La Maison à vapeur/Première partie/9

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La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 107-117).

CHAPITRE IX.

allahabad


Entre Bénarès et Allahabad la distance est environ de cent trente kilomètres. La route suit presque invariablement la rive droite du Gange, entre le railway et le fleuve. Storr s’était procuré du charbon en briquettes, et il en avait chargé le tender. L’éléphant avait donc sa nourriture assurée pour plusieurs jours. Bien nettoyé, — j’allais dire bien étrillé, — propre comme s’il sortait de l’atelier d’ajustage, il attendait impatiemment le moment de partir. Il ne piaffait pas, non, sans doute, mais quelques frémissements de ses roues attestaient la tension des vapeurs qui emplissaient ses poumons d’acier.

Notre train partit donc de grand matin, le 24, avec une vitesse de trois à quatre milles à l’heure.

La nuit s’était passée sans incidents, et nous n’avions pas revu le Bengali.

Mentionnons ici, une fois pour toutes, que le programme de chaque journée, comprenant heures du lever, heures du coucher, déjeuners, lunchs, dîners, sieste, s’accomplissait avec une exactitude militaire. L’existence à Steam-House s’écoulait aussi régulièrement que dans le bungalow de Calcutta. Le paysage se modifiait incessamment à nos regards, sans que notre habitation eût semblé se déplacer. Nous étions absolument faits à cette nouvelle vie, comme un passager à la vie de bord d’un transatlantique, — moins la monotonie, car nous n’étions pas toujours enfermés dans un même horizon de mer.

À onze heures, ce jour-là, apparut dans la plaine un curieux mausolée, d’architecture mongole, qui a été dressé en l’honneur de deux saints personnages de l’Islam, Kassim-Soliman, père et fils. Une demi-heure après, c’était l’importante forteresse de Chunar, dont les pittoresques remparts couronnent un imprenable roc, élevé à pic de cent cinquante pieds au-dessus du Gange.

Il ne fut pas question de faire halte pour visiter cette forteresse, une des plus importantes de la vallée du Gange, située de manière à pouvoir économiser la poudre et les boulets en cas d’attaque. En effet, toute colonne d’assaut qui chercherait à atteindre ses murailles, serait écrasée par une avalanche de rochers disposés à cet effet.

Au pied s’étend la ville qui porte son nom, et dont les coquettes habitations disparaissent sous la verdure.

À Bénarès, on l’a vu, il existe plusieurs lieux privilégiés, qui sont considérés par les Indous comme les plus sacrés du monde. À bien compter, on en trouverait des centaines de ce genre, à la surface de la péninsule. La forteresse Chunar, elle aussi, possède une de ces miraculeuses stations. Là, on vous montre une plaque de marbre, sur laquelle un dieu quelconque vient régulièrement faire sa sieste quotidienne. Il est vrai que ce dieu est invisible. Aussi n’avons-nous pas cherché à le voir.

Le soir, le Géant d’Acier faisait halte près de Mirzapore pour y passer la nuit. Si la ville n’est point dépourvue de temples, elle a des usines aussi, et un port de chargement pour le coton que produit ce territoire. Ce sera, un jour, une riche cité commerçante.

Le lendemain, 25 mai, vers deux heures après midi, nous franchissions à gué la petite rivière la Tonsa, qui, à cette époque, n’avait pas un pied d’eau. À cinq heures, était dépassé le point où se soude le grand embranchement de Bombay à Calcutta. Presque à l’endroit où la Jumna tombe dans le Gange, nous admirions le magnifique viaduc en fer, qui mouille ses seize piles, hautes de soixante pieds, dans les eaux de ce superbe affluent. Arrivés au pont de bateaux, long d’un kilomètre, qui réunit la rive droite à la rive gauche du fleuve, nous le traversions sans trop de difficultés, et, dans la soirée, nous venions camper à l’extrémité de l’un des faubourgs d’Allahabad.

La journée du 26 devait être consacrée à la visite de cette importante ville, de laquelle rayonnent les principaux chemins de fer de l’Indoustan. Elle est assise dans une admirable position, au milieu du plus riche territoire, entre les deux bras de la Jumna et du Gange.

