La Maison Pascal/1

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Librairie Paul Ollendorff (p. 1-24).
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LA MAISON PASCAL



I


La maison était équivoque et pimpante.

Plantée au fond d’une avenue déserte, elle dressait trois étages de briques vermeilles où s’entre-bâillaient des persiennes vertes, toujours mi-closes. La façade se décorait, à la manière des habitations méridionales, de bas-reliefs mythologiques : Amour et Vénus de plâtre peinturé, aux couleurs pâlies par la morsure du soleil.

Et, silencieuse, isolée, jolie, riante, — avec ses volets presque fermés qui semblaient, entre leurs rainures vertes, laisser filtrer la lueur de quelque espérance louche. — la Maison rose apparaissait étrangement suspecte et charmante.

Les passants se la désignaient d’un clin d’œil malicieux : sans qu’aucun d’eux pût se vanter d’en avoir franchi le seuil, tous soupçonnaient sa destination impudique.

Il en est de certaines demeures comme de certains visages : leur extérieur est une enseigne et un enseignement.

Cependant, malgré ses murs enluminés derrière lesquels s’abritait un murmure clandestin ; malgré les silhouettes entrevues dans l’ombre d’une fenêtre : figures fardées ; profil d’adolescent imberbe ; main robuste, main masculine aux doigts bagués, aux ongles trop vermillonnés, penchée à l’appui de la croisée ; la Maison continuait à intriguer : son ignominie devinée se rehaussait de mystère…

Car, un soir, trois jeunes gens en gaîté s’étaient décidés à entrer là, après un conciliabule hésitant :

— Bah ! on sait bien ce que c’est.

— Pourtant…

— Une concurrence à celle de la rue Neuve.

— Si nous nous trompions ?

— Allons donc !

Le plus hardi avait poussé le vantail entr’ouvert, écarté les effilés d’une portière bruissante, faite, à la mode de Provence, d’une frange de perles de verroterie enfilées.

Ils s’étaient trouvés dans un vestibule tapissé de tentures à fleurs rouges, éclairé par six appliques électriques que des lanternes japonaises tamisaient d’une lumière violette. Jetées çà et là, sur la moquette bariolée du sol, des peaux de tigres, de lions, d’ours blancs s’allongeaient, évoquant l’apparence des bêtes encore vivantes, ainsi étendues, avec leur grâce de grands fauves nonchalants.

Une jolie fille en bonnet azur était accourue au-devant des jeunes gens, les avait dévisagés, très surprise. Et quand l’un d’eux, bredouillant, balbutiant, un peu embarrassé, avait avoué le mobile de leur visite nocturne, la jeune bonne, souriante, avait répliqué à ces messieurs qu’ils faisaient erreur… qu’ils ne rencontreraient rien ici de ce qu’ils y venaient chercher… que la Maison Pascal n’était pas du tout ce que ces messieurs croyaient, oh ! pas du tout !

Et cela avec des œillades agréables, des réticences ambiguës qui laissaient comprendre que l’on n’était pas précisément offusqué que la Maison fût prise pour… une autre ; mais, que l’on regrettait — oui, c’est cela — que l’on regrettait véritablement de ne pouvoir satisfaire ces messieurs…

Si bien que les trois jeunes gens, abasourdis, s’en étaient allés aussi perplexes, aussi indécis qu’auparavant, sur le compte de cette habitation douteuse. Bientôt, ils avaient raconté, par la ville, que l’on se méprenait absolument en supposant la Maison Pascal un établissement ad usum… Hum !… Mais qu’il y avait tout de même quelque manigance interlope là-dessous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis six semaines, la Maison Pascal excitait la curiosité des habitants de Montfleuri-les-Pins.

Montfleuri-les-Pins ?… Ne cherchez pas. C’est une petite cité du pays latin, parfumée de soleil, de fleurs et de gaieté ; un gros bouquet de villas blanches, de routes claires et de verdures éternelles écloses sur les bords de la Méditerranée.

