La Maison du péché (éd. 1941)/XVIII

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« Ah ! comme il a changé, lui qui me disait naguère : « Parlez-moi… Le son de votre voix est doux comme une caresse… » Pourquoi ne veut-il plus entendre les mots qui me montent aux lèvres, sous ses baisers ? Pourquoi m’étreint-il en silence, comme pour retenir une part de son âme ?… Hélas ! il se reprend vite… Ces yeux détournés, ces lèvres scellées !… Il me dit : « Veux-tu, dormons ? » Mais il ne dort pas. Je l’entends soupirer dans l’ombre, déjà triste, détaché de moi… Et je n’ose pas lui dire : « Qu’as-tu ? » tant je crains sa réponse !… »

Fanny rêvait ainsi, un soir, dans l’atelier, quand Barral survint. Il apportait une loge pour le Vaudeville. Fanny s’excusa de ne pouvoir l’accompagner… Elle était fatiguée… La lumière et le bruit lui faisaient mal aux nerfs…

« Mon amie, il y a autre chose ?

— Non, je vous assure…

— Vous avez pleuré. »

Elle nia, puis elle avoua qu’elle avait pleuré, pour des enfantillages. Demain, il n’y paraîtrait plus ; mais elle n’était pas en état de sortir.

« Vous êtes triste, dit Barral. Vous pleurez, et vous croyez que je vais m’en aller, comme ça ?… Je connais mon devoir. Je reste. Mais vous allez me dire pourquoi vous vous désoliez, toute seule, au coin du feu.

— Je n’ai rien fait, ou presque rien, depuis un an. J’étais partie pour la campagne décidée à bien travailler, je suis revenue les mains vides. »

Barral l’observait attentivement.

« Vous voilà pâlie, maigrie… Et pourquoi. Pour des embarras d’argent ? Non. Ma chère Fanny, je lis dans vos yeux, comme dans un livre, et il m’a suffi de revoir…

— Georges !

— Allons, je ne vous demande pas un aveu qui coûterait trop cher à votre pudeur. Mais, si vous êtes malheureuse, – et vous l’êtes ! – si vous avez besoin d’un confident…

— Et d’un consolateur ?… Vous êtes là. Grand merci. Je sais quel genre de consolations vous pouvez m’offrir ! »

Un éclair de malice alluma l’œil de Barral :

« Regardez-moi : ai-je la figure de l’amoureux congédié, qui médite une revanche ?… Je ne vous offre pas mes… consolations, pour le moment, car vous y verriez, bien à tort, une offense à votre dignité. Vous penseriez que je vous méprise, ou que je ne suis pas très fier… Et puis, vous me gardez rancune…

— De quoi ?

— De n’être pas mort, ou mourant, ou désespéré, parce que vous avez repoussé mon amour…

— Votre amour !

— Oui, Fanny, mon amour… Je vous aimais, je vous aime encore, d’une affection tendre, sûre, clairvoyante et indulgente, d’une affection qui pourtant ne va jusqu’au meurtre, ni jusqu’au suicide…

— Ni jusqu’au mariage…

— Ni jusqu’au mariage… Je ne vous reconnaissais pas le droit de bouleverser ma vie sans raison sérieuse, puisque nous pouvions être heureux autrement, et de même, je ne me reconnais pas le droit de vous haïr, parce que ma proposition vous a déplu, parce que vous avez fait un autre contrat avec un autre homme… J’ai des regrets, Fanny, je n’ai pas de colère, et je n’ai plus de sotte jalousie… ou si peu !… Vous pouvez disposer comme il vous plaît de votre cœur et de votre corps, sans que j’aie moins d’amitié pour vous et moins d’estime… Ayez donc confiance en moi.

— Mais je n’ai rien à vous dire…

— Seriez-vous honteuse d’aimer… M. de Chanteprie ? Là, je l’ai nommé par son nom !… Et je reconstitue aisément votre histoire. Il a voulu vous convertir, et c’est vous qui l’avez converti… Maintenant, c’est le grand jeu des remords. Vous êtes le Péché, la Damnation, le Serpent femelle.

— Ne riez pas de ce qui me fait souffrir.

— C’est donc vrai ?… Vous êtes méconnue et malheureuse ?…

— Méconnue, peut-être, malheureuse certainement. Puisque vous avez tout deviné, je ne feindrai pas davantage… Oui, j’aime Augustin de Chanteprie, je l’aime passionnément… Et j’ai peur…

— Mais lui, il vous aime ?

— Je ne sais pas ce qu’Augustin appelle aimer. »

Elle parla, presque heureuse que Barral l’eût forcée aux confidences. Elle raconta l’histoire de ses amours.

« Je sais… je vois l’homme… Un mystique qui vit dans l’absolu, qui n’a pas le sens des réalités… Il a toutes les vertus, ma pauvre enfant, mais il s’en sert comme d’un bâton pour vous assommer… Raisonnons un peu : pourquoi l’aimez-vous, ce M. de Chanteprie ?

