera au moins indirectement. Il appartient donc aux bons principes que l’Assemblée élise la personne qui aura le droit de départager les voix, et à la bonne politique que ce ne soit pas toujours la même personne qui exerce cette fonction publique. Je propose de nommer tous les quinze jours trois membres parmi ceux qui jouissent d’une réputation de vertu, et, lorsqu’il y aura partage dans les opinions, les membres élus tireront au sort à qui restera la voix prépondérante. Mais je m’aperçois que je vais au-delà de ma tâche.

Il est vraisemblable qu’après avoir renfermé le Président dans ses véritables fonctions, on trouvera moins de difficultés à se rapprocher du principe d’égalité et de prudence qui veut qu’un Président des États-Généraux ne soit qu’hebdomadaire, et j’en dis autant de celui que chaque section, chaque bureau, chaque commission, doit élire dans son sein ; d’ailleurs, puisqu’on ne doit souffrir aucune prééminence entre les provinces, comme entre les sections, la mesure que nous proposons ici laisse aux États-Généraux l’avantage de choisir les Présidens alternativement dans chaque province et dans chaque section. Et qu’on ne dise point que les deux premiers ordres ne voudront jamais être présidés par un membre du Tiers, car on ne saurait être mieux et plus honorablement présidé que par celui que l’on choisit soi-même. Une exclusion positive n’est qu’une [injure gratuite pour les personnes, et une absurdité dans les affaires.


Ainsi l’abbé Sieyès veut des présidens qui non seulement soient indépendans de la couronne, qui non seulement ne soient pas les hommes du roi, chargés par ses ministres de tenir ses États pour y faire prévaloir ses volontés, mais encore qui, pour n’être pas soupçonnés de céder à une influence extérieure à l’Assemblée, n’aient aucune influence sur l’Assemblée, et qui, pour n’en avoir aucune, soient, d’une part, « renfermés dans leurs véritables fonctions » et, d’autre part, éminemment temporaires, « hebdomadaires. » C’est tout justement le contraire que voudrait Bentham, au moins quant à la durée ; ou plutôt il veut la même chose que Sieyès, — et comment ne pas la vouloir ? — mais par le moyen opposé. Ce que Sieyès demande au changement, il le demande à la permanence : Un Président, — unique, — permanent, — toujours subordonné à l’Assemblée, — n’y exerçant d’autres fonctions que celles de son office, — élu par elle seule, amovible par elle seule. La thèse posée en ces termes, avec sa netteté ordinaire qui, lorsque la bizarrerie parfois recherchée de l’expression ne vient pas la brouiller, découpe la pensée en formules et comme en silhouettes devant les yeux, Bentham l’appuie de l’argumentation pressante et pénétrante, forte de l’incomparable force de son analyse, qui lui est propre et qui le fait lui-même entre tous.


Ce Président unique doit être permanent, — non seulement pour éviter les embarras des élections multiples, mais surtout pour le bien de son office. Permanent, il aura plus d’expérience, il connoîtra mieux l’Assemblée, il sera plus au courant des affaires, et il se sentira plus intéressé à les bien conduire qu’un Président passager. Celui-ci, qu’il remplisse bien ou mal sa place, doit toujours la perdre. Le Président permanent, qui ne la perd qu’en la remplissant mal, a un motif de plus pour en accomplir tous les devoirs.

Craindroit-on qu’au moyen de cette permanence, il n’acquît trop d’ascendant ? Mais plus cet ascendant seroit grand, plus il tourneroit au profit général, si d’ailleurs le règlement lui ôte tout moyen d’acquérir une influence indue sur l’ordre des motions et sur la manière de recueillir les votes[22].


Contre la thèse de Sieyès en faveur d’un président souvent changé, hebdomadaire, la puissance logique de Bentham n’a pas de peine à faire prévaloir la sienne. La page est de tout point remarquable :


Toutes les fonctions qui appartiennent en propre à l’office du Président lui appartiennent sous deux capacités, celle de juge entre les membres individuels, celle d’agent de l’Assemblée : juge quand il survient une contestation à décider ; agent dans les autres opérations de son ministère[23].