C’est une ville exquise de fraîcheur lumineuse, de jeunesse rayonnante, bâtie par une Hébé qu’eût secondé Phœbus.

Si les poètes l’ont placée dans leurs rêves, les géographes ont négligé de la mentionner sur leurs cartes ; et, grâce à cet oubli opportun, Montfleuri-les-Pins reste une cité indépendante et fortunée qui n’appartient, en propre, à aucun État et qui est gouvernée uniquement par l’autorité démocratique d’un magister municipal, dont les fonctions rappellent beaucoup celles de maire ou de bourgmestre.

Construit en amphithéâtre, Montfleuri-les-Pins s’adosse à une petite colline au sommet de laquelle s’élève une coquette villa de briques roses, que son propriétaire loue aux étrangers.

Le mois précédent, un certain M. Pascal, de passage à Montfleuri, s’était arrêté devant la maison de plaisance, l’avait visitée, admirée, retenue ; et, signant le bail, s’était installé définitivement.

Il avait changé l’ameublement ; des fourgons chargés d’objets hétéroclites avaient séjourné plusieurs jours dans le jardin de la propriété ; le tapissier de Montfleuri-les-Pins s’était livré à un travail diligent et minutieux au sujet duquel il avait, discret, observé la plus stricte réserve.

M. Pascal était censé habiter seul, avec sa femme, cette maison trop vaste pour deux personnes. Mais, durant plusieurs semaines, chaque jour, à la nuit tombante, des ombres furtives — tantôt groupées, tantôt isolées — se glissaient subrepticement à l’intérieur de la villa… On ne les avait pas encore vues ressortir.

Montfleuri est une ville de province : c’est dire la stupeur, le désir ardent, la curiosité aiguisée, les conjectures baroques des Montfleuriens, en face de ces événements insolites.

On avait remarqué que l’arrivée des hôtes mystérieux coïncidait toujours avec l’heure du train… Que la servante des Pascal, au marché, renouvelait quotidiennement des provisions assez copieuses pour nourrir tout un pensionnat… Quels étaient ces gens bizarres qui logeaient à la Maison Pascal sans jamais se montrer ?… Et ces Pascal, nouveaux venus dans le pays, qui vivaient à l’écart et n’avaient point fait de visite de bienséance à M. le magister, non plus qu’aux principaux fonctionnaires de la ville ?

— Des anarchistes russes réfugiés, opinaient les uns.

— De faux monnayeurs, prétendaient les autres.

Et c’est ainsi que peu à peu, avec des allusions grivoises, des sourires égrillards, on avait fini par soupçonner la Maison Pascal de receler — à défaut de dynamite ou d’or trop bien allié — une pacotille interdite, suggestive, prometteuse ; une séduisante denrée vivante importée à l’usage des citoyens joyeux de Montfleuri-les-Pins.

Or, voici que l’équipée des trois jeunes gens audacieux détruisait l’alléchante hypothèse. Ce n’était pas cela, et cependant… c’était… Au fait, que pouvait bien être cette Maison Pascal ?

Ce matin-là, le jeune Camille Champion se le demandait une fois de plus en contemplant la façade incarnate, ruisselant de lumière vive sous un soleil incandescent.

Camille était le fils unique de M. Onésime Champion, magister de Montfleuri-les-Pins.

Grand, brun, les épaules larges et les attaches fines ; le visage mince, glabre ; le teint mat, les joues ambrées ; ouvrant des yeux d’un bleu de nuit sous de longues paupières obliques, cet éphèbe de vingt-deux ans dressait une jolie tête de page efféminé sur le corps le plus mâle qui se pût voir ; et ce contraste lui donnait une ressemblance frappante avec le Saint Jean-Baptiste de Léonard.

D’un tempérament rêveur, voire lyrique, le fils du magister coulait son existence mélancolique de rejeton provincial dans l’espoir vague de la poursuivre un jour à Paris, parmi des destinées plus glorieuses.

