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La Maison aux sept pignons/IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 152-164).


IX

Clifford et Phœbé.


Hepzibah était vraiment une noble créature, développée par la douleur, enrichie par la misère, douée d’héroïsme par cette forte et salutaire affection dans laquelle s’absorbait sa vie. Pendant bien des années, longues et amères, elle avait rêvé cette situation où elle se trouvait maintenant. Ne demandant rien à la Providence pour ce qui la concernait elle-même, elle n’implorait qu’une occasion de se dévouer à ce frère, le constant et l’unique objet de sa tendresse et de son admiration. Or, il lui revenait, ce frère si longtemps perdu : il lui revenait vieilli par une persistante et singulière infortune, n’ayant plus à compter que sur elle (on pouvait du moins le croire), non-seulement pour le pain destiné à faire vivre son corps, mais pour ces aliments d’un autre ordre qui assurent le maintien de l’existence morale. La vieille fille avait répondu à cet appel d’en haut. Elle s’était offerte, — cette pauvre Hepzibah si blême et si maigre, avec ses habits de soie fanés, ses jointures sans souplesse, ce triste froncement de sourcils qui lui jouait tant de tours, — disposée à faire de son mieux, et avec assez de tendresse pour suffire à vingt occasions pareilles ! Rien de plus touchant pour des âmes qui savent comprendre, — et le Ciel nous pardonne, si malgré nous un sourire se mêle parfois à l’idée que nous nous faisons de cette situation, — rien de plus touchant qu’Hepzibah telle qu’on eût pu la voir pendant cette première soirée, enveloppant Clifford de sa tendresse comme d’un vêtement ample et chaud, et faisant pour l’amuser de vains efforts, — pitoyables il est vrai, mais empreints d’une magnanimité réelle.

Se rappelant que jadis il aimait la poésie et les romans, elle ouvrit une bibliothèque et en retira divers ouvrages, jadis excellents, mais qui maintenant, sous leur reliure dédorée, recelaient des pensées d’un autre âge, sans couleur et sans parfum. Elle lui lut, entre autres, Rasselas et les chapitres consacrés à « l’heureuse Vallée, » avec cette arrière-pensée un peu vague qu’elle y trouverait, pour Clifford et pour elle-même, une recette de félicité. Mais sur « l’heureuse Vallée » planait un triste nuage, et d’ailleurs Hepzibah fatiguait l’oreille de son auditeur par un débit emphatique dont il notait au passage les innombrables bévues, sans s’inquiéter autrement de la lecture elle-même. La voix de sa sœur avait en outre contracté une sorte de croassement, familier aux longues tristesses, dont l’effet général est celui d’un organe qui a pris le deuil, le deuil de bien des espérances, — et qu’on voudrait voir mort et enterré avec elles.

S’apercevant bien que Clifford était médiocrement égayé par tout ce qu’elle faisait pour le distraire, Hepzibah lui chercha dans toute la maison un passe-temps plus joyeux. Ses yeux, à un moment donné, tombèrent sur le clavecin d’Alice Pyncheon. Ce fut une menaçante inspiration, car, — nonobstant les souvenirs augustes qui protégeaient cet instrument de musique et les funèbres mélodies que les doigts d’un spectre y avaient exécutées, disait-on, — cette sœur trop dévouée prémédita un moment de le faire vibrer au bénéfice de Clifford, et de mêler au bruit des touches ce croassement sinistre dont nous venons de parler. Malheureux Clifford ! Malheureuse Hepzibah ! Malheureux clavecin ! Tous trois se seraient infligé une torture mutuelle ; mais une si périlleuse chance fut conjurée par quelque influence favorable ; — peut-être cette Alice, enterrée depuis longtemps, intervint-elle au moment critique, sans que personne pût s’en douter.