Dans ces deux capacités, toutes ses décisions, toutes ses opérations doivent être subordonnées à la volonté de l’Assemblée, et subordonnées à l’instant même. L’Assemblée n’a d’autre motif pour s’en rapportera lui que la supposition de sa conformité au vœu général. La décision du Président, si elle est ce qu’elle doit être, n’est rien de plus qu’une décision donnée pour l’Assemblée, en moins de temps qu’elle n’en mettroit à la donner elle-même.

J’ai dit que le Président ne devoit exercer dans l’Assemblée aucune autre fonction que celles qui appartiennent en propre à son office, c’est-à-dire qu’il lie doit pas avoir le droit de faire des motions, de délibérer, de voter.

Cette exclusion est tout à son avantage, comme à celui du corps qu’il préside.

1° On le laisse ainsi tout entier à ses fonctions, et à la culture des talens particuliers qu’elles exigent. S’il étoit appelé à soutenir le rôle et la réputation de membre de l’Assemblée, il seroit souvent distrait de son occupation principale, et il auroit une autre espèce d’ambition que celle de sa place, sans compter le danger de ne pas réussir ou de déplaire, et d’affoiblir sa considération personnelle par des prétentions mal soutenues.

2° Cette exclusion est fondée sur une raison supérieure : il s’agit de le garantir des séductions de la partialité, de le mettre à l’abri du soupçon même, de ne point le montrer comme partie au milieu des débats où il doit intervenir comme juge ; de le laisser en possession de toute cette confiance qui, seule, peut assurer à ses décisions l’acquiescement de tous les partis.

On dira peut-être que, le Président ne pouvant pas plus qu’un autre rester neutre et impartial dans des questions qui intéressent la nation entière, obligé surtout, par son devoir même, de s’en occuper sans cesse, il vaudroit mieux lui donner un pouvoir qui l’oblige à se déclarer, à faire connoître ses vrais sentimens, et à mettre ainsi l’Assemblée sur ses gardes, que de le laisser jouir, sous un faux extérieur d’impartialité, d’une confiance qu’il ne mérite pas.

À cette objection, il y a plus d’une réponse. Premièrement, on ne sauroit nier que ses sentimens intimes, tant qu’ils n’influent pas sur sa conduite d’une manière indue, n’intéressent point l’Assemblée, mais qu’il ne peut les déclarer sans devenir moins agréable à un parti, sans s’exposer même à un soupçon de partialité, qui altère toujours plus ou moins la confiance.

Secondement, si vous lui permettez de rester impartial, il le sera plus facilement que tout autre. Il envisage les débats sous un autre point de vue que les débattans eux-mêmes. Son attention, principalement dirigée au maintien des formes et de l’ordre, est distraite du fond principal. Les idées qui occupent son esprit, durant la scène d’un débat, peuvent différer de celles qui occupent les acteurs, autant que les pensées d’un botaniste, à l’aspect d’un champ, peuvent différer de celles du propriétaire. L’habitude facilite beaucoup ces sortes d’abstractions. Si cela n’étoit pas, comment verroit-on des juges pleins d’humanité fixer leur attention, avec une parfaite impartialité, sur un point de loi, pendant qu’une famille tremblante attend, sous leurs yeux, l’issue de leur jugement ?

Il résulte de ce qui précède que, dans une nombreuse assemblée politique, où l’on doit s’attendre à voir naître des passions et des animosités, il faut que celui qui est appelé à les modérer ne soit jamais dans la nécessité de s’enrôler sous les bannières d’un parti, de se faire des amis et des ennemis, de passer du rôle de combattant à celui d’arbitre, et de compromettre, par des fonctions opposées, le respect dû à son caractère public[24].


Plus loin, et pour conclure :


Ce qui me reste à dire sur le choix du Président se réduit à peu de mots. Il faut qu’il soit élu par l’Assemblée, exclusivement par elle, à la majorité absolue, et au scrutin. Il faut de même qu’il soit amovible par elle seule.

Tout cela découle du même principe. Nul ne doit remplir cette place que celui qui possède la confiance de l’Assemblée, et qui la possède dans un degré supérieur à tout autre. Tout le bien qu’il peut faire est en proportion de cette confiance.

Mais il ne suffit pas qu’il ait possédé une fois la confiance, il faut qu’il la possède continuellement. Si elle cesse, l’utilité de l’office cesse de même. Sans le pouvoir de destituer, le pouvoir d’élire seroit pis qu’inutile ; car le plus odieux des ennemis, c’est un ami infidèle. S’il falloit séparer ces deux pouvoirs, celui de destituer seroit bien préférable à celui d’élire.


