La Main leste
LA MAIN LESTE
COMÉDIE-VAUDEVILLE
EN UN ACTE
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Bouffes-Parisiens, le vendredi 6 septembre 1867.
COLLABORATEURS : E. MARTIN
ACTEURS qui ont créé les rôles. | ||
ERNEST RÉGALAS. | MM. | Charles Pérey. |
LEGRAINARD. | Monbars. | |
MADAME LEGRAINARD. | Mmes | Thierret. |
CÉLINE, sa fille. | Dambricourt. | |
MADAME DE PONTMÊLÉ. | Moïka Clément. |
Scène PREMIÈRE.
Voyons !… as-tu bientôt fini de prendre ton café ?
Un moment !… il est trop chaud.
Alors pourquoi le demandes-tu toujours bouillant ?
Pour le laisser refroidir… j’aspire l’arôme.
Si tu crois que c’est amusant de te voir renifler pendant une heure.
Le café se prend deux fois… premièrement par le nez, secondement…
Oh ! que c’est agaçant, un homme comme ça !
Voyons, calme-toi ; tiens, mange des noix, ça occupe.
J’ai fini ! je n’ai plus faim.
Elle monte sa faction.
Ce qui me crispe, c’est de voir ta fille.
Moi, maman ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
Elle est là, en arrêt devant ta tasse… immobile… comme une momie.
Ah !
Ma femme !
Ma parole, je ne sais pas en quoi vous êtes bâtis tous les deux !
Je ne peux pourtant pas forcer papa à se brûler. Si son café est trop chaud !
Chaud ! ce café-là ? (Elle prend la tasse et l’avale d’un trait.) Tiens, voilà comme il est chaud !
Et je m’en passerai, moi ? ah ! mais tu me la fais trop souvent, celle-là !… (Se levant et venant à elle.) Mais, sacrebleu !… si tu aimes le café, commandes-en deux tasses !
Moi ? je ne peux pas le voir en face.
Alors, tourne-lui le dos !
Bah ! un mouvement d’impatience.
Ah ! voilà, l’impatience !… Certainement tu as mille qualités… d’abord tu m’aimes.
Taisez-vous.
Je sais ce que je dis… mais ce n’est pas du sang que tu as dans les veines… C’est du salpêtre… et puis tu as un défaut terrible.
Lequel ?
C’est ta main.
Ah ! oui, par exemple.
C’est la foudre, elle part comme une bombe et retombe comme une grêle.
Ne parlons pas de ça.
Que tu me gifles, moi, passe encore… Nous autres hommes, nous avons des moyens de nous venger.
Taisez-vous.
Je sais ce que je dis ! mais que tu gifles mes ouvrières, c’est une autre histoire ; avec ta pétulance, tu as failli compromettre la prospérité de notre fabrique de fleurs artificielles, dont je t’avais donné la direction… Tu entrais dans l’atelier, et, à la moindre observation… v’li ! v’lan !… ce n’est pas du commerce ça.
Des flâneuses, ça les faisait travailler.
Ça les faisait mettre en grève, et nous ne trouvions plus personne pour les remplacer ; c’est alors que je t’ai priée de ne plus te mêler des affaires… et que j’ai placé Céline à la tête de l’atelier… Nous prenons ces demoiselles par la douceur, nous… nous ne les giflons pas, nous… quand elles nous demandent de l’augmentation… nous leur donnons… de bonnes paroles, nous, et notre petit commerce marche très-bien.
Ça, j’avoue que j’ai la main un peu leste… Tu n’as pas des commissions à me donner ? je sors.
Non, Où vas-tu ?
À la Préfecture de police, au bureau des objets perdus.
Tu as perdu quelque chose, maman ?
Oui, hier au soir, dans l’omnibus, je me suis trouvée à côté d’un polisson.
Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Figure-toi… (Apercevant sa fille.) Céline, mon enfant, va donc voir si ces demoiselles sont à l’ouvrage.
Oui, maman. (À part.) C’est ennuyeux !… J’aurais voulu savoir ce que maman a perdu.
Scène II.
Eh bien, ce jeune homme, que t’a-t-il dit ?
Je ne sais pas si c’est un jeune homme, je n’ai pas vu son visage.
Comment ?