Bien qu’enrichi personnellement par l’héritage de sa mère, il ne lui venait point l’idée de s’affranchir de la tutelle paternelle pour courir les routes tentatrices ; ni d’abandonner Montfleuri-les-Pins, dont les habitants l’irritaient, d’un respect envahissant et d’une sollicitude indiscrète envers le fils de leur magister.

Camille possédait une nature oscillante et irrésolue. Sa volonté était un pendule.

Il souhaitait l’aventure inconnue, comme on guigne un fruit enviable ; mais, dès qu’il s’agissait de cueillir, ce Tantale volontaire n’osait plus tendre la main. Ou bien, il perdait la tête, et son indécision affolée le poussait à commettre des actions saugrenues.

Donc, ce matin-là, embusqué à cinquante pas, Camille Champion épiait la Maison Pascal.

Elle l’attirait et l’obsédait par son double charme de nouveauté ignorée et de vice pressenti. Il ne se lassait point de la considérer, se détachant ainsi qu’un bloc de corail clair sur le bleu épais d’un ciel indigo. Équivoque, mais séduisante. Ses persiennes vertes toujours tirées, masquant les fenêtres, gardaient la réserve agaçante d’un loup posé sur un visage. Derrière les bas-reliefs sculptés de nudités païennes : la perspective d’académies moins illusoires. Pour idéaliser les bas commentaires de débauche : le raffinement d’un problème sans solution. Bref, à la place du gros numéro : un point d’interrogation.

Voilà bien de quoi monter l’imagination d’un jeune homme de vingt-deux ans, qui s’ennuie à périr.

De son poste d’observation, Camille aperçut tout d’abord la servante des Pascal traversant le jardin, un panier au bras ; puis, au premier, l’un des volets s’écarta doucement et la silhouette onduleuse d’un long chat noir apparut à ses regards ; l’animal profila un instant ses courbes sinuosités en ombre chinoise sur le fond rosé du mur, bondit au-dessus du linteau, se jucha sur un rebord de pierre et se mit à lécher méthodiquement le bout de ses pattes avec des mouvements gracieux de sa tête renflée. Enfin, quelqu’un sortit de la maison — une jeune femme. Et Camille, très intéressé, se rapprocha instinctivement, pour mieux la détailler.

C’était une blanche créature, blanche depuis les fins souliers de peau, le costume de drap léger, la blouse de batiste, jusqu’au petit béguin de dentelle qui encadrait une figure merveilleusement pâle et claire sur laquelle se détachaient les boucles foncées des cheveux châtains. Dans l’ovale pur du visage se modelaient des traits de poupée : nez court, bouche minuscule, menton à fossette. De grands yeux fauves, aux feux d’or bruni, éclairaient cette physionomie souriante d’un jet de lumière noire, comme deux fanaux sombres.

De grandeur moyenne, vive, alerte, sémillante, cette jolie personne avait l’allure, jeunette et avertie à la fois, d’une fausse gamine de vingt-cinq ans.

Gamine, elle l’était par la souplesse de la taille si mince sous la jaquette lâche du tailleur blanc ; par l’ingénuité des traits, la fraîcheur du teint ; mais femme on la reconnaissait à la rondeur potelée d’une croupe aguichante, à la sensualité des lèvres rouges ; et surtout, à cette profondeur émouvante des yeux sans candeur qui ont déjà reflété tant de choses désirables, douloureuses, édifiantes, et qui nous disent l’âge de la femme d’après l’expression savante de son regard.

Passé la porte du jardin, la jolie brune s’arrêta un moment, examina le soleil cuisant de l’avril provençal avec une moue dégoûtée ; puis ouvrit une ombrelle écarlate et s’en alla, au hasard, sur la colline, suivant la Corniche qui descend à Montfleuri.

Camille marchait derrière elle, la rejoignant progressivement sans s’en apercevoir.