Mais où cette force victorieuse d’analyse fait plus que d’apparaître, — éclate, — dans la dissertation de Bentham, c’est, d’abord, quand il montre, décrit et définit les « inconvéniens à, éviter, » lesquels, dit-il, « peuvent se ranger sous les dix chefs suivans :


1° Inaction ; 2° Décision inutile ; 3° Indécision ; 4° Longueurs ; 5° Querelles ; 6° Surprise ou précipitation ; 7° Fluctuations dans les mesures ; 8° Faussetés ; 9° Décisions vicieuses par la forme ; 10° Décisions vicieuses par le fond.


Et c’est quand, d’une main aussi souple que ferme, il établit une à une ces propositions, dont il résume en un raccourci saisissant l’intention démonstrative : « Chaque article du règlement aura pour objet d’obvier à l’un ou à l’autre de ces inconvéniens ou à plusieurs… Toute cause de désordre tourne au profit d’une influence indue, et amène de loin la tyrannie ou l’anarchie, le despotisme ou le démagogisme. Les formes sont-elles vicieuses ? L’Assemblée est gênée dans son action, toujours trop lente ou trop rapide, traînante dans les préliminaires, précipitée dans les résultats. Il faut même qu’une partie des membres se soumette à exister dans un état de nullité, et renonce à l’indépendance de ses opinions. Dès lors, il n’y a plus, à proprement parler, de corps politique. Toutes les délibérations se préparent en secret par un petit nombre d’individus, qui peuvent devenir d’autant plus dangereux qu’en agissant sous le nom d’une Assemblée, ils n’ont point de responsabilité à craindre[25]. » C’est aussi quand il distingue et, pour ainsi parler, il dissèque les « divers actes qui entrent dans la formation d’un décret : » — 1) promulguer d’avance les motions, les projets de loi, les amendemens ; — 2) faire la motion qui expose le projet ; — 3) occasionnellement, en ordonner l’impression et la publication ; — 4) seconder la motion ; — 5) délibérer ; — 6) poser la question ; — 7) voter sommairement ; — 8) déclarer le résultat de la votation sommaire ; — 9) diviser l’Assemblée, c’est-à-dire demander la votation distincte ; — 10) recueillir les votes régulièrement ; 11) déclarer le résultat ; — 12) enregistrer tous ces procédés ; et quand, ayant reconnu ces divers actes, il les range dans leur ordre chronologique. C’est encore quand il trace les règles « de la rédaction, » qui sont : 1° la brièveté dans les articles ; 2° la simplicité dans les propositions ; 3° la pure expression de la volonté ; 4° l’exposé complet de toutes les clauses que la loi doit renfermer ; quand il traite « du débat libre et du débat strict, » ou de la séparation du débat et du vote, ou de la votation secrète et de la votation ouverte, ou des amendemens ramenés à six espèces : suppressif, additif, substitutif, divisif, réunitif, transpositif, ou enfin des comités, que nous nommons plutôt les commissions. Par-ci, par-là, il se rencontre quelques idées un peu étranges, et qui nous font sourire : telle la liste des déserteurs des motions ; telles, en général, les précautions que Bentham voudrait voir prendre contre l’absence, pour lui ce n’est pas assez dire, et il dit donc : contre l’absentation. « Le premier de ces moyens préventifs consiste à exiger de chaque membre, au commencement de chaque quartier, un dépôt contenant autant de fois 50 livres qu’il peut y avoir de jours de séance dans ce quartier. Ce dépôt lui sera rendu à la fin du terme, déduction faite de 50 livres pour chaque jour d’absence. Si les députés reçoivent un salaire, ce salaire sera mis en dépôt pour subir la même retenue et de la même manière. Cette retenue aura toujours lieu sans exception, même dans les cas où l’absence est motivée par les excuses les plus légitimes. » Et si l’amende ne suffit pas, qu’on y ajoute de la prison ! Mais cette fois avec admission de circonstances atténuantes : « Je propose seulement un jour d’arrêt pour chaque contravention, bien entendu que chaque excuse légitime d’absence est admise pour l’exemption de cette peine. » Il n’en reste pas moins que ce traité de Bentham est ce que la science politique, ou, si l’on veut, la théorie du droit parlementaire, a produit, sur le sujet, de plus profond en même temps et de plus original. Nul doute que l’Assemblée Constituante, et, après elle, toutes les assemblées qui se sont succédé, en France et ailleurs, eussent gagné à écouter ces conseils d’un homme qui avait tant réfléchi, qui savait tant de choses, et qui devinait le reste. Mais il s’agissait bien d’écouter des conseils, surtout les conseils d’un étranger, à moins qu’il ne fût quelque Thomas Paine ou quelque Anacharsis Clootz, et la Révolution, maintenant et plus tard, entendait enseigner, mais non point apprendre ! Bentham n’acheva pas la Tactique des assemblées législatives, et par conséquent n’eut pas à la présenter ; l’eût-il achevée et l’eût-il présentée qu’elle eût sans doute subi le sort du mémoire de Romilly, traduit pour Mirabeau par Etienne Dumont. A « ces philosophes respectables, dont le civisme ne se bornait point à la Grande-Bretagne, » on se fût borné à répondre avec un dédain mal contenu : « Nous ne voulons rien des Anglais, nous ne devons imiter personne ! » à l’heure même où l’on s’apprêtait, contre toutes les données historiques et psychologiques, au mépris de toutes les traditions nationales, au risque de toutes les aventures, à imiter gauchement leurs institutions, déjà déformées par l’interprétation sommaire ou fantaisiste qu’on en donnait. Et les Américains n’auraient pas reçu meilleur accueil : malgré les souvenirs, encore tout chauds, de la guerre d’Indépendance, malgré l’étiquette républicaine grâce à laquelle, de confiance, souvent faisait prime la marchandise qu’elle couvrait, il n’en eût pas été du Manuel de pratique parlementaire du président Jefferson autrement que du traité de Bentham, s’il eût été composé quelques années plus tôt[26] et si les Sieyès, les Brissot, les Condorcet, les Dupont, les Garat, eussent pu en avoir connaissance, alors qu’ils s’ingéniaient à franciser, en se défendant « d’imiter personne, » un régime né hors de France et qui, au surplus, — mais ce n’est pas ici le lieu d’en discuter, — n’est peut-être pas très bien fait pour des têtes françaises.


