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La Maison de Claudine/6

La bibliothèque libre.
Ferenczi et fils (p. 47-52).

— À quoi penses-tu, Bel-Gazou ?

— À rien, maman.

C’est bien répondu. Je ne répondais pas autrement quand j’avais son âge, et que je m’appelais comme s’appelle ma fille dans l’intimité, Bel-Gazou. D’où vient ce nom, et pourquoi mon père me le donna-t-il ? Il est sans doute patois et provençal — beau gazouillis, beau langage — mais il ne déparerait pas le héros ou l’héroïne d’un conte persan…

« À rien, maman. » Il n’est pas mauvais que les enfants remettent de temps en temps, avec politesse, les parents à leur place. Tout temple est sacré. Comme je dois lui paraître indiscrète et lourde, à ma Bel-Gazou d’à présent ! Ma question tombe comme un caillou et fêle le miroir magique qui reflète, entourée de ses fantômes favoris, une image d’enfant que je ne connaîtrai jamais. Je sais que pour son père, ma fille est une sorte de petit paladin femelle qui règne sur sa terre, brandit une lance de noisetier, pourfend les meubles de paille et pousse devant elle le troupeau comme si elle le menait en croisade. Je sais qu’un sourire d’elle l’enchante, et que lorsqu’il dit tout bas : « Elle est ravissante en ce moment », c’est que ce moment-là pose, sur un tendre visage de petite fille, le double saisissant d’un visage d’homme…

Je sais que pour sa nurse fidèle, ma Bel-Gazou est tour à tour le centre du monde, un chef-d’œuvre accompli, le monstre possédé d’où il faut à chaque heure extirper le démon, une championne à la course, un vertigineux abîme de perversité, une dear little one, et un petit lapin… Mais qui me dira ce qu’est ma fille devant elle-même ?

À son âge — pas tout à fait huit ans — j’étais curé sur un mur. Le mur, épais et haut, qui séparait le jardin de la basse-cour, et dont le faîte, large comme un trottoir, dallé à plat, me servait de piste et de terrasse, inaccessible au commun des mortels. Eh oui, curé sur un mur. Qu’y a-t-il d’incroyable ? J’étais curé sans obligation liturgique ni prêche, sans travestissement irrévérencieux, mais, à l’insu de tous curés. Curé comme vous êtes chauve, monsieur, ou vous, madame, arthritique.

Le mot « presbytère » venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d’y faire des ravages.

« C’est certainement le presbytère le plus gai que je connaisse… » avait dit quelqu’un.

Loin de moi l’idée de demander à l’un de mes parents : « Qu’est-ce que c’est, un presbytère ? » J’avais recueilli en moi le mot myst érieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe… Enrichie d’un secret et d’un doute, je dormais avec le mot et je l’emportais sur mon mur. « Presbytère ! » Je le jetais, par-dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l’horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème : « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » criais-je à des bannis invisibles.

Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m’avisai que « presbytère » pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir… Une imprudence perdit tout, pendant une de ces minutes où une enfant, si grave, si chimérique qu’elle soit, ressemble passagèrement à l’idée que s’en font les grandes personnes…

— Maman ! regarde le joli petit presbytère que j’ai trouvé !

— Le joli petit… quoi ?

— Le joli petit presb…

Je me tus, trop tard. Il me fallut a pprendre — « Je me demande si cette enfant a tout son bon sens… » — ce que je tenais tant à ignorer, et appeler « les choses par leur nom… »

— Un presbytère, voyons, c’est la maison du curé.

— La maison du curé… Alors, M. le curé Millot habite dans un presbytère ?

— Naturellement… Ferme ta bouche, respire par le nez… Naturellement, voyons…

J’essayai encore de réagir… Je luttai contre l’effraction, je serrai contre moi les lambeaux de mon extravagance, je voulus obliger M. Millot à habiter, le temps qu’il me plairait, dans la coquille vide du petit escargot nommé « presbytère » …

— Veux-tu prendre l’habitude de fermer la bouche quand tu ne parles pas ? À quoi penses-tu ?

— À rien, maman…

… Et puis je cédai. Je fus lâche, et je composai avec ma déception. Rejetant les débris du petit escargot écrasé, je ramassai le beau mot , je remontai jusqu’à mon étroite terrasse ombragée de vieux lilas, décorée de cailloux polis et de verroteries comme le nid d’une pie voleuse, je la baptisai « Presbytère », et je me fis curé sur le mur.