Le pire de tout, — et le plus pénible pour Hepzibah, peut-être aussi pour Clifford, — c’était la répugnance invincible que l’aspect de la vieille fille inspirait à son frère. Ses traits, qui n’avaient jamais été des plus agréables et que durcissaient maintenant et l’âge et le chagrin, plus la rancune qu’elle gardait au monde pour le compte de ce frère si longtemps persécuté ; — son costume, et en particulier son turban ; — les manières gauches et roides qu’elle avait peu à peu contractées dans la solitude ; — tout cela constituait un ensemble qui repoussait les regards de cet homme acquis par instinct au culte du Beau. Il n’avait pas à se défendre d’une impression pareille ; elle était en lui, et devait l’accompagner jusqu’à la tombe. Aux confins de l’agonie, — et la mort pour ainsi dire sur les lèvres, — Clifford presserait sans doute la main d’Hepzibah, comme un gage de la fervente reconnaissance qu’il lui devait pour tant d’amour en vain prodigué ; mais il fermerait ensuite les yeux, — et moins pour mourir, peut-être, que pour s’épargner une contemplation désagréable. Pauvre Hepzibah ! elle débattait avec elle-même les moyens de pallier ce défaut de nature, et songea un moment à enrubanner son turban ; mais plusieurs anges gardiens, se précipitant à la fois, vinrent la détourner à temps de cette expérience fatale.

Ne pouvant ignorer qu’elle déplaisait à Clifford, la vierge surannée recourut à Phœbé comme au remède suprême. Aucune jalousie mesquine n’habitait son cœur. Elle eût été heureuse, bien heureuse en vérité, si le Ciel avait récompensé l’héroïque fidélité de sa vie en lui donnant une influence directe et personnelle sur le bien-être et la félicité de Clifford. Mais, puisqu’il n’en était pas ainsi, puisque cette faveur lui était refusée, elle résignait sans peine aux mains de Phœbé la tâche dont elle se sentait incapable. Celle-ci l’accepta gaiement, ainsi qu’elle faisait toutes choses, mais sans se croire investie d’une mission spéciale, et n’en réussissant que mieux par cela même qu’elle agissait en toute simplicité, en toute candeur.

Involontairement, et par le seul effet de son heureuse humeur, Phœbé devint bientôt la condition essentielle au bien-être de ses deux tristes compagnons ; nous serions tentés de dire qu’elle était leur vie elle-même. L’aspect sombre et sordide de la Maison aux Sept Pignons semblait s’être évanoui depuis le jour où elle y était entrée. Dans les vieilles poutres qui formaient son squelette, la pourriture sèche s’était arrêtée ; la poussière tombée des antiques plafonds avait cessé de s’accumuler sur les parquets et les meubles ; du moins disparaissait-elle à chaque instant sous les brosses et les éponges d’une petite ménagère vive et prompte comme la brise qui balaye une allée du jardin. Les spectres du Passé qui hantaient la solitude désolée des vastes appartements, l’odeur étouffante et close que la Mort avait laissée à plus d’une chambre à coucher, et qui s’y était maintenue depuis ses lointaines visites ; toutes ces influences sinistres avaient dû céder devant celle d’un jeune cœur parfaitement sain, parfaitement pur, dont les fraîches émanations semblaient renouveler l’atmosphère domestique. Dans la constitution de Phœbé, aucuns principes morbides. S’il en eût été autrement, rien n’eût développé le mal comme de résider dans le vieil hôtel Pyncheon. Mais au contraire, elle jouait dans cette vaste maison le même rôle qu’un petit flacon d’essence de rose dans l’un de ces grands coffres, cerclés de fer, où Hepzibah conservait volontiers ses vieilles dentelles, ses bonnets ouvrés, ses bas à jours, ses gants longs, et tout le luxe enfin de ses antiques parures. De même que, dans le grand bahut de cèdre, chaque article pris à part s’imprégnait du pénétrant parfum, de même toutes les pensées, toutes les émotions d’Hepzibah et de Clifford, si sombres qu’elles pussent paraître, empruntaient une subtile essence de félicité au voisinage continuel de la jeune fille. Elle songeait à tout, elle faisait tout à propos, active de corps, d’intelligence et de cœur, et aussi capable de sympathie pour le gai ramage des rouge-gorge perchés dans le poirier, que pour les anxiétés d’Hepzibah, pour les plaintes vagues de son frère.