La nature a certainement tout fait pour qu’Allahabad soit la capitale de l’Inde anglaise, le centre du gouvernement, la résidence du vice-roi. Il n’est donc pas impossible qu’elle le devienne un jour, si les cyclones jouent quelques mauvais tours à Calcutta, la métropole actuelle. Ce qui est certain, c’est que quelques bons esprits ont déjà entrevu et prévu cette éventualité. Dans ce grand corps qui s’appelle l’Inde, Allahabad est placée là où est le cœur, comme Paris est au cœur de la France. Il est vrai que Londres n’est pas au centre du Royaume-Uni, mais aussi Londres n’a-t-elle pas sur les grandes cités anglaises, Liverpool, Manchester, Birmingham, la prééminence de Paris sur toutes les autres villes de France.

« Et à partir de ce point, demandai-je à Banks, allons-nous marcher directement dans le nord ?

– Oui, répondit Banks, ou du moins presque directement. Allahabad est, dans l’ouest, la limite de cette première partie de notre expédition.

– Enfin ! s’écria le capitaine Hod, les grandes villes, c’est bien, mais les grandes plaines, les grandes jungles, c’est mieux ! À continuer de suivre ainsi les railways, nous finirions par rouler dessus, et notre Géant d’Acier passerait à l’état de simple locomotive ! Quelle déchéance !

– Rassurez-vous, Hod, répondit l’ingénieur, cela n’arrivera pas. Nous allons nous aventurer bientôt sur vos territoires de prédilection.

– Ainsi, Banks, nous irons droit à la frontière indo-chinoise, sans traverser Lucknow ?

– Mon avis est d’éviter cette ville, et surtout Cawnpore, trop pleine de funestes souvenirs pour le colonel Munro.

– Vous avez raison, répliquai-je, et nous n’en passerons jamais assez loin !

– Dites-moi, Banks, demanda le capitaine Hod, pendant votre visite à Bénarès, vous n’avez rien appris sur Nana Sahib ?

– Rien, répondit l’ingénieur. Il est probable que le gouverneur de Bombay aura été une fois de plus induit en erreur, et que le Nana n’a jamais reparu dans la présidence de Bombay.

– C’est probable, en effet, répondit le capitaine, sans quoi l’ancien rebelle aurait déjà fait parler de lui !

– Quoi qu’il en soit, dit Banks, j’ai hâte de quitter cette vallée du Gange, qui a été le théâtre de tant de désastres pendant l’insurrection des Cipayes, depuis Allahabad jusqu’à Cawnpore. Mais, surtout, que le nom de cette ville ne soit pas plus prononcé devant le colonel que le nom de Nana Sahib ! Laissons-le maître de sa pensée. »

Le lendemain, Banks voulut encore m’accompagner pendant les quelques heures que j’allais consacrer à visiter Allahabad. Peut-être aurait-il fallu trois jours pour bien voir les trois villes qui la composent. Mais, en somme, elle est moins curieuse que Bénarès, bien qu’elle compte, elle aussi, parmi les cités saintes.

De la ville indoue, il n’y a rien à dire. C’est une agglomération de maisons basses, que séparent des rues étroites, dominées çà et là par des tamarins, qui sont magnifiques.

De la ville anglaise et des cantonnements, rien non plus. Belles avenues bien plantées, riches habitations, larges places, tous les éléments d’une ville destinée à devenir une grande capitale.

Le tout est situé dans une vaste plaine, limitée au nord et au sud par le double cours de la Jumna et du Gange. On l’appelle la « plaine des Aumônes », parce que les princes indous y sont venus de tout temps faire œuvres de charité. D’après ce que rapporte M. Rousselet, qui cite un passage de la Vie de Hionen Thsang, « il est plus méritoire de donner en ce lieu une pièce de monnaie que cent mille ailleurs. »

Le Dieu des chrétiens, lui, ne rend qu’au centuple. C’est cent fois moins, sans doute, mais il m’inspire plus de confiance.

Un mot du fort d’Allahabad, qui est curieux à visiter. Il est construit à l’ouest de cette grande plaine des Aumônes, et profile hardiment ses hautes murailles en grès rouge, dont les projectiles peuvent, qu’on nous passe l’expression, « casser les bras » aux deux fleuves. Au milieu du fort, un palais, devenu un arsenal, autrefois résidence préférée du sultan Akbar, — dans un des coins, le Lât de Féroze-Schachs, superbe monolithe de trente-six pieds, qui supporte un lion, — non loin, un petit temple, que les Indous, auxquels on refuse l’entrée du fort, ne peuvent visiter, bien qu’il soit un des endroits les plus sacrés du monde : tels sont les principaux points de la forteresse qui attirent l’attention des touristes.