La lanterne de l’omnibus avait un carreau de cassé et le vent venait de l’éteindre… Tout à coup, je sens mon voisin qui se baisse tout doucement… et pose sa main sur mes souliers fourrés.
Quelle drôle d’idée !
Puis il se met à me caresser le pied en me disant : « Belle petite, belle petite. »
Il ne te voyait pas, car tu n’es ni petite, ni…
Vous dites ?…
Rien…
Alors, la moutarde me monte au nez… la main me picote, et je lui détache un vigoureux soufflet.
À la bonne heure, si tu les plaçais tous comme ça…
Ce monsieur fait : « Aïe !… dans l’œil ! » Je crie au conducteur d’arrêter et je descends majestueusement en faisant le sacrifice de mon billet de correspondance.
Enfin !… c’est six sous.
J’avais à peine fait cinquante pas… je m’aperçus que j’avais oublié mon sac dans l’omnibus et mon porte-monnaie était dedans, quarante-six francs vingt-cinq.
Saprelotte !
Mais j’espère le retrouver… À moins que mon voisin… car un drôle qui prend le pied d’une femme…
Ce n’est pas toujours une raison… il y a des drôles qui sont honnêtes.
Je vais au bureau des objets perdus… mais, auparavant je veux m’habiller un peu ; quand on est en toilette, les employés sont plus polis.
Je te le conseille, quoique tu n’aies pas besoin de parure.
Taisez-vous.
Scène III.
Elle n’a pas de chance, ma femme !… pour la première fois qu’elle a raison, ça lui coûte quarante-six francs vingt-cinq… Oublions cet incident… un peu salé, et occupons-nous des affaires sérieuses. (Il va à la table de gauche et il tire des fleurs d’un carton.) Voici une coiffure de mon invention que je lance demain matin… c’est une mauve pour les veuves : c’est honnête, c’est décent et ça ne décourage pas ; cela fera fureur cet hiver dans les salons de veuves sérieuses.
Ah ! M. Legrainard.
Madame de Pontmêlé… (À part.) Une de mes clientes les plus considérables… et veuve !… (Haut.) Qu’y a-t-il pour votre service, madame ?
Mon Dieu, je voudrais une petite coiffure.
Pour bal ?…
Non.
Pour dîner ?…
Non.
Pour matinée ?…
Non !… en vérité, je ne sais comment appeler cela, nous nous réunissons aujourd’hui, sur les trois heures… quelques dames et plusieurs hommes de lettres, pour nous lire des vers…
Très-bien !… Je vois ce que c’est… c’est une après-midi… littéraire… alors, j’aurai l’honneur d’offrir à madame une coiffure toute nouvelle… pour veuves… que je compte lancer demain. (Prenant la coiffure.) Si madame veut examiner…
C’est bien froid.
C’est sévère, mais ça ne décourage pas.
Qu’est-ce que c’est que ces fleurs-là ?…
Ce sont des mauves.
Oh ! je n’en veux pas… on fait de la tisane avec ça,
On peut en faire aussi de la tisane.
Je voudrais quelque chose… je ne sais comment dire… quelque chose de nuageux, de vague, de tendre et d’honnête en même temps… enfin quelque chose qui fasse beaucoup d’effet… et qu’on ne voie presque pas.
J’ai votre affaire, une simple couronne de roses.
Ah !
Permettez… de roses… gris-perle.
Est-ce qu’il y a des roses gris-perle ? Je n’en ai jamais vu.
Dans la nature on en rencontre rarement, mais dans les salons sérieux, c’est très-bien porté.
Voyon ! montrez-moi cela.
Si vous voulez prendre la peine de passer dans l’atelier… ma fille se mettra à vos ordres.
Oui, des roses gris-perle, c’est tendre… c’est nuageux.
Et ça ne décourage pas !… Veuillez prendre la peine d’entrer, madame.
Scène IV.
Charmante femme !
Pardon !… madame Legrainard, s’il vous plaît ?
C’est ici… c’est ma femme.
Ah ! cette dame est mariée ? Tant mieux, ça m’arrange.
Ça vous arrange ; pourquoi ?
Nous causerons de ça tout à l’heure… Monsieur. Je rapporte le sac.
Comment !… celui qu’elle a oublié hier dans l’omnibus ?