III

La Constituante se flattait donc de « n’imiter personne » dans le règlement qu’elle se donna le 29 juillet 1789 ; mais ce n’est pas bien sûr, et M. Eugène Pierre nous a conté qu’ayant acheté sur les quais, à cause de la beauté de l’impression, un règlement de loge maçonnique des environs de 1780, il n’avait pas été peu surpris d’y retrouver, avant la lettre, les principales dispositions du règlement de la Constituante. D’autres veulent que ce règlement provienne de nos anciennes assemblées du clergé, et il se peut en effet qu’il y ait eu emprunt des loges aux assemblées du clergé, et puis de l’Assemblée nationale aux loges. Rien n’est plus traditionnel et ne se conserve plus longtemps que les formes : le Modus tenendi parliamentum[27] est rattaché par la chaîne des siècles au plus récent recueil de Standing orders, et l’on ne jurerait pas qu’on ne pût découvrir, « cliché » dans les usages de la Chambre des communes, quelque geste, au sens obscurci, du Witenagemot anglo-saxon. Quoi qu’il en soit, le 18 octobre 1791, la Législative imitait la Constituante, et la Convention, à son tour, le 28 septembre 1792, imitait la Législative. Ni le règlement à l’usage du Conseil des Anciens et du Conseil des Cinq-Cents délibéré le 28 fructidor an III, ni les règlemens, en plus de soixante articles, du 27 nivôse an VIII, pour le Corps législatif et le Tribunat, ne sont, eux non plus, des monumens originaux. L’histoire se continuant et se répétant, il y eut, en matière de règlement, un style de la Restauration comme il y avait eu un style révolutionnaire. La Chambre des députés, le 25 juin 1814, et la Chambre des pairs, le 2 juillet, s’étaient fait un règlement selon la Charte ; la Chambre des députés et la Chambre des pairs de la branche cadette se l’approprièrent tout simplement, au moindre dommage possible, les 11 et 22 août 1830. Après la révolution de Février, le décret du gouvernement provisoire en date du 1er mai 1848 dota la Constituante d’un règlement non moins provisoire, auquel se substitua, dès le 20, un règlement définitif. L’année suivante, la Législative tâtonna, adopta un règlement le 6 juillet 1849, mais pour le reprendre et le modifier six fois dans le premier semestre de 1851. Sous le second Empire, les règlemens des deux Chambres furent établis par décret, jusqu’en 1869 : c’était la conséquence du système, qui ne pouvait s’étendre à « l’Empire libéral. » Une commission du Corps législatif, nommée pour rédiger un nouveau règlement, ayant déposé son rapport le 10 janvier 1870, l’application provisoire en fut ordonnée le 11, et, le 2 février, le texte était adopté définitivement. De même pour le règlement du Sénat (10 janvier, 10 juin 1870). La troisième République revint, par-dessus l’Empire, aux formules républicaines, et c’est ainsi que l’Assemblée nationale de 1871 suivit, sauf trois modifications des 17 mai, 19 décembre 1871 et 26 juillet 1873, le règlement de l’Assemblée législative de 1849[28]. Quand eurent été promulguées les lois constitutionnelles de. 1875, le Sénat et la Chambre des députés ne demeurèrent que quelques jours fidèles au règlement de l’Assemblée disparue ; l’une le 10, l’autre le 16 juin 1876, les deux Chambres arrêtèrent un règlement que l’une et l’autre ont depuis lors modifié à plusieurs reprises, qui n’était plus celui de la Législative de 1849, ni, à plus forte raison, celui de la Constituante de 1789, et qui tout de même l’était, avec les changemens qu’emportent et qu’apportent les changemens des temps, des milieux, et des régimes.