À celui-ci surtout, « au cousin Clifford » ainsi qu’elle l’appelait maintenant, Phœbé s’était rendue particulièrement nécessaire. Non qu’à vrai dire il causât jamais avec sa cousine, ou manifestât souvent, d’aucune autre façon, le plaisir qu’il trouvait à vivre près d’elle. Mais si elle était longtemps absente, il devenait inquiet et maussade, arpentait sa chambre dans tous les sens avec cette incertitude qui caractérisait ses mouvements ; ou bien encore, enfoncé dans son grand fauteuil, la tête appuyée sur ses mains, ne donnait d’autre signe de vie qu’une étincelle électrique de mauvaise humeur, chaque fois qu’Hepzibah essayait de le ranimer. Il ne demandait au reste que la présence de Phœbé, le reflet de cette sérénité radieuse qu’elle portait toujours avec elle, son gazouillement de source vive, ses chansons d’oiseau. Tant qu’elle chantait, la jeune fille pouvait errer à son gré par la maison ou dans le jardin ; Clifford était satisfait, soit que ces airs joyeux lui vinssent ou de l’étage supérieur, ou du petit magasin, ou de derrière le poirier dont ils traversaient le feuillage en même temps que les rayons du soleil. Il restait alors paisiblement assis, sa physionomie exprimant un plaisir tranquille, tantôt un peu plus vif, tantôt légèrement atténué, selon que la chanson se rapprochait ou s’éloignait. Mais pour qu’elle le ravît complètement, il fallait que la jeune musicienne fût assise à ses pieds, sur un tabouret.

Il paraîtra peut-être singulier qu’une personne si gaie chantât volontiers des airs tristes. Les jeunes et les heureuses, cependant, aiment à tempérer ainsi, par quelques ombres transparentes, l’éclat trop vif de leur vie. Phœbé comprenait d’ailleurs instinctivement que, devant des malheurs sacrés, toute gaieté vulgaire eût formé un contraste discordant et presque irrévérencieux. Tels ou tels refrains, bons pour accompagner une danse de village, n’avaient pas leur place dans cette symphonie solennelle que la voix d’Hepzibah et celle de son frère exécutaient, pour ainsi dire en sourdine. Mais si les romances étaient plaintives, la voix était jeune et vibrante, l’accent gardait je ne sais quelle secrète allégresse, et maintes pensées joyeuses se dégageaient de la triste mélodie.

À côté de Phœbé, Clifford se sentait rajeunir. Une sorte de beauté, — qui n’avait rien d’absolument réel et qu’un peintre aurait malaisément fixée sur la toile, si même il n’avait tout à fait échoué, — beauté néanmoins qui n’était pas un vain rêve, venait parfois se jouer sur son visage, tout à coup illuminé. Ses cheveux gris, ses rides profondes et compliquées, inscrites sur son front comme le récit hiéroglyphique de ses malheurs, tout cela pour quelques instants disparaissait. Un regard, à la fois pénétrant et tendre, aurait pu retrouver alors dans cet homme, l’ombre de celui que la Providence avait créé, mais que ses pareils s’étaient complu à détruire. En contemplant ensuite les traces de l’âge qui revenaient, comme un crépuscule mélancolique, envahir à nouveau cette figure prédestinée, vous vous sentiez tenté d’argumenter avec le Ciel, et d’affirmer que ce personnage n’aurait pas dû naître mortel, ou que ses qualités eussent dû être assorties à l’existence qu’on mène ici-bas. Aucune nécessité apparente n’exigeait qu’il respirât l’air de ce bas monde, et l’univers n’avait certes aucun besoin de lui ; mais puisqu’il le respirait, cet air, il eût fallu perpétuer autour de lui les brises les plus parfumées de l’été le plus tiède. C’est là une perplexité qui nous est toujours venue, en songeant à ces natures d’élite appelées à faire du Beau leur pâture exclusive, — si prodigue que soit d’ailleurs la Mansuétude divine à leur égard, et si largement douées qu’on les voie, de tout ce qui devrait aplanir sous leurs pas les aspérités de la vie.