Je me suis permis de l’ouvrir pour savoir à qui il appartenait, j’ai trouvé votre nom, votre adresse… et quarante six francs vingt-cinq ; le tout est intact.
Ah ! monsieur, que de remercîments. (À part.) Je n’ose pas lui offrir de récompense… Je vais lui faire une phrase… (Haut.) Ah ! monsieur, ils sont rares dans le siècle où nous sommes, les hommes qui rapportent le sac.
Maintenant que j’ai satisfait aux lois de la probité, parlons de notre affaire.
Quelle affaire ?
Elle a la main vigoureuse, madame votre épouse.
Comment ! c’est vous qui avez reçu… ?
Dans l’œil, oui, monsieur.
Convenez que vous l’aviez bien mérité…
Moi ?
On ne chatouille pas comme ça le pied des dames… à moins d’en avoir obtenu la permission.
Pardon !… de quoi me parlez-vous ?
Faites donc l’étonné ! pourquoi vous êtes-vous baissé dans l’omnibus ?
Parce que ma chienne… une chienne javanaise que j’avais cachée sous la banquette, ne voulait pas rester tranquille ; alors, pour la calmer, je la caressais en lui disant : « Belle petite ! belle petite ! »
Je comprends, ma femme avait ses souliers fourrés… vous les avez pris pour votre chienne… C’est très-drôle ! « Belle petite ! » c’est très-drôle !
Vous trouvez ça drôle ?… Mais j’ai reçu un soufflet, monsieur !
C’est une erreur !… D’ailleurs, un soufflet de la main d’une jolie femme…
Ah ! elle est jolie, madame votre épouse ?
Jolie, non ; gentillette ! Quand par hasard elle s’exerce sur ma joue… car c’est sa petite manie… je ne me fâche pas, moi…
Vous le lui rendez ?
Ah !… non… Je l’embrasse.
Tiens !
Un soufflet de femme demande un baiser… c’est un axiome…
Eh bien !… monsieur… ça me va.
Quoi ?… qu’est-ce qui vous va ?
Je consens à embrasser madame.
Ma femme ?… quelle plaisanterie !
Ne croyez pas que ce soit par dévergondage, au moins… Je n’ai pas l’honneur de connaître madame… elle ne me dit rien… mais c’est un moyen honorable d’étouffer l’affaire…
Un moyen ! honorable ! Je m’y oppose… jamais…
Alors, monsieur, il faudra que nous nous battions.
Moi ? par exemple !
Je ne puis croiser le fer avec madame, vous êtes responsable des faits et gestes de madame votre épouse ; j’ai reçu un soufflet… et devant témoins.
Oh ! des gens que vous ne connaissez pas.
Pardon ! j’étais dans l’omnibus avec un de mes amis, un jeune homme d’Épinal. Un Épinalais… ou un Épinalois… comme vous voudrez.
Moi, ça m’est égal.
Il m’a dit : « Mon cher, si tu gardes cela… tu es un homme perdu… nos camarades le sauront et ils te chasseront de l’atelier. »
Monsieur est ouvrier ?
Je suis peintre, monsieur.
Ah !
Je réussis surtout le portrait… Si vous avez quelqu’un, dans vos connaissances, qui désire se faire faire… voici mon prix : à l’huile, c’est quarante francs.
Eh ! monsieur…
C’est juste ! terminons d’abord notre affaire. Qu’est-ce que vous décidez ? J’embrasse ou j’embroche… je ne sors pas de là.
Mon Dieu, monsieur, je ne suis pas préparé. Je ne pouvais m’attendre à une demande tout à fait inusitée… dans les salons… Si ma femme consent, je ne demande pas mieux… pourvu que cela se passe devant moi.
Oh ! vous ne me gênerez pas.
Je vous demande la permission d’aller en conférer avec elle.
Comment donc… c’est trop juste.
Je reviens dans cinq minutes ; veuillez prendre la peine de vous asseoir. (À part, en sortant.) Embrasser le monsieur qui lui a caressé le pied… elle ne voudra jamais, jamais, jamais !
Scène V.
Un baiser sur la joue effarouchée d’une jeune et jolie femme… Je crois que je m’en tire galamment. Ce soir, à la table d’hôte, je ferai venir deux bouteilles de saint-julien à deux francs cinquante, je conterai l’histoire et je pincerai mon petit effet. Mais cette dame tarde bien !… est-ce qu’elle refuserait ?