« Le règlement, remarque M. Eugène Pierre, n’est en apparence que la loi intérieure des Assemblées, un recueil de prescriptions destinées à faire procéder avec méthode une réunion où se rencontrent et se heurtent beaucoup d’aspirations contradictoires. En réalité, c’est un instrument redoutable aux mains des partis ; il a souvent plus d’influence que la Constitution elle-même sur la marche des affaires publiques : aussi les constitutions ont-elles maintes fois retenu des articles qui, par leur nature, étaient purement réglementaires[29]. » La loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 (articles 5 et 11) place en dehors du règlement, et dans la Constitution même, les principes, d’ordre réglementaire, relatifs à la publicité des séances, à la formation des comités secrets, à la durée des pouvoirs du bureau de chacune des deux Chambres, aux attributions spéciales du bureau du Sénat en cas de réunion des deux Chambres. En quoi elle imite la Constitution du 14 janvier 1852, qui contenait les règles relatives à la nomination des membres du bureau du Sénat et du Corps législatif, à l’examen et à la discussion des amendemens, à la publicité et au compte rendu des séances. Mais, en remontant de régime en régime, la Constitution impériale imitait, elle aussi, la Charte de 1814, qui réglait directement la nomination des présidens, la publicité des séances, le vote des propositions d’initiative et des amendemens. Et la Restauration, à son tour, imitait le premier Empire et le Consulat, qui en avaient fait tout autant, ou presque, puisque la procédure relative à la nomination des-bureaux du Corps législatif et du Tribunat, ainsi qu’à la présentation, à l’examen et au vote des projets de loi, avait été établie par les lois des 5 et 19 nivôse an VIII (20 décembre 1799-9 janvier 1800) ; ce qui concernait l’ouverture des séances du Corps législatif, sa formation en Comité général, la nomination de son président et de ses questeurs était déterminé par le sénatus-consulte organique du 28 frimaire an XII (20 décembre 1803) ; d’autre part, le 28 floréal an XII (18 mai 1804), Napoléon ayant été proclamé empereur, le titre XI de la Constitution partageait le Tribunat en trois sections, lui défendait de discuter les projets de loi en assemblée générale, le bâillonnait, en attendant qu’il le supprimât, et que le sénatus-consulte du 19 août 1807, ligotant complètement le Corps législatif, vînt régler dans leurs moindres détails jusqu’aux travaux intérieurs des commissions. Cependant, s’il la dépassait et s’il allait beaucoup plus loin, s’il coupait en quelque sorte au Corps législatif toute faculté de se mouvoir, l’Empire imitait encore en cela la Révolution ; il imitait, en l’exagérant sans mesure, l’exemple de la Convention, qui avait mis dans la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) toute la procédure relative au vote des lois, et qui d’ailleurs avait elle-même imité la Constituante mettant dans la Constitution du 14 septembre 1791 toute la procédure qu’elle avait suivie pour l’installation du bureau provisoire et du bureau définitif, pour la publicité des séances, la formation des comités secrets, les trois lectures, la déclaration d’urgence et la constatation du quorum