Il est fort probable que Phœbé n’avait qu’une notion fort imparfaite du caractère sur lequel sa présence jetait un charme si bienfaisant. Et il n’était pas nécessaire qu’elle le connût mieux. Le feu de l’âtre égaye tout un demi cercle de visages groupés autour de lui, sans distinguer l’individualité d’un seul d’entre eux. Il y avait, dans les traits de Clifford, quelque chose de trop délicat, de trop poétique pour être parfaitement apprécié par une personne aussi positive que Phœbé. Quant à Clifford, c’était précisément le réalisme, la simplicité, l’intégrité candide de cette jeune fille, qui exerçaient sur lui l’ascendant le plus victorieux. À la vérité, il fallait en même temps qu’elle fût belle, et d’une beauté presque parfaite dans son genre. Avec des traits grossiers, des formes irrégulières, une voix désagréable, des façons maladroites, elle aurait pu posséder toutes les qualités morales que nous lui connaissons, et déplaire à Clifford par ces défectuosités accessoires. Mais rien de plus beau que Phœbé, — c’est-à-dire, entendons-nous, rien de plus joli. Et pour cet homme dont la vie n’avait été qu’un rêve fâcheux, jusqu’au moment où son cœur et son imagination s’étaient trouvés amortis en lui ; — pour ce prisonnier solitaire, aux yeux duquel les femmes n’étaient plus, depuis longtemps, que des idéalités glacées, des images impalpables et vaines, — cette petite créature alerte, image de la vie de famille dans tout ce qu’elle a de plus gai, devait posséder l’attrait le plus puissant, le charme le plus invincible. Autour d’elle on était chez soi, dans cette sphère après laquelle aspirent au même degré le proscrit, le prisonnier, le souverain, trois malheureux dont l’un est au-dessous, l’autre à l’écart, et le troisième au-dessus de l’humanité. Phœbé avait le grand mérite d’être vraie, prendre sa main tiède et potelée : c’était se saisir de quelque chose ; et aussi longtemps que la vôtre restait enveloppée de sa douce étreinte, vous vous sentiez à une bonne place dans le cercle non interrompu des sympathies humaines. Le monde cessait d’être une chimère.

En insistant un peu sur cet ordre d’idées, il nous fournirait peut-être l’explication d’une mystérieuse anomalie. Pourquoi, s’est-on demandé, les Poëtes se montrent-ils déterminés dans le choix de leur compagne, non par des qualités similaires aux leurs, mais par celles-là même qui semblent éminemment propres à faire le bonheur de l’artisan le plus humble et le plus grossier ? — C’est sans doute que, dans la région supérieure où ses aspirations l’appellent, le Poëte n’a pas besoin de rapports humains. Quand il en descend, il lui déplaît de ne plus trouver à qui parler.

Dans les relations établies entre ces deux êtres que tant d’années séparaient, il y avait quelque chose de très-satisfaisant pour la pensée. Clifford cédait au penchant naturel qui le rendait particulièrement accessible à l’influence féminine, comme un homme aux lèvres duquel la coupe ardente de l’amour a été sans cesse refermée et à qui son âge interdit l’espoir de la vider jamais. Il comprenait le néant d’un amour tardif, avec cette délicatesse d’instincts qui avait survécu à sa décadence intellectuelle. Aussi, sans être tout à fait paternel, l’attachement qu’il portait à Phœbé n’était pas moins chaste que si elle eût été sa fille. Il restait homme, cependant, et Phœbé représentait pour lui le sexe féminin tout entier. Aucun des charmes de la jeune fille n’échappait à son regard attentif, ni ses lèvres mûres pour le baiser, ni l’ampleur naissante de son sein virginal. Toutes ses petites allures féminines, fleurs printanières de ce jeune arbre fruitier, avaient leur action sur les sens de notre épicurien, et portaient parfois au fond de son cœur une sorte de titillement voluptueux. En de pareils moments, — ce n’étaient presque jamais que des sensations éphémères, — l’engourdissement de cet homme s’emplissait d’une vie harmonieuse, comme la harpe longtemps muette s’emplit de vibrations, quand les doigts du musicien courent le long de ses cordes. Après tout, c’était plutôt une perception, une sympathie, qu’un sentiment faisant partie intégrante de son individualité. Il lisait Phœbé comme un simple récit rempli de détails charmants ; il écoutait Phœbé comme une strophe de quelqu’hymne céleste qu’un ange ému de pitié fût venu chanter dans la maison par l’expresse permission de Dieu, pour le dédommager d’une destinée aride et triste. Elle était pour lui, bien moins un fait actuel, que le symbole vivant de tout ce qui lui avait manqué sur la terre, un tableau mobile et coloré dont l’aspect consolant avait à ses yeux presque tout l’attrait de la réalité.

