La Maison du péché (éd. 1941)/XVII

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La pluie suspendait ses gazes grises trouées par les squelettes des peupliers. À perte de vue, la route s’allongeait, pavée d’un côté seulement, entre les ormes parallèles et les talus verdâtres.

Blottie sous la capote du cabriolet Fanny écoutait Augustin, qui lui racontait la scène de l’avant-veille. Il n’avait pas voulu la recevoir à Hautfort, ce jour-là : il était allé la chercher à la gare, et, par un chemin détourné, ils se dirigeaient vers le Chêne – Pourpre.

« Je comprends que vous ayez beaucoup de chagrin, dit Fanny, mais c’était à prévoir, que vos amis nous dénonceraient pour mettre leur conscience en repos. Votre mère boudera pendant quelques semaines, puis un beau jour, elle tombera dans vos bras.

— Vous ne connaissez pas ma mère !

— Elle a été mariée, elle a quelque expérience de la vie… Peut-elle vous condamner à une éternelle réprobation parce que vous avez fait ce que font tous les jeunes hommes ?… Espérait-elle vous garder vierge et martyr ?… Vous avez une maîtresse : le beau malheur !

— Vous parlez bien étourdiment, Fanny… Notre liaison qui ne choque personne, dans votre monde, paraît un scandale abominable à Hautfort… D’ailleurs ma mère et mes amis ne sont pas moins sévères pour moi que pour vous.

— Votre mère et vos amis sont bien bons de ne pas m’accuser, toute seule, de… détournement de… majeur… Rassurez-vous, Augustin. Je ne vous conseillerai jamais aucun acte de rébellion. Je ne veux ni votre nom ni votre fortune, et je n’ai pas fait une spéculation en me donnant à vous.

— Fanny, votre ironie me blesse. Il n’y a rien de changé entre nous. Je suis ce que j’étais hier. »

Elle soupira.

« Je sens de l’inquiétude dans vos sarcasmes, ma Fanny. Dites toute votre pensée : vous croyez que je cesserai de vous aimer un jour ?

— Je crois que vous rentrerez dans le devoir, car vous êtes l’homme de l’ordre, et de la règle… Vous avez des remords, déjà… Pour vous, comme pour votre mère, l’amour est un péché.

— Oui, l’amour est un péché… Le commandement de Dieu est formel… Mais je n’ai pu promettre à ma mère de vous quitter. Je suis près de vous. Je souffre avec vous. Je vous aime…

— Non plus comme autrefois… »

Elle détourna ses yeux pleins de larmes.

« J’aurais dû résister à vous et à moi-même… Les hommes tels que vous ne peuvent pas pardonner à leur maîtresse de s’être donnée trop généreusement. Quand la femme est sincère, quand elle ne se marchande pas, ils pensent : « Elle est facile… Je l’ai eue : un autre pourra l’avoir. »

— Ah ! ma pauvre Fanny, nous ne sommes pas en état de nous comprendre. Vous me blessez et je vous blesse… »

Que pouvaient-ils dire sans qu’un mot révélât l’éternel antagonisme de leurs consciences ? Il n’y avait entre eux qu’un seul malentendu renouvelé sous les moindres prétextes. Ils n’étaient pas de la même race ; ils ne parlaient pas le même langage. L’amour, qui les rapprochait aux brèves minutes de l’étreinte, les laissait plus tristes, avec un sentiment de honte et de déception.

Aux Trois-Tilleuls, des feuilles pourries s’amassaient dans la cour ; les gonds des volets grinçaient aigrement ; les meubles légers, les toiles fleuries avaient un aspect fané, frileux, lamentable…

Pendant que M. de Chanteprie conduisait son cheval chez Testard, Fanny s’étendit sur la chaise longue. Elle avait froid ; elle avait envie de pleurer… Elle pleura en entendant claquer la barrière. Que de fois, dans la claire chambre d’été, elle s’était levée, joyeuse, à ce bruit qui annonçait une visite d’Augustin ! Alors, par la fenêtre ouverte, l’air brûlant apportait l’odeur des foins et des roses. Des guêpes ivres dansaient contre la trame lumineuse des rideaux. Dans la petite allée, entre les pelouses, Augustin s’avançait en souriant. Il entrait dans la maison de Fanny, – et dans son âme…

Et maintenant, c’était l’automne…

Lorsqu’il revint, Augustin trouva Fanny grelottante.

Il alla chercher du bois dans le bûcher. La flambée rapide s’élança ; des lueurs et des ombres palpitèrent sur le plafond, sur les murailles, et ces reflets errants, le geste du jeune homme incliné, évoquèrent d’autres souvenirs… Fanny revit la chambre des pavots, et le lit baigné dans une clarté pourpre… Comme Augustin l’avait aimée, ce soir-là !…

Jamais plus, non, jamais plus !…

Elle s’enfonçait au cœur la torturante certitude. Et M. de Chanteprie, assis près d’elle, relevait son voile, baisait ses yeux irrités :

« Tu pleures ?… »

Elle se taisait, vaincue par la douceur de cette bouche qui lui fermait les paupières. Et lui-même, oubliant ses scrupules, n’était plus qu’un homme aux bras d’une femme…

« Tu m’aimes donc ?

— Tais-toi ! »

Il l’emportait.

« Non, rassure-moi seulement, console-moi. J’ai tant de chagrin !…

— Tais-toi ! »

Il parlait en maître, et la femme ne se disputait plus. L’amour lui faisait un cœur d’esclave…