— Je l’aime parce que je l’aime…

— Évidemment !… Mais que préférez-vous en lui, les grâces du corps ou la beauté de l’âme ?… Si vous chérissez, d’abord, les yeux bleus, les cheveux blonds, la jeunesse de votre ami, moquez-vous de son jansénisme biscornu et de ses scrupules, tant que vous ne serez pas lasse de ses baisers… Vous ne pouvez pas établir cette utile distinction entre la personne physique et la personne morale ?… Alors, votre cas est plus grave. Vous êtes victime d’une illusion sentimentale qu’il faut anéantir… Ah ! nom de nom ! qu’alliez-vous faire dans cette galère, ma pauvre Fanny ? »

Il alluma une cigarette à la lampe, et, debout devant la jeune femme :

« Vous m’avez fait tout à l’heure un beau portrait de M. de Chanteprie. Je n’y contredis point. Il est noble, loyal, sublime ; il a toutes les qualités… comme la jument de Roland, et, comme elle, il n’a qu’un défaut : il est mort… Vous m’avez dit que tout votre effort tendait à l’arracher de ce tombeau où il croit vivre. Imprudente ! vous vous êtes liée à un cadavre. Vous ne le ressusciterez pas, et vous mourrez dans son étreinte… Déjà vous n’osez plus ni penser ni parler librement, lire les livres qui déplaisent à M. de Chanteprie, admirer les chefs-d’œuvre qu’il méconnaît, aimer ce qu’il réprouve… Et cela, parce que vous êtes femme, très femme… Oui, la femme, par l’effet d’un instinct naturel ou acquis, rêve de s’absorber toute et de se perdre dans l’être aimé. Heureusement que votre éducation exceptionnelle n’a pas trop développé en vous cet instinct de servitude. Votre nature répugne invinciblement à cette espèce de suicide, et la volonté de la vie personnelle demeure en vous malgré l’amour, contre l’amour. N’importe quelle femme, élevée fémininement, adoptera sans révolte les croyances d’un amant très aimé… Vous, qui souhaitez vous donner tout entière, âme et corps, vous serez capable, un jour, de vous reprendre.

— Oh ! ne dites pas cela !

— Recommencez donc cette ridicule tentative de conversion… Mortifiez-vous, abrutissez-vous au ronron des prières… Vous deviendrez une folle amoureuse, et jamais une sainte… Et, quoi que vous fassiez, votre janséniste vous méprisera.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes l’Amour, Fanny ! vous êtes le Péché, la forme sensible de la concupiscence… Je suis étonné que M. de Chanteprie ne vous haïsse pas, au fond du cœur… Mais sachez-le bien : s’il a quelque remords d’offenser son Dieu et sa vertueuse mère, il ne se fera pas scrupule d’être votre bourreau… »

Le coude sur le genou, le menton sur la main, elle regardait fixement les arabesques du tapis.

« Vous êtes fâchée ?

— Je ne suis pas fâchée ; je suis effrayée… Mais je ne peux pas vous croire… Georges, vous avez désiré des femmes ; vous avez ressenti, pour quelques-unes, un goût plus vif, une tendresse plus délicate… Et vous pensez avoir aimé… Moi qui ne suis pas sans expérience du cœur des hommes, je vous affirme que vous n’avez aucune idée du véritable amour…

— Parce que je suis un homme sensé, bien portant, et non pas un jeune premier de comédie ?…

— Parce que vous êtes, avant tout, un égoïste, mon cher Barral. Vous ne pouvez vous oublier vous-même… Vous placez votre capital sentimental fort prudemment, et vous calculez fort exactement les rentes qu’il vous rapportera. Vous n’avez plus cette jeunesse de cœur qui séduit les femmes… Celles qui ne croient plus en Dieu, mon ami, se refont une religion avec l’amour, car nous avons toutes besoin d’adorer quelqu’un ou quelque chose… un amant ou un enfant, à défaut d’un Dieu.

— On l’a dit : il faut une religion pour les femmes !…

— Au moins, la religion de l’amour. Celle-là suffit à remplir notre vie… La femme normale, la femme que je crois être, ni mystique, ni dépravée, n’a pas de plus grand bonheur que d’aimer et se donner. Pour affranchie qu’elle soit des antiques croyances et des vieux préjugés, elle répugne invinciblement à cette espèce d’amour que vous m’offrez, Georges.

— Eh ! ma chère Fanny, vous dites bien légèrement : « les femmes… toutes les femmes… » Parlez donc simplement au nom de Mme Manolé… Car j’ai connu des femmes, et pas des plus vulgaires, qui acceptaient sans déplaisir « cette espèce d’amour » que je leur offrais…

— Que disiez-vous donc, tout à l’heure, que les femmes ont besoin de s’anéantir dans l’être aimé ? Soyez donc certain que ces femmes, « pas des plus vulgaires », avaient poursuivi, sans l’atteindre, l’amour unique, éternel !… En acceptant votre programme voluptueux, par ennui, par désir d’oubli ou de revanche, elles gardaient au cœur l’amer regret de leur premier rêve… »

— Dites qu’aimer un homme comme moi, c’est déchoir…

— C’est descendre de l’amour au libertinage.

— Alors, si M. de Chanteprie vous abandonnait, sachant que je suis là, moi qui vous désire, s’il vous jetait presque dans mes bras, affolée, inconsciente… vous croiriez déchoir, en m’aimant ?…

— En me donnant, oui, car, maintenant, je ne pourrais plus vous aimer…

— Et vous vous résigneriez à vieillir seule, comme une nonne, avec le souvenir de M. de Chanteprie ?…

— Assurément !

— Qui vivra verra !… Pourtant, je vous admire : vous êtes une grande amoureuse, une belle amoureuse. Je vous admire et je vous plains… Vous souffrirez.

— Je souffre déjà.

— Ça me navre de vous sentir malheureuse… N’enlaidissez pas, Fanny, ne devenez pas maussade ! Mon égoïsme est intéressé à votre bonheur. »

Elle ne put s’empêcher de rire.

« Enfin, dit-il, je vous ai trouvée pleurante et je vous quitte presque souriante…

— Vous êtes un fidèle ami, Georges, et vous m’avez fait du bien, ce soir, en me distrayant de ma peine.

— J’aurais été plus et mieux qu’un ami, si vous aviez voulu. Ah ! pourquoi M. de Chanteprie s’est-il jeté entre nous ?… Ne vous fâchez pas ! Je veux ne rien dire, mais je n’en pense pas moins… »