La Maison à vapeur/Deuxième partie/5

La bibliothèque libre.
La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 267-284).

CHAPITRE V

attaque nocturne


Le départ du colonel n’était pas sans nous laisser de vives inquiétudes. Il se rattachait évidemment à un passé que nous avions cru fermé à jamais. Mais que faire ? Se lancer sur les traces de sir Edward Munro ? Nous ignorions quelle direction il avait prise, quel point de la frontière népalaise il se proposait d’atteindre. Nous ne pouvions, d’autre part, nous dissimuler que, s’il n’avait parlé de rien à Banks, c’est parce qu’il craignait les observations de son ami, auxquelles il voulait se soustraire. Banks regretta vivement de nous avoir suivis dans cette expédition.

Il fallait donc se résigner et attendre. Le colonel Munro serait certainement de retour avant la fin d’août, — ce mois étant le dernier que nous dussions passer au sanitarium, avant de prendre, à travers le sud-ouest, la route de Bombay.

Kâlagani, bien soigné par Banks, ne resta que vingt-quatre heures à Steam-House. Sa blessure devait rapidement se cicatriser, et il nous quitta pour aller reprendre son service au kraal.

Le mois d’août commença encore par des pluies violentes, — un temps à enrhumer des grenouilles, — disait le capitaine Hod ; mais, en somme, il devait être moins pluvieux que le mois de juillet, et, par conséquent, plus propice à nos excursions dans le Tarryani.

Cependant, les rapports étaient fréquents avec le kraal. Mathias Van Guitt ne laissait pas d’être peu satisfait. Il comptait, lui aussi, quitter le campement dans les premiers jours de septembre. Or, un lion, deux tigres, deux léopards, manquaient encore à sa ménagerie, et il se demandait s’il pourrait compléter sa troupe.

En revanche, à défaut des acteurs qu’il voulait engager pour le compte de ses commettants, d’autres vinrent se présenter à son agence, dont il n’avait que faire.

C’est ainsi que, dans la journée du 4 août, un bel ours se fit prendre dans l’un de ses pièges.

Nous étions précisément au kraal, lorsque ses chikaris lui amenèrent dans la cage roulante un prisonnier de grande taille, fourrure noire, griffes acérées, longues oreilles garnies de poils, — ce qui est spécial à ces représentants de la famille des oursins dans les Indes.

« Eh ! qu’ai-je besoin de cet inutile tardigrade ! s’écria le fournisseur, en haussant les épaules.

— Frère Ballon ! frère Ballon ! » répétaient les Indous.

Il paraît que, si les Indous ne sont que les neveux des tigres, ils sont les frères des ours. Mais Mathias Van Guitt, nonobstant ce degré de parenté, reçut frère Ballon avec un sentiment de mauvaise humeur peu équivoque. Prendre des ours quand il lui fallait des tigres, ce n’était pas pour le contenter. Que ferait-il de cette importune bête ? Il lui convenait peu de la nourrir sans espoir de rentrer dans ses frais. L’ours indien n’est que peu demandé sur les marchés de l’Europe. Il n’a pas la valeur marchande du grizzly d’Amérique ni celle de l’ours polaire. C’est pourquoi Mathias Van Guitt, bon commerçant, ne se souciait pas d’un animal encombrant, dont il ne trouverait que difficilement à se défaire !

« Le voulez-vous ? demanda-t-il au capitaine Hod.

— Et que voulez-vous que j’en fasse ! répondit le capitaine.

— Vous en ferez des beefsteaks, dit le fournisseur, si toutefois je puis employer cette catachrèse !

— Monsieur Van Guitt, répondit sérieusement Banks, la catachrèse est une figure permise, quand, à défaut de toute autre expression, elle rend convenablement la pensée.

— C’est aussi mon avis, répliqua le fournisseur.

— Eh bien, Hod, dit Banks, prenez-vous ou ne prenez-vous pas l’ours de monsieur Van Guitt ?

— Ma foi non ! répondit le capitaine Hod. Manger des beefsteaks d’ours, quand l’ours est tué, passe encore ; mais tuer l’ours exprès, pour manger ses beefsteaks, cela ne me met pas en appétit !