Tiens ! un monsieur.
Non, la voici. Très-gentille !
Un client, sans doute.
Madame… permettez-moi de bénir le petit mouvement de vivacité dont j’ai été victime, puisque la réparation dépasse de beaucoup le dommage.
Plaît-il ?
Oh ! de beaucoup. (Avec galanterie.) Oh ! je ne regrette pas mon omnibus.
Quel omnibus ?
Elle est un peu embarrassée. (Haut.) Allons, madame, du courage ! ce ne sera pas long.
Quoi ?
Êtes-vous prête ?
Mais pourquoi ?
Pour la petite réparation.
Ah ! vous venez pour une réparation ? N’est-ce pas pour cette couronne de lilas blanc qu’on a envoyée hier soir ?
Je ne porte pas de couronne… je travaille nu-tête dans mon atelier… Je suis peintre, je réussis surtout le portrait… Si vous avez quelqu’un dans vos connaissances… voici mes prix…
Mais, monsieur, qu’est-ce que vous demandez ?
M. Legrainard ne vous a donc pas dit…
Mon père ? non, monsieur.
Votre père ! mais alors vous êtes sa fille ?
Sans doute.
Et vous avez une maman… qui porte des souliers fourrés ?
Oui… quand il fait froid.
Alors, c’est la maman… Diable ! elle ne doit pas être toute jeune. (Haut.) Pardon ! quel âge avez-vous ?
Ces artistes sont curieux ! (Haut.) Dix-huit ans.
À quel âge madame votre mère s’est-elle mariée ?
Mais, monsieur…
Mettons dix-huit ans ; dix-huit et dix-huit font trente-six… (À part.) c’est un fruit mûr… (Haut.) Et dites-moi… est-elle encore blonde ?
Maman est brune.
Brune ?… mais, là, sans mélange ?
Ah ! je devine ! vous êtes peintre… et vous venez faire son portrait ?
Non ! je viens… pour une autre négociation… plus douce… plus tendre…
Une négociation tendre… (À part.) Serait-ce un prétendu ?
Je ne peux pas vous expliquer ça… mais plût à Dieu, mademoiselle, que vous ressembliez a votre mère.
Pourquoi ?
Parce qu’elle vous ressemblerait… et alors… non… je ne regretterais pas mon omnibus.
Il a une conversation décousue… C’est l’émotion.
Plus je vous regarde, mademoiselle, plus je vous trouve jolie, et je sens là comme une fourmilière qui s’agite… Mademoiselle, consentiriez-vous à payer la dette de votre maman ?
Comment cela ?
Oh ! c’est bien simple, je m’approche de vous, je vous prends la main… je me penche comme pour vous dire quelque chose à l’oreille, et…
Scène VI.
Aujourd’hui sans faute.
Du monde ! trop tard !
Je compte sur votre exactitude, ma chère enfant.
Sa chère enfant, c’est la maman ! pas mal ! allons-y ! (S’approchant.) Madame…
Monsieur !
Un peu de courage ! ce ne sera pas long… Que tout soit oublié.
Ah !
Oh !
Monsieur, c’est une indignité, vous cachez des hommes qui embrassent vos clientes… vous perdrez votre maison !
Scène VII.
Malheureux ! qu’avez-vous fait ?
J’ai cru que c’était votre femme… alors ça ne compte pas ! Veuillez me présenter à madame…
Mais elle n’est pas ici… elle est sortie… pour aller réclamer son sac.
Je l’attendrai… je ne suis pas pressé. (Regardant Céline qui baisse les yeux.) Oh ! non, je ne suis pas pressé.
Qu’est-ce qu’ils ont donc ? (Haut.) C’est que ma femme ne doit rentrer qu’à deux heures… nous sommes un peu poussés par l’ouvrage.
Mais non, papa, rien ne nous presse.
Je sais ce que je dis, mademoiselle ; rentrez… et ne paraissez que lorsque je sonnerai.
Mais, papa…
Deux fois pour vous et une fois pour notre première demoiselle.
Restez, mademoiselle, je me retire avec regret ; (À Legrainard.) Car, quand on vous a vu, monsieur, le plus grand chagrin qu’on puisse éprouver, c’est de quitter mademoiselle.