La jeune femme avait produit sur lui une impression extraordinaire. Provincial, il subissait le prestige de sa grâce toute parisienne ; adolescent encore, il éprouvait une curiosité de chérubin à l’égard d’une belle qu’il sentait son aînée — de si peu. Enfin, Méridional de race sarrasine, Camille, nonchalant comme un jeune Maure, la démarche molle, les gestes pleins de langueur caressante, était attiré inconsciemment par le contraste de vivacité, d’agilité, de prestesse que lui offrait cette inconnue aux mouvements prompts et à l’allure sautillante. Et puis… elle sortait de la Maison Pascal !

Source de suppositions multiples.

À présent, il cheminait presque à ses côtés. Et comme la route était large, la jeune femme eut d’abord une crispation d’impatience à sentir ce passant sur ses talons. L’ombrelle rouge tangua, décrivit une rotation agacée et son disque s’abaissa brusquement, laissant dépasser une jolie figure courroucée dont les regards noirs dévisagèrent Camille sans bienveillance. Mais leur expression s’adoucit : l’importun était beau garçon.

D’un coup d’œil rapide, l’inconnue appréciait ce jouvenceau svelte et musclé, robuste et délicat ; dont les cheveux un peu longs bouclaient sur le front ; dont le faux-col, trop ouvert, dégageait le cou charnu… Il cadrait bien avec le décor méditerranéen… Il avait l’air d’un bel Arabe… le dernier Abencérage… Et maintenant, elle s’apercevait que cet indiscret semblait fort timide.

Riant sous cape, elle s’arrêta, s’assit sur un banc rustique, épiant son suiveur d’une œillade espiègle qui signifiait : « Eh bien ! mon ami, qu’allons-nous faire ?… Aurais-tu l’audace de m’aborder ? »

Camille, très embarrassé, se balançait de droite à gauche — toujours le pendule — en continuant d’avancer…

Arrivé vis-à-vis d’elle, il s’immobilisa soudain, figé, cloué au sol.

La jeune femme exerçait sur lui une espèce d’attraction magnétique : il avait beau se sentir ridicule, honteux de sa poursuite piteuse, de sa gaucherie silencieuse, il restait là, planté en face d’elle, sans pouvoir bouger ; atrocement gêné et divinement heureux — d’une joie indéfinissable et puissante.

Elle, surprise, amusée, feignait d’admirer la vue ; ses prunelles noisette, braquées vers la mer, ne cessaient pas une seconde d’observer ce grand gamin déconcertant.

De la corniche, on dominait tous les toits de Montfleuri qui s’échelonnaient, inégaux et pointus ; à l’est, un cap, barrant l’horizon, avançait sur l’eau sa languette de terre rougeâtre ; à l’ouest, la côte déroulait ses collines dentelées, envahies par une végétation voluptueuse et sauvage, palmiers, lentisques, agaves ; flore d’Orient, fleurs d’Afrique qui embaumaient l’atmosphère surchauffée d’une vapeur odorante. Au centre, un golfe d’azur liquide, moiré de lumière, miroitait sous le soleil.

Camille souhaitait passionnément engager une conversation avec sa voisine, sans parvenir à trouver l’entrée en matière qui le délivrerait de cette attitude grotesque. Il avait déjà hésité entre deux ou trois réflexions sur la température, rejetées pour d’autres du même goût qu’il n’osait pas plus énoncer ; son esprit était fertile ; mais, à cet instant, l’élocution lui faisait défaut… Le son de sa propre voix l’eût effrayé. Et sa pusillanimité, en guise d’excuse, affectait le dédain des vaines banalités.

Le cri aigu d’une sirène signala le passage d’un bateau à vapeur, qui traversa lentement le golfe, crachant sa fumée grise.

Alors, voyant les yeux de la jeune femme toujours fixés sur la mer, Camille se décida : désignant de l’index l’éperon noir du navire filant sur l’eau bleue, il se rapprocha, fit un effort prodigieux et réussit à articuler d’une voie étranglée :

— C’est l’Aïoli… Il part pour la Corse tous les samedis.