— Alors, qu’on rende ce plantigrade à la liberté, » dit Mathias Van Guitt, en se retournant vers ses chikaris.

On obéit au fournisseur. La cage fut ramenée hors du kraal. Un des Indous en ouvrit la porte.

Frère Ballon, qui semblait tout honteux de sa situation, ne se le fit pas dire deux fois. Il sortit tranquillement de la cage, fit un petit hochement de tête que l’on pouvait prendre pour un remerciement, et il détala en poussant un grognement de satisfaction.

« C’est une bonne action que vous avez faite là, dit Banks. Cela vous portera bonheur, monsieur Van Guitt ! »

Banks ne savait pas dire si juste. La journée du 6 août devait récompenser le fournisseur, en lui procurant un des fauves qui manquaient à sa ménagerie.

Voici dans quelles circonstances :

Mathias Van Guitt, le capitaine Hod et moi, accompagnés de Fox, du mécanicien Storr et de Kâlagani, nous battions, depuis l’aube, un épais fourré de cactus et de lentisques, lorsque des hurlements à demi étouffés se firent entendre.

Aussitôt, nos fusils prêts à faire feu, bien groupés tous les six, de manière à nous garder contre une attaque isolée, nous nous dirigeons vers l’endroit suspect.

Cinquante pas plus loin, le fournisseur nous faisait faire halte. À la nature des rugissements, il semblait avoir reconnu ce dont il s’agissait, et, en s’adressant tout spécialement au capitaine Hod.

« Surtout pas de coup de feu inutile, » dit-il.

Puis, s’étant avancé de quelques pas, tandis que, sur un signe de lui, nous restions en arrière :

« Un lion ! » s’écria-t-il.

En effet, à l’extrémité d’une forte corde, attachée à la fourche d’une solide branche d’arbre, un animal se débattait.

C’était bien un lion, un de ces lions sans crinière, — que cette particularité distingue de leurs congénères d’Afrique, — mais un véritable lion, le lion réclamé par Mathias Van Guitt.

La farouche bête, pendue par une de ses pattes de devant, que serrait le nœud coulant de la corde, donnait de terribles secousses, sans parvenir à se dégager.

Le premier mouvement du capitaine Hod, malgré la recommandation du fournisseur, fut de faire feu.

« Ne tirez pas, capitaine ! s’écria Mathias Van Guitt, Je vous en conjure, ne tirez pas !

— Mais…

— Non ! non ! vous dis-je ! Ce lion s’est pris à l’un de mes pièges et il m’appartient ! »

C’était un piège, en effet, — un piège-potence, à la fois très simple et très ingénieux.

Une corde résistante est fixée à une branche d’arbre forte et flexible. Cette branche est recourbée vers le sol, de manière que l’extrémité inférieure de la corde, terminée par un nœud coulant, puisse être engagée dans l’entaille d’un pieu solidement fiché en terre. À ce pieu on place un appât, de telle façon que si un animal veut y toucher, il devra engager dans le nœud soit sa tête, soit l’une de ses pattes. Mais à peine l’a-t-il fait, que l’appât, si peu qu’il ait été remué, dégage la corde de l’entaille, la branche se redresse, l’animal est enlevé, et, au même moment, un lourd cylindre de bois, glissant le long de la corde, tombe sur le nœud, l’assujettit fortement et empêche qu’il puisse se desserrer sous les efforts du pendu.

Ce genre de piège est fréquemment dressé dans les forêts de l’Inde, et les fauves s’y laissent prendre beaucoup plus communément qu’on ne serait tenté de le croire.

Le plus souvent, il arrive que la bête est saisie par le cou, ce qui amène une strangulation presque immédiate, en même temps que sa tête est à demi fracassée par le lourd cylindre de bois. Mais le lion qui se débattait sous nos yeux n’avait été pris que par la patte. Il était donc vivant, bien vivant, et digne de figurer parmi les hôtes du fournisseur.

Mathias Van Guitt, enchanté de l’aventure, dépêcha Kâlagani vers le kraal, avec ordre d’en ramener la cage roulante sous la conduite d’un charretier. Pendant ce temps, nous pûmes observer tout à l’aise l’animal, dont notre présence redoublait la fureur.