Mais, monsieur…
Oui ! je reviendrai, à deux heures, pour la négociation… Monsieur… mademoiselle…
Scène VIII.
Papa, quelle affaire as-tu donc avec ce jeune homme, qui vient ici pour la première fois ?
Une affaire de fleurs.
Ah ! c’est bien singulier, j’aurais cru qu’il venait pour autre chose.
Ah ! pour quoi ?
Je ne sais pas, mais il a embrassé madame de Pontmêlé, croyant que c’était maman, cela veut dire quelque chose.
Je ne comprends pas.
Ne fais donc pas le mystérieux… j’ai deviné… c’est un prétendu.
Lui ?… ah ! par exemple !…
Eh bien, s’il faut te parler franchement, de tous ceux que vous m’avez présentés, c’est celui qui me plaît le plus… Il est aimable, spirituel.
Voyons, ne te monte pas la tête.
Il m’a dit des choses charmantes, et je sens là… oh ! oui ! je sens que je l’aimerai.
Allons, bien ! voilà autre chose ! (Haut.) Mais puisque je te répète que ce n’est pas un prétendu.
Alors, qu’est-ce que c’est ?
Eh bien !… c’est… c’est un voyageur… qui a caressé le pied de ta mère, croyant que c’était sa chienne, et, si elle ne l’embrasse pas… deux hommes se trouveront bientôt face à face, le glaive à la main ; voilà l’exacte vérité.
Quelle histoire me fais-tu là ? À ta voix, je vois bien que tu me trompes ! c’est un prétendu.
Mais je te jure…
Oh ! mon cœur me le dit.
Ton cœur !… Rentrez, mademoiselle… avec votre cœur… et ne paraissez que lorsque je vous sonnerai… deux fois.
Sans un signal qui vous appelle,
Restez à l’écart,
Et contenez, mademoiselle,
Un cœur trop bavard.
À moins d’un signal qui m’appelle,
Restons à l’écart,
Et sachons contenir le zèle
D’un cœur trop bavard.
Scène IX.
Ça… un prétendu ?… un polisson de peintre qui n’a pas le sou. (Apercevant sa femme.) Ma femme !
Je viens de faire une promenade inutile. On n’a pas vu mon sac à la Préfecture.
Il s’agit de la décider tout doucement à la réparation (Haut, prenant le sac.) Ton sac, le voilà, ma bonne amie.
Comment ! qui l’a rapporté ?
Un jeune homme charmant, très-distingué.
Lui avez-vous offert une récompense ?
Non.
Ça valait cent sous.
Mais il ne demande pas d’argent, malheureusement.
Alors, qu’est-ce qu’il demande ?
C’est bien drôle… Figure-toi que ce jeune homme… est précisément celui que tu as interpellé dans l’omnibus.
Et il a osé se présenter ici… et tu ne l’as pas jeté par la fenêtre !
Non… il n’est pas coupable… il m’a tout avoué… il a pris ton pied pour sa chienne.
Hein !
On pouvait s’y tromper… à cause de la fourrure.
Ah çà ! quelle histoire me fais-tu là ?
C’est la vérité… Il est désolé… ce pauvre garçon… Il a l’air si doux, si timide ! il m’a supplié de te faire des excuses. C’est bien, n’est-ce pas ?
Soit, je ne lui en veux pas ; mais qu’il ne revienne pas.
Ah ! voilà ! c’est que…
Quoi ?
Il va revenir… à deux heures.
Pour quoi faire ?
Mais pour… pour implorer son pardon… Il voudrait faire la paix avec toi, ce garçon… mais, la… une bonne paix… et si tu voulais consentir…
À quoi ?
Elle ne voudra jamais. (Haut.) Eh bien, à… à l’embrasser… légèrement.
Moi ? ah çà !… tu deviens fou.
Non… je me suis trompé… à te laisser embrasser, seulement.
Jamais !
À ton âge, qu’est-ce que tu risques ?
Vous êtes un impertinent ! Je refuse. A-t-on jamais vu ! Vouloir me faire embrasser un homme que je n’ai jamais vu !
Il a rapporté le sac.
Oh ! le sac… (Redescendaat à droite.) Tenez, il y a quelque chose là-dessous.
Eh bien, oui ! il y a quelque chose.
Quoi ?