L’inconnue leva la tête, sourit : l’accent de détresse avec lequel ces simples mots étaient proférés rendit Camille irrésistiblement comique. Après un temps, elle répondit :

— Ah !… Je vous remercie, Monsieur.

Sa politesse ironique pour accueillir ce renseignement qu’elle n’avait point sollicité, exaspéra Camille. Il songea : « Je dois lui paraître idiot. » Cette idée l’aiguillonna ; maintenant que l’entretien était entamé, il fallait le continuer à tout prix, éviter que le silence ne retombât. Et le jeune homme poursuivit avec volubilité :

— C’est un excellent bâtiment… Il transporte des passagers de Montfleuri à l’île Rousse… On peut luncher à bord : la cuisine est bonne… Et c’est une excursion agréable… Connaissez-vous la Corse, Madame ?

La jeune femme retroussa le coin de sa lèvre, dans un rictus narquois ; un regard moqueur s’arrêta hardiment sur le visage de Camille. Elle questionna, impertinente :

— Vous êtes l’agent de la Compagnie maritime ?

— Non, non, balbutia Camille, désarçonné.

Il déplorait sa niaiserie. Intérieurement, il formulait une foule de galanteries ingénieuses, de subtilités amoureuses, de choses délicieusement tournées… et sa bouche prononçait des phrases ineptes ou banales. Il croyait subir le sortilège de la princesse enchantée qui vomissait des reptiles gluants dès qu’elle voulait dire une parole.

L’inconnue eut pitié de Camille ; ses yeux étaient d’un bleu si profond ; sa tête s’érigeait si gracieusement au-dessus de l’encolure puissante ! Ces arguments-là touchent une femme. Et ce fut elle qui reprit :

— Quelle affreux climat que celui de votre pays ! On étouffe dans cette clarté brûlante… sous ce soleil dévorant.

Camille lui lança un humble regard de reconnaissance. Encouragé, il s’assit à la pointe extrême du banc et répliqua sur un ton vibrant :

— Il fera encore plus chaud en août.

Il la considérait ardemment : fluette mais grasse, elle avait des formes élancées que renflaient quelques courbes d’apparence confortable. Elle semblait aimable sans effronterie, réservée sans fausse pruderie… Quelle était cette dame de la Maison Pascal ? Camille, chassant toute prévention devant sa contenance décente, la supposait bourgeoise et Parisienne. Bourgeoise, puisque correcte. Parisienne, puisque engageante. De nouveau, il se taisait. La regarder… Penser : « Que vous êtes jolie… Dieu, que vous êtes jolie ! » C’était pour lui le point suprême de son ambition présente. Il lui avait parlé, il avait obtenu la faveur de rester auprès d’elle : savourant son bonheur, il ne désirait pas s’avancer. Par une sorte d’instinct irraisonné, il prévoyait qu’un succès plus effectif ne vaudrait jamais cette sensation de douceur, cette jouissance sans tristesse, des prémices de l’Aventure. Et il prolongeait à dessein ces minutes exquises d’incertitude où — ignorant tout l’un de l’autre, leur nom, leur caste, leur race, leur vie et leur âme — deux êtres se joignent pour ces motifs très importants : le grain d’un épiderme, la teinte d’une chevelure, le pigment de deux iris, le charme d’un sourire — et l’instigation des lois naturelles…

Le silence persistant finissait par gêner la jeune femme. Elle se levait, un peu contrainte ; ne saluait point, allait s’éloigner… Camille, affolé à l’idée de l’avoir froissée involontairement, se précipita :

— Madame… Madame !

Elle se retourna, étonnée. Le jeune homme bafouilla, sans reprendre sa respiration :

— Vous devez me trouver grossier : je vous ai accostée en omettant de me présenter ; je vous jure que c’est un oubli, et non une marque d’irrévérence… Je rougirais de vous avoir paru effronté.

L’inconnue s’égaya : ce grand garçon aux yeux tendres personnifiait la confusion plutôt que l’effronterie.