Le fournisseur, lui, ne le quittait pas des yeux. Il tournait autour de l’arbre, ayant soin, d’ailleurs, de se tenir hors de portée des coups de griffe que le lion détachait à droite et à gauche.

Une demi-heure après, arrivait la cage, traînée par deux buffles. On y descendait le pendu, non sans quelque peine, et nous reprenions le chemin du kraal.

« Je commençais véritablement à désespérer, nous dit Mathias Van Guitt. Les lions ne figurent pas pour un chiffre important parmi les bêtes némorales de l’Inde…

– Némorales ? dit le capitaine Hod.

– Oui, les bêtes qui hantent les forêts, et je m’applaudis d’avoir pu capturer ce fauve, qui fera honneur à ma ménagerie ! »

Du reste, Mathias Van Guitt, à dater de ce jour, n’eut plus à se plaindre de la malchance.

Le 11 août, deux léopards furent pris conjointement dans ce premier piège à tigres, dont nous avions extrait le fournisseur.

C’étaient deux tchitas, semblables à celui qui avait si audacieusement attaqué le Géant d’Acier dans les plaines du Rohilkhande, et dont nous n’avions pu nous emparer.

Il ne manquait plus que deux tigres pour que le stock de Mathias Van Guitt fût complet.

Nous étions au 15 août. Le colonel Munro n’avait pas encore reparu. De nouvelles de lui, pas la moindre. Banks était inquiet plus qu’il ne le voulait paraître. Il interrogea Kâlagani, qui connaissait la frontière népalaise, sur les dangers que pouvait courir sir Edward Munro à s’aventurer sur ces territoires indépendants. L’Indou lui assura qu’il ne restait plus un seul des partisans de Nana Sahib aux confins du Thibet. Toutefois, il parut regretter que le colonel ne l’eût pas choisi pour guide. Ses services lui auraient été très utiles, dans un pays dont les moindres sentiers lui étaient connus. Mais il ne fallait pas songer maintenant à le rejoindre.

Cependant, le capitaine Hod et Fox, plus particulièrement, continuaient leurs excursions dans le Tarryani. Aidés des chikaris du kraal, ils parvinrent à tuer trois autres tigres de moyenne taille, non sans grands risques. Deux de
Il détala en poussant un grognement. (Page 269.)

ces fauves furent portés au compte du capitaine, le troisième au compte du brosseur.

« Quarante-huit ! dit Hod, qui aurait bien voulu atteindre le chiffre rond de cinquante, avant de quitter l’Himalaya.

— Trente-neuf ! » avait dit Fox, sans parler d’une redoutable panthère, qui était tombée sous ses balles.

Le 20 août, l’avant-dernier des tigres réclamés par Mathias Van Guitt se fit prendre dans une de ces fosses, auxquelles, soit instinct, soit hasard, ils avaient échappé jusqu’alors. L’animal, ainsi qu’il arrive le plus souvent,
« Promenons-nous, Maucler. » (Page 275.)

se blessa dans sa chute, mais la blessure ne présentait aucune gravité. Quelques jours de repos suffiraient à assurer sa guérison, et il n’y devait plus rien paraître, lorsque la livraison serait faite pour le compte de Hagenbeck, de Hambourg.

L’emploi de ces fosses est regardé par les connaisseurs comme une méthode barbare. Lorsqu’il ne s’agit que de détruire les animaux, il est évident que tout moyen est bon ; mais, quand on tient à les prendre vivants, la mort est trop souvent la conséquence de leur chute, surtout lorsqu’ils tombent dans ces fosses, profondes de quinze à vingt pieds, qui sont destinées à la capture des éléphants. Sur dix, à peine peut-on compter en retrouver un qui n’ait quelque fracture mortelle. Aussi, même dans le Mysore, où ce système était surtout préconisé, nous dit le fournisseur, on commence à l’abandonner.

En fin de compte, il ne manquait plus qu’un tigre à la ménagerie du kraal, et Mathias Van Guitt aurait bien voulu le tenir en cage. Il avait hâte de partir pour Bombay.