Ces mêmes questions, nous les retrouvons, au demeurant, mises presque partout, par les Constitutions des divers pays, hors du pouvoir réglementaire des assemblées ; ce qui prouve, suivant l’observation judicieuse de M. Eugène Pierre, que, « dans les pays républicains comme dans les pays monarchiques, — ajoutons, à notre intention particulière : dans les temps de république comme dans les temps de monarchie, — on ne considère pas qu’il y ait une atteinte à la liberté parlementaire si certaines dispositions essentielles du règlement prennent place dans la loi fondamentale de l’État[30]. » Ainsi en ont usé, entre autres, la Constitution fédérale des États-Unis (art. 1 et 3, section 5), la Constitution fédérale helvétique (art. 87 et 88), la Constitution belge (art. 33 à 43), la Constitution des Pays-Bas (art. 94, 96, 100, 101 et 102), la Constitution de l’Empire allemand (notamment art. 22, 27 et 28), la Constitution prussienne (art. 79 et 80). MM. Moreau et Delpech ont donc sagement agi de joindre à la traduction des textes proprement réglementaires celle des articles plutôt réglementaires de ces textes constitutionnels. Ils l’ont fait pour l’Empire allemand, pour la Prusse, pour l’Autriche-Hongrie, l’Espagne, les États-Unis, la France, la Grèce, la Norvège, la Suède, les Pays-Bas, la Suisse (textes fédéraux. Conseil national et Conseil des États ; cantons de Berne, de Fribourg, et des deux Unterwalden). Si, comme l’on peut l’espérer, nous ne nous laissons plus arrêter par le superbe et un peu stupide : « Nous ne devons imiter personne, » avons-nous quelque chose à y prendre, et qu’avons-nous, en ce cas, à y prendre ? Je n’ai jamais cru pour ma part, et je crois moins que jamais, après expérience, que le règlement de notre Chambre des députés soit admirable. De tous les hommes d’État qu’il m’a été donné de rencontrer, je n’en ai connu qu’un seul qui l’admirât ; c’était le comte Badeni, ancien président du conseil des ministres cisleithan, au plus fort de sa lutte contre les pangermanistes. Il en estimait surtout les sévérités, beaucoup plus apparentes que réelles, menaçantes sur le papier, mais dans la pratique telum imbelle sine ictu. Il nous retournait le mot fameux : « La liberté comme en Autriche ! » en disant, le plus sérieusement du monde : « L’ordre parlementaire comme en France ! » Et c’était un éloge, mais qui n’allait pas bien loin. Notre règle législative, ou, si l’on veut, notre pratique est défectueuse sur plus d’un point. Relevons-en deux parmi les plus saillans. La Chambre française pousse jusqu’à l’abus et jusqu’à l’absurde le sans-gêne avec lequel elle traite son ordre du jour : chaque soir elle passe une demi-heure à le fixer pour la séance suivante, et quand il est fixé, elle met comme un malin plaisir à le renverser, de telle sorte qu’il est à peu près impossible de savoir, en arrivant, sur quoi l’on discutera, et par conséquent de se tenir prêt. Ensuite, elle joue vraiment trop des « projets de résolution, » qui ont le double inconvénient de n’être pas prévus, de n’être pas nommés, de n’être pas connus dans le règlement, et ce qui est pis, dépourvus qu’ils sont de toute sanction, et vides de toute force, d’abaisser au rôle d’un Conseil général qui ne peut qu’émettre des vœux une Assemblée souveraine qui peut faire des lois. Voilà deux déformations, deux déviations de notre mécanique, et ce ne sont pas les seules, il y en a d’autres. La prochaine Chambre devrait, je dirais volontiers devra entreprendre la réforme parlementaire, qui n’est sans doute pas la première des réformes à accomplir, — la première est la réforme électorale, — mais qui est incontestablement la seconde. Or, la réforme parlementaire consisterait, avant toute chose, dans la réforme du règlement, et commencera par elle. L’ouvrage de MM. Moreau et Joseph Delpech, dont on ne saurait assez dire le mérite, viendra à point pour y aider, pour rendre plus facile et plus sûre une tâche qui eût été très difficile et très hasardeuse sans lui.