Banks m’apprit que le fort d’Allahabad avait aussi sa légende, qui rappelle la légende biblique, relative à la reconstruction du temple de Salomon, à Jérusalem.

Lorsque le sultan voulut bâtir le fort d’Allahabad, il paraît que les pierres se montrèrent fort récalcitrantes. Un mur était-il construit, il s’écroulait aussitôt. On consulta l’oracle. L’oracle répondit, comme toujours, qu’il fallait une victime volontaire pour conjurer le mauvais sort. Un Indou s’offrit en holocauste. Il fut sacrifié, et le fort s’acheva. Cet Indou se nommait Brog, et voilà pourquoi la ville est encore désignée aujourd’hui sous le double nom de Brog-Allahabad.

Banks me conduisit ensuite aux jardins de Khoursou, qui sont célèbres et méritent leur célébrité. Là, sous l’ombrage des plus beaux tamarins du monde, s’élèvent plusieurs mausolées mahométans. L’un d’eux est la dernière demeure du sultan dont ces jardins portent le nom. Sur l’un des murs en marbre blanc est incrustée la paume d’une main énorme. On nous la montra avec une complaisance qui nous avait manqué pour les empreintes sacrées de Gaya.

Il est vrai, ce n’était pas la trace du pied d’un dieu, mais celle de la main d’un simple mortel, petit neveu de Mahomet.

Pendant l’insurrection de 1857, le sang ne fut pas plus épargné à Allahabad qu’aux autres villes de la vallée du Gange. Le combat livré par l’armée royale aux révoltés, sur le champ de manœuvres de Bénarès, provoqua le soulèvement des troupes natives, et, en particulier, la révolte du 6e régiment de l’armée du Bengale. Huit enseignes furent massacrés, tout d’abord ; mais, grâce à l’attitude énergique de quelques artilleurs européens, qui appartenaient au corps des invalides de Chounar, les Cipayes finirent par déposer les armes.

Dans les cantonnements, ce fut plus sérieux. Les natifs se soulevèrent, les prisons furent ouvertes, les docks furent pillés, les habitations européennes furent incendiées. Sur ces entrefaites, le colonel Neil, après avoir rétabli l’ordre à Bénarès, arriva avec son régiment et cent fusiliers du régiment de Madras. Il reprit le pont de bateaux sur les insurgés, enleva les faubourgs de la ville dans la journée du 18 juin, dispersa les membres d’un gouvernement provisoire qu’un musulman avait installé, et redevint maître de la province.

Pendant cette courte excursion à Allahabad, Banks et moi nous observâmes avec soin si nous étions suivis comme nous l’avions été à Bénarès. Mais, cette fois, nous ne vîmes rien de suspect.

« N’importe, me dit l’ingénieur, il faut toujours se défier ! J’aurais voulu passer incognito, car le nom du colonel Munro est trop connu des natifs de cette province ! »

Nous étions de retour à six heures pour le dîner. Sir Edward Munro, qui avait quitté le campement pendant une heure ou deux, était de retour et nous
Le fort d’Allahabad. (Page 110.)

attendait. Quant au capitaine Hod, qui était allé rendre visite à quelques-uns de ses camarades en garnison dans les cantonnements, il rentrait presque en même temps que nous.

J’observai alors et je fis observer à Banks que le colonel Munro paraissait, non pas plus triste, mais plus soucieux que d’habitude. Il me semblait surprendre dans ses regards un feu que les larmes auraient dû y avoir noyé depuis longtemps !

« Vous avez raison, me répondit Banks, il y a quelque chose ! Que s’est-il donc passé ?

« Lisez, » dit-il. (Page 115.)

– Si vous interrogiez Mac Neil ? dis-je.

– Oui, Mac Neil saura peut-être… »

Et l’ingénieur, quittant le salon, alla ouvrir la porte de la cabine du sergent. Le sergent n’était pas là.

« Où est Mac Neil ? demanda Banks à Goûmi, qui se disposait à nous servir à table.

– Il a quitté le campement, répondit Goûmi.

– Depuis quand ?

– Depuis une heure environ, et par ordre du colonel Munro.

– Vous ne savez pas où il est allé ?

– Non, monsieur Banks, et je ne saurais dire pourquoi il est parti.

– Il n’y a rien eu de nouveau ici depuis notre départ ?

