La Maison du péché (éd. 1941)/XIII

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La bande de vieilles filles et de veuves qui forme, dans les petites villes, la sacrée confrérie du commérage, avait bientôt deviné l’innocent secret d’Augustin. M. LeTourneur dut entendre les représentations que ses plus fidèles paroissiennes lui adressèrent. Ne craignait-il point de se compromettre, en recevant « cette personne », comme le curé de Rouvrenoir s’était compromis ?… Tous les cœurs vraiment chrétiens plaignaient M. de Chanteprie et sa sainte mère. Ne serait-il pas bon d’ouvrir les yeux de Mme Angélique par un avertissement direct ou détourné ?

M. Le Tourneur détestait les « histoires ». Il renvoya les dévotes à leur perruche et à leur tricot. Ce n’était pas que Fanny lui fût très sympathique. Il avait accueilli d’assez mauvaise grâce les demi-confidences d’Augustin ; mais il sentait que le jeune homme était incurablement amoureux, « buté » dans son idée de mariage… Mme Angélique pourrait refuser son consentement ? Mme Angélique était bien malade… Quoi qu’on fît, Augustin épouserait Mme Manolé, convertie ou non convertie, tôt ou tard. Elle était intelligente, elle prendrait une grande influence sur Augustin, et – qui sait ? – le détacherait peut-être de la religion… « Eh bien ! se disait M. Le Tourneur, essayons de gagner du bon Dieu cette âme et de tirer un peu de bien d’un très grand mal. Si Mme Manolé n’est pas avec nous, elle sera contre nous… Et si elle est avec nous, Augustin, aiguillonné par elle, ne refusera plus de servir activement la bonne cause… Il deviendra plus hardi, plus ambitieux… Riche, noble, aimé, estimé, dans la région, il représenterait à merveille les catholiques au conseil municipal… au conseil général… au Parlement même… »

Ainsi rêvait M. Le Tourneur, impatient d’opposer un candidat de son choix au député radical de l’arrondissement. Quand il songeait aux élections, Fanny ne lui semblait plus trop orgueilleuse. Il la ménageait et il ne désespérait plus de l’amener, l’amour aidant, à un catholicisme modéré, très suffisant pour une dame du monde.

Cependant, Augustin commençait à craindre que son zèle imprudent ne conduisît la jeune femme à une conversion mi-sincère, sans profondeur, sans solidité. Lui-même était troublé à la pensée d’interminables fiançailles… Les pieuses lectures qui avaient longtemps nourri et fortifié sa confiance, le jetaient en d’étranges perplexités. Telle phrase de Bossuet ou de saint Augustin, telle page de saint Jean Chrysostome prenaient un sens nouveau qui inquiétait M. de Chanteprie… Ce qu’il appelait « tendresse, les docteurs l’appelaient « concupiscence ». La sainteté même du mariage, disaient-ils, peut être offensée par un trop violent amour pour la créature. Augustin ne pouvait croire que le démon de la luxure l’eût pris au piège d’une noble et sainte illusion, mais il comprenait enfin qu’il aimait Fanny pour elle-même et pour lui-même. Certes, le nom adoré, « Fanny », n’était plus le nom terrestre d’une âme : Augustin ne le prononçait plus sans évoquer le visage ardent et pâle, les molles grappes de cheveux noirs, le sourire flottant entre la joue et la lèvre, l’élégance du cou, la plénitude de la gorge, devinée sous le vêtement. Fanny, c’était une femme, et c’était la Femme.

Il en avait éprouvé la puissance, le soir où, dans le bois mouillé de lune, une force magique l’avait courbé devant Fanny… Ah ! les baisers sur la route blanche, les baisers lents et profonds qui semblent aspirer l’âme !… Augustin était revenu à Hautfort fiévreux, malade, parlant tout haut le long du chemin. Et c’était la première fois que les involontaires pensées de son insomnie n’avaient pas respecté la bien-aimée.

Alors, pour éviter la tentation, pour expier son amoureuse faiblesse, le jeune homme pressa sa mère de l’emmener avec elle. Il l’accompagnerait à Bagnères ; il la soignerait, il la guérirait… Mme de Chanteprie refusa tout net. Elle se décidait enfin à partir, mais avec une pauvre malade comme elle, qui serait soignée avec elle, chez des religieuses hospitalières où les hommes n’étaient pas reçus. Que ferait Augustin seul, à l’hôtel, dans une ville inconnue ? Il dut s’incliner devant la volonté maternelle, charmé au fond de l’âme, quoiqu’il se promît d’espacer ses visites au Chêne-Pourpre…

Fanny s’effraya, pleura, cria qu’elle n’était plus aimée. Et Mme de Chanteprie absente, la passion emporta tous les scrupules d’Augustin.

Mme Manolé ne se mentait plus à elle-même. Elle avait perdu tout espoir et tout désir de conversion. Le double aspect de sa beauté, qui exprimait si merveilleusement sa double nature sentimentale et sensuelle, se transforma peu à peu, et la Bacchante apparut sous l’Ange brun. Secouant la poussière de ses pieds au seuil du temple, où elle n’avait rien trouvé que des fantômes, des mots, le vide et la mort, Fanny s’en alla vers l’amour, comme la vendangeuse aux vignes… Et sournoisement, refaisant en sens inverse la même manœuvre qu’Augustin avait tentée sur son âme, elle rêva de conquérir celui qui ne l’avait point conquise, de convertir le chrétien farouche à la seule religion de la vie.

Elle fut adroite, prudente, insinuante, pour ne pas l’effaroucher ; mais, déjà, il n’était plus maître de lui-même.