Ce jeune homme est venu me demander raison du soufflet que tu lui as donné.
Comment ?
Et il veut un baiser… ou une réparation par les armes… Voilà !
Eh bien, battez-vous !… corrigez-le ! Est-ce que vous auriez peur ?
Non ! je ne crains pas la mort… Je l’ai prouvé plus d’une fois… dans les rangs de la garde nationale… mais je pense à ma fille et à toi ! (S’attendrissant par degrés.) Vous laisser seules !… sans appui, sur cette mer de bitume qu’on appelle Paris, et puis abandonner mon petit commerce qui marche si bien, depuis que tu ne t’en occupes plus !… Ah ! si ma fortune était faite… je n’hésiterais pas à croiser le fer… Je serais sûr au moins de vous laisser un morceau de pain.
Isidore !
Oui, je sens que vous avez encore besoin de moi sur cette terre.
Mon Dieu, je ne dis pas le contraire… je ferai ce que je pourrai… mais c’est si extraordinaire, si inconvenant de se laisser embrasser par un inconnu !
Je serai là.
Oh ! c’est égal.
Tu te fais un monstre de cela… Figure-toi que nous sommes au jour de l’an et qu’un monsieur te souhaite la bonne année.
Enfin, je tâcherai… je ferai mon possible… Je vais déposer mon chapeau… et je reviens…
Scène X.
Allons, l’affaire va s’arranger.
Deux heures moins cinq… je suis exact.
Ma femme vient de rentrer, je vais la prévenir.
Mais je ne vois pas mademoiselle votre fille.
Elle travaille, monsieur.
Jolie et laborieuse ! c’est un ange ! Tenez, je vais vous faire une proposition : voulez-vous me permettre de faire son portrait… à l’huile et à l’œil ?
Ni l’un ni l’autre… Je ne tiens nullement à vous installer chez moi… Ma femme va venir… procédez vivement à votre travail, et partez.
C’est convenu.
Ah ! vous savez qu’elle est un peu vive, ma femme.
Oui, j’ai eu l’honneur de m’en apercevoir.
Eh bien, ne l’irritez par aucune réflexion… pas un mot… pas un geste… ni enthousiasme ni froideur, enfin agissez à la muette.
Soyez tranquille… je veux faire sa conquête.
À la muette.
Scène XI.
La mère va venir… mais c’est la fille que je voudrais voir… elle est là… elle travaille. J’ai entendu dire à son père que, pour la faire venir, il fallait sonner deux fois. (Il prend la sonnette, à gauche.) Je n’ose pas… je tremble… (Son tremblement le fait sonner ; passant à droite.) Que c’est donc bête de trembler comme ça.
Il m’a semblé entendre sonner.
Tiens… j’ai sonné !
Le jeune homme de ce matin. (Voulant se retirer.) Oh ! pardon, je croyais que mon père m’appelait.
Non… ce n’est pas lui… c’est moi… Vous devez être bien surprise de me retrouver ici…
Surprise ? non… car j’ai tout deviné…
Ah ! vous savez… ?
Mon père a voulu faire le mystérieux, mais je sais parfaitement pourquoi vous êtes ici.
Oui… j’attends madame votre mère, pour…
Pour lui demander ma main…
Comment ?… (À part.) Tiens, c’est une idée.
Oh ! on ne me trompe pas, moi.
Quel coup d’œil vous avez !… vous avez compris tout de suite que je vous aimais.
Ce n’est pas bien difficile.
Vraiment ? Ah ! le joli bouquet ! Est-ce que c’est vous qui l’avez fait ?
Oui, monsieur… mais ce n’est pas un bouquet, c’est une coiffure de bal… une couronne.
Voulez-vous me permettre ? Quand je pense que ce sont vos petites mains qui ont travaillé ces fleurs.
Qu’est ce que vous faites donc ?
J’embrasse la place où vos petits doigts se sont promenés… On doit être beau là-dessous.
Ah ! quelle drôle de figure ! mais vous l’avez placée à l’envers.
Comme Dagobert ; eh bien, mettez-la à l’endroit, comme saint Éloi.
Quelle folie ! vous êtes trop grand… (Elle s’assied sur le fauteuil, à gauche.) Tenez, mettez-vous là, sur ce tabouret.
Oui… À vos genoux ! à vos genoux.