Mais les mots se refusent à ces définitions subtiles. Nous n’en connaissons pas qui puissent rendre la noblesse et la profondeur de pareilles émotions, les joies de cet homme fait pour la prospérité, en butte aux coups du sort, et que les rigueurs d’une longue captivité avaient rendu presque idiot, — de ce pauvre voyageur égaré sur une barque fragile, au sein d’une mer orageuse, et qu’une dernière vague venait de pousser, après un terrible naufrage, dans un port aux eaux calmes et limpides ; là, tandis qu’il gisait à moitié mort sur le sable, un bouton de rose lui avait envoyé ses parfums terrestres, pleins de réminiscences et d’évocations. Accessible à toutes les influences heureuses, il aspire l’extase éthérée, il emplit son âme pour la rendre ensuite à Dieu.

Et Phœbé, comment envisageait-elle Clifford ? Ce n’était pas là une de ces jeunes filles qu’attirent surtout ce qu’il y a d’étrange et d’exceptionnel dans le caractère humain. Le sentier battu de la vie commune était celui qu’elle eût suivi de préférence ; le compagnon qui lui convenait le mieux était de ceux qu’on rencontre à chaque détour de route. Le mystère qui enveloppait Clifford, — dans la mesure où ce mystère pouvait l’affecter, — la contrariait plutôt que de l’agacer, de parler haut à sa curiosité, de piquer au jeu sa pénétration féminine. Néanmoins, sa bonté native était provoquée à de grands efforts, non par ce que la situation de cet homme avait de ténébreux, non par ce qu’avait de raffiné la grâce de son organisation débile, mais par le simple et direct appel de ce cœur abandonné, aux facultés sympathiques prédominant en elle. À cet être qui avait tant besoin de tendresse, et en avait rencontré si peu, elle accordait volontiers une affection respectueuse. Avec le tact, toujours en éveil, d’une sensibilité active et saine, elle discernait ce qui était bon pour lui et le faisait sans retard. Ignorante des corruptions morbides qu’avait pu jadis subir l’âme de cet homme, elle maintenait par là même — sans autre précaution, et par la liberté complète de sa conduite vis-à-vis de lui, — la pureté de leurs relations mutuelles. C’était, nous le répétons, une fleur placée dans le voisinage de Clifford, et dont il humait délicieusement les salutaires parfums.

Mais, il faut bien le reconnaître, la fleur commençait à dépérir, au sein de cette atmosphère épaisse. Phœbé devenait un peu plus pensive que jadis ; jetant parfois un regard oblique sur le visage de Clifford, elle se demandait ce qu’avait pu être l’existence d’un pareil homme. N’était-il pas autrefois différent de ce qu’elle le voyait aujourd’hui ? Portait-il dès sa naissance le voile impalpable étendu maintenant sur toute sa personne, — voile qui dissimulait le jeu de son intelligence, et à travers les mailles duquel il semblait discerner à peine les réalités de ce bas monde ? Était-ce au contraire un grand malheur qui avait ourdi ce tissu aux grises nuances ? Phœbé n’aimait pas les énigmes, et se serait volontiers soustraite à la nécessité de chercher le mot de celle-ci. Mais ses méditations sur le caractère de Clifford eurent ce bon résultat que, lorsque ses conjectures involontaires — jointes aux circonstances fortuites par lesquelles toute chose cachée tend à se révéler, — lui eurent peu à peu appris ce qui en était, cette découverte ne l’effraya pas autrement. De quelque injustice que le monde se fût rendu coupable à l’égard de son cousin, elle connaissait ou croyait connaître assez Clifford, pour ne plus frissonner au contact de ses doigts frêles et délicats.

Peu de jours après l’arrivée de ce singulier hôte, la routine avait repris ses droits sur les habitants de la vieille demeure où se passaient les faits que nous avons entrepris de raconter. Clifford s’endormait régulièrement chaque jour à l’issue du déjeuner, et prolongeait son sommeil jusqu’au milieu du jour. C’était l’heure où la vieille demoiselle veillait sur son frère, tandis que Phœbé gérait les affaires du magasin, où le public s’empressait alors de préférence. Le dîner fini, Hepzibah prenait son tricot et — accompagnant d’un soupir l’affectueux froncement de sourcils qui constituait ses adieux à Clifford, — elle s’en allait siéger derrière le comptoir. Phœbé devenait alors la garde-malade, la compagne de jeux, la tutrice, si vous voulez, et la gouvernante de cet homme aux cheveux gris.