CHARLES BENOIST.

  1. Tactique des assemblées législatives, suivie d’un Traité des sophismes politiques, ouvrage extrait des manuscrits de M. Jérémie Bentham, jurisconsulte anglois, par Et. Dumont, membre du Conseil représentatif du canton de Genève. — T. I, Genève et Paris. 1816, in-8o, J.-J. Paschoud.
  2. Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières assemblées législatives, par Etienne Dumont (de Genève), ouvrage posthume publié par M. J.-L. Duval, membre du Conseil représentatif du canton de Genève ; 1 vol. in-8o, 1832. Paris, Gosselin et Bossange, p. 29-31.
  3. Ibid., p. 39-40.
  4. Souvenirs sur Mirabeau, p. 43-44. Voyez, p. 54 et suivantes, l’incident provoqué par la présence de Duroverai, autre Genevois, ami d’Etienne Dumont, dans l’assemblée du Tiers-État, incident qui fournit à Mirabeau l’occasion de son « premier triomphe. »
  5. Ibid., p. 33.
  6. Ibid., p. 127-128.
  7. Ibid., p. 142-143.
  8. Plus loin (p. 345 et suiv.), Etienne Dumont rapporte les fautes de l’Assemblée nationale à neuf causes, dont « la mauvaise manière de délibérer » serait, selon lui, la troisième.
  9. Souvenirs sur Mirabeau, p. 156-160.
  10. Ibid., p. 346.
  11. Elle l’avait été une première fois par Leroux, à la séance du 8 mai. Mais, après une intervention de Rewbel, il avait été décidé, le 9, sans statuer sur l’adoption ou le rejet des quelques articles présentés, « de laisser provisoirement la police de l’assemblée à M. le doyen. »
  12. Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises, imprimé par ordre de l’Assemblée nationale sous la direction de MM. Mavidal, Laurent et Clavel, 1re série (1789 à 1799), t. VIII, du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, p. 47-48. C’est dans cette séance, et à propos de l’expression employée par Mounier : « M. le comte de Mirabeau, » qu’il arriva à l’illustre tribun une petite histoire assez désagréable :
    « Un membre. J’observe que les rangs et les titres ne doivent pas être répétés sans cesse dans une assemblée d’hommes égaux.
    M. LE COMTE DE MIRABEAU. J’attache si peu d’importance à mon titre de comte que je le donne à qui le voudra ; mon plus beau titre, le seul dont je m’honore, est celui de représentant d’une grande province, et d’un grand nombre de mes concitoyens.
    Un membre. Je suis de l’avis de M. le comte de Mirabeau. Je dis M. le comte, car j’attache si peu d’importance à un semblable titre, aujourd’hui si prodigué, que je le donne gratis à qui voudra le porter. »
  13. Bibliothèque de la Chambre des députés, Révolution française, 342-343. Personnages, Mirabeau, 39. Br 164.
  14. Souvenirs sur Mirabeau, p. 26.
  15. Ibid., p. 109 (note).
  16. Souvenirs sur Mirabeau, p. 165.
  17. Souvenirs sur Mirabeau, p. 65-66.
  18. Vues sur les moyens d’exécution dont les représentans de la France pourront disposer en 1789, p. 76-17.
  19. Vues sur les moyens d’exécution, p. 84 et 88.
  20. Discours préliminaire à la Tactique des assemblées législatives, t. Ier. Genève et Paris, 1816, J.-J. Paschoud, p. 18. — Cf. Plan of parliamentary Reform in the form of a Catechism, with Reasons for each article, with an Introduction, shewing the Necessity of radical, and Inadequacy of moderate Reform, by Jeremy Bentham, esq. London, 1817, R. Hunter ; et A Fragment on Government, or a Comment on the commentaries : being an Examination of what is delivered on the subject of Government in general, in the Introduction to sir William Blackstone’s Commentaries : with a preface, in which is given a Critique on the work at large, by Jeremy Bentham, esq. of Lincoln’s-inn. 2e édition augmentée. London, 1823 ; W. Pickering et E. Wilson. — Consulter aussi Commentaires de Blackstone, traduction française, t. Ier.