Scène XII.
Ma fille !
Oh !
Monsieur, ne chiffonnez pas ma marchandise.
Rentrez, mademoiselle, vous devriez mourir de honte.
Mais je n’ai rien fait de mal. (À part, en sortant par la gauche.) Je vais écouter derrière la porte.
Voyons, monsieur, ne perdons pas de temps, madame est prête.
Le drôle !… la main me démange.
Oui… madame… (Bas, à Legrainard.) Dites donc, vous m’aviez dit qu’elle était gentillette…
Pas d’observations.
Oui… Madame… croyez que je ne suis pas un méchant jeune homme.
Dépêchons-nous… à la muette.
Vous le reconnaîtrez plus tard… c’est pourquoi j’ai l’honneur de vous demander la main de votre fille.
Hein ?
Ma fille ? à vous ?
Oh !
Deux ! Oh ! c’est trop fort… si vous n’étiez pas une femme !… où y a-t-il un homme ?
Mais, monsieur…
Vous ?
Oh ! à papa !
Monsieur, monsieur, vous m’en rendrez raison.
Bien, Isidore !
Permettez…
Une pareille injure, monsieur… ne peut se laver que dans du sang… Attendez-moi, je vais chercher des armes.
Cherchons des armes.
ton
Dans les flots de sang,
son
ton
S’échappant de flanc,
son
me
Froidement plonger,
se
Et pouvoir y nager,
Avec un rire amer,
mon
C’est vœu le plus cher.
son
Scène XIII.
Sapristi !… j’ai été un peu vif.
Eh bien, monsieur, si c’est comme ça que vous faites votre demande… Un duel avec papa !
Oh ! ne craignez rien pour moi, je suis sûr de mon coup.
Mais, si vous tuez papa, je ne pourrai pas vous épouser.
C’est juste… D’un autre côté… si c’est lui qui me tue… Décidément il faut arranger l’affaire… je vais lui faire des excuses.
Encore ensemble !… Céline, sortez.
Oui, papa. (Bas, à Régalas.) Tâchez de l’apaiser.
Soyez tranquille.
Céline… sortez… !
Scène XIV.
Après l’affront que j’ai reçu, vous comprenez, monsieur, qu’un de nous deux doit disparaître de cette terre.
Il y aurait peut-être un moyen de s’entendre.
Je me refuse à tout arrangement : ma position d’offensé me donnait le droit de choisir les armes, j’ai choisi le duel à la tasse de lait.
Comment ! nous allons boire du lait ?
Ne plaisantez pas, monsieur, c’est très-sérieux ; j’ai gratté, gratté moi-même, soixante douze allumettes chimiques dans une de ces deux tasses.
Laquelle ?
Celui qui prendra cette tasse terminera ses jours dans des convulsions horribles et lentes.
Le duel à l’allumette… ça ne me va pas.
Seriez-vous lâche ?
J’ai promis à votre fille d’arranger l’affaire.
Impossible ! Monsieur, les choses suivront leur cours.
Mais si des excuses bien senties…
Terminons… je suis l’offensé… donc, j’ai le choix des armes, je choisis la tasse blanche, avalez la bleue.
Ah ! elle est bonne, celle-là !
Vous refusez ?
Énergiquement… c’est vous qui avez gratté les allumettes… vous connaissez la bonne tasse, je choisis aussi la blanche, avalez la bleue.
C’est de la mauvaise foi ; vous reculez.
Je ne recule pas… je retourne… et je propose qu’une personne désintéressée choisisse pour nous.
Soit ! Je vais appeler ma femme.
Ah ! non ! elle a gratté avec vous… Je propose mademoiselle votre fille.
Soit ! j’accepte pour en finir, mais pas un mot devant l’enfant… (Il cherche la sonnette.) Tiens, où est donc la sonnette ? (En marchant Régalas fait résonner la sonnette qui est dans sa poche.) Je l’entends… mais je ne la vois pas.
C’est drôle, je l’avais tout à l’heure. (La retirant de sa poche.) Ne la cherchez plus, la voici.
Puisque vous avez la sonnette, seriez-vous assez bon, monsieur, pour vouloir bien sonner deux fois, (Régalas sonne une fois.) Encore. (Régalas sonne.) Assez… (Céline paraît et vient au milieu.) Approche, mon enfant, approche ! monsieur a bien voulu me faire l’amitié d’accepter une tasse de lait pur… sois assez bonne pour la lui offrir.