Camille continua :

— Je m’appelle Camille Champion ; je suis le fils du magister de Montfleuri-les-Pins, c’est-à-dire du magistrat le plus important de notre ville… Votre arrivée dans le pays est toute récente ; je présume que vous n’y connaissez personne ? S’il vous plaisait d’y former des relations, Madame, je suis heureux de vous assurer que la maison de mon père vous serait ouverte…

À son tour, la jolie brune manifesta quelque embarras. Abandonnant le ton railleur, elle interrompit doucement :

C’est impossible, Monsieur. J’aurais été flattée de répondre à votre invitation, mais… cela ne se peut pas… Vous comprendrez un jour… Vous, le fils de M. le magister… Vous voudriez ?… Non… Non… Oh !… Non.

Elle ajouta, avec une pudeur honteuse, comme si ceci expliquait tout :

— Je suis Mme Pascal, Monsieur.

Camille riposta naïvement :

— Mais, Madame… Je croyais pourtant que l’on s’était trompé ?

— Et à quel propos ?

Camille devint cramoisi. Ne sachant comment rattraper son étourderie, il s’embrouilla, lâcha un aveu malheureux :

— Madame, vous souvient-il qu’un soir, trois jeunes gens… un peu gais… entrèrent chez vous par inadvertance ?

— Oui… oui. Denise me l’a dit.

— Ces jeunes gens se figuraient… Bref, il s’agissait d’une erreur d’adresse.

— J’ai bien saisi.

Mme Pascal le regardait fixement ; ses grands yeux fauves exprimaient des sentiments contraires : une franchise cynique et fière, une vague appréhension, une curiosité intense…

Dans l’orbe éclatant de l’ombrelle voyante, sa petite figure blanche, aux boucles brunes, aux traits menus et réguliers, apparaissait ainsi qu’une tête de poupée-madone sous une auréole de pourpre.

Camille murmura faiblement :

— J’étais l’un des trois jeunes gens…

— Alors ? interrogea Mme Pascal.

— Alors, j’ai tout lieu de penser que je fus le premier à constater… ipso facto… que les commérages — inévitables, hélas ! d’une petite ville — suscités par certains indices… étranges… n’étaient qu’une méprise… une malencontreuse et stupide méprise… dont je m’excuse, Madame, au nom de mes compatriotes.

La jeune femme lui adressa un sourire mélancolique et charmeur. Elle confessa mystérieusement :

— Je vous remercie, Monsieur… Mais nous ne méritons point vos excuses. La Maison Pascal n’est pas… une maison… pareille aux autres, certes ! Pourtant, c’est… c’est la Maison Pascal, enfin… Vous saurez bientôt…

Elle fit une pause ; puis conclut d’un air plus assuré :

— Écoutez, Monsieur… Ne cherchez pas à vous renseigner, à me revoir. Si vous me rencontrez par hasard, ne me saluez pas, ne me parlez pas… Vous me causerez un vif plaisir en suivant mon conseil. Je vous demande cela parce que vous m’êtes très sympathique, très… Et que j’éprouverai une grande joie à m’imaginer que vous ne m’avez jamais connue… N’essayez pas de comprendre. Adieu !

Un dernier regard de regret vers les yeux bleu sombre du beau Camille, et la jolie femme s’enfuyait, avant que le jeune homme, interdit, eût pu répondre un mot.

Il redescendit lentement la Corniche, se retournant à chaque pas.

Là-bas, très loin, une forme blanche trottinait sur la route claire, derrière l’ombrelle écarlate, devenue une minuscule cible rouge…

Et, tout en haut de la colline — dominant Montfleuri ; le rideau noir d’une forêt de pins ; les ombres fragiles, les verdures légères d’un champ d’oliviers — la Maison rose, au fond d’une allée de palmiers, s’élevait, gracieuse et énigmatique…

Camille la contempla, amenuisée par la distance. Il cingla, d’un coup de canne rageur, les spatules grasses d’un massif de cactus, et s’écria, dépité :

— Mais, sapristi, qu’est-ce donc que cette Maison Pascal ?