– Rien. »

Banks revint, m’apprit l’absence du sergent pour un motif que personne ne connaissait, et répéta :

« Je ne sais ce qu’il y a, mais très certainement il y a quelque chose ! Attendons. »

On se mit à table. Le plus ordinairement, le colonel Munro prenait part à la conversation pendant les repas. Il aimait à se faire raconter nos excursions. Il s’intéressait à ce que nous avions fait pendant la journée. J’avais soin de ne jamais lui parler de ce qui pouvait lui rappeler, même de loin, l’insurrection des Cipayes. Je crois qu’il s’en apercevait ; mais me tenait-il compte de ma réserve ? Cela, d’ailleurs, ne laissait pas d’être assez difficile, lorsqu’il s’agissait de villes, telles que Bénarès ou Allahabad, qui avaient été le théâtre de scènes insurrectionnelles.

Aujourd’hui, et pendant ce dîner, je pouvais donc craindre d’être obligé de parler d’Allahabad. Crainte vaine. Le colonel Munro n’interrogea ni Banks ni moi sur l’emploi de notre journée. Il resta muet pendant toute la durée du repas. Sa préoccupation semblait même s’accroître avec l’heure. Il regardait fréquemment vers la route qui conduit aux cantonnements, et je crois même qu’il fut plusieurs fois sur le point de se lever de table pour mieux voir dans cette direction. C’était évidemment le retour du sergent Mac Neil que sir Edward Munro attendait avec impatience.

Le dîner se passa donc assez tristement. Le capitaine Hod interrogeait Banks du regard, pour lui demander ce qu’il y avait. Or, Banks n’en savait pas plus que lui.

Lorsque le dîner fut achevé, le colonel Munro, au lieu de rester à faire la sieste, suivant son habitude, descendit le marche-pied de la vérandah, fit quelques pas sur la route, y jeta une dernière fois un long regard ; puis, se retournant vers nous :

« Banks, Hod, et vous aussi, Maucler, dit-il, voudriez-vous m’accompagner jusqu’aux premières maisons des cantonnements ? »

Nous quittâmes immédiatement la table, à la suite du colonel, qui marchait lentement, sans prononcer une parole.

Après avoir fait une centaine de pas, sir Edward Munro s’arrêta devant un poteau qui se dressait sur la droite de la route, et sur lequel une notice était affichée.

« Lisez, » dit-il.

C’était la notice, vieille de plus de deux mois déjà, qui mettait à prix la tête du nabab Nana Sahib, et dénonçait sa présence dans la présidence de Bombay.

Banks et Hod ne purent retenir un geste de désappointement. Jusqu’alors, aussi bien à Calcutta que pendant le cours du voyage, ils étaient parvenus à éviter que cette notice tombât sous les yeux du colonel. Un fâcheux hasard venait de déjouer leurs précautions !

« Banks, dit sir Edward Munro en saisissant la main de l’ingénieur, tu connaissais cette notice ? »

Banks ne répondit pas.

« Tu savais, il y a deux mois, reprit le colonel, que la présence de Nana Sahib venait d’être signalée dans la présidence de Bombay, et tu ne m’as rien dit ! »

Banks restait muet, ne sachant que répondre.

« Eh bien, oui, mon colonel, s’écria le capitaine Hod, oui, nous le savions, mais pourquoi vous le dire ? Qui prouve que le fait qu’annonce cette notice soit vrai, et à quoi bon vous rappeler des souvenirs qui vous font tant de mal !

– Banks, s’écria le colonel Munro, dont la figure venait comme de se transformer, as-tu donc oublié que c’est à moi, à moi plus qu’à tout autre, qu’il appartient de faire justice de cet homme ! Sache ceci : si j’ai consenti à quitter Calcutta, c’est que ce voyage devait me ramener vers le nord de l’Inde, c’est que je n’ai pas cru, un seul jour, à la mort de Nana Sahib, c’est que je n’ai jamais oublié mes devoirs de justicier ! En partant avec vous, je n’ai eu qu’une idée, qu’un espoir ! J’ai compté, pour me rapprocher de mon but, sur les hasards du voyage et sur l’aide de Dieu ! J’ai eu raison ! Dieu m’a conduit devant cette notice ! Ce n’est plus au nord qu’il faut aller chercher Nana Sahib, c’est au sud ! Soit ! J’irai au sud ! »

Nos pressentiments ne nous avaient donc pas trompés ! Il n’était que trop vrai ! Une arrière-pensée, mieux que cela, une idée fixe, dominait encore, dominait plus que jamais le colonel Munro. Il venait de nous la dévoiler tout entière.