Alors… la paix est faite ?
Mais… à peu près.
Laquelle voulez-vous ?
Pas de signes. (À part.) Si elle me donne la bleue, je ne bois pas.
Ô amour, dirige son choix.
Ciel !
À qui va-t-elle l’offrir ?
C’est égal… c’est une drôle d’idée de prendre du lait dans la journée. (Elle se dirige vers son père, qui lui fait signe d’offrir la tasse à Régalas.) Monsieur Ernest.
Ça y est ! (Haut.) Merci, mademoiselle. (À part, prenant la tasse.) Mourir de sa main.
À votre santé… aimable jeune homme !
À la vôtre… bon vieillard !
Comme ils sont amis maintenant.
Eh bien, cher bon… vous ne buvez pas ?
C’est que… je n’ai pas bien soif.
Oh ! une tasse de lait, ça se boit sans soif.
Comme dit l’enfant… ça se boit sans soif.
Il m’avait semblé voir une mouche, et vous savez… une mouche… (Portant la tasse aux lèvres.) Allons !
Ça me fait quelque chose.
Pardon… vous n’auriez pas une feuille de papier timbré ?
Pourquoi ?
J’aurais quelques petites dispositions à faire avant mon départ.
C’est trop juste.
Vous partez ?
Mon Dieu… oui.
Allez-vous bien loin ?
Je vais… où va la feuille de rose.
Chez un parfumeur.
Voici une plume, de l’encre et une feuille de papier timbré.
Merci ! c’est cinquante centimes que je vous dois… (Il donne sa tasse à Legrainard pour fouiller dans sa poche.) Les voici.
Oh ! ce n’était pas nécessaire. (À part.) Il a de l’ordre, ce garçon.
« Je donne et lègue, sans restriction ni réserve, à mademoiselle Céline Legrainard… »
À moi ?
« Tous mes Liens, meubles, immeubles pouvant constituer vingt-cinq mille livres de rente… »
Comment ! vous avez vingt-cinq mille livres de rente ?
Environ.
Pourquoi ne le disiez-VOUS pas ? (Il veut arracher la tasse des mains de Régalas, qui résiste. — Jeu de scène.) Ne touchez pas à ça !… vingt-cinq mille livres de rente ! (Appelant.) Caroline ! Caroline !
Scène XV.
Quoi ?… qu’y a-t-il ?
Il a vingt-cinq mille livres de rente.
Pas possible !
Jeune homme… ma fille est à vous.
Ah !… papa !
J’avais toujours rêvé cette union.
Oh ! monsieur ! oh ! madame ! que de remercîments ! (À part.) Sapristi, je n’ai que deux mille cinq cents francs de rente, j’ai annoncé un zéro de trop. (Haut, aux époux Legrainard.) Le jour du contrat, mon notaire vous dira quelque chose.
Quoi donc ?
Rien… c’est une surprise.
Il veut avantager ma fille.
Pour toutes les affaires sérieuses, c’est à moi que vous vous adresserez, parce que mon mari… c’est un zéro.
Comme ça se trouve, justement il m’en manque un.
Ernest ?
Maman.
Ah ! il m a appelée maman !… Ernest, je vous ai donné deux soufflets, je vous dois deux réparations, une sur chaque joue.
Oh ! ça… avec plaisir, bonne maman.
MADAME LEGRAINARD. Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc ?
Tiens… je me monte l’imagination. (Haut, à madame Legrainard.) Pardon, pardon, dans mon trouble, j’ai pris mademoiselle pour vous… et… franchement, on peut s’y tromper.
Oh !… le menteur !
Il est délirant ! (L’embrassant.) Tu es délirant !
Elle est très-bonne femme… et si ce n’était… (Faisant signe de donner un soufflet.) Ôtez-lui les deux mains… Il ne lui manque plus rien.
On se hait,
Se déplaît,
Tout est noir.
Plus d’espoir,
Mais les vents
Sont changeants,
Mon Dieu, c’est
Bientôt fait.
Pour s’aimer,
S’estimer,
Se bénir
Et s’unir,
Il ne faut,
En un mot,
Qu’un agent…
C’est l’argent !