Ce tigre, il ne devait pas tarder à s’en rendre maître, mais à quel prix ! Cela demande à être raconté avec quelques détails, car l’animal fut chèrement, — trop chèrement, — payé.

Une expédition avait été organisée, par les soins du capitaine Hod, pour la nuit du 26 août. Les circonstances se prêtaient à ce que la chasse se fît dans des circonstances favorables, ciel dégagé de nuages, atmosphère calme, lune en décroissance. Lorsque les ténèbres sont très profondes, les fauves quittent moins volontiers leurs repaires, tandis qu’une demi-obscurité les y invite. Précisément, le ménisque, — un mot de Mathias Van Guitt qui s’applique au croissant lunaire, — le ménisque allait jeter quelques lueurs après minuit.

Le capitaine Hod et moi, Fox et Storr, qui y prenait goût, nous formions le noyau de cette expédition, à laquelle devaient se joindre le fournisseur, Kâlagani et quelques-uns de ses Indous.

Donc, le dîner achevé, après avoir pris congé de Banks, qui avait décliné l’invitation de nous accompagner, nous quittâmes Steam-House vers sept heures du soir, et, à huit, nous arrivions au kraal, sans avoir fait aucune rencontre fâcheuse.

Mathias Van Guitt achevait de souper en ce moment. Il nous reçut avec ses démonstrations ordinaires. On tint conseil, et le plan de chasse fut aussitôt arrêté.

Il s’agissait d’aller prendre l’affût sur le bord d’un torrent, au fond de l’un de ces ravins qu’on appelle « nullah », à deux milles du kraal, en un endroit qu’un couple de tigres visitait assez régulièrement pendant la nuit. Aucun appât n’y avait été préalablement placé. Au dire des Indous, c’était inutile. Une battue, récemment faite dans cette portion du Tarryani, prouvait que le besoin de se désaltérer suffisait à attirer les tigres au fond de cette nullah. On savait aussi qu’il serait facile de s’y poster avantageusement.

Nous ne devions pas quitter le kraal avant minuit. Or, il n’était encore que sept heures. Il s’agissait donc d’attendre sans trop s’ennuyer le moment du départ.

« Messieurs, nous dit Mathias Van Guitt, mon habitation est tout entière à votre disposition. Je vous engage à faire comme moi, à vous coucher. Il s’agit d’être plus que matinal, et quelques heures de sommeil ne peuvent que nous mieux préparer à la lutte.

— Est-ce que vous avez envie de dormir, Maucler ? me demanda le capitaine Hod.

— Non, répondis-je, et j’aime mieux attendre l’heure en me promenant, que d’être forcé de me réveiller en plein sommeil.

— Comme il vous plaira, messieurs, répondit le fournisseur. Pour moi, j’éprouve déjà ce clignotement spasmodique des paupières que provoque le besoin de dormir. Vous le voyez, j’en suis déjà aux mouvements de pendiculation ! »

Et Mathias Van Guitt, levant les bras, renversant la tête et le tronc en arrière par une involontaire extension des muscles abdominaux, laissa échapper quelques bâillements significatifs.

Donc, quand il eut bien « pendiculé » tout à son aise, il nous fit un dernier geste d’adieu, entra dans sa case, et, sans doute, il ne tarda pas à s’y endormir.

« Et nous, qu’allons-nous faire ? demandai-je.

— Promenons-nous, Maucler, me répondit le capitaine Hod, promenons-nous dans le kraal. La nuit est belle, et je serai plus dispos au départ, que si je me mettais trois ou quatre heures de sommeil sur les yeux. D’ailleurs, si le sommeil est notre meilleur ami, c’est un ami qui souvent se fait bien attendre ! »

Nous voilà donc arpentant le kraal, songeant et causant tour à tour. Storr, « que son meilleur ami n’avait pas l’habitude de faire attendre », était couché au pied d’un arbre et dormait déjà. Les chikaris et les charretiers s’étaient également blottis dans leur coin, et il n’y avait plus personne qui veillât dans l’enceinte.

C’était inutile, en somme, puisque le kraal, entouré d’une solide palissade, était parfaitement clos.

Kâlagani alla s’assurer lui-même que la porte avait été soigneusement fermée ; puis, cela fait, après nous avoir donné le bonsoir en passant, il regagna la demeure commune à ses compagnons et à lui.

Le capitaine Hod et moi, nous étions absolument seuls.

Non seulement les gens de Van Guitt, mais les animaux domestiques et les fauves dormaient également, ceux-ci dans leurs cages, ceux-là groupés sous les grands arbres, à l’extrémité du kraal. Silence complet au dedans comme au dehors.

Notre promenade nous amena d’abord vers la place occupée par les buffles. Ces magnifiques ruminants, doux et dociles, n’étaient pas même entravés. Habitués à reposer sous le feuillage de gigantesques érables, nous les voyions là, tranquillement étendus, les cornes enchevêtrées, les pattes repliées sous eux, et l’on entendait une lente et bruyante respiration qui sortait de ces masses énormes.

Ils ne se réveillèrent même pas à notre approche. L’un d’eux, seulement, redressa un instant sa grosse tête, jeta sur nous ce regard sans fixité qui est particulier aux animaux de cette espèce, puis il se confondit de nouveau dans l’ensemble.

« Voilà à quel état les réduit la domesticité, ou plutôt la domestication, dis-je au capitaine.

— Oui, me répondit Hod, et, cependant, ces buffles sont de terribles animaux, quand ils vivent à l’état sauvage. Mais, s’ils ont pour eux la force, ils n’ont pas la souplesse, et que peuvent leurs cornes contre la dent des lions ou la griffe des tigres ? Décidément, l’avantage est aux fauves. »

Tout en causant, nous étions revenus vers les cages. Là, aussi, repos absolu. Tigres, lions, panthères, léopards, dormaient dans leurs compartiments séparés. Mathias Van Guitt ne les réunissait que lorsqu’ils étaient assouplis par quelques semaines de captivité, et il avait raison. Très certainement, en effet, ces féroces animaux, aux premiers jours de leur séquestration, se seraient dévorés entre eux.

Les trois lions, absolument immobiles, étaient couchés en demi-cercle comme de gros chats. On ne voyait plus leur tête, perdue dans un épais manchon de fourrure noire, et ils dormaient du sommeil du juste.

Assoupissement moins complet dans les compartiments des tigres. Des yeux ardents flamboyaient dans l’ombre. Une grosse patte s’allongeait de temps en temps et griffait les barreaux de fer. C’était un sommeil de carnassiers qui rongent leur frein.

« Ils font de mauvais rêves, et je comprends cela ! » dit le compatissant capitaine. Quelques remords, sans doute, agitaient aussi les trois panthères, ou, tout au moins, quelques regrets. À cette heure, libres de tout lien, elles auraient couru la forêt ! Elles auraient rôdé autour des pâturages, en quête de chair vivante !

Quant aux quatre léopards, nul cauchemar ne troublait leur sommeil. Ils reposaient paisiblement. Deux de ces félins, le mâle et la femelle, occupaient la même chambre à coucher, et se trouvaient aussi bien là que s’ils eussent été au fond de leur tanière. Un seul compartiment était vide encore, — celui que devait occuper le sixième et imprenable tigre, dont Mathias Van Guitt n’attendait plus que la capture pour quitter le Tarryani. Notre promenade dura une heure à peu près. Après avoir fait le tour de l’enceinte intérieure du kraal, nous revînmes prendre place au pied d’un énorme mimosa.

Un silence absolu régnait dans la forêt tout entière. Le vent, qui bruissait encore à travers le feuillage à la tombée du jour, s’était tu. Pas une feuille ne remuait aux arbres. L’espace était aussi calme à la surface du sol que dans ces hautes régions, vides d’air, où la lune promenait son disque à demi rongé.

Le capitaine Hod et moi, assis l’un près de l’autre, nous ne causions plus. Le sommeil ne nous envahissait pas, cependant. C’était plutôt cette sorte d’absorption, plus morale que physique, dont on subit l’influence pendant le repos parfait de la nature. On pense, mais on ne formule point sa pensée. On rêve, comme rêverait un homme qui ne dormirait pas, et le regard, que les paupières ne voilent pas encore, tend plutôt à se perdre dans quelque vision fantasmatique.

Cependant, une particularité étonnait le capitaine, et, parlant à voix basse ainsi qu’on le fait presque inconsciemment, lorsque tout se tait autour de soi, il me dit :

« Maucler, un pareil silence a lieu de me surprendre ! Les fauves rugissent habituellement dans l’ombre, et, pendant la nuit, la forêt est bruyante. À défaut de tigres ou de panthères, ce sont les chacals, qui ne chôment jamais. Ce kraal, empli d’êtres vivants, devrait les attirer par centaines, et, pourtant nous n’entendons rien, pas un seul craquement du bois sec sur le sol, pas un seul hurlement au dehors. Si Mathias Van Guitt était éveillé, il ne serait pas moins surpris que moi, sans doute, et il trouverait quelque mot étonnant pour exprimer sa surprise !

— Votre observation est juste, mon cher Hod, répondis-je, et je ne sais à quelle cause attribuer l’absence de ces rôdeurs de nuit. Mais prenons garde à nous-mêmes, ou bien, au milieu de ce calme, nous finirions par nous endormir !

— Résistons, résistons ! répondit le capitaine Hod, en se détirant les bras. L’heure approche, à laquelle il faudra partir. »

Et nous nous reprîmes à causer par phrases qui traînaient, entrecoupées de longs silences.

Combien de temps dura cette rêverie, je n’aurais pu le dire ; mais soudain une sourde agitation se produisit, qui me tira subitement de cet état de somnolence.

Le capitaine Hod, également secoué de sa torpeur, s’était levé en même temps que moi. Il n’y avait pas à en douter, cette agitation venait de se produire dans la cage des fauves.

Lions, tigres, panthères, léopards, tout à l’heure si paisibles, faisaient entendre maintenant un sourd murmure de colère. Debout dans leurs compartiments, allant et venant à petits pas, ils aspiraient fortement quelque émanation du dehors, et se dressaient en renâclant contre les barreaux de fer de leurs compartiments.

« Qu’ont-ils donc ? demandai-je.

— Je ne sais, répondit le capitaine Hod, mais je crains qu’ils n’aient senti l’approche de… »

Tout à coup, de formidables rugissements éclatèrent autour de l’enceinte du kraal.

« Des tigres ! » s’écria le capitaine Hod, en se précipitant vers la case de Mathias Van Guitt.

Mais, telle avait été la violence de ces rugissements, que tout le personnel du kraal était déjà sur pied, et le fournisseur, suivi de ses gens, apparaissait sur la porte.

« Une attaque !… s’écria-t-il.

— Je le crois, répondit le capitaine Hod.

— Attendez ! Il faut voir !… »

Et, sans prendre le temps d’achever sa phrase, Mathias Van Guitt, saisissant une échelle, la dressa contre la palissade. En un instant, il en eut atteint le dernier échelon.

« Dix tigres et une douzaine de panthères ! s’écria-t-il.

— Ce sera sérieux, répondit le capitaine Hod. Nous voulions aller les chasser, et ce sont eux qui nous donnent la chasse !

— Aux fusils ! aux fusils ! » cria le fournisseur.

Et tous, obéissant à ses ordres, en vingt secondes nous étions prêts à faire feu.

Ces attaques d’une bande de fauves ne sont pas rares aux Indes. Combien de fois les habitants des territoires fréquentés par les tigres, plus particulièrement ceux des Sunderbunds, n’ont-ils pas été assiégés dans leurs habitations ! C’est là une redoutable éventualité, et, trop souvent, c’est aux assaillants que reste l’avantage !

Cependant, à ces rugissements du dehors s’étaient joints les hurlements du dedans. Le kraal répondait à la forêt. On ne pouvait plus s’entendre dans l’enceinte.

« Aux palissades ! » s’écria Mathias Van Guitt, qui se fit comprendre par le geste plutôt que par la voix.

Et chacun de nous se précipita vers l’enceinte.

En ce moment, les buffles, en proie à l’épouvante, se démenaient pour quitter la place où ils étaient parqués. Les charretiers essayaient en vain de les y retenir.

Soudain, la porte, dont la barre était mal assujettie sans doute, s’ouvrit violemment, et une bande de fauves força l’entrée du kraal.