« Munro, répondit Banks, si je ne t’ai parlé de rien, c’est que je ne croyais pas à la présence de Nana Sahib dans la présidence de Bombay. L’autorité, ce n’est pas douteux, a été trompée une fois de plus. En effet, cette notice est datée du 6 mars, et, depuis cette époque, rien n’est venu confirmer la nouvelle de l’apparition du nabab. »

Le colonel Munro ne répondit pas, tout d’abord, à cette observation de l’ingénieur. Il jeta encore un dernier regard sur la route. Puis :

« Mes amis, dit-il, je vais apprendre ce qu’il en est. Mac Neil est allé à Allahabad, avec une lettre pour le gouverneur. Dans un instant, je saurai si Nana Sahib a en effet sérieusement reparu dans une des provinces de l’ouest, s’il y est encore ou s’il a disparu.

– Et s’il y a été vu, si le fait est indubitable, Munro, que feras-tu ? demanda Banks, qui saisit la main du colonel.

– Je partirai ! répondit sir Edward Munro. J’irai partout où, au nom de la suprême justice, il est de mon devoir d’aller !

– Cela est absolument décidé, Munro ?

– Oui, Banks, absolument. Vous continuerez votre voyage sans moi, mes amis… Dès ce soir, j’aurai pris le train de Bombay.

– Soit, mais tu n’iras pas seul ! répondit l’ingénieur, en se retournant vers nous. Nous t’accompagnerons, Munro !

– Oui ! oui ! mon colonel ! s’écria le capitaine Hod. Nous ne vous laisserons pas partir sans nous ! Au lieu de chasser les fauves, eh bien ! nous chasserons les coquins !

– Colonel Munro, ajoutai-je, vous me permettrez de me joindre au capitaine et à vos amis !

– Oui, Maucler, répondit Banks, et, dès ce soir, nous aurons tous quitté Allahabad…

– Inutile ! » dit une voix grave.

Nous nous retournâmes. Le sergent Mac Neil était devant nous, un journal à la main.

« Lisez, mon colonel, dit-il. Voici ce que le gouverneur m’a dit de mettre sous vos yeux. »

Et sir Edward Munro lut ce qui suit :

« Le gouverneur de la présidence de Bombay porte à la connaissance du public que la notice du 6 mars dernier, concernant le nabab Dandou-Pant, doit être considérée comme n’ayant plus d’objet. Hier, Nana Sahib, attaqué dans les défilés des monts Sautpourra, où il s’était réfugié avec sa troupe, a été tué dans la lutte. Il n’y a aucun doute possible sur son identité. Il a été reconnu par des habitants de Cawnpore et de Lucknow. Un doigt lui manquait à la main gauche, et l’on sait que Nana Sahib avait fait l’amputation de l’un de ses doigts, au moment où, par de fausses obsèques, il voulut faire croire à sa mort. Le royaume de l’Inde n’a donc plus rien à craindre des manœuvres du cruel nabab qui lui a coûté tant de sang. »

Le colonel Munro avait lu ces lignes d’une voix sourde ; puis, il laissa tomber le journal.

Nous nous taisions. La mort de Nana Sahib, indiscutable cette fois, nous délivrait de toute crainte dans l’avenir.

Le colonel Munro, après quelques minutes de silence, passa sa main sur ses yeux comme pour effacer d’affreux souvenirs. Puis :

« Quand devons-nous quitter Allahabad ? demanda-t-il.

– Demain, au point du jour, répondit l’ingénieur.

– Banks, reprit le colonel Munro, ne pouvons-nous nous arrêter quelques heures à Cawnpore ?

– Tu veux ?…

– Oui, Banks, je voudrais… je veux revoir encore une fois… une dernière fois Cawnpore !

– Nous y serons dans deux jours ! répondit simplement l’ingénieur.

– Et après ?… reprit le colonel Munro.

– Après ?… répondit Banks, nous continuerons notre expédition vers le nord de l’Inde !

– Oui !… au nord ! au nord !… » dit le colonel d’une voix qui me remua jusqu’au fond du cœur.

En vérité, il était à croire que sir Edward Munro conservait encore quelque doute sur l’issue de cette dernière lutte entre Nana Sahib et les agents de l’autorité anglaise. Avait-il raison contre ce qui semblait être l’évidence même ?

L’avenir nous l’apprendra.