  21. Vues sur les moyens d’exécution, p. 81 et suivantes.
  22. Tactique des assemblées législatives, p. 70.
  23. « Par exemple, poser la question ; déclarer le résultat des votes ; donner des ordres à des subalternes ; adresser des remerciemens ou des remontrances à des individus, etc. »
  24. Tactique des assemblées législatives, p. 71-75.
  25. Tactique des assemblées législatives, ch. V, p. 67-68.
  26. La composition du Manuel se place, semble-t-il, entre 1797 et 1801. — Voyez Manuel de pratique parlementaire par Thomas Jefferson. Édition française avec un Avant-Propos et des Notes de références, et, en appendice, les règlemens des Chambres américaines, par Joseph Delpech, professeur agrégé de droit public à l’Université d’Aix-Marseille et Antoine Marcaggi, avocat à la cour d’appel d’Aix. Paris, 1903, Fontemoing. — Dans son avant-propos, M. Delpech constate avec raison que les auteurs français ont peu parlé du Manuel de Jefferson ; il cite seulement, comme l’ayant indiqué, à des dates assez récentes, en 1876 et en 1891, M. Jozon et M. Ramon. Cependant, dès 1839, M. Ph. Valette y faisait allusion en termes élogieux : « l’excellent ouvrage du président Jefferson. » — Cf. Traité de la confection des lois, ou Examen raisonné des règlemens suivis par les assemblées législatives françaises, comparés aux formes parlementaires de l’Angleterre, des Etats-Unis, de la Belgique, de l’Espagne, de la Suisse, etc., par Ph. Valette, avocat à la Cour royale de Paris, secrétaire de la Présidence de la Chambre des députés, et Benat Saint-Marsy, avocat à la Cour royale de Paris ; 1839, Joubert. Le même M. Valette a publié, en 1850 : Mécanisme des grands pouvoirs de l’Etat et des formes réglementaires de l’Assemblée nationale, suivi de textes tant réglementaires que législatifs pouvant servir à éclairer le vote des lois (Imprimerie nationale). Nouvelle édition, mise à jour pour le Corps législatif (1852, Chaix). Joindre : Jurisprudence parlementaire, recueil des lois, ordonnances, règlemens, discussions, opinions, documens, précédens relatifs aux attributions des Chambres législatives, à leur composition et au mode d’épreuve de leurs pouvoirs, par Alphonse Grün, avocat à la Cour royale de Paris, 1842. Hingray.
  27. Statuta antiqua in quibus Angliæ totius Regni comitiæ ordinantur. Modus tenendi Parliamentum. L. d’Achery, Spicilegium, sive Collectio veterum aliquot scriptorum qui in Galliæ bibliothecis delituerant. Nouvelle édition d’après Baluze et Martene, par L.-F.-J. de la Barre. Paris, 1723, Montalant ; t. III, p. 394-397. Le Modus tenendi Parliamentum comprend 25 articles, savoir : Summonitio Parliamenti ; — De Laïcis ; — De Baronibus Portuum ; — De Militibus ; — De Civibus ; — De Burgensibus ; — De principalibus clericis Parliamenti ; — De quinque Clericis ; — De casibus et judiciis. Parliamenti ; — De negotiis Parliamenti ; — De diebus et horis ad Parliamentum ; — De gradibus Parium ; — De modo Parliamenli ; — De inchoatione Parliamenti ; — De prædicatione ad Parliamentum ; — De pronuntiatione in Parliamento ; — Loquela Regis post pronuntiationem ; — De absentia Regis in Parliamento ; — De loco et sessionibus in Parliamento ; — De ostiario Parliamenti ; — De clamatore ; — De stationibus loquentium ; — De auxilio Regis ; — De partitione Parliamenti ; — De transcriptis recordorum in Parliamento.
  28. Voyez Règlement de l’Assemblée nationale, 1884, Mouillot, imprimeur du Sénat.
  29. Traité de droit politique, électoral et parlementaire, 2e édition, n° 443, p. 490.
  30. Traité de droit politique, électoral et parlementaire, p 492.