Cependant, Kâlagani avait fermé cette porte avec le plus grand soin, ainsi qu’il le faisait chaque soir !

« À la case ! À la case ! » cria Mathias Van Guitt, en s’élançant vers la maison, qui seule pouvait offrir un refuge.

Mais aurions-nous le temps d’y arriver ?

Déjà deux des chikaris, atteints par les tigres, venaient de rouler à terre. Les autres, ne pouvant plus atteindre la case, fuyaient à travers le kraal, cherchant un abri quelconque.

Le fournisseur, Storr et six des Indous étaient déjà dans la maison, dont la porte fut refermée au moment où deux panthères allaient s’y précipiter.

Kâlagani, Fox et les autres, s’accrochant aux arbres, s’étaient hissés dans les premières branches.

Le capitaine Hod et moi, nous n’avions eu ni le temps ni la possibilité de rejoindre Mathias Van Guitt.

« Dix tigres et une douzaine de panthères ! » s’écria-t-il. (Page 279.)

« Maucler ! Maucler ! » cria le capitaine Hod, dont le bras droit venait d’être déchiré par un coup de griffe.

D’un coup de sa queue, un énorme tigre m’avait jeté à terre. Je me relevais au moment où l’animal revenait sur moi, et je courus au capitaine Hod pour lui porter secours.

Un seul refuge nous restait alors : c’était le compartiment vide de la sixième cage. En un instant, Hod et moi nous nous y étions blottis, et la porte refermée nous mettait momentanément à l’abri des fauves, qui se jetèrent en hurlant sur les barreaux de fer.

« C’est le monde renversé, » dit Hod. (Page 281.)

Tel fut alors l’acharnement de ces bêtes furieuses, joint à la colère des tigres emprisonnés dans les compartiments voisins, que la cage, oscillant sur ses roues, fut sur le point d’être chavirée.

Mais les tigres l’abandonnèrent bientôt pour s’attaquer à quelque proie plus sûre.

Quelle scène, dont nous ne perdions aucun détail, en regardant à travers les barreaux de notre compartiment !

« C’est le monde renversé ! s’écria le capitaine Hod, qui enrageait. Eux dehors, et nous dedans !

— Et votre blessure ? demandai-je.

— Ce n’est rien ! »

Cinq ou six coups de feu éclatèrent en ce moment. Ils partaient de la case, occupée par Mathias Van Guitt, contre laquelle s’acharnaient deux tigres et trois panthères.

L’un de ces animaux tomba foudroyé d’une balle explosible, qui devait sortir de la carabine de Storr.

Quant aux autres, ils s’étaient tout d’abord précipités sur le groupe des buffles, et ces malheureux ruminants allaient se trouver sans défense contre de tels adversaires.

Fox, Kâlagani et les Indous, qui avaient dû jeter leurs armes pour grimper plus vite dans les arbres, ne pouvaient leur venir en aide.

Cependant, le capitaine Hod, passant sa carabine à travers les barreaux de notre cage, fit feu. Bien que son bras droit, à demi paralysé par sa blessure, ne lui permît pas de tirer avec sa précision habituelle, il eut la chance d’abattre son quarante-neuvième tigre.

À ce moment, les buffles, affolés, se précipitèrent en beuglant à travers l’enceinte. Vainement, ils essayèrent de faire tête aux tigres, qui, par des bonds formidables, échappaient aux coups de cornes. L’un d’eux, coiffé d’une panthère, dont les griffes lui déchiraient le garrot, arriva devant la porte du kraal et s’élança au dehors.

Cinq ou six autres, serrés de plus près par les fauves, s’échappèrent à sa suite et disparurent.

Quelques-uns des tigres se mirent à leur poursuite ; mais ceux de ces buffles qui n’avaient pu abandonner le kraal, égorgés, éventrés, gisaient déjà sur le sol.

Cependant, d’autres coups de feu éclataient à travers les fenêtres de la case. De notre côté, le capitaine Hod et moi, nous faisions de notre mieux. Un nouveau danger nous menaçait.

Les animaux renfermés dans les cages, surexcités par l’acharnement de la lutte, l’odeur du sang, les hurlements de leurs congénères, se débattaient avec une indescriptible violence. Allaient-ils parvenir à briser leurs barreaux ? Nous devions véritablement le craindre.

En effet, une des cages à tigres fut renversée. Je crus un instant que ses parois rompues leur avaient livré passage !…

Il n’en était rien, heureusement, et les prisonniers ne pouvaient même plus voir ce qui se passait au dehors, puisque c’était la face grillagée de leur cage qui posait sur le sol.

« Décidément, il y en a trop ! » murmura le capitaine Hod, en rechargeant sa carabine.

À ce moment, un tigre fit un bond prodigieux, et, ses griffes aidant, il parvint à s’accrocher à la fourche d’un arbre, sur laquelle deux ou trois chikaris avaient cherche refuge.

L’un de ces malheureux, saisi à la gorge, essaya vainement de résister et fut précipité à terre.

Une panthère vint disputer au tigre ce corps déjà privé de vie, dont les os craquèrent au milieu d’une mare de sang.

« Mais feu ! feu donc ! » criait le capitaine Hod, comme s’il eût pu se faire entendre de Mathias Van Guitt et de ses compagnons.

Quant à nous, impossible d’intervenir maintenant ! Nos cartouches étaient épuisées, et nous ne pouvions plus être que les spectateurs impuissants de cette lutte !

Mais voici que, dans le compartiment voisin du nôtre, un tigre, qui cherchait à briser ses barreaux, parvint, en donnant une secousse violente, à rompre l’équilibre de la cage. Elle oscilla un instant et se renversa presque aussitôt.

Contusionnés légèrement dans la chute, nous nous étions relevés sur les genoux. Les parois avaient résisté, mais nous ne pouvions plus rien voir de ce qui se passait au dehors.

Si l’on ne voyait pas, on entendait, du moins ! Quel sabbat de hurlements dans l’enceinte du kraal ! Quelle odeur de sang imprégnait l’atmosphère ! Il semblait que la lutte eût pris un caractère plus violent. Que s’était-il donc passé ? Les prisonniers des autres cages s’étaient-ils échappés ? Attaquaient-ils la case de Mathias Van Guitt ? Tigres et panthères s’élançaient-ils sur les arbres pour en arracher les Indous ?

« Et ne pouvoir sortir de cette boîte ! » s’écriait le capitaine Hod, en proie à une rage véritable.

Un quart d’heure environ, — un quart d’heure dont nous comptions les interminables minutes ! — s’écoula dans ces conditions.

Puis, le bruit de la lutte diminua peu à peu. Les hurlements s’affaiblirent. Les bonds des tigres, qui occupaient les compartiments de notre cage, devinrent plus rares. Le massacre avait-il donc pris fin ?

Soudain, j’entendis la porte du kraal qui se refermait avec fracas. Puis, Kâlagani nous appela à grands cris. À sa voix se joignait celle de Fox, répétant :

« Mon capitaine ! mon capitaine !

— Par ici ! » répondit Hod.

Il fut entendu, et, presque aussitôt, je sentis que la cage se relevait. Un instant après, nous étions libres.

« Fox ! Storr ! s’écria le capitaine, dont la première pensée fut pour ses compagnons.

– Présents ! » répondirent le mécanicien et le brosseur.

Ils n’étaient pas même blessés. Mathias Van Guitt et Kâlagani se trouvaient également sains et saufs. Deux tigres et une panthère gisaient sans vie sur le sol. Les autres avaient quitté le kraal, dont Kâlagani venait de refermer la porte. Nous étions tous en sûreté.

Aucun des fauves de la ménagerie n’était parvenu à s’échapper pendant la lutte, et, même, le fournisseur comptait un prisonnier de plus. C’était un jeune tigre, emprisonné dans la petite cage roulante, qui s’était renversée sur lui, et sous laquelle il avait été pris comme dans un piège.

Le stock de Mathias Van Guitt était donc au complet ; mais que cela lui coûtait cher ! Cinq de ses buffles étaient égorgés, les autres avaient pris la fuite, et trois des Indous, horriblement mutilés, nageaient dans leur sang sur